|
OPrigine : http://www.psychasoc.com/article.php?ID=235
Intervention de Joseph ROUZEL à la Conférence de
l’Association Internationale des Ecoles de Travail Social,
à Montpellier du 15 au 18 juillet 2002.
« Toute formation humaine a pour fonction, par essence et
non par accident, de refréner la jouissance » J. Lacan.
Deux mots d’introduction pour préciser d’où
je parle : j’ai exercé le métier d’éducateur
pendant de nombreuses années, puis de formateur en travail
social. Je suis actuellement directeur de l’Institut Européen
Psychanalyse et Travail social et psychanalyste. J’ai publié
une dizaine d’ouvrages et près de deux cents articles
sur les questions du travail social, plus particulièrement
le travail éducatif éclairé par la psychanalyse.
Un avertissement maintenant. Il y a une ambiguïté quant
à mon intervention, sur le titre de l’atelier : Quelles
sciences humaines enseigner dans la formation en travail social
? La psychanalyse, certes, on peut en enseigner les linéaments
théoriques, nous avons en France trois universités
qui l’enseignent, mais elle se distingue avant tout par une
pratique. La psychanalyse ne signifie rien sans son socle clinique.
Donc on pourrait reformuler ainsi la question : quelle type de pratique
impulse la psychanalyse dans l’espace de formation qui puisse
être transférée sur le terrain du travail social
? De plus sur l’appellation « sciences humaines »
surgit une seconde ambiguïté. Freud avait tendance à
classer la psychanalyse dans les sciences naturelles, comme la biologie
ou la zoologie.
Qu’est-ce que le travail social en général,
et le travail éducatif en particulier ?
- Origine : e(x)-ducere, conduire hors de... Chez les Romains,
médiation, entre-deux, entre : origine familiale (la gens)
et lieu d’apprentissage de la citoyenneté (le gymnasium).
Mise en tension :- Visée : produire des citoyens engagés
dans la cité (civitas des latins, d’où vient
le mot citoyen ; polis des grecs ; d’où vient le mot
politique).
Cette définition princeps inscrit l’éducateur
à l’enseigne du passeur, de l’inter-médiaire,
du médiateur entre pulsion et désir. Il accompagne
dans ce passage, c’est à dire qu’il chemine auprès,
comme compagnon de route, un être humain qui a besoin, pour
un temps, pour avancer dans sa vie de s’appuyer sur l’épaule
d’un autre humain. L’espace de l’accompagnement
se déploie en médiations : tout ce que le professionnel
met en œuvre en termes d’activités partagées.
De plus il n’opère que sous transfert, c'est-à-dire
dans la relation.
Cette tension on la retrouve également entre : politiques
sociales et prise en compte des sujets. C’est cette tension,
ce paradoxe dont parle Michel Autès, que l’on peut
désigner comme champ social. Mise en tension entre des impératifs
politiques (que ça ne fasse pas de vague tous ces exclus,
handicapés etc) et les exigences des sujets. Le social est
le lieu d’affrontement entre deux formes de violence : la
violence pulsionnelle de sujets et la violence des sociétés.
D’où une définition de Freud de l’action
éducative « c’est le sacrifice de la pulsion
». Mais ce sacrifice n’est soutenable que si se profile
une forme de récupération, de reconnaissance sociale.
Sacrifier sa jouissance n’est soutenable qu’au prix
de cette compensation sous forme de bien sociaux : logement, travail,
liberté de circulation et d’expression etc. Tout ce
que justement on a pu cataloguer à l’enseigne des droits
de l’homme. Dans un moment de la civilisation où le
malaise s’exprime sous forme de l’exclusion d’une
partie de nos concitoyens comment continuer à soutenir une
telle position ? Une anecdote. Au procès de José Bové
et de ses amis qui se sont rendus coupables du démontage
d’un Mac Do à Millau, à un moment la Présidente
du tribunal fait la remarque qu’en démocratie il y
a d’autres façons de manifester une revendication.
A cette remarque Maître Etelin, un des avocats de la Confédération
Paysanne rétorque : mais sommes-nous toujours en démocratie
? Le fond de la question est là : du lieu de leur exercice
professionnel, les travailleurs sociaux peuvent-ils dénoncer
les atteintes aux droits fondamentaux ou bien se rendent-ils complice
de ces atteintes. La question relève d’un engagement
éthique et politique, qui constitue les deux pieds sur lesquels
s’avance tout travailleur du social.
Quelles conséquences en matière de formation ?
