|
Origine : http://spectacles.telerama.fr/edito.asp?art_airs=M0502221519159
Gérard Pommier
Psychiatre et psychanalyste, il est notamment l'auteur de : "Les
Corps angéliques de la postmodernité", éd.
Calmann-Lévy (2000), "Du bon usage érotique de
la colère", éd. Flammarion, coll. Champs (1995,
épuisé), "Le Dénouement d'une analyse",
éd. Flammarion, coll. Champs (1999). Lire aussi son article
« Respiration du symptôme » dans la revue "La
Clinique lacanienne" n° 6 (éd. Eres). Il vient de
publier "Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse",
éd. Flammarion, 426 p., 22 €.
Et si la neurobiologie, loin d'invalider la psychanalyse, confirmait
ses découvertes ?
Notre époque est le théâtre d'une vaste confrontation
entre deux points de vue sur l'homme. A ma droite, les sciences
dures, mues par le secret espoir de découvrir un jour les
gènes de tout ce qui fait souffrir les êtres humains
: l'alcoolisme, les psychoses, la pulsion de meurtre, l'anorexie
ou même... l'homosexualité (!). A ma gauche, la psychanalyse
: une vieille dame de 100 ans, qui, après quelques erreurs
et tâtonnements, a assuré ses théories et sa
méthode, élargi son champ d'investigation et postule
depuis Freud que le corps est bien autre chose qu'une machine dont
il suffirait de démonter les rouages. La confrontation entre
ces deux disciplines - qui rejoue l'éternel débat
entre le corps et l'esprit, l'inné et l'acquis - vient d'être
relancée par Gérard Pommier dans un ouvrage au titre
explicite : Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse.
Télérama : De quelle façon les neurosciences
et la psychanalyse se sont-elles opposées ?
Gérard Pommier : Depuis une vingtaine d'années, certains
scientifiques avancent l'idée que les sentiments, les émotions,
les désirs de l'être humain seraient programmés
à l'avance par l'organisme. Finis l'amour, la poésie,
les rêves ! Notre corps serait en pilotage automatique permanent
et se comporterait, pour reprendre une théorie du XVIIIe
siècle, comme une véritable machine. Cette thèse
organiciste aurait eu pour effet d'invalider les travaux de Freud
- qui postulait que l'individu est d'abord un être de langage
(un « parlêtre », dira Jacques Lacan) ; qu'il
est sujet de désirs ; et qu'il se construit au cours d'une
histoire qui lui est propre. Les espoirs des neuroscientifiques
sont moins neufs que leurs découvertes : Freud, lui aussi,
essaya d'abord de comprendre l'homme grâce au fonctionnement
des nerfs et du cerveau, et il fut en son temps un neurologue illustre.
Mais il abandonna rapidement cette voie qui lui était apparue
comme une impasse...
Télérama : Mais l'état du savoir n'était
pas le même qu'aujourd'hui ! Nous avons beaucoup avancé
dans nos connaissances sur le fonctionnement du système nerveux,
la donne génétique, le génome humain...
Gérard Pommier : Certes, nous avons acquis des connaissances
immenses. Mais la question fondamentale n'en a pas été
changée pour autant : le corps humain se régit-il
lui-même comme une horloge, de façon autonome, à
partir de données génétiques fixées
une fois pour toutes ? Ou, au contraire, se construit-il grâce
à son entourage - parental d'abord, puis social et culturel
? Ce débat est en cours au moins depuis le XVIIIe siècle,
et il a été entretenu par la découverte d'«
enfants sauvages », qui auraient été abandonnés
et élevés par des animaux à l'état de
nature, en dehors de tout contexte humain... Or, il n'a jamais existé
aucune preuve probante de cette éducation en dehors de la
société. Aucun individu ne se construit en dehors
d'un cadre familial, social, culturel. Pour se nourrir, se mettre
sur ses jambes, parler, il entre dans un processus d'identification
grâce aux personnes qui l'entourent et l'aiment. Chez l'être
humain, même l'acte de manger n'est pas spontané à
la naissance. Certains enfants (voyez, par exemple, l'anorexie mentale
du nourrisson) refusent le lait jusqu'à mettre leur vie en
danger, parce qu'ils sentent l'angoisse de leur mère. D'ailleurs,
l'appétit leur revient dès que leur mère va
mieux !
Télérama : Les neurosciences font-elles vraiment
l'économie de ce débat inné/acquis, nature/culture
?
