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Dialogue et construction psychique
par Lin GRIMAUD [2]
(éléments pour le suivi des enfants déficients visuels et de leur famille ) [1]

Origine : http://www.psychasoc.com/article.php?ID=236

« Quand nos yeux s’ouvrent chaque matin, ils se posent sur un monde où nous avons appris à voir durant toute notre vie – car ce monde n’est pas de l’ordre du donné : nous le construisons sans cesse grâce à des expériences, des catégorisations, des souvenirs et des relations. »

Oliver SACKS

« Je n’ai pas les mêmes pensées que tout le monde. Je ne sais pas de quoi je fais partie. »

Adrien, (15 ans)

Le suivi de l’enfant handicapé visuel et l’aide apportée aux parents et à la fratrie engagent les équipes dans un ensemble de pratiques qui ont en commun d’être basées sur le dialogue.

Qu’il s’agisse d’accueil spécialisé, d’accompagnement en milieu ordinaire, de rééducation, de pédagogie ou de psychothérapie, dans tous les cas une communication et une relation véritablement construites sont indispensables pour progresser avec l’enfant handicapé visuel et ses proches.

Il s’agit là d’une considération banale qui mérite pourtant de retenir l’attention des équipes techniques.

Que fait – on spécifiquement, d’un point de vue du fonctionnement des services spécialisés, pour que le dialogue se noue ? Comment aménage – t - on les dispositifs concrets pour faciliter cet objectif ? Plus fondamentalement, quel est le rapport entre dialogue et construction psychique ?

Cette dernière question dépasse le domaine du handicap et rejoint une condition générale de la construction psychique.

Il y a un demi siècle le psychiatre Julian de AJURIAGUERRA désignait sous les termes « dialogue tonico émotionnelle » le processus de l’interaction précoce entre le bébé et sa mère.

Nos pratiques en institut d’éducation sensorielle font ressortir avec intensité deux évidences complémentaires :

- Le dialogue comme modalité interactionnelle évolutive est un axe de la construction psychique du sujet

- L’absence, l’insuffisance ou la distorsion du dialogue entravent le développement psychique de l’enfant ainsi que le positionnement parental.

Ce qui est devenu évidence n’était qu’une hypothèse clinique dont nous devons la validation aux travaux de René SPITZ et de ses successeurs : les praticiens chercheurs qui ont prolongé l’étude du développement de la relation précoce et formé le courant de l’épigenèse interactionnelle.

A l’intérieur de cette problématique générale, les pratiques d’aide auprès des enfants déficients visuels leurs parents et leurs proches montrent la nécessité pour le traitement de mobiliser le dialogue (les sémioticiens parlent de « fonction dialogique ») selon deux axes :

- celui du trauma pour les parents et la famille, consécutivement à l’annonce du handicap de l’enfant,

- celui de la relation avec l’enfant handicapé visuel afin que celui – ci intègre progressivement les représentations de son handicap à la construction de son identité.

Rappelons le champ sémantique aujourd’hui très étendu de l’usage de la notion de dialogue. C’est une des notions centrales du fonctionnement des démocraties. On la trouve plus généralement encore à la base du processus de négociation, quel qu’en soit le motif.

Dans le champ de l’éducation des jeunes enfants puis de la pédagogie des premiers apprentissages scolaires, les thérapeutes et les éducateurs de jeunes enfants y ont continuellement recours.

Je pense aux pratiques de l’institut de PIKLER-LOCZY en Hongrie, aux travaux de Maria MONTESSORI ou aux méthodes actives de Célestin FREINET.

En thérapie de l’adulte, le mouvement du potentiel humain a aussi recours à cette notion, à commencer par ROGERS lui – même.

Nombre de psychanalystes contemporains, pour leur part, utilisent la notion de « dialogue analytique » pour désigner le processus qu’ils soutiennent avec le patient ; surtout lorsqu’il s’agit de thérapie de l’enfant ou du groupe.

Le rôle du dialogique dans la construction psychique apparaît nettement à travers le prisme des troubles du développement psychologique.

