Origine : http://www.psychasoc.com/article.php?ID=236
« Quand nos yeux s’ouvrent chaque matin, ils se posent
sur un monde où nous avons appris à voir durant toute
notre vie – car ce monde n’est pas de l’ordre
du donné : nous le construisons sans cesse grâce à
des expériences, des catégorisations, des souvenirs
et des relations. »
Oliver SACKS
« Je n’ai pas les mêmes pensées que tout
le monde. Je ne sais pas de quoi je fais partie. »
Adrien, (15 ans)
Le suivi de l’enfant handicapé visuel et l’aide
apportée aux parents et à la fratrie engagent les
équipes dans un ensemble de pratiques qui ont en commun d’être
basées sur le dialogue.
Qu’il s’agisse d’accueil spécialisé,
d’accompagnement en milieu ordinaire, de rééducation,
de pédagogie ou de psychothérapie, dans tous les cas
une communication et une relation véritablement construites
sont indispensables pour progresser avec l’enfant handicapé
visuel et ses proches.
Il s’agit là d’une considération banale
qui mérite pourtant de retenir l’attention des équipes
techniques.
Que fait – on spécifiquement, d’un point de
vue du fonctionnement des services spécialisés, pour
que le dialogue se noue ? Comment aménage – t - on
les dispositifs concrets pour faciliter cet objectif ? Plus fondamentalement,
quel est le rapport entre dialogue et construction psychique ?
Cette dernière question dépasse le domaine du handicap
et rejoint une condition générale de la construction
psychique.
Il y a un demi siècle le psychiatre Julian de AJURIAGUERRA
désignait sous les termes « dialogue tonico émotionnelle
» le processus de l’interaction précoce entre
le bébé et sa mère.
Nos pratiques en institut d’éducation sensorielle
font ressortir avec intensité deux évidences complémentaires
:
- Le dialogue comme modalité interactionnelle évolutive
est un axe de la construction psychique du sujet
- L’absence, l’insuffisance ou la distorsion du dialogue
entravent le développement psychique de l’enfant ainsi
que le positionnement parental.
Ce qui est devenu évidence n’était qu’une
hypothèse clinique dont nous devons la validation aux travaux
de René SPITZ et de ses successeurs : les praticiens chercheurs
qui ont prolongé l’étude du développement
de la relation précoce et formé le courant de l’épigenèse
interactionnelle.
A l’intérieur de cette problématique générale,
les pratiques d’aide auprès des enfants déficients
visuels leurs parents et leurs proches montrent la nécessité
pour le traitement de mobiliser le dialogue (les sémioticiens
parlent de « fonction dialogique ») selon deux axes
:
- celui du trauma pour les parents et la famille, consécutivement
à l’annonce du handicap de l’enfant,
- celui de la relation avec l’enfant handicapé visuel
afin que celui – ci intègre progressivement les représentations
de son handicap à la construction de son identité.
Rappelons le champ sémantique aujourd’hui très
étendu de l’usage de la notion de dialogue. C’est
une des notions centrales du fonctionnement des démocraties.
On la trouve plus généralement encore à la
base du processus de négociation, quel qu’en soit le
motif.
Dans le champ de l’éducation des jeunes enfants puis
de la pédagogie des premiers apprentissages scolaires, les
thérapeutes et les éducateurs de jeunes enfants y
ont continuellement recours.
Je pense aux pratiques de l’institut de PIKLER-LOCZY en Hongrie,
aux travaux de Maria MONTESSORI ou aux méthodes actives de
Célestin FREINET.
En thérapie de l’adulte, le mouvement du potentiel
humain a aussi recours à cette notion, à commencer
par ROGERS lui – même.
Nombre de psychanalystes contemporains, pour leur part, utilisent
la notion de « dialogue analytique » pour désigner
le processus qu’ils soutiennent avec le patient ; surtout
lorsqu’il s’agit de thérapie de l’enfant
ou du groupe.
Le rôle du dialogique dans la construction psychique apparaît
nettement à travers le prisme des troubles du développement
psychologique.
Dans cette perspective la clinique du handicap visuel chez l’enfant
est riche d’enseignement. Elle fait ressortir la corrélation
entre la crise des représentations dans le milieu familial
à partir de l’annonce du handicap, les difficultés
de construction du lien précoce et la difficulté psychologique
de l’enfant.
