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Origine : http://www.vivantinfo.com/numero7/debat_neuro_psy.html
Dialogue autour du livre « Comment les neurosciences démontrent
la psychanalyse » (Flammarion), entre son auteur, Gérard
Pommier, médecin psychiatre, psychanalyste et maître
de conférences à l'université de Nantes,
et Michel Imbert, neurobiologiste, professeur émérite
à l'université Paris 6, président du Conseil
scientifique du département de biologie de l'Ecole normale
supérieure, et conseiller éditorial de Vivant.
«
Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse ».
Le titre de votre livre peut surprendre dans la mesure où
les neurosciences traitent du fonctionnement du cerveau, des mécanismes
qui font que « la matière devient conscience »,
pour reprendre le titre d'un ouvrage du neurologue Gerald Edelman,
alors que la psychanalyse s'intéresse au « sujet »
et à l'inconscient.
Gérard Pommier
On continue d'avoir en tête, tout à fait à tort,
l'idée pré-psychanalytique d'une division entre corps
et esprit, ou entre cerveau et esprit, qui n'était pas du
tout dans le projet de Sigmund Freud. Freud est parti de l'observation
du corps pour s'apercevoir qu'un certain nombre de ses effecteurs
étaient « en dehors du corps » et même,
jusqu'à un certain point, fabriquaient ce corps ; mais il
n'a jamais posé une séparation du corps et de l'esprit.
La théorie psychanalytique ne s'oppose pas à l'approche
scientifique, elle n'est pas du tout une doctrine spiritualiste
; il s'agit d'une théorie profondément évolutive
que Freud a remaniée bien des fois. Il disait lui-même
que la théorie « tombe à l'improviste dans notre
maison » à un certain moment d'élaboration des
résultats ; un certain nombre de cas qui se répètent
ont la même valeur qu'un expérimentation scientifique,
ce en quoi nous nous réclamons de la science.
Les méthodes de cette élaboration sont, à mon
sens, tout à fait recevables par la communauté scientifique
à condition qu'elle veuille bien admettre qu'il existe des
données d'expérimentation qui ne sont pas du même
ordre que celles des sciences dites dures. Celles-ci, d'ailleurs,
ne deviennent « dures » qu'au moment où elles
sont communiquées puisqu'elles sont inventives et donc hypersubjectives
au moment de leur création par les chercheurs. Le mathématicien
Henri Poincaré a ainsi souligné l'importance de l'inconscient
dans l'invention des mathématiques. C'est seulement lorsque
le problème est solutionné et devient une thèse,
qu'il perd de sa subjectivité pour s'objectiver.
Freud a donc élaboré des concepts qui tentaient de
montrer que le corps est limité dans sa capacité de
création par quelque chose qui est « hors du corps
». Ainsi, dès 1903, il faisait l'hypothèse du
difficile concept de « pulsion », tout en disant qu'il
s'agissait d'une mythologie dont il n'avait pas les preuves. Or
il me semble aujourd'hui que les neurosciences démontrent
cette mythologie ; elles montrent comment le corps est fabriqué
par la matérialité du langage, qui permet le refoulement
de l'excès pulsionnel. Par exemple, les expériences
de Roger Sperry (1913-1994, prix Nobel de médecine en 1981)
sur les sujets split brain, au cerveau dédoublé, personnes
dont les deux hémisphères cérébraux
ont été séparés chirurgicalement pour
traiter l'épilepsie, ont montré que le cerveau gauche
concentre les activités du langage et de la logique, alors
que le cerveau droit utilise les impressions sensorielles et les
émotions. Cette division n'est pas interprétable,
de l'avis des psychanalystes, sans le concept de pulsion, qui est
accroché aux sensations. L'hémisphère droit
est le point d'appui de cette pulsion. Celle-ci trouve son écho
dans l'hémisphère gauche, via la symbolisation par
le langage, et la pulsion peut être ainsi refoulée
par la parole et par la signification qu'elle lui donne.