Dans cette perspective la clinique du handicap visuel chez l’enfant est riche d’enseignement. Elle fait ressortir la corrélation entre la crise des représentations dans le milieu familial à partir de l’annonce du handicap, les difficultés de construction du lien précoce et la difficulté psychologique de l’enfant.

Au travers notamment des interrogations, plus ou moins formulées ou déniées, sur ce que l’enfant est capable de percevoir visuellement ou pas, s’installe doute et incertitude qui imprègnent la relation. Un flou subjectif peut s’installer dans la communication affectant le contact, la découverte du monde et la construction des catégories de la connaissance.

A partir de quoi des représentations négatives se mettent en place dans la famille autour de la crainte plus ou moins consciente que l’outil d’identification du monde ne soit pas partageable avec l’enfant handicapé.

Cette angoisse a les effets d’une véritable mise en doute de la capacité familiale à assurer à la fois un arrimage social et une transmission généalogique.

La naissance d’un enfant handicapé visuel constitue donc bien un séisme dans l’ordre des subjectivités sociale, familiale et individuelle. Il s’agit d’en saisir les logiques et les liens avec les aspects de l’imaginaire social qui produisent des effets délétères sur la communication entre personnes handicapées et non handicapées.

Dialoguer pour subjectiver

La mobilisation de la subjectivité, comme l’avait fait remarquer FREUD, est déterminée par une géographie libidinale du corps. Investissement du corps propre et investissement du corps de l’autre sont liés.

Le corps vécu est à la fois carrefour de relations externes et de relations internes.

Sans le support de l’autre les auto érotismes n’accrochent pas. Inversement sans le support des auto érotismes la construction de l’altérité échoue.

On le constate dans l’autisme primaire et les psychoses infantiles les plus graves.

Les capacités d’auto investissement dépendent en grande partie de relations internes formées dans le lien primaire.

Ce qui fait dire au psychanalyste Christophe DEJOURS : « L’ontogenèse du corps subjectif se précise. Tout le processus se déroule dans la relation à l’autre. »

L’un parle et il me vient à l’esprit - reprenons la grille de BION - des idées : idées d’impressions vagues, ou même de sensations corporelles qui prennent place en moi, idées d’image ou de pensée plus abstraites.

Ce matériau que je reçois, je le mets en forme. Il me conduit à des représentations plus organisées que, dans le jeu intersubjectif de la relation, je remets dans le circuit de l’autre. Par le dialogue nous construisons le passage de l’expérience privée au sens commun.

La restitution d’un matériau élaboré active à son tour le processus de subjectivation chez l’autre. Si quelqu’un me dit « j’ai repensé à ce qui s’est passé, ou à ce que tu m’as dit la dernière fois… » Il y a là quelque chose qui me fait tendre l’oreille.

Il s’agit d’un transfert sur le processus : je suis en attente de la façon dont la pensée de l’autre travaille.

Le mouvement de la pensée de l’autre et le mouvement de ma propre pensée sont articulés par un principe d’alternance et de modification réciproque et constituent un fond processuel commun.

La fonction dialogique ainsi définie, apparaît centrale dans l’enjeu de passage à un monde de nouvelles significations tel qu’il est imposé par les contraintes ordinaires dues aux changements et les contraintes exceptionnelles déterminées par la situation traumatique.

Lorsque le dialogue se développe au cours des prises en charge, les équipes de l’institut d’éducation sensorielle sont souvent témoins du dégel, parfois spectaculaire, du processus de subjectivation entre parents, enfants et professionnels avec, chez l’enfant, une reprise du développement psychologique.

La méthodologie à laquelle obéit le fonctionnement de ces dispositifs reste souvent peu formulée. On a su faire, mais on ne sait pas bien comment on a su faire pour :

- soutenir une pratique qui produit un effet de liaison psychique vitale entre l’enfant handicapé et ses proches,

- maintenir une capacité de pensée dans l’équipe afin qu’elle conserve son potentiel d’accueil soignant,

- formaliser les principes de la pratique pour être en mesure d’en soutenir la validité devant les tutelles,

- formaliser les principes de la pratique afin de mieux les transmettre aux nouvelles générations de professionnels.