Au travers notamment des interrogations, plus ou moins formulées
ou déniées, sur ce que l’enfant est capable
de percevoir visuellement ou pas, s’installe doute et incertitude
qui imprègnent la relation. Un flou subjectif peut s’installer
dans la communication affectant le contact, la découverte
du monde et la construction des catégories de la connaissance.
A partir de quoi des représentations négatives se
mettent en place dans la famille autour de la crainte plus ou moins
consciente que l’outil d’identification du monde ne
soit pas partageable avec l’enfant handicapé.
Cette angoisse a les effets d’une véritable mise en
doute de la capacité familiale à assurer à
la fois un arrimage social et une transmission généalogique.
La naissance d’un enfant handicapé visuel constitue
donc bien un séisme dans l’ordre des subjectivités
sociale, familiale et individuelle. Il s’agit d’en saisir
les logiques et les liens avec les aspects de l’imaginaire
social qui produisent des effets délétères
sur la communication entre personnes handicapées et non handicapées.
Dialoguer pour subjectiver
La mobilisation de la subjectivité, comme l’avait
fait remarquer FREUD, est déterminée par une géographie
libidinale du corps. Investissement du corps propre et investissement
du corps de l’autre sont liés.
Le corps vécu est à la fois carrefour de relations
externes et de relations internes.
Sans le support de l’autre les auto érotismes n’accrochent
pas. Inversement sans le support des auto érotismes la construction
de l’altérité échoue.
On le constate dans l’autisme primaire et les psychoses infantiles
les plus graves.
Les capacités d’auto investissement dépendent
en grande partie de relations internes formées dans le lien
primaire.
Ce qui fait dire au psychanalyste Christophe DEJOURS : «
L’ontogenèse du corps subjectif se précise.
Tout le processus se déroule dans la relation à l’autre.
»
L’un parle et il me vient à l’esprit - reprenons
la grille de BION - des idées : idées d’impressions
vagues, ou même de sensations corporelles qui prennent place
en moi, idées d’image ou de pensée plus abstraites.
Ce matériau que je reçois, je le mets en forme. Il
me conduit à des représentations plus organisées
que, dans le jeu intersubjectif de la relation, je remets dans le
circuit de l’autre. Par le dialogue nous construisons le passage
de l’expérience privée au sens commun.
La restitution d’un matériau élaboré
active à son tour le processus de subjectivation chez l’autre.
Si quelqu’un me dit « j’ai repensé à
ce qui s’est passé, ou à ce que tu m’as
dit la dernière fois… » Il y a là quelque
chose qui me fait tendre l’oreille.
Il s’agit d’un transfert sur le processus : je suis
en attente de la façon dont la pensée de l’autre
travaille.
Le mouvement de la pensée de l’autre et le mouvement
de ma propre pensée sont articulés par un principe
d’alternance et de modification réciproque et constituent
un fond processuel commun.
La fonction dialogique ainsi définie, apparaît centrale
dans l’enjeu de passage à un monde de nouvelles significations
tel qu’il est imposé par les contraintes ordinaires
dues aux changements et les contraintes exceptionnelles déterminées
par la situation traumatique.
Lorsque le dialogue se développe au cours des prises en
charge, les équipes de l’institut d’éducation
sensorielle sont souvent témoins du dégel, parfois
spectaculaire, du processus de subjectivation entre parents, enfants
et professionnels avec, chez l’enfant, une reprise du développement
psychologique.
La méthodologie à laquelle obéit le fonctionnement
de ces dispositifs reste souvent peu formulée. On a su faire,
mais on ne sait pas bien comment on a su faire pour :
- soutenir une pratique qui produit un effet de liaison psychique
vitale entre l’enfant handicapé et ses proches,
- maintenir une capacité de pensée dans l’équipe
afin qu’elle conserve son potentiel d’accueil soignant,
- formaliser les principes de la pratique pour être en mesure
d’en soutenir la validité devant les tutelles,
- formaliser les principes de la pratique afin de mieux les transmettre
aux nouvelles générations de professionnels.
Transfert et figuration
Nous observons depuis déjà assez longtemps, avec
les collègues de l’I.E.S. LESTRADE, que les différents
dispositifs de la rencontre avec les parents constituent une fonction
cadre pour le développement du transfert au sens freudien.