« Les psychanalystes savent bien que le sujet a un corps et
que, bien entendu, ce corps comprend un certain nombre d'effecteurs
pharmacologiques. Le problème n'est pas là, mais dans
la causalité qui détermine la mise en route de ces
effecteurs. »
Michel Imbert
Le terme « démontrent » de votre titre me semble
trop fort. Certes, il n'y a pas d'incompatibilité théorique
forte entre les neurosciences, en particulier cognitives, et la
psychanalyse. Mais selon moi, c'est la psychanalyse qui vient nourrir
les neurosciences et non ces dernières qui apporteraient
à la psychanalyse une scientificité dont elle se passe
très bien. Je suis d'accord pour dire que la science «
dure » comporte un élément de création
au sens poétique ou artistique, ou des rencontres fortuites
qui participent à la création subjective. Mais la
science obéit aussi à des règles, elle se soumet
notamment à l'expérience. C'est là le reproche
qu'on a pu faire à la psychanalyse : contrairement à
la science, on ne peut jamais montrer qu'elle se trompe parce que
le psychanalyste aura toujours le dernier mot…
G.P.
Pourquoi donc ? Freud a changé de point de vue théorique
plusieurs fois au cours de sa vie.
M.I.
Oui, mais il existe une difficulté lorsque l'on parle de
psychanalyse. On trouve chez Freud, neurologue anatomiste qui a
eu le premier l'idée des synapses, une pensée scientifique.
Mais ce que le public entend en général par psychanalyse,
c'est ce qu'en ont fait ses successeurs, qui ont masqué le
travail « biologisant » de Freud. Et c'est pourquoi
l'opposition entre les neurosciences et la psychanalyse est devenue
criante au XXe siècle.
G.P.
Encore une fois, les psychanalystes savent très bien que
le sujet a un corps et que, bien entendu, ce corps comprend un certain
nombre d'effecteurs pharmacologiques. Le problème n'est pas
là, mais dans la causalité qui détermine la
mise en route de ces effecteurs.
Revenons au langage. Où est le point de jonction entre neurosciences
et psychanalyse ?
G.P.
Le point de jonction est de type phénoménal. Jean-Pierre
Changeux et Antoine Danchin ont montré, en 1973, qu'il existe
une sélection par dégénérescence des
fibres nerveuses innervant les muscles chez la grenouille, après
la naissance. Extrapolé aux aires du langage, ce phénomène
d'attrition signifie que seuls se développent les neurones
qui correspondent à l'audition de certains sons. Les neurones
correspondant à des sonorités qui n'existent pas dans
la langue dégénèrent tandis que les autres
prospèrent. Cela prouve de manière irremplaçable
la matérialité du langage et son effet très
important sur le corps, c'est-à-dire sur le développement
du cerveau.
M.I.
Tout fonctionnement organique agit sur le développement du
cerveau. Par exemple, c'est l'utilisation par l'organisme de ce
qu'il voit dans un comportement adapté qui permet le développement
du système visuel. Si l'on ne fait pas quelque chose de ce
qu'on voit, cela ne sert à rien de voir. C'est vrai également
du langage. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir de conscience non
thétique, c'est-à-dire de conscience réflexive,
de conscience comme qualia, le fait de sentir cela ou cela, sans
langage. Cette conscience a une structure narrative. Ce n'est pas
vrai de la conscience thétique, la partie spontanée,
non réflexive, de la conscience, celle qui nous met en présence
de quelque chose. Si je suis donc d'accord pour mettre le langage
au centre du processus de conscience, je ne vous suis pas lorsque
vous affirmez que c'est grâce au langage que le cerveau se
développe.
G.P.
Pourtant, ce n'est pas le tout qu'il y ait une enregistrement sélectif
des sons grâce au bain de langage apporté par l'entourage.
Encore faut-il qu'il y ait un message communiqué par la mère
et la reconnaissance du sujet de ce message. Il y a un sujet dans
la machine grâce au langage. Toute la suite des apprentissages
vient de qu'il y a eu langage et sujet de ce langage. Il y a bien
un génétisme chez l'être humain, mais il reste
lettre morte tant qu'il n'y a pas ce retournement – le sujet
prend les commandes – grâce à ce mode de transmission
particulier qu'est le langage.
Par-delà de ce qui peut rapprocher les neurosciences et la
psychanalyse à propos du rôle structurant du langage,
les scientifiques entretiennent en revanche une confusion, dites-vous,
sur l'inconscient. Que voulez-vous dire ?
G.P.
