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Origine : http://www.psychasoc.com/article.php?ID=228
Pourquoi l’homme est-il fondamentalement violent ? Ecoutons
Freud, qui ne mâche pas ses mots : « « ...l’homme
n’est point cet être débonnaire, au cœur
assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend
quand on l’attaque, mais un être au contraire, qui doit
porter au compte de ses données instinctives une bonne somme
d’agressivité... L’homme est, en effet, tenté
de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de
son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement,
de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier
ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances,
de le martyriser et de le tuer. » Voilà ce qu’affirme
sans ambages le père de la psychanalyse en 1929 dans Malaise
dans la civilisation. Si l’homme est violent c’est du
fait de son mode de fabrication. L’homme est un animal dénaturé
par le langage et ça lui fait violence. Du fait de l’appareillage
entre le vivant de son corps et l’appareil -à-parler
qui le propulse dans le social (que Freud nomme spracheapparat dans
ses études sur les aphasies) il ne peut pas compter comme
les animaux, sur son instinct, mais sur sa pulsion.
L’homme du fait de cet appareillage, voire de cet apparolage,
se trouve projeté dans une relation de médiation par
rapport à son environnement, les autres humains et lui-même.
Ce rapport de médiation signifie que toute manifestation
de ce corps dénaturé passe par le filtre du langage.
Ce qui, entre nous, fait des manifestations de violence une expression
non verbale, mais langagière cependant. La violence ça
veut dire quelque chose, mais ça le dit avec des actes, et
pas avec des mots. En effet la pulsion est constituée des
affects du corps mêlés aux représentations qu’impose
à ce corps son attachement au langage. La pulsion résulte,
précise Freud, du travail imposé au corps humain par
la culture. Une petite précision le terme allemand de Kultur
qu’emploie Freud, recouvre un champ beaucoup plus ouvert que
notre pauvre mot de culture emportant dans son sillage des effluves
de Beaux-arts, fêtes de la musique et autres flonflons. La
culture, Freud la définit d’une part comme ce qui nous
éloigne de l’animalité et d’autre part
comme ce qui nous permet de nous supporter les uns les autres. C’est
pourquoi les traducteurs français ont proposé comme
équivalent le terme de civilisation, ce qui permet à
l’homme de se civiliser, de se « d’hommestiquer
».
On entrevoit au passage comment en ce qui concerne la lutte contre
la violence, y compris dans le champ de la prostitution qui pose
fondamentalement la place des femmes dans la société,
la culture est poussée au premier plan. Les affects cherchent
sans fin et violemment une issue pour jouir, mais, interdits, c'est-à-dire
soumis au refoulement, la seule issue socialement acceptable est
ce que Freud nomme sublimation. Un certain nombre d’expressions
que l’on peut qualifier de violentes se déroulent sur
fond de sublimation. Ainsi les insultes qui s’avère
un gros problèmes chez les jeunes, et surtout pour les adultes.
Freud disait avec l’humour qu’on lui connaît que
le premier homme qui a laissé tomber sa lance avec laquelle
il s’apprêtait à percer le corps de son ennemi,
pour lui jeter à la face une insulte, ce premier homme a
inventé la culture. Encore, pour que cela soit acceptable
faudrait-il introduire à l’endroit de cette expression
culturelle sexuellement chargée, qu’est l’insulte,
une certaine souplesse dans la réception, et pouvoir la dévier
vers des formes de création socialement acceptables, comme
l’humour.
J’ai ainsi proposé à un groupe d’éducateurs
qui se disaient démunis face aux insultes incessantes des
jeunes, d’inventer un atelier d’insultes, mais dont
le dispositif est cadré par des règles du jeu, une
arbitre, un espace et un temps donnés. Ceux qui ont prêté
quelque attention aux travaux de ce grand poète que fut Jean
Tardieu ne seront pas déçus d’y découvrir
des séries d’insultes tout à fait plaisantes.
Les adeptes du Capitaine Haddock également. Autre forme de
violence déviée par la sublimation : les spectacles
sportifs. Un anthropologue de l’Université d’Aix,
Christian Bromberger, a bien montré à quel point les
matchs de foot étaient des substituts de la guerre, avec
leurs factions, leurs mots d’ordre, leurs fanions, leurs emblèmes,
leurs chants de guerre, leurs capitaines… Même s’il
y a malheureusement de temps en temps des débordements dans
ce genre de manifestation, cela fait nettement moins de dégâts,
notamment en matière de morts, que la vraie guerre ? Bush,
le boucher d’Irak, aurait été bien inspiré
de s’en remettre à ce type de compétition. Souvenons-nous
d’un grand match entre l’équipe d’Iran
et celle des USA. Dans les jours qui suivaient, alors que tous liens
étaient rompus depuis belle lurette, les relations diplomatiques,
reprenaient. On recommençait à se parler.
La pulsion qui nous anime, qui nous meut et nous émeut,
nous fait une violence fondamentale. La pulsion ça pulse,
ça pulse, ça pulse. Et cette pression permanente doit
trouver des points d’écoulement et d’évacuation.
Là où il y a de la pression, la pulsion cherche son
ex-pression. Dans le meilleur des cas, sur la voie de la sublimation.
Et c’est tout le mérite de l’Ecole et des divers
apprentissages qu’on y fait, que d’offrir une voie socialement
acceptable de dérivation de l’énergie pulsionnelle.
Ce qu’on peut faire de mieux avec sa pulsion c’est de
l’inscrire dans un processus de création, de lien social,
de culture. Mais que je sache nous ne sommes pas toujours dans cet
état créatif. Or la pulsion continue sa percée.