Transfert et figuration

Nous observons depuis déjà assez longtemps, avec les collègues de l’I.E.S. LESTRADE, que les différents dispositifs de la rencontre avec les parents constituent une fonction cadre pour le développement du transfert au sens freudien.

Bien entendu le transfert fonctionne spontanément dans la vie quotidienne, mais pour le repérer en tant que tel et être en mesure d’en analyser la logique, il faut lui offrir une scène sous formes d’un réseau de dispositifs d’accueil individuel ou groupal, différemment formalisés et animés, mais articulés entre eux.

Il s’agit en accueillant le transfert - c’est à dire les motions subjectives d’attente, d’espoir et d’investissement - d’accueillir un processus intersubjectif, une fonction figurative, au sens de transfert d’idées d’une personne à une autre ou d’une personne à plusieurs autres.

Cet aspect de la fonction transférentielle, s’il apparaît nouveau et permet d’appréhender ce qu’on appelle aujourd’hui le processus de co pensée en analyse, existe déjà dans le texte freudien.

Au début du chapitre sept de « L’interprétation des rêves », FREUD décrit un rêve qui a été rêvé par deux personnes différentes. Ce rêve s’est transféré, dit – il, de l’une à l’autre par le biais du récit qui en a été fait.

FERENCZI dans son article de 1909 « Transfert et introjection » parle aussi du transfert comme de la création de groupes d’idées inconscients. Il indique que la relation analytique favoriserait cette forme de transaction inconsciente qui constituerait le creuset de la pensée.

De mon côté, j’ai reçu le témoignage d’un garçon aveugle qui dit faire certains rêves en commun avec un de ses copains, aveugle lui aussi et un peu plus âgé.

Il faut préciser que le premier garçon est en thérapie avec moi depuis deux ans et que le deuxième l’a été pendant six ans. Chronologiquement le plus jeune a en quelque sorte pris le relais de l’autre ce qui a généré des transferts latéraux.

Il y a, dans la même veine, l’histoire de ce psychanalyste, dont je ne me souviens pas du nom, qui avait rêvé la nuit précédente le rêve que son patient était en train de lui raconter sur le divan. Il n’a publié cette observation qu’à la fin de sa vie ayant craint d’être pris pour un fou ou un imposteur par ses collègues.

Ce qu’on appelle aujourd’hui figuration et figurabilité dans ce champ nouvellement réinvesti par la psychanalyse des processus de co pensée, n’est donc pas réductible aux aspects primaires ou précoces de la représentation tels que l’hallucinatoire archaïque, le pictogramme ou la représentation d’affect. Il faut plutôt comprendre ce registre du figurable comme celui dans lequel la pensée est adressée, reçue et se construit au sein d’un dispositif dans lequel l’autre, le tiers, est pris à témoin.

Les effets d’aller et retour de la signification dans le dialogue font de l’autre un témoin actif qui renvoie au sujet l’image de son propre processus psychique.

A ce titre, la figurabilité permet l’intégration de la signification qui, comme on le sait, participe d’une convention. Il faut se mettre d’accord entre partenaires du dialogue pour donner une signification à quelque chose. Une corrélation se recherche, tel est l’enjeu de co interprétation au cours du dialogue.

La signification en appelle donc à l’autre. Le sens appelle à témoin. FREUD redécouvre cette logique du sens méprisée par l’idéologie mécaniciste triomphante du XIX° ; comme elle est aujourd’hui méprisée par la pensée gestionnaire mise en position de référent ultime.

FREUD se rend finalement disponible, sur l’injonction d’une de ses patientes, à l’écouter. Mais que désigne ici le mot écouter, si ce n’est le tissage du sens entre discours du patient et pensée de l’analyste.

L’analyste parle en pensée afin que l’autre puisse s’entendre, mais ne nous y trompons pas, il s’agit bien là des boucles du dialogue entre inter et intra subjectivité telles qu’elles se croisent à l’endroit de l’interprétation.

Sans autre il n’y a rien à raconter, rien à écouter. Et j’imagine que c’est contre ce destin qu’a lutté ROBINSON institutionnalisant l’absence ; comme luttent aussi les personnes qui parlent seules, forçats du dialogue au delà de l’absence de l’autre.