La formation est elle-même prise dans le paradoxe. Entre
les impératifs des politiques sociales et les exigences des
sujets. C’est à occuper cette place délicate
qu’il s’agit de former. D’une part les travailleurs
sociaux en formation doivent disposer d’outils de connaissance
et d’analyse du champ social dans lequel évoluent les
personnes qu’ils auront à accompagner ; mais d’autre
part ces outils de connaissances , ces savoirs bien souvent empilés
dans les centres de formation, ne sont rien s’ils ne s ’appuient
pas sur cet « infrangible noyau de nuit » (André
Breton) : la rencontre au cas par cas de sujets, dont on dit dans
une nomination dont j’ai dénoncé l’équivoque,
qu’ils sont « usagers ». Faute de cette prise
en compte, les travailleurs sociaux ripent sur un terrain glissant
: ils veulent faire faire aux dits usagers ce qu’ils pensent
être bon pour eux. Autrement dit, on redouble ainsi l’aliénation,
l’exclusion et la ségrégation, produisant ce
que Kant nommait une tyrannie : « il n’est pas pire
tyrannie que de vouloir faire le bien des autres ».
Ce n’est que du lieu d’une rencontre et d’une
relation interhumaine que le travail social prend son efficacité
et son sens. Or on assiste, sous la poussée du rouleau compresseur
du discours de la science, à une dérive des pratiques
sociales, initiée par les pratiques de formation. Ce qui
vient aux avants postes en matière de formation, ce n’est
pas ce noyau dur de la relation, mais le management et la gestion
des populations, appuyés en formation par l’empilage
titanesque des savoirs savants. La logique est la suivante : il
s’agit d’observer des dysfonctionnements chez des individus
ou des groupes sociaux, d’en faire le diagnostic, de les corriger
et d’évaluer la réparation opérée
afin de justifier son action. C’est un modèle mécaniste,
pragmatiste et scientiste dont on commence à mesurer les
conséquences dramatiques : une réification des sujets.
Autant les futurs travailleurs sociaux en formation, que les usagers.
Qu’en est-il des sujets et des citoyens dans un tel projet
managérial ? Est-ce que l’acte formateur de la citoyenneté
en travail social ne doit pas commencer par l’exercice de
la citoyenneté dans les espaces de formation même ?
Qu’en est-il de cet exercice citoyen lorsque les centres de
formation sont dirigés comme des entreprises de diffusion
de savoirs, des mini universités ? Qu’en est-il de
la citoyenneté lorsque les sujets en formation sont relégués
au rang de consommateurs béats et quand les décisions
institutionnelles sont prises dans leur dos ? Qu’en est-il
de la citoyenneté quand l’institution n’est pas
considérée comme l’outil d’apprentissage
actif de ce qui relève d’un investissement dans un
collectif ? Alors l’idée de citoyenneté n’est
qu’un faire-valoir de pratiques pédagogiques de plus
en plus aliénantes et rétrogrades. On parle de la
citoyenneté, on en fait des cours et des colloques, on l’évoque,
on l’invoque, mais jamais on ne la pratique. Serait-ce trop
dérangeant que de jouer pour de vrai le jeu de la citoyenneté
? Inutile de se voiler la face, la plupart des centres de formation
ont mordu à la pomme de discorde et se sont laissé
conter fleurette pas les sirènes du discours de la science.
La tendance généralisée à nommer étudiants
les sujets en formation en dit long sur le type de collage à
l’Université et aux savoirs savants. Je ne fais pas
ici une critique de l’Université, je souligne simplement
que former à l’exercice d’une profession relève
d’un autre processus que l’absorption de savoirs et
le contrôle de ce gavage. Mon idée est qu’on
ne peut pas former qui que ce soit. On peut enseigner des savoirs,
sensibiliser à des méthodes, encadrer et soutenir
des espaces où un sujet met en forme sa pratique. La citoyenneté
en formation renvoie à deux dimensions déjà
citées :
- politique : se sentir, se vivre, être considéré
comme acteur de sa formation
- éthique : comme sujet ayant à élaborer par
soi-même un positionnement personnel et professionnel, à
construire un savoir, un savoir-faire et un faire-savoir, qui lui
soient propres.
Ce qu’apporte la psychanalyse dans la formation et le
travail social.
La psychanalyse se résume à une phrase : «
il n’y a de clinique que du sujet ». Et mettant l’accent
sur la subjectivité, la psychanalyse touche directement à
la citoyenneté. On peut en voir pour preuve que la psychanalyse
n’existe que dans les pays démocratiques. Dès
qu’apparaît le totalitarisme, en Amérique du
Sud ou dans les pays de l’Est par exemple, son exercice est
étouffé. Quand l’étau totalitaire et
fasciste se desserre la psychanalyse revient, comme dans les pays
de l’Est actuellement. A titre d’exemple, je renvoie
à une expérience de formation tirée de ma pratique.