Et si elle ne trouve pas son chemin du coté de la sublimation,
qu’on peut nommer aussi bien socialisation, elle s’en
détourne - refoulement précise Freud - et va vers
des chemins de traverse que Freud nomme : formations de l’inconscient.
Il en est de drôles et d’autres d’un peu moins
drôles, de ces formations. Lapsus, oublis de noms ou de choses
à faire, actes manqués, passages à l’acte,
rêves, fantasmes et symptômes sont autant de voies d’écoulement
de la pulsion. Ce qu’on nomme violence est repérable
dans ces manifestations. Le passage à l’acte comme
violence projetée sur autrui comme dans la prostitution ou
la maladie comme violence sur soi, principalement. La pulsion qui
n’est pas arrimée à l’ordre de la culture
passe à l’acte. On peut entendre ici la violence comme
un échec de la symbolisation.
Qu’en est-il alors de la violence logée au cœur
des processus prostitutionnels ? Retour du refoulé, diront
les psy. De quel refoulé ? Sous la femme, dort la mère.
Le corps maternel frappé par l’interdit de l’inceste
fait retour comme objet de jouissance. Le corps des femmes a toujours
été l’objet de stigmatisations et de ségrégations.
Les femmes, parce que mères potentielles, sont affectées
de ce qui échappe à l’ordre du langage. Il y
a chez elles, disait Lacan, une jouissance supplémentaire.
Du fait d’être placées à l’endroit
de la reproduction de la vie, elle portent sur elles les représentations
de ce qui peut menacer l’ordre social. De tout temps on les
a brûlées comme sorcières, reléguées
comme citoyennes, voilées, violées etc… La prostitution
permet aux hommes de se livrer à une forme de vengeance.
En effet ce sont les mères, en prenant appui sur cet ailleurs
que l’on nomme père, qui introduisent leur enfant à
la perte de jouissance dans une opération que les analystes
nomment castration. Toutes les femmes sont ainsi logées à
l’enseigne de la mère castratrice. Là où
ça refoule, ça défoule. Le corps des femmes
réduit à l’état d’objet dans la
prostitution peut alors être consommé comme n’importe
quel produit. Et ce d’autant plus que les lois du marché
libéral y invitent. Réduire le corps humain à
une chose constitue le crime le plus avancé contre l’humanité.
Rayer un humain de la carte des êtres parlants produit chez
celui qui s’y livre une illusion de toute puissance. Faire
taire une femme conduit à l’instrumentaliser comme
objet de jouissance, et je ne dis pas de plaisir.
La clinique des faits divers nous apprend que lorsque l’une
d’entre elles se remet à parler, l’abuseur s’enfuit.
C’est ce qui est arrivé à la seule victime de
Guy George qui s’est mise à lui parler, ce qui l’a
mis en fuite. Au-delà on ne saurait lutter efficacement contre
l’infamie que représente pour une société
la prostitution, qu’en inventant sans cesse des dérivations
socialement valorisée à l’expression de la pulsion
sexuelle. Peut-être faudrait-il retrouver le savoir-faire
des troubadours pour mettre en scène le corps des femmes
et le chanter dans la poésie. Sublimation dit Freud. Qu’en
est-il aujourd’hui des capacités de notre société
post-moderne à inventer de tels processus où la sexualité
non seulement n’est pas déniée ou salie par
des discours moralistes ou religieux , mais exhaussée au
rang de l’art ? Aujourd’hui, on consomme tout et tout
de suite, y compris le corps d’autrui. Tel est le slogan dominant.
Comment lutter alors ? Peut-être pas contre la violence,
comme on l’entend dire partout, mais avec la violence ? Si
je reprends le début de mon propos, je pense qu’il
faut retrouver confiance dans la parole, sous toutes ses formes.
Un beau texte de Martin Heidegger, Acheminement vers la parole,
nous dit que nous parlons sans cesse, même en rêvant.
L’être humain que Jacques Lacan nomme « parlêtre
» est véritablement un être façonné
par la parole. Mais l’introduction de la loi de la parole
dans le corps humain produit un trou, un manque, un vide, et cela
nous fait violence, nous n’en voulons pas : nous voulons être
comblés ! La mère, et au-delà la femme, présentifiant
jusque dans son anatomie cette part manquante, on n’en supporte
la vue, on voudrait l’écraser : nique ta mère
! La parole est la condition du vivre ensemble, la condition de
médiatisation et de dérivation de notre violence intrinsèque.
C’est tout ce qui nous reste quand tout s’écroule
: redonner force à la puissance de la parole et se soumettre
à son autorité. La plupart du temps lorsqu’ils
se produit un événement violent, il y a toujours une
bonne âme pour proposer une commission, une réunion,
un colloque, avec pour thème: la violence, voire la violence
dans la prostitution, parlons-en ! Je proposerai une petite dérive
de cette formulation : la violence : parlons-nous !
Autrement dit il existe bien un traitement de la violence, un et
un seul, où la violence du sujet et la violence sociale trouvent
un certain apaisement dans un espace de médiation, c’est
quand on se parle. « Au début, écrit Saint Jean
dans le prologue de son évangile, il y a la parole. Et la
parole a pris corps ». Voila la question à se poser
dans tout regroupement humain : quels sont les lieux où l’on
se parle ?
Joseph ROUZEL, novembre 2004
[1] Intervention au Colloque Violences scolaires et culture(s),
au Lycée de Carpentras le 9 avril 2004. Il s’agit du
deuxième colloque organisé dans le cadre d’une
activité pédagogique associant élèves
du lycée Victor Hugo de Carpentras, universitaires et chercheurs
en sciences sociales.
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