La figuration permet, par exemple, que je me représente le rêve que me raconte un enfant aveugle. Il me parle de ses voix de rencontre, de ses enchaînements d’idées à partir des son expérience auditive. On compare, on commente. Il s’agit de comprendre ensemble, d’organiser le monde, de confronter nos expériences. L’expérience est le fait d’établir des corrélations entre perceptif et narratif. Va et vient dans les deux sens du corps vécu qui cherche sa forme psychique et du récit qui cherche sa correspondance dans le corps vécu.

Le dialogique créé par conséquent un contexte de significations communes tout en le marquant du signe distinctif de chaque interlocuteur. De cette paradoxalité du dialogue, à la fois objet commun et support du singulier, se dégage une construction possible entre psychanalyse et sémiotique qui va nous être utile pour une méthodologie de l’accueil des personnes psycho traumatisées.

En explorant l’expérience clinique des rencontres enfant – parents – équipe dans le cadre du service d’accompagnement familial et d’éducation précoce de l’I.E.S. LESTRADE, apparaît un dispositif institutionnel produisant des effets psychodynamiques pertinents.

Ce dispositif global à l’échelle du service, et en particulier des enfants de 0 à 3 ans, s’articule ainsi :

1 – Première étape : penser les dispositifs de la prise en charge dans la visée d’instaurer la relation dans le dialogue (c’est ce qui correspond à la première phase de la consultation thérapeutique pour WINNICOTT). On constate que la relation se déployant dans le dialogue est le véritable terreau du transfert qui peut alors s’y accrocher (on ne sait jamais à l’avance à quoi et comment va s’accrocher le transfert, même si après coup ça apparaît évident),

2 – Lorsque la communication est suffisamment construite on peut commencer d’analyser en équipe des contenus d’affects et de représentations qui se transfèrent (entre usagers et professionnels et entre professionnels.)

3 – Il s’agit maintenant de réintégrer ces représentations élaborées dans le dialogue avec l’enfant et les parents, d’une manière qui respecte les défenses psychiques,

4 – On découvre alors que la restitution par les professionnels de leur élaboration peut favoriser chez les patients - soit un transfert positif sur le processus qui se matérialise par la relance des liaisons psychiques et un investissement accru du dispositif de rencontres - soit, à l’inverse, les manifestations d’un transfert négatif. Tout aussi précieux lorsqu’il s’agit de rétablir une projectivité, c’est à dire les conditions d’une pensée à partir d’affects refoulés ou clivés.

5 – Dans le cas du transfert positif on trouve sans surprise des effets en retour sur l’équipe du type renforcement de la cohésion, de la dynamique et de la créativité groupales. Dans le cas du transfert négatif, il faut à l’équipe une longue pratique de l’élaboration et de ses effets avant d’admettre l’intérêt thérapeutique qu’il y a à recevoir et « héberger » les figures inconscientes de la déliaison générées par le trauma.

De fait, l’élaboration par l’équipe de ces figurations négatives a une inestimable valeur thérapeutique du fait de constituer une voie d’amorce (souvent la seule praticable) du processus circonvenant les zones de déliaison psychique.

Ceci dit, travailler la figure du négatif suppose d’y faire face, d’accepter de se positionner en double pour constituer une surface de réception, et donc de reconnaître en soi les traces correspondantes de l’impensable déliaison.

Cela suppose d’analyser dans l’équipe les fantasmes de crainte de l’effondrement et de disqualification narcissique. Cela suppose, en somme, de donner du sens à la culpabilité mélancolique et aux clivages qui résultent des violents mouvements de haine qui ne manquent pas de se développer entre parents et institution, et à l’intérieur des équipes elle – même.

Souvent, par défaut d’élaboration, les équipes se clivent devant la difficulté faisant alors fonctionner leurs parties internes comme autant de surfaces projectives dissociées réverbérant en boucle les effets du trauma.

Les crises institutionnelles ainsi générées sont vécues dans un sentiment d’échec immuable, d’impasse kafkaïenne, et sont inconsciemment intégrées par les professionnels comme une répétition à la fois tragique et dérisoire dans laquelle les engage leur destin personnel.