Bien entendu le transfert fonctionne spontanément dans la
vie quotidienne, mais pour le repérer en tant que tel et
être en mesure d’en analyser la logique, il faut lui
offrir une scène sous formes d’un réseau de
dispositifs d’accueil individuel ou groupal, différemment
formalisés et animés, mais articulés entre
eux.
Il s’agit en accueillant le transfert - c’est à
dire les motions subjectives d’attente, d’espoir et
d’investissement - d’accueillir un processus intersubjectif,
une fonction figurative, au sens de transfert d’idées
d’une personne à une autre ou d’une personne
à plusieurs autres.
Cet aspect de la fonction transférentielle, s’il apparaît
nouveau et permet d’appréhender ce qu’on appelle
aujourd’hui le processus de co pensée en analyse, existe
déjà dans le texte freudien.
Au début du chapitre sept de « L’interprétation
des rêves », FREUD décrit un rêve qui a
été rêvé par deux personnes différentes.
Ce rêve s’est transféré, dit – il,
de l’une à l’autre par le biais du récit
qui en a été fait.
FERENCZI dans son article de 1909 « Transfert et introjection
» parle aussi du transfert comme de la création de
groupes d’idées inconscients. Il indique que la relation
analytique favoriserait cette forme de transaction inconsciente
qui constituerait le creuset de la pensée.
De mon côté, j’ai reçu le témoignage
d’un garçon aveugle qui dit faire certains rêves
en commun avec un de ses copains, aveugle lui aussi et un peu plus
âgé.
Il faut préciser que le premier garçon est en thérapie
avec moi depuis deux ans et que le deuxième l’a été
pendant six ans. Chronologiquement le plus jeune a en quelque sorte
pris le relais de l’autre ce qui a généré
des transferts latéraux.
Il y a, dans la même veine, l’histoire de ce psychanalyste,
dont je ne me souviens pas du nom, qui avait rêvé la
nuit précédente le rêve que son patient était
en train de lui raconter sur le divan. Il n’a publié
cette observation qu’à la fin de sa vie ayant craint
d’être pris pour un fou ou un imposteur par ses collègues.
Ce qu’on appelle aujourd’hui figuration et figurabilité
dans ce champ nouvellement réinvesti par la psychanalyse
des processus de co pensée, n’est donc pas réductible
aux aspects primaires ou précoces de la représentation
tels que l’hallucinatoire archaïque, le pictogramme ou
la représentation d’affect. Il faut plutôt comprendre
ce registre du figurable comme celui dans lequel la pensée
est adressée, reçue et se construit au sein d’un
dispositif dans lequel l’autre, le tiers, est pris à
témoin.
Les effets d’aller et retour de la signification dans le
dialogue font de l’autre un témoin actif qui renvoie
au sujet l’image de son propre processus psychique.
A ce titre, la figurabilité permet l’intégration
de la signification qui, comme on le sait, participe d’une
convention. Il faut se mettre d’accord entre partenaires du
dialogue pour donner une signification à quelque chose. Une
corrélation se recherche, tel est l’enjeu de co interprétation
au cours du dialogue.
La signification en appelle donc à l’autre. Le sens
appelle à témoin. FREUD redécouvre cette logique
du sens méprisée par l’idéologie mécaniciste
triomphante du XIX° ; comme elle est aujourd’hui méprisée
par la pensée gestionnaire mise en position de référent
ultime.
FREUD se rend finalement disponible, sur l’injonction d’une
de ses patientes, à l’écouter. Mais que désigne
ici le mot écouter, si ce n’est le tissage du sens
entre discours du patient et pensée de l’analyste.
L’analyste parle en pensée afin que l’autre
puisse s’entendre, mais ne nous y trompons pas, il s’agit
bien là des boucles du dialogue entre inter et intra subjectivité
telles qu’elles se croisent à l’endroit de l’interprétation.
Sans autre il n’y a rien à raconter, rien à
écouter. Et j’imagine que c’est contre ce destin
qu’a lutté ROBINSON institutionnalisant l’absence
; comme luttent aussi les personnes qui parlent seules, forçats
du dialogue au delà de l’absence de l’autre.