Il s’agit d’un dispositif de formation que j’ai
nommé : « instance clinique » et que j’ai
largement développé dans mon ouvrage qui vient de
sortir chez Dunod consacré au transfert dans la relation
éducative. [1]L’instance se déroule en institution
ou en stage. Il s’agit pour chaque participant d’exposer
une situation où il est investi. Les autres participants
écoutent et font des retours à partir de ce qu’a
produit en eux cette écoute. Pendant ces deux temps d’exposé,
puis de retours toute forme de discussion questionnement, objection,
conseil etc. est mise en suspens. On a donc à faire à
la parole de chacun sans interférence. Un troisième
temps permet une conversation ouverte sur ce qui s’est passé.
Le formateur n’intervient que dans ce troisième temps.
Ce travail peut être illustré par la parabole suivante.
Trois aveugles sont dans le désert. Ils butent sur un obstacle.
Le premier en tâtant la chose dit qu’il s’agit
d’un serpent, il le sent bouger sous ses mains. Le second
affirme qu’il s’agit d’un arbre et qu’il
en touche l’écorce. Et le troisième assure qu’on
a à faire à un gros rocher. Quelle est cette chose
qui est tout à la fois un serpent, un arbre et un rocher
? La réponse est : un éléphant. Mais la condition
pour construire une représentation de l’éléphant
est double : qu’aucun des trois ne lâche sur l’affirmation
de ce qu’il a ressenti ; et que d’autre part il soit
à l’écoute de ce que les deux autres disent
avoir éprouvé. Faute de cette mise en tension entre
vérité de soi et vérité de l’autre,
ils seraient dans l’incapacité de retrouver l’éléphant.
Ce travail d’instance clinique est exemplaire en ce qu’il
donne les coordonnées exactes d’un travail d’équipe
où la parole de chacun permet au groupe permet de faire apparaître
une lecture, une hypothèse, une construction sur une situation.
On peut entrevoir là une des conséquences directes
d’une clinique qui met le sujet au cœur des processus
de formation. Par extension, disons qu’il s’agit là
du principe démocratique mis en oeuvre dans le travail social.
Qu’en est-il de la considération de la parole de chaque
sujet aujourd’hui dans les espaces de formation au travail
social ?
Conclusion.
La mondialisation ne saurait, comme on la voit se profiler aujourd’hui
sous son jour le plus noir, déboucher sur une déresponsabilisation
généralisée. Il s’agit bien de résister
à ce laminage partout où il opère : sur le
terrain professionnel autant que personnel. Lorsque Jospin répond
aux ouvriers de Michelin auxquels on annonce leur licenciement,
qu’en tant que Premier ministre il ne peut rien pour eux,
que c’est l’économie qui commande, il ne peut
que désespérer Billancourt. L’économie,
pointe avancée du discours de la science et du capitalisme,
n’est que le masque qu’ont endossé les nouveaux
maîtres d’un monde d’où la citoyenneté
serait exclue. On en a vu les retours de manivelle lorsque les politiques
laissent faire et cautionnent cette dérive qui dépossède
les citoyens de leur contrôle légitime. C’est
alors le fascisme qui pointe son nez : petits pères des peuples,
pères fouettards et autres chefs qui font « fureur
» sont tout prêts à remettre de l’ordre,
un ordre totalitaire. Il faut croire que nous avons la mémoire
courte. Récemment des histoires comme l’effondrement
d’Eiron, de Vivendi et de quelques autres colosses aux pieds
d’argile, montrent ce qu’il en est d’une économie
désarrimée de la morale sociale et de l’éthique
du sujet. Les conséquences on peut en prendre la mesure dans
les retombées politiques qui s’ensuivent.
La citoyenneté est ce point d’impact entre un sujet
singulier et un environnement humainement vivable. Autant dire qu’il
s’agit d’un mouvement dynamique jamais achevé,
d’un équilibre toujours instable, d’un travail
à remettre sur le métier en permanence. Sur le plan
politique et subjectif, c’est un combat sans fin. Une société
ne saurait survivre sans la prise en compte de l’ensemble
des citoyens ; mais aucun citoyen ne saurait vivre sans un engagement
social. Par conséquent en formation, la position d’acteur,
responsable de ses dires et de ses actes, est la seule voie praticable
pour produire des intervenants sociaux qui visent au sein de leur
exercice aussi la responsabilité des personnes qu’ils
auront à accompagner, ceux qu’on nomme du mot malheureux
d’usagers. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’en
la matière, il y a du pain sur la planche.
Joseph ROUZEL, psychanalyste, formateur en travail social, Directeur
de l’Institut Européen Psychanalyse et travail social.
Courriel : rouzel at psychasoc. Com
Site : http:// www.
psychasoc .com
[1] Joseph ROUZEL, Le transfert dans la relation éducative,
Dunod, 2002.
|