Fonction du jeu de double

Si l’on rapproche ces éléments mis en jeu dans les rencontres enfant – parents – équipe, avec le fait que les progrès des enfants les plus malades pris en psychothérapie apparaissent lorsque ceux – ci amènent leur thérapeute à participer à un jeu en double, on entrevoit la conception ferenczienne de « réciprocité » comme une dialectique générale de l’imitation et de l’intermodification à l’œuvre dans la relation humaine. On pourrait dire, du point de vue de la topique winnicottienne, que l’origine de l’espace psychique est intermédiaire aux psychismes individuels et que le jeu d’alternance est le moteur du processus psychique.

Le principe dialogique du jeu d’alternance articule les deux versants de l’expérience spéculaire et de l’expérience sociale, comme l’avait exemplairement mis en lumière Henri WALLON.

WALLON avait eu cette conception d’une construction positionnelle à l’œuvre dans tout dialogue lorsqu’il écrivait en 1938 : « La pratique de l’alternance lui fait reconnaître [à l’enfant] l’altérité dans sa propre sensibilité, précédemment individe … [la pratique de l’alternance] finit par rendre possible au moi de prendre position vis à vis de l’autre. »[3]

Il y a dans ces formules « reconnaître l’altérité dans sa propre sensibilité » et « prendre position vis à vis de l’autre », le sens de la construction relationnelle qui permet au bébé de reconnaître autrui dés l’âge de cinq ou six mois, alors qu’il lui faudra atteindre l’âge de deux ans pour aboutir à s’identifier à l’image de soi dans le miroir, comme l’a montré René ZAZZO [4].

L’appropriation des logiques relationnelles se réalise donc en premier. Survient plus tardivement la possibilité de dire « je » et la possibilité de s’identifier à sa propre image dans le miroir.

Les parents font habituellement cette même observation lorsqu’ils remarquent avec jubilation combien leurs bébés sont malins et développent de subtiles stratégies relationnelles pour arriver à leurs fins, bien avant l’acquisition de la parole et bien avant de s’approprier une identité individuée.

Il y a là un aspect du mystère humain dont le clinicien ne fait que prendre acte. Mystère de l’affect comme premier mode de connaissance et base sémiosique qui fait de celui qui en est coupé un sujet radicalement aliéné.

FREUD pressent cet ordre de choses lorsqu’il formule dans l’article sur la Négation (1925) : « Le jugement d’attribution précède le jugement d’existence. »

Il pense donc lui aussi que le bébé déploie des liens qui lui permettent de qualifier et de comprendre son environnement partie par partie, avant de s’appréhender lui – même et d’appréhender son environnement au travers de représentations totalisantes.

Observons qu’au cours des jeux de double, les protagonistes s’imitent tout en imprimant des variations à la séquence imitative. Il s’agit là d’un dialogue qui fournit sa structure à la pensée dés son stade d’émergence.

La pensée est d’abord un « agir expressif » dans le cadre des corps en relation, dirait Christophe DEJOURS.

Les jeux de double semblent ainsi assurer la cohérence psychique dans l’épreuve de passage d’une identité primitive combinée à une identité individuée. Ils sont moteur dans la construction subjective et condensent dans leur propre forme les figures du lien, de l’autre, et d’un moi émergeant.

Les jeux de double construisent le lien entre fonction spéculaire et fonction socialisante par le biais de conduites réglées qui introduisent alternativement des variations à partir d’une structure répétitive.

A la manière d’un « Fort – Da » qui aurait pour objet la relation elle – même, le dialogue apparaît comme matrice de la symbolisation : à la fois « médium malléable » selon Marion MILNER et René ROUSSILLON, et comme « structure rythmique » au sens de Geneviève HAAG.

Dans la régularité d’une structure imitative, telle qu’elle se montre dans les jeux avec les bébés à l’occasion du soin, chaque protagoniste inscrit sa variation qui lui permet de saisir cet effet de lui sur l’autre dont il se reconnaît différent.

Je parlerai donc de « miroir de l’effectivité » opérant sur le mode d’une inter modification : la marque de mon action sur l’autre attestant de mon existence.