La figuration permet, par exemple, que je me représente
le rêve que me raconte un enfant aveugle. Il me parle de ses
voix de rencontre, de ses enchaînements d’idées
à partir des son expérience auditive. On compare,
on commente. Il s’agit de comprendre ensemble, d’organiser
le monde, de confronter nos expériences. L’expérience
est le fait d’établir des corrélations entre
perceptif et narratif. Va et vient dans les deux sens du corps vécu
qui cherche sa forme psychique et du récit qui cherche sa
correspondance dans le corps vécu.
Le dialogique créé par conséquent un contexte
de significations communes tout en le marquant du signe distinctif
de chaque interlocuteur. De cette paradoxalité du dialogue,
à la fois objet commun et support du singulier, se dégage
une construction possible entre psychanalyse et sémiotique
qui va nous être utile pour une méthodologie de l’accueil
des personnes psycho traumatisées.
En explorant l’expérience clinique des rencontres
enfant – parents – équipe dans le cadre du service
d’accompagnement familial et d’éducation précoce
de l’I.E.S. LESTRADE, apparaît un dispositif institutionnel
produisant des effets psychodynamiques pertinents.
Ce dispositif global à l’échelle du service,
et en particulier des enfants de 0 à 3 ans, s’articule
ainsi :
1 – Première étape : penser les dispositifs
de la prise en charge dans la visée d’instaurer la
relation dans le dialogue (c’est ce qui correspond à
la première phase de la consultation thérapeutique
pour WINNICOTT). On constate que la relation se déployant
dans le dialogue est le véritable terreau du transfert qui
peut alors s’y accrocher (on ne sait jamais à l’avance
à quoi et comment va s’accrocher le transfert, même
si après coup ça apparaît évident),
2 – Lorsque la communication est suffisamment construite
on peut commencer d’analyser en équipe des contenus
d’affects et de représentations qui se transfèrent
(entre usagers et professionnels et entre professionnels.)
3 – Il s’agit maintenant de réintégrer
ces représentations élaborées dans le dialogue
avec l’enfant et les parents, d’une manière qui
respecte les défenses psychiques,
4 – On découvre alors que la restitution par les professionnels
de leur élaboration peut favoriser chez les patients - soit
un transfert positif sur le processus qui se matérialise
par la relance des liaisons psychiques et un investissement accru
du dispositif de rencontres - soit, à l’inverse, les
manifestations d’un transfert négatif. Tout aussi précieux
lorsqu’il s’agit de rétablir une projectivité,
c’est à dire les conditions d’une pensée
à partir d’affects refoulés ou clivés.
5 – Dans le cas du transfert positif on trouve sans surprise
des effets en retour sur l’équipe du type renforcement
de la cohésion, de la dynamique et de la créativité
groupales. Dans le cas du transfert négatif, il faut à
l’équipe une longue pratique de l’élaboration
et de ses effets avant d’admettre l’intérêt
thérapeutique qu’il y a à recevoir et «
héberger » les figures inconscientes de la déliaison
générées par le trauma.
De fait, l’élaboration par l’équipe de
ces figurations négatives a une inestimable valeur thérapeutique
du fait de constituer une voie d’amorce (souvent la seule
praticable) du processus circonvenant les zones de déliaison
psychique.
Ceci dit, travailler la figure du négatif suppose d’y
faire face, d’accepter de se positionner en double pour constituer
une surface de réception, et donc de reconnaître en
soi les traces correspondantes de l’impensable déliaison.
Cela suppose d’analyser dans l’équipe les fantasmes
de crainte de l’effondrement et de disqualification narcissique.
Cela suppose, en somme, de donner du sens à la culpabilité
mélancolique et aux clivages qui résultent des violents
mouvements de haine qui ne manquent pas de se développer
entre parents et institution, et à l’intérieur
des équipes elle – même.
Souvent, par défaut d’élaboration, les équipes
se clivent devant la difficulté faisant alors fonctionner
leurs parties internes comme autant de surfaces projectives dissociées
réverbérant en boucle les effets du trauma.
Les crises institutionnelles ainsi générées
sont vécues dans un sentiment d’échec immuable,
d’impasse kafkaïenne, et sont inconsciemment intégrées
par les professionnels comme une répétition à
la fois tragique et dérisoire dans laquelle les engage leur
destin personnel.