Gérard Pommier : Elles croient peut-être l'éviter,
mais, en réalité, loin d'invalider la psychanalyse,
les neurosciences démontrent au contraire l'importance des
parents et du langage pour la croissance du corps ! Les travaux
du neurologue Jean-Pierre Changeux - entre autres - ont prouvé
que la survie d'un neurone, après la naissance, dépend
de son utilisation. C'est vrai pour un muscle, mais c'est vrai aussi
pour les sons de la langue. Les possibilités d'audition et
de phonation des enfants dépassent ainsi largement celles
que leur langue maternelle utilise. Prenez un bambin japonais de
quelques mois : ses neurones vont grandir en fonction de sa langue,
qui ne différencie pas les phonèmes « ra »
et « la », « ri » et « li »,
« ru » et « lu », etc. Très vite,
il ne pourra plus les apprendre ni les prononcer. Les neurosciences
affirment ainsi que le premier groupe de neurones du langage ne
se développe qu'au contact d'un environnement - la mère,
le père, la famille, la société, la culture.
Or, le sujet qui apprend à parler est celui qui peut agir.
De sorte que le développement des neurones du langage précède
et conditionne tous les autres apprentissages.
Télérama : Pourtant, de nombreux neuroscientifiques
affirment que la donne génétique et neuronale est
fondamentale...
Gérard Pommier : Et ils ont raison ! Elle est fondamentale,
mais pas suffisante, car encore faut-il qu'il y ait un sujet qui
mette en route cette donne génétique ! Un sujet humain
est un sujet du langage, qui se définit par ce rapport à
la parole, inversant complètement le processus génétique.
Pour l'homme, sans le système d'information langagière,
les gènes ne s'activent pas et leurs potentialités
restent lettre morte. Un cerveau a-t-il jamais été
autre chose qu'un ensemble de possibilités, inefficientes
en dehors de la culture ?
Télérama : Comment, alors, expliquer cette résistance
des neuroscientifiques aux thèses défendues par la
psychanalyse ?
Gérard Pommier : Aujourd'hui, elle vient seulement de certains
d'entre eux. Mais, vous savez, rien n'est plus désagréable
que l'idée d'un inconscient qui travaille en nous malgré
nous et nous révèle des désirs souvent peu
avouables. L'idée d'un corps-machine est donc la bienvenue,
car elle innocente le sujet. C'est tellement plus rassurant de penser
qu'on va pouvoir, par exemple, agir sur un gène pour soigner
n'importe quelle maladie plutôt que de s'apercevoir que ce
sont parfois nos désirs les plus intimes qui nous rendent
malades.
Télérama : Etre le jouet de sa donne génétique
ou de son inconscient, n'est-ce pas, au fond, un peu la même
chose ?
Gérard Pommier : Non, ce n'est pas la même chose !
Si vous êtes programmé comme un ordinateur, vous êtes
dès la naissance honnête ou assassin, ouvrier ou patron,
sérieux ou fantaisiste, hétéro ou homosexuel.
C'est mécanique, il n'y a plus de liberté. Avec l'inconscient,
notre marge de liberté reste complète, même
s'il s'agit d'une liberté contrainte. Comme les pulsions
qui animent l'inconscient sont toujours contradictoires - prenez,
par exemple, les sentiments ambivalents par rapport à la
figure du père, à la fois amour et haine, désir
de meurtre -, plusieurs options s'offrent à nous et nous
sommes toujours obligés de choisir. Heureusement, parce que
s'il n'y avait pas cette liberté du sujet, la psychanalyse
ne servirait à rien du tout, sinon à prendre son mal
en patience.
Télérama : Que répondez-vous à ceux
qui pensent que, pour guérir d'une affection ou d'un symptôme,
il vaut mieux parier sur le savoir moderne que sur la psychanalyse
?
Gérard Pommier : La guérison est au cœur des
préoccupations de la psychanalyse, mais pas de la même
façon que pour la médecine. Guérir, du point
de vue médical, c'est combattre victorieusement un symptôme
et recouvrer la santé antérieure. Dans la cure analytique,
le patient ne retourne pas à l'état antérieur.
Il arpente ses rêves, évoque ses lapsus, ses difficultés
familiales ou amoureuses, ses problèmes sexuels. En parlant
d'autre chose, la guérison physique vient « de surcroît
», comme disait Lacan. Il se trouve brusquement soulagé
de plusieurs petites misères, qu'il n'identifiait même
pas comme des symptômes : migraines, angines à répétition,
cystites, gastrites, ces désagréments pour lesquels
il allait plutôt consulter un médecin. Ce soulagement
du corps donne au sujet une liberté qu'il n'avait jamais
connue avant, car c'est souvent depuis l'enfance qu'il vivait en
dessous de ses possibilités. Prenez la « dépression
», qui occasionne des dépenses de santé extraordinaires
en France. Lorsque quelqu'un est triste, c'est à cause d'un
traumatisme, d'un deuil, d'un amour malheureux, etc. Or, le plus
souvent, il refoule et oublie ce qui l'a choqué. Si vous
ne lui donnez que des médicaments, il n'arrivera jamais à
retrouver l'origine de son traumatisme. Il devra prendre des antidépresseurs
toute sa vie. Oui, en ce sens, la psychanalyse est plus économique
!
Propos recueillis par Xavier Lacavalerie
Télérama n° 2876 - 24 février 2005
|