Génétiquement, ce processus spéculaire est mis en jeu par la relation bien avant l’expérience du miroir qui n’apparaît plus dés lors que comme une occurrence particulière et non indispensable de la construction identitaire dont le principe essentiel est dialogique.

Ce qui explique que les aveugles de naissance se structurent pleinement du point de vue de la personnalité à condition d’avoir bénéficié de liens primaires de bonnes qualités.

La clinique de l’enfant aveugle nous permet de soutenir après Emile JALLEY : « La genèse de l’expérience spéculaire est liée à un phénomène plus extensif [que l’expérience du miroir], en l’occurrence la genèse de l’espace représentatif.

Comprenons donc l’idée d’espace représentatif comme le potentiel de subjectivation ouvert par la dynamique du dialogue.

Peut – être que ce développement nous permet de mieux comprendre de quelle type de blessure psychique sont menacées les personnes handicapées visuelles, mais aussi d’autres personnes marquées du signe de l’étranger qui peinent à éprouver leur existence dés lors qu’elles sont exclues du dialogue social au quotidien.

Il faut donc aller plus loin et tenter de comprendre comment la négativité procédant de représentations culturelles aussi inavouées qu’aujourd’hui illégales, assigne la personne handicapée à une invisibilité sociale.

Mise en doute et négation

Si le social réagit à l’accroc imaginaire que lui fait subir la confrontation au handicap, c’est que celui - ci met en doute une bonne forme dans l’ordre de la norme. En réponse à l’accroc subi dans l’imaginaire, le social répond au sujet porteur de handicap par un regard chargé de négativité.

Désubjectivant, désocialisant, inconscient de ses causes et de ses effets, ce regard se retrouve aussi paradoxalement du côté de la référence psychanalytique qui reste fixée à la fonction visuelle comme condition de toute construction psychique. De fait, assigner un tel rôle à la fonction visuelle constitue une erreur théorique que ce soit par le biais du « stade du miroir » (LACAN), ou de « l’interpénétration des regards » (G. HAAG).

Un certain genre de questions fleurit lors qu’il est question de cécité :

Comment le moi peut – il se totaliser sans le recours à l’image visuelle ? Sur quel dispositif le sujet aveugle né va – t – il s’appuyer pour loger l’expérience de son corps vécu dans une image de soi ? Comment, autrement dit, se construit – il une identité hors le dispositif optique ?

L’aveugle est ainsi désigné du côté d’un manque fondamental : à la fois celui qui ne peut pas connaître et celui qui ne peut pas être connu.

Le groupe social pour affirmer sa cohérence normative exprime de multiple façon, et des plus inattendues, une objection narcissique au sujet porteur de handicap. En respectant un code implicite d’évitement - en dévisageant pour ne pas envisager - le quidam ou l’homme de science adresse à la personne handicapée une mise en doute de son existence.

Ici, d’une façon qui ne s’inscrit pas dans la logique de la psychose, mais qui l’évoque sur le point du non regard et de la non rencontre, le social se dérobe en tant que miroir.

S’ouvre alors pour la personne handicapée l’espace d’une représentation négative et le risque de s’y conformer, avec en perspective l’issue mélancolique.

Une vignette clinique et une citation illustrent ce propos :

- Une collègue psychomotricienne, qui est aussi rééducatrice en locomotion, m’a autorisé à transmettre cette observation qu’elle a souvent l’occasion de faire lorsqu’elle travaille avec une personne aveugle dans la rue.

« Je remarque, dit – elle, que les gens dans la rue ne baisse pas le regard lorsqu’ils observent la personne aveugle, ils la scrutent d’un regard soutenu comme il est incorrect socialement de le faire. Le plus curieux de la situation est que je suis scrutée de la même façon. En tant qu’accompagnante les gens me fixent sans détournement du regard comme si la personne aveugle et moi formions un tout indissociable. »

- « Malgré le droit à la scolarisation, à la formation professionnelle et à l’emploi, progressivement reconnu aux personnes dites « handicapées » au cours du XX° siècle, les personnes aveugles rencontrent encore de nos jours de grande difficultés pour s’intégrer pleinement dans la société française. Par ailleurs dans un monde « désenchanté », elles sont toujours en butte à des comportements irrationnels qui conditionnent - au moins partiellement - la place qui leur est faite dans la société. »

Dans ce témoignage d’une collègue, comme dans cette citation de la première phrase de l’introduction à son livre, « Vivre sans voir, les aveugles dans la société française du moyen âge à Louis Braille », l’historienne Zina WEYGAND, ressort le fait de représentations sociales négatives portant sur les personnes handicapées.