Fonction du jeu de double
Si l’on rapproche ces éléments mis en jeu dans
les rencontres enfant – parents – équipe, avec
le fait que les progrès des enfants les plus malades pris
en psychothérapie apparaissent lorsque ceux – ci amènent
leur thérapeute à participer à un jeu en double,
on entrevoit la conception ferenczienne de « réciprocité
» comme une dialectique générale de l’imitation
et de l’intermodification à l’œuvre dans
la relation humaine. On pourrait dire, du point de vue de la topique
winnicottienne, que l’origine de l’espace psychique
est intermédiaire aux psychismes individuels et que le jeu
d’alternance est le moteur du processus psychique.
Le principe dialogique du jeu d’alternance articule les deux
versants de l’expérience spéculaire et de l’expérience
sociale, comme l’avait exemplairement mis en lumière
Henri WALLON.
WALLON avait eu cette conception d’une construction positionnelle
à l’œuvre dans tout dialogue lorsqu’il écrivait
en 1938 : « La pratique de l’alternance lui fait reconnaître
[à l’enfant] l’altérité dans sa
propre sensibilité, précédemment individe …
[la pratique de l’alternance] finit par rendre possible au
moi de prendre position vis à vis de l’autre. »[3]
Il y a dans ces formules « reconnaître l’altérité
dans sa propre sensibilité » et « prendre position
vis à vis de l’autre », le sens de la construction
relationnelle qui permet au bébé de reconnaître
autrui dés l’âge de cinq ou six mois, alors qu’il
lui faudra atteindre l’âge de deux ans pour aboutir
à s’identifier à l’image de soi dans le
miroir, comme l’a montré René ZAZZO [4].
L’appropriation des logiques relationnelles se réalise
donc en premier. Survient plus tardivement la possibilité
de dire « je » et la possibilité de s’identifier
à sa propre image dans le miroir.
Les parents font habituellement cette même observation lorsqu’ils
remarquent avec jubilation combien leurs bébés sont
malins et développent de subtiles stratégies relationnelles
pour arriver à leurs fins, bien avant l’acquisition
de la parole et bien avant de s’approprier une identité
individuée.
Il y a là un aspect du mystère humain dont le clinicien
ne fait que prendre acte. Mystère de l’affect comme
premier mode de connaissance et base sémiosique qui fait
de celui qui en est coupé un sujet radicalement aliéné.
FREUD pressent cet ordre de choses lorsqu’il formule dans
l’article sur la Négation (1925) : « Le jugement
d’attribution précède le jugement d’existence.
»
Il pense donc lui aussi que le bébé déploie
des liens qui lui permettent de qualifier et de comprendre son environnement
partie par partie, avant de s’appréhender lui –
même et d’appréhender son environnement au travers
de représentations totalisantes.
Observons qu’au cours des jeux de double, les protagonistes
s’imitent tout en imprimant des variations à la séquence
imitative. Il s’agit là d’un dialogue qui fournit
sa structure à la pensée dés son stade d’émergence.
La pensée est d’abord un « agir expressif »
dans le cadre des corps en relation, dirait Christophe DEJOURS.
Les jeux de double semblent ainsi assurer la cohérence psychique
dans l’épreuve de passage d’une identité
primitive combinée à une identité individuée.
Ils sont moteur dans la construction subjective et condensent dans
leur propre forme les figures du lien, de l’autre, et d’un
moi émergeant.
Les jeux de double construisent le lien entre fonction spéculaire
et fonction socialisante par le biais de conduites réglées
qui introduisent alternativement des variations à partir
d’une structure répétitive.
A la manière d’un « Fort – Da »
qui aurait pour objet la relation elle – même, le dialogue
apparaît comme matrice de la symbolisation : à la fois
« médium malléable » selon Marion MILNER
et René ROUSSILLON, et comme « structure rythmique
» au sens de Geneviève HAAG.
Dans la régularité d’une structure imitative,
telle qu’elle se montre dans les jeux avec les bébés
à l’occasion du soin, chaque protagoniste inscrit sa
variation qui lui permet de saisir cet effet de lui sur l’autre
dont il se reconnaît différent.
Je parlerai donc de « miroir de l’effectivité
» opérant sur le mode d’une inter modification
: la marque de mon action sur l’autre attestant de mon existence.