Beaucoup de scientifiques confondent le pilotage automatique avec
l'inconscient, ou l'inhibition volontaire de souvenirs et le refoulement
inconscient [1]. Ils assimilent l'inconscient au « préconscient
» ou au « non-conscient », c'est-à-dire
à tous les mécanismes de l'organisme qui fonctionnent
sans que l'on y prête attention, ou ceux qui sont suffisamment
habituels pour être automatisés.
Bien sûr, le mot inconscient n'appartient à personne.
L'important est de comprendre que l'inconscient psychanalytique
résulte de ce que le sujet ne veut pas savoir, de quelque
chose qui lui fait horreur ou qui le traumatise. Il le refoule à
cause de sa valeur traumatisante, d'où des conséquences
symptomatiques (le symptôme est le produit du refoulement)
ou, à l'inverse, structurantes. Par exemple, les petits enfants
refoulent des désirs qu'ils n'arrivent pas à satisfaire.
C'est éminemment culturel. Et c'est ce qui les lance dans
les apprentissages scolaires : ils veulent savoir justement parce
qu'il ne peuvent savoir autre chose.
M.I.
En tant que neurobiologiste prudent, je n'emploie jamais le terme
inconscient et lui préfère le terme « non-conscient
», au sens de ce qui échappe à notre connaissance.
Je suis non pas sceptique mais neutre par rapport à la définition
psychanalytique de l'inconscient. L'inconscient y a valeur de réalité,
il est hypostasié, mais seulement par les effets dont il
est la cause. Or je suis réticent à hypostasier des
instances (des composantes) dont je ne peux rien savoir autrement
que par la façon dont elles s'expriment.
« Conscience et inconscient sont indissolublement liés
: à l'intérieur du conscient, il y a quelque chose
que le sujet ignore dans ce qu'il dit ou fait, qui est l'inconscient.
»
G.P.
Freud lui-même est revenu sur ces questions de terminologie.
Il n'a pas considéré très longtemps l'inconscient
comme une instance. Très rapidement, il l'a compris comme
ce qui qualifie des processus. Des processus sont inconscients en
tant que le sujet ne se rend pas compte de ce qu'il est en train
de faire. Par exemple, un sujet tente de se suicider le jour anniversaire
d'un traumatisme : il n'est pas conscient de cette coïncidence.
Dans ce processus, il n'y a bien évidemment aucune instance,
pas de « petit sac » du refoulé caché
quelque part dans le cerveau. Cette idée serait très
critiquable, en effet. C'est vrai que la psychanalyse hypostasie
constamment le terme inconscient, par facilité de langage.
Mais dans la pratique réelle, il n'y a pas le conscient et
puis, dans un autre endroit, l'inconscient. Conscience et inconscient
sont indissolublement liés : à l'intérieur
du conscient, il y a quelque chose que le sujet ignore dans ce qu'il
dit ou fait, qui est l'inconscient.
M.I.
A ce propos, un phénomène très discuté
en neurosciences me paraît pertinent : c'est ce qu'un neuropsychologue
américain d'Oxford, Larry Weiskrantz, a appelé le
blindsight, la vision aveugle [2]. Des patients aveugles par suite
de lésions du cortex visuel sont capables de pointer une
cible. Si on leur demande de dire s'il y a quelque chose dans leur
champ visuel, ils répondent négativement, en cohérence
avec le fait qu'ils « savent » qu'ils sont aveugles.
En revanche, si on leur dit de pointer dans l'espace un point lumineux
qui apparaît dans leur champ visuel, il le désignent
assez précisément sans que l'on puisse invoquer le
hasard. Le sujet « voit » sans avoir la possibilité
de voir. Est-ce selon vous un mécanisme qui se rapprocherait
de l'inconscient ?
G.P.
Pour s'en assurer on ne peut pas se référer à
ce type d'expérimentation, trop ponctuelle. En revanche,
certains types de cécité s'inscrivent dans une structure
inconsciente, par exemple les conséquences neurophysiologiques
de la cécité hystérique – selon Freud,
les symptômes hystériques proviennent du conflit entre
les critères que l'individu s'applique pour vivre en société
et un désir refoulé. Ce qui intéresse les psychanalystes,
c'est ce qui fait qu'un sujet ne voit plus pour des raisons qui
tiennent à sa propre visibilité.
Gérard Pommier, vous critiquez aussi certaines attitudes
réductionnistes des neurosciences mais également les
excès psychanalytiques, que vous regroupez sous l'expression
de « psychisme machine ».