Négativité et trauma

La négativité est ici référée à la notion en psychanalyse de « travail du négatif » qu’André GREEN présente comme « … une opération primitive de négation. Celle – ci s’étend des conduites signifiantes verbalisées ou non, à deux registres : celui du mauvais, de l’inadéquat, défavorable, à rejeter et celui de ce qui comporte un vide, un hiatus, une absence. »

L’aide qui peut être apportée aux personnes affectées de traumatisme psychique du fait d’être exposés à la négativité sociale à ceci d’improbable qu’elle passe par une analyse pertinente des contre transferts. L’analyse du contre transfert ne se fait que si on est convaincu en clinique qu’il s’agit d’une condition thérapeutique incontournable. Car tout du sujet y résiste, fût – il thérapeute. Comme le rappelle WINNICOTT dans son article « La haine dans le contre – transfert ».

C’est là que l’historien vient en aide au clinicien, lui disant en quelque sorte : « Tu ne rêve pas, le trauma que tu rencontres dans ta pratique, j’en montre les causes dans l’histoire des mentalités : les représentations sociales négatives à l’endroit du handicap ont fonctionné et continuent de fonctionner. »

FREUD disait que le trauma est un corps étranger dans la psyché. On peut dire aussi que le monde devient un corps étranger pour le traumatisé, les significations du monde qu’il avait construites lui étant devenues étrangères par déliaison entre affects et représentations. Ainsi le sujet entre t – il dans un état de rupture psychique qui est le négatif de son expérience de vie déterminée par le relatif continuum des corrélations signifiantes, d’une expérience vécue à l’autre.

La négativité sociale est donc porteuse de trauma pour l’étranger, le déclassé, comme pour la personne handicapée. Ce qui fait dire à Charles GARDOU et Julia KRISTEVA: aujourd’hui il est urgent de « désinsulariser les personnes en situation de handicap. »

Cette urgence est l’indice saillant de la négativité à l’œuvre dans le social. Le processus d’insularisation subjective est une évidence dés l’annonce médicale du handicap. Annonce le plus souvent vécue par les parents comme un reproche qui leur est fait et, en tout cas, qu’ils s’adressent à eux – mêmes, dans la douleur.

Sans doute que de tels effets subjectifs ne sont pas entièrement évitables.

Il est certain, en revanche, qu’il sont aggravés du seul fait de ne pas être accueillis dans un véritable dispositif d’accompagnement. Le plus souvent à la va - vite, dans un climat de gène intense et un mouvement inconscient d’expulsion qui inscrit le signe du rejet dans la nouvelle constellation familiale.

Au cours des psychothérapies avec les jeunes déficients visuels, les jeunes aveugles, c’est cette signature symbolique négative qui doit être métaphorisée pour délivrer le désir de représentation.

Le moment de l’annonce du handicap est donc le moment introductif d’une négativité, l’installation d’une cause traumatique dans le système intersubjectif familial. L’annonce n’est pas seulement cause traumatique datée, elle est aussi introduction dans le psychisme familial d’une épine traumatique permanente.

Ce qui explique que parfois, contre toute attente, les efforts rééducatifs compensateurs et palliatifs s’avèrent insuffisants pour permettre une intégration et une croissance psychiques homogènes du petit enfant aveugle de naissance. Le développement psychologique semble refuser de s’harmoniser et persiste à s’organiser en secteurs de progrès qui ne débouchent pas sur un nouvel équilibre global.

Je ne veux pas dire que palliation et compensation ne constituent pas des niveaux de réponse indispensables. Je mets simplement l’accent sur le fait que lorsque les résultats des divers efforts éducatifs et rééducatifs ne conduisent pas vers une reprise de l’élan développemental et de l’intégration psychique - alors même qu’il n’y a pas de limitation constitutionnelle - c’est qu’il y a quelque chose d’autre à penser et à mettre en pratique du côté de l’équipe et des parents.