Génétiquement, ce processus spéculaire est
mis en jeu par la relation bien avant l’expérience
du miroir qui n’apparaît plus dés lors que comme
une occurrence particulière et non indispensable de la construction
identitaire dont le principe essentiel est dialogique.
Ce qui explique que les aveugles de naissance se structurent pleinement
du point de vue de la personnalité à condition d’avoir
bénéficié de liens primaires de bonnes qualités.
La clinique de l’enfant aveugle nous permet de soutenir après
Emile JALLEY : « La genèse de l’expérience
spéculaire est liée à un phénomène
plus extensif [que l’expérience du miroir], en l’occurrence
la genèse de l’espace représentatif.
Comprenons donc l’idée d’espace représentatif
comme le potentiel de subjectivation ouvert par la dynamique du
dialogue.
Peut – être que ce développement nous permet
de mieux comprendre de quelle type de blessure psychique sont menacées
les personnes handicapées visuelles, mais aussi d’autres
personnes marquées du signe de l’étranger qui
peinent à éprouver leur existence dés lors
qu’elles sont exclues du dialogue social au quotidien.
Il faut donc aller plus loin et tenter de comprendre comment la
négativité procédant de représentations
culturelles aussi inavouées qu’aujourd’hui illégales,
assigne la personne handicapée à une invisibilité
sociale.
Mise en doute et négation
Si le social réagit à l’accroc imaginaire que
lui fait subir la confrontation au handicap, c’est que celui
- ci met en doute une bonne forme dans l’ordre de la norme.
En réponse à l’accroc subi dans l’imaginaire,
le social répond au sujet porteur de handicap par un regard
chargé de négativité.
Désubjectivant, désocialisant, inconscient de ses
causes et de ses effets, ce regard se retrouve aussi paradoxalement
du côté de la référence psychanalytique
qui reste fixée à la fonction visuelle comme condition
de toute construction psychique. De fait, assigner un tel rôle
à la fonction visuelle constitue une erreur théorique
que ce soit par le biais du « stade du miroir » (LACAN),
ou de « l’interpénétration des regards
» (G. HAAG).
Un certain genre de questions fleurit lors qu’il est question
de cécité :
Comment le moi peut – il se totaliser sans le recours à
l’image visuelle ? Sur quel dispositif le sujet aveugle né
va – t – il s’appuyer pour loger l’expérience
de son corps vécu dans une image de soi ? Comment, autrement
dit, se construit – il une identité hors le dispositif
optique ?
L’aveugle est ainsi désigné du côté
d’un manque fondamental : à la fois celui qui ne peut
pas connaître et celui qui ne peut pas être connu.
Le groupe social pour affirmer sa cohérence normative exprime
de multiple façon, et des plus inattendues, une objection
narcissique au sujet porteur de handicap. En respectant un code
implicite d’évitement - en dévisageant pour
ne pas envisager - le quidam ou l’homme de science adresse
à la personne handicapée une mise en doute de son
existence.
Ici, d’une façon qui ne s’inscrit pas dans la
logique de la psychose, mais qui l’évoque sur le point
du non regard et de la non rencontre, le social se dérobe
en tant que miroir.
S’ouvre alors pour la personne handicapée l’espace
d’une représentation négative et le risque de
s’y conformer, avec en perspective l’issue mélancolique.
Une vignette clinique et une citation illustrent ce propos :
- Une collègue psychomotricienne, qui est aussi rééducatrice
en locomotion, m’a autorisé à transmettre cette
observation qu’elle a souvent l’occasion de faire lorsqu’elle
travaille avec une personne aveugle dans la rue.
« Je remarque, dit – elle, que les gens dans la rue
ne baisse pas le regard lorsqu’ils observent la personne aveugle,
ils la scrutent d’un regard soutenu comme il est incorrect
socialement de le faire. Le plus curieux de la situation est que
je suis scrutée de la même façon. En tant qu’accompagnante
les gens me fixent sans détournement du regard comme si la
personne aveugle et moi formions un tout indissociable. »
- « Malgré le droit à la scolarisation, à
la formation professionnelle et à l’emploi, progressivement
reconnu aux personnes dites « handicapées » au
cours du XX° siècle, les personnes aveugles rencontrent
encore de nos jours de grande difficultés pour s’intégrer
pleinement dans la société française. Par ailleurs
dans un monde « désenchanté », elles sont
toujours en butte à des comportements irrationnels qui conditionnent
- au moins partiellement - la place qui leur est faite dans la société.