G.P.
L'idéologie de l'homme machine n'est pas toujours le fait
des scientifiques. Elle correspond au vieux rêve de la programmation
ou du Golem ; l'homme serait prévisible, malléable,
réparable, ce qui nous innocente de notre subjectivité
et de nos prises de position : ce n'est pas ma faute, ce sont mes
gènes ou ma programmation neuronale. C'est une idéologie
qui est très congruente avec une idéologie plus générale
dans notre société qui consiste à trouver la
solution à tous les problèmes, par une espèce
de machinisation du corps. Cette idéologie n'est pas celle,
loin de là, de tous les neuroscientifiques mais elle a le
vent en poupe, notamment suite aux ouvrages de Jean-Pierre Changeux
et Jean-Didier Vincent. De même lorsque Antonio Damasio déclare
: « Ce que nous appelons "relations sociales" ou
"culture" ne vient que de nos cerveaux. Ce sont les cerveaux
qui produisent et véhiculent des comportements, des romans,
des poèmes ou des lois. » [3]. Personne n'a jamais
vu un cerveau humain qui se développe en dehors de la société.
Les légendes des enfants-loups ne reposent sur aucune preuve
historique. C'est un mythe de croire que le cerveau humain se suffit
à lui-même pour apprendre.
« Tout autisme a un correspondant biologique. De nombreuses
études épidémiologiques montrent d'ailleurs
qu'il existe une origine multigénique de l'autisme ou des
autismes. »
M.I.
On peut le dire de tout organisme. On n'a jamais vu une souris se
développer en dehors de ses congénères dans
des situations naturelles.
G.P.
Ce que je veux dire, c'est que le bagage génétique
de l'être humain ne réalise ses potentialités
qu'à la condition de la subjectivation par le langage. Il
faut mettre un sujet dans la machine, grâce à l'entourage,
pour que les potentialités génétiques se réalisent.
Au contraire, un poulain sait tout de suite marcher…
M.I.
Un bébé humain aussi, mais il n'a pas la maturation
neuronale pour le faire. Un bébé marchera que l'on
lui apprenne ou pas. Sous contrôle génétique
et épigénétique, un système nerveux
grossièrement dessiné se met en place que l'expérience
sociale ou autre ne viendra qu'affiner. Il n'y a pas de création
par le social. Le plan du système nerveux résulte
de la mise en place d'un héritage, d'une mémoire phylogénétique.
Mais ce n'est pas uniquement l'interaction, le langage, qui fait
le cerveau. Ne pourrait-on imaginer un être humain qui se
développe sans langage ?
G.P.
Je ne vois pas que cette hypothèse puisse être vérifiée.
Il reste que le langage est la clé de la subjectivation,
qui est elle-même la condition de tous les autres apprentissages.
De ce point de vue, comment interprétez-vous les résultats
scientifiques obtenus sur l'autisme ?
G.P.
Il existe plusieurs sortes d'autisme. D'abord, certainement, un
ou des autismes d'origine organique ; également, probablement,
des autismes qui tiennent à la place d'un sujet par rapport
à sa mère ou son père, place qui l'amène
à un négativisme : ces autistes sont déterminés
par une certaine demande de leurs parents à laquelle ils
se refusent absolument ; par exemple on ne peut pas attraper leur
regard. D'autres formes d'autisme sont liés à un retard
dans la maîtrise du langage qui peut être rattrapé
et qui n'empêche pas ces personnes de réussir leur
vie.
M.I.
Votre description est paradoxale par rapport à la position
moniste de Freud. Il n'y a pas d'un côté le corps,
l'esprit de l'autre. S'il y a une manifestation d'autisme, elle
tient à la fois de l'un et de l'autre. Je ne vous suivrais
donc pas dans la distinction que vous faites entre un autisme à
cause organique et un autisme qui n'en aurait pas. Pour moi, tout
autisme a un correspondant biologique.
De nombreuses études épidémiologiques montrent
d'ailleurs qu'il existe une origine multigénique de l'autisme
ou des autismes. Il faut sortir de ce malentendu si l'on ne veut
pas retomber dans l'acharnement de certains parents d'autistes contre
les psychanalystes, qui étaient traités de nazis parce
qu'ils culpabilisaient les parents alors que l'autisme pouvait avoir
des causes organiques.
G.P.