Penser cette autre chose, c’est penser la négativité à l’œuvre dans le contexte social telle qu’elle apparaît sans fard dés qu’il est concrètement question d’intégration en milieu ordinaire, d’aménagements pour l’accessibilité, bref, de l’émergence concrète de la personne handicapée dans l’espace social.

En guise de conclusion.

La souffrance sociale des personnes en situation de handicap apparaissant comme une quasi constante, il en ressort une question pour chacun, thérapeute, travailleur social et enseignant ; mettre en perspective les paradoxes qu’elle recouvre est une condition de la rencontre avec la personne en situation de handicap et avec sa famille.

Car le fait qu’il existe des lois en faveur des personnes handicapées est la réponse à un désir inconscient en leur défaveur. Ceci du fait même que toute loi vise un désir pour l’interdire et, par la même, le reconnaître. Le décalogue n’interdirait pas le meurtre si le désir de meurtre n’était présent dans le psychisme humain, et ainsi de suite pour chaque interdit.

Comme le rappelait encore récemment Michel BALAT : à chaque loi correspond un désir.

S’il y a des lois pour défendre l’inclusion des personnes handicapées, c’est qu’il existe dans le social le désir de les exclure ; et, comme les lois modernes interdisent le rejet extra muros - à la manière des romains ou, inversement le rejet par renfermement comme à l’âge classique - le désir d’ostracisme à leur égard mobilise d’autant le déni, c’est à dire le double langage.

En témoignent ces invraisemblables paradoxes auxquels peuvent aboutir certains projets d’intégration scolaires.

En témoignent aussi le démantèlement de certaines classes en milieu spécialisé qui offraient l’ambiance thérapeutique la plus pertinente pour des enfants au développement psychologique particulièrement fragile.

Je ne dis pas que la politique d’intégration en milieu ordinaire n’est pas souhaitable.

Je dis au contraire que si on n’en comprend pas avec suffisamment de netteté le risque dénégateur à la fois du besoin relationnel de l’enfant handicapé et de la réalité actuelle de l’école, on prend le risque d’aboutir à des situations nuisibles à la fois au développement global de l’enfant et à la disponibilité des collectifs accueillants.

Nous avons à apprendre à la fois des personnes vulnérabilisées et des processus sociaux qui les vulnérabilisent dont nous sommes aussi les acteurs inconscients.

D’où il apparaît que nous sommes pris dans un conflit de loyauté porteur d’un risque de démaillage narcissique. De quel bord sommes nous donc ?

Ce conflit est à la fois inévitable et partiellement analysable.

Il est très probablement un facteur actif dans les symptomatologies psychasthéniques qui prolifèrent chez les professionnels, l’élaboration de la haine inconsciente n’étant pas seulement un enjeu pour les parents et l’enfant en thérapie.

N’oublions pas que la haine inconsciente est la ressource du sujet mis en position de survie psychique, (R. PUYUELO).

Il n’est donc pas étonnant de la trouver mobilisée dans les systèmes de défense des personnes traumatisées et, en miroir, dans les équipes chargées de les aider. La haine est le plus souvent contre investie de toutes les manières possibles et en particulier par l’idée qu’il y aurait un bénéfice à tirer du trauma. Bénéfice narcissique d’être un parent, un professionnel ou une équipe exemplaire.

La voie de l’élaboration dans le chaos du traumatique est à la fois plus simple et plus exigeante. Il s’agit de maintenir le dialogue pour le cheminement du sens qui recréé à chaque fois le dispositif de la rencontre.


[1] Intervention pour les XXXVI° journées, A.L.F.P.H.V., 3, 4,5 Juin 2005, Paris….

[2] Psychologue clinicien, I.E.S. LESTRADE, Ramonville Saint Agne, 31520.

[3] Henri WALLON, « La vie mentale », 1938

[4] René ZAZZO, « Où en est la psychologie de l’enfant ? », 1983, Denoël – Gonthier.

http://www.psychasoc.com