»
Dans ce témoignage d’une collègue, comme dans
cette citation de la première phrase de l’introduction
à son livre, « Vivre sans voir, les aveugles dans la
société française du moyen âge à
Louis Braille », l’historienne Zina WEYGAND, ressort
le fait de représentations sociales négatives portant
sur les personnes handicapées.
Négativité et trauma
La négativité est ici référée
à la notion en psychanalyse de « travail du négatif
» qu’André GREEN présente comme «
… une opération primitive de négation. Celle
– ci s’étend des conduites signifiantes verbalisées
ou non, à deux registres : celui du mauvais, de l’inadéquat,
défavorable, à rejeter et celui de ce qui comporte
un vide, un hiatus, une absence. »
L’aide qui peut être apportée aux personnes
affectées de traumatisme psychique du fait d’être
exposés à la négativité sociale à
ceci d’improbable qu’elle passe par une analyse pertinente
des contre transferts. L’analyse du contre transfert ne se
fait que si on est convaincu en clinique qu’il s’agit
d’une condition thérapeutique incontournable. Car tout
du sujet y résiste, fût – il thérapeute.
Comme le rappelle WINNICOTT dans son article « La haine dans
le contre – transfert ».
C’est là que l’historien vient en aide au clinicien,
lui disant en quelque sorte : « Tu ne rêve pas, le trauma
que tu rencontres dans ta pratique, j’en montre les causes
dans l’histoire des mentalités : les représentations
sociales négatives à l’endroit du handicap ont
fonctionné et continuent de fonctionner. »
FREUD disait que le trauma est un corps étranger dans la
psyché. On peut dire aussi que le monde devient un corps
étranger pour le traumatisé, les significations du
monde qu’il avait construites lui étant devenues étrangères
par déliaison entre affects et représentations. Ainsi
le sujet entre t – il dans un état de rupture psychique
qui est le négatif de son expérience de vie déterminée
par le relatif continuum des corrélations signifiantes, d’une
expérience vécue à l’autre.
La négativité sociale est donc porteuse de trauma
pour l’étranger, le déclassé, comme pour
la personne handicapée. Ce qui fait dire à Charles
GARDOU et Julia KRISTEVA: aujourd’hui il est urgent de «
désinsulariser les personnes en situation de handicap. »
Cette urgence est l’indice saillant de la négativité
à l’œuvre dans le social. Le processus d’insularisation
subjective est une évidence dés l’annonce médicale
du handicap. Annonce le plus souvent vécue par les parents
comme un reproche qui leur est fait et, en tout cas, qu’ils
s’adressent à eux – mêmes, dans la douleur.
Sans doute que de tels effets subjectifs ne sont pas entièrement
évitables.
Il est certain, en revanche, qu’il sont aggravés du
seul fait de ne pas être accueillis dans un véritable
dispositif d’accompagnement. Le plus souvent à la va
- vite, dans un climat de gène intense et un mouvement inconscient
d’expulsion qui inscrit le signe du rejet dans la nouvelle
constellation familiale.
Au cours des psychothérapies avec les jeunes déficients
visuels, les jeunes aveugles, c’est cette signature symbolique
négative qui doit être métaphorisée pour
délivrer le désir de représentation.
Le moment de l’annonce du handicap est donc le moment introductif
d’une négativité, l’installation d’une
cause traumatique dans le système intersubjectif familial.
L’annonce n’est pas seulement cause traumatique datée,
elle est aussi introduction dans le psychisme familial d’une
épine traumatique permanente.
Ce qui explique que parfois, contre toute attente, les efforts
rééducatifs compensateurs et palliatifs s’avèrent
insuffisants pour permettre une intégration et une croissance
psychiques homogènes du petit enfant aveugle de naissance.
Le développement psychologique semble refuser de s’harmoniser
et persiste à s’organiser en secteurs de progrès
qui ne débouchent pas sur un nouvel équilibre global.
Je ne veux pas dire que palliation et compensation ne constituent
pas des niveaux de réponse indispensables. Je mets simplement
l’accent sur le fait que lorsque les résultats des
divers efforts éducatifs et rééducatifs ne
conduisent pas vers une reprise de l’élan développemental
et de l’intégration psychique - alors même qu’il
n’y a pas de limitation constitutionnelle - c’est qu’il
y a quelque chose d’autre à penser et à mettre
en pratique du côté de l’équipe et des
parents.
Penser cette autre chose, c’est penser la négativité
à l’œuvre dans le contexte social telle qu’elle
apparaît sans fard dés qu’il est concrètement
question d’intégration en milieu ordinaire, d’aménagements
pour l’accessibilité, bref, de l’émergence
concrète de la personne handicapée dans l’espace
social.
En guise de conclusion.
La souffrance sociale des personnes en situation de handicap apparaissant
comme une quasi constante, il en ressort une question pour chacun,
thérapeute, travailleur social et enseignant ; mettre en
perspective les paradoxes qu’elle recouvre est une condition
de la rencontre avec la personne en situation de handicap et avec
sa famille.
Car le fait qu’il existe des lois en faveur des personnes
handicapées est la réponse à un désir
inconscient en leur défaveur. Ceci du fait même que
toute loi vise un désir pour l’interdire et, par la
même, le reconnaître. Le décalogue n’interdirait
pas le meurtre si le désir de meurtre n’était
présent dans le psychisme humain, et ainsi de suite pour
chaque interdit.
Comme le rappelait encore récemment Michel BALAT : à
chaque loi correspond un désir.
S’il y a des lois pour défendre l’inclusion
des personnes handicapées, c’est qu’il existe
dans le social le désir de les exclure ; et, comme les lois
modernes interdisent le rejet extra muros - à la manière
des romains ou, inversement le rejet par renfermement comme à
l’âge classique - le désir d’ostracisme
à leur égard mobilise d’autant le déni,
c’est à dire le double langage.
En témoignent ces invraisemblables paradoxes auxquels peuvent
aboutir certains projets d’intégration scolaires.
En témoignent aussi le démantèlement de certaines
classes en milieu spécialisé qui offraient l’ambiance
thérapeutique la plus pertinente pour des enfants au développement
psychologique particulièrement fragile.
Je ne dis pas que la politique d’intégration en milieu
ordinaire n’est pas souhaitable.
Je dis au contraire que si on n’en comprend pas avec suffisamment
de netteté le risque dénégateur à la
fois du besoin relationnel de l’enfant handicapé et
de la réalité actuelle de l’école, on
prend le risque d’aboutir à des situations nuisibles
à la fois au développement global de l’enfant
et à la disponibilité des collectifs accueillants.
Nous avons à apprendre à la fois des personnes vulnérabilisées
et des processus sociaux qui les vulnérabilisent dont nous
sommes aussi les acteurs inconscients.
D’où il apparaît que nous sommes pris dans un
conflit de loyauté porteur d’un risque de démaillage
narcissique. De quel bord sommes nous donc ?
Ce conflit est à la fois inévitable et partiellement
analysable.
Il est très probablement un facteur actif dans les symptomatologies
psychasthéniques qui prolifèrent chez les professionnels,
l’élaboration de la haine inconsciente n’étant
pas seulement un enjeu pour les parents et l’enfant en thérapie.
N’oublions pas que la haine inconsciente est la ressource
du sujet mis en position de survie psychique, (R. PUYUELO).
Il n’est donc pas étonnant de la trouver mobilisée
dans les systèmes de défense des personnes traumatisées
et, en miroir, dans les équipes chargées de les aider.
La haine est le plus souvent contre investie de toutes les manières
possibles et en particulier par l’idée qu’il
y aurait un bénéfice à tirer du trauma. Bénéfice
narcissique d’être un parent, un professionnel ou une
équipe exemplaire.
La voie de l’élaboration dans le chaos du traumatique
est à la fois plus simple et plus exigeante. Il s’agit
de maintenir le dialogue pour le cheminement du sens qui recréé
à chaque fois le dispositif de la rencontre.
[1] Intervention pour les XXXVI° journées, A.L.F.P.H.V.,
3, 4,5 Juin 2005, Paris….
[2] Psychologue clinicien, I.E.S. LESTRADE, Ramonville Saint Agne,
31520.
[3] Henri WALLON, « La vie mentale », 1938
[4] René ZAZZO, « Où en est la psychologie
de l’enfant ? », 1983, Denoël – Gonthier.
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