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Prostitution Le modèle suédois
de notre envoyé spécial Axel Gyldén
L'Express du 03/04/2003

Origine http://isabelle-alonso.com/forum/read.php?f=1&i=627&t=627

En Suède, depuis 1999, une loi unique au monde prohibe l'amour tarifé en punissant les clients. Une initiative parfois controversée, mais que le gouvernement aimerait exporter

Voilà quatre ans, Lilya est morte en sautant d'un pont. A l'époque, les journaux ont retracé sa courte existence. Elle tient en quelques lignes. Enfant enjouée, née en Lituanie, elle tombe, à l'âge de l'adolescence, dans les filets de la mafia. «Exportée» en Suède, elle se prostitue dans un appartement de la périphérie de Malmö (sud). Battue, violée, terrorisée, la jeune prisonnière s'évade après quelques semaines d'enfer, un jour où son geôlier oublie de l'enfermer à clef. Fuite éperdue: Lilya dévale l'immeuble, détale dans la banlieue blafarde, court à perdre haleine mais ne sait où aller. Elle pleure à chaudes larmes. La voici sur le pont d'une autoroute. Elle hésite un instant. Enjambe la balustrade… Elle avait 15 ans.

La peur de voir son nom s'étaler dans les colonnes des tabloïds

De cette tragédie Lukas Moodysson, 34 ans, peut-être le cinéaste suédois le plus important depuis Ingmar Bergman, a tiré un film choc (en salles le 16 avril) récemment récompensé par cinq scarabées d'or, l'équivalent de nos césars. Un long-métrage qui, outre ses qualités artistiques, pose une question: la Suède aurait-elle échoué a éradiquer la prostitution, ainsi qu'elle en affiche l'ambition depuis plusieurs années?

Entrée en vigueur le 1er janvier 1999, la loi controversée - et unique au monde - sur l' «achat de services sexuels» prohibe l'amour tarifé en punissant les clients. Mais elle épargne les prostituées, qui, selon le gouvernement, doivent «par principe être considérées comme des victimes, non des coupables». Quatre ans plus tard, le bilan de cette législation, empreinte de morale luthérienne et qui s'inscrit dans le contexte de la promotion de l'égalité des sexes, reste contrasté. Aucune peine d'emprisonnement n'a été prononcée à ce jour. Et seulement 200 clients, pris en flagrant délit de transaction financière avec une fille de joie, ont été condamnés à des amendes.

Le nombre de ces condamnations peut paraître faible. Dans les faits, ces sanctions ont pourtant fait disparaître la prostitution de la voie publique. Car, en Suède, la peur de voir leurs noms s'étaler dans les colonnes des tabloïds suffit à faire fuir les clients. Sur le pavé de Malmskillnadgatan, la rue du centre de Stockholm où des dizaines de dames aguichaient naguère les torskar («morues», c'est-à-dire «michetons» en argot suédois) ne subsistent qu'une poignée de camées bien connues des services sociaux.

A l'hôtel Sheraton de Stockholm, autrefois réputé pour ses escort girls de luxe venues de Moscou ou Saint-Pétersbourg, les belles de nuit ont depuis longtemps déserté le piano-bar. Maintenant, ce sont les hôteliers eux-mêmes qui prennent les devants et alertent la police lorsqu'ils suspectent quelque chose de louche. La raison de cette vigilance zélée? «Le pire cauchemar serait pour eux de se retrouver à la Une du journal télévisé», explique le commissaire de police Kenneth Fredlund, enquêteur sur les réseaux de prostitution.


«Les hommes jeunes approuvent plus la loi que ne le font les messieurs d'âge mûr»

Pour la députée Inger Segelström, auteur de la loi et présidente de la Fédération des femmes sociales-démocrates, le principal mérite de la législation est l'adhésion populaire dont elle fait l'objet: «L'immense majorité des Suédois - 86% - approuve la criminalisation des clients. Nous avons réussi à convaincre les hommes qu'acheter un corps de femme est illégitime. C'est d'ailleurs la seule façon de freiner la prostitution. Preuve que les mentalités évoluent: les hommes jeunes approuvent plus la loi que ne le font les messieurs d'âge mûr.»

Cependant, si la prostitution «de rue» a disparu, celle «d'appartement» n'a pas vraiment reculé. Selon le commissaire Per-Uno Hågestam, qui dirige la police de Stockholm, elle a même «légèrement augmenté»: «Dans les environs de la capitale, 10 ou 12 logements font actuellement office de maisons closes contrôlées par des souteneurs originaires de Russie, d'Europe centrale, du Moyen-Orient.» A Malmö, deuxième ville du pays, d'autres appartements font également l'objet d'une discrète surveillance. Enfin, dans l'extrême nord du pays, au-delà du cercle polaire, là où se rejoignent les frontières finlandaise, norvégienne et suédoise, les proxénètes russes venus de Mourmansk ou d'Arkhangelsk sont également très actifs.

Une «marchandise» livrée à domicile

L'été, munis de visas de tourisme, ils prennent leurs quartiers dans les campings de Finlande, en compagnie de leur «écurie». En fin de semaine, les clients suédois, norvégiens, finlandais viennent faire leur marché dans