La critique contre le point de vue psychanalytique de culpabilisation
des parents, notamment des mères, me paraît tout à
fait fondée. On peut la rapporter à un réductionnisme
psychanalytique, que j'appelle aussi le « psychisme machine
», qui est tout aussi critiquable que le réductionnisme
neuroscientifique dont je parlais. Freud a inventé le terme
de « sur-détermination » pour relativiser la
détermination par le milieu : le sujet sur-détermine
le bain dans lequel il se trouve. La responsabilité ne peut
être impartie purement et simplement aux parents comme si
on le rendait innocent.
Cela dit, dans certains cas, les parents d'autistes peuvent déterminer
psychiquement leur enfant en lui transmettant des angoisses, des façons
d'être auxquelles l'enfant réagit par un comportement
autiste. Il existe par exemple des expérimentations sur l'anorexie
du nourrisson. On voit bien que certains nourrissons, dès le
deuxième ou le troisième jour, refusent la nourriture
pour ce qu'elle symbolise et représente dans leur rapport à
leur mère. Si cette anorexie est abordée sous l'angle
de la relation mère-enfant, le trouble disparaît.
M.I.
Mais alors, comment conciliez-vous cette observation avec le fait
que le nourrisson n'a pas de langage ? Il n'a pas encore la subjectivité
qui lui permettrait de jouer de cette relation.
G.P.
Il est tout de suite sous la coupe de la façon dont sa mère
se comporte avec lui, à laquelle il réagit en tant
que sujet.
M.I.
Mais de même que l'on observe que les enfants singes dépérissent
si l'attachement à la mère est rompu, on n'a pas besoin
de passer par l'idée de subjectivité ou de sujet pour
rendre compte de cette anorexie, qui est très différente
de l'anorexie de l'adolescente. Elle peut simplement découler
d'une incompatibilité physiologique entre les signaux olfactifs
ou autres émis et reçus par le bébé
et la mère, qui font que le nourrisson arrête de se
nourrir.
G.P.
Mais c'est le sujet qui refuse de se nourrir. S'il y a refus, il
y a sujet. Le premier signe de la subjectivité humaine est
cette capacité de dire non, par le cri. Le sujet, c'est-à-dire
celui qui est capable de dire non, est là dès le départ.
M.I.
Pourtant, il y a des chatons qui refusent de se nourrir. Ils n'ont
pas la force de téter ou ils sont repoussés par la
mère. On n'a pas besoin, pour expliquer ce comportement,
de faire appel au Je, au sujet.
G.P.
Ce qui est en quelque sorte mis en fonction dans l'anorexie du nourrisson,
c'est la valeur psychique de l'aliment dans la relation mère
enfant. Il y a des gradients dans la valeur psychique de l'aliment
qui ne sont pas les mêmes pour l'animal et pour l'être
humain. C'est cette valeur psychique, pulsionnelle, qui «
étaye » la nourriture, pour reprendre les termes de
Freud (le plaisir de la succion du sein étant étroitement
lié à la satisfaction du besoin de nourriture, la
pulsion sexuelle « s'étaye » sur ce besoin).
C'est ce qui fait qu'un enfant accepte la nourriture. Sans cette
valeur psychique, l'enfant meurt. Selon l'OMS, parmi les enfants
abandonnés à la naissance, neuf sur dix meurent, même
s'ils sont recueillis par une institution.
M.I.
Dans « Naître humain » [4], Jacques Mehler et
Emmanuel Dupoux indiquent que tout ce qui va faire l'être
humain est prêt avant la naissance, dès que le système
nerveux est prêt à fonctionner. Pour ma part, je suis
philosophiquement plutôt d'accord avec Francis Ponge («
l'homme est l'avenir de l'homme », que cite Sartre) pour penser
qu'il n'est pas naturel d'être humain. Cela dit, du point
de vue de l'économie des moyens dans les explications que
la science doit donner des phénomènes, il me semble
plus juste d'expliquer l'anorexie du nourrisson non pas en faisant
appel à un caractère non naturel, c'est-à-dire
à l'apparition du sujet par la relation avec la mère,
mais à des causes naturelles.
Sur le rêve, vous critiquez sévèrement, Gérard
Pommier, la position des neuroscientifiques, tel Michel Jouvet,
qui voient le rêve comme une activité provoquée
par l'activation périodique de certaines cellules cérébrales,
responsable du sommeil paradoxal. Vous regrettez qu'ils étudient
trop peu les résultats de la psychanalyse, qui font penser
que le rêve est avant tout l'expression des désirs
du sujet.
G.P.
Une expérience banale que nous pouvons tous faire est que
nous rêvons à n'importe quel moment du sommeil et non
pas seulement pendant le sommeil paradoxal. Le rêve se produit
en fait chaque fois que la conscience baisse.
M.I.
C'est vrai que cette affirmation scientifique du rêve pendant
les brèves périodes de sommeil paradoxal m'a toujours
étonné. On pourrait affirmer exactement le contraire,
à savoir que le rêve apparaît durant le sommeil
lent. C'est en fait aussi invérifiable que l'affirmation
précédente. Je pourrais développer cette assertion
paradoxale, mais le temps me manque.
G.P.
Le processus est sans doute plus simple. Dès lors que la
conscience baisse, le rêve s'enclenche à partir de
ce dont le sujet se souvient au moment de s'endormir, d'associations
qui n'étant plus focalisées par la conscience, se
libèrent, de souvenirs d'enfance, de réalisation de
ses désirs. Le rêve devient alors la réalisation
de ce qui tracasse le sujet ou de ses désirs, ou de ce qui
l'a traumatisé. L'expérimentation psychanalytique
démontre tous les jours la pertinence de cette conception.
« Le rêve est la réalisation de ce qui tracasse
le sujet ou de ses désirs, ou de ce qui l'a traumatisé.
L'expérimentation psychanalytique démontre tous les
jours la pertinence de cette conception. »
M.I.
Pour ma part, je n'ai évidemment pas de réponse claire.
Le cerveau est un système dynamique très complexe,
qui est en permanence en activité. Or l'essentiel de cette
activité ne vient pas de la périphérie : elle
est « top-down ». L'information est surtout descendante,
non montante. Ce qui fait l'unité de la conscience thétique
(spontanée, celle d'un objet devant soi par exemple), c'est
ce que les psychologues appellent le « liage » des caractères
perceptifs : le cerveau est capable, grâce à des mécanismes
non encore totalement connus, de lier des caractéristiques
d'items et de constituer l'unité de la perception.
Or dans le sommeil, les caractères perceptifs se désolidarisent,
se délient ; cela donne plus de liberté. Par exemple,
on dissocie les couleurs des objets de leur surface : le ciel est
rouge, les feuilles bleues, une voix appartient tout à coup
à quelqu'un d'autre. De ce point de vue, le rêve n'est
donc pas différent de la perception, comme le disait déjà
Descartes. Ce qui est différent c'est sa structure et son
contenu. Et là, c'est clairement la psychanalyse qui apporte
le plus d'éléments d'interprétation.
Cette idée de dissociation et de liberté peut-elle
être rapprochée de celle de plasticité, plasticité
cérébrale ou neuronale ?
G.P.
Pour les psychanalystes, la plasticité est essentiellement
pulsionnelle : les pulsions peuvent s'échanger entre elles
en fonction de ce que les objets symbolisent. On passe d'une pulsion
orale à une pulsion scopique (liée aux images) : on
mange du regard, on attrape avec les yeux. La plasticité
neuronale rend certainement compte de cette plasticité. En
fait, la caractéristique de la pulsion est d'investir toutes
nos sensations et perceptions. C'est parce qu'il y a cet investissement
pulsionnel que nous sommes conscients de nos perceptions ; autrement
dit, nous subjectivons nos perceptions grâce à la pulsion.
On ne peut pas comprendre ce qu'est une hallucination si l'on ne
voit pas qu'il y a au préalable cet investissement généralisé
du dehors par la pulsion qui, dans certaines circonstances, peut
s'animer toute seule. La pulsion est alors capable de répercuter
la sensation comme si elle représentait l'ensemble du système
perception - pulsion / conscience.
Propos recueillis par Jean-Jacques Perrier
[1] Voir par exemple M.C. Anderson et al. (2004) Science 303(5655):232-235.
[2] L. Weiskrantz (2004) Prog. Brain Res. 144:229-241.
[3] L'Express, 13 juin 2004, en ligne ici.
[4] J. Mehler & E. Dupoux (1990) Naître humain, Odile Jacob,
nvelle éd. 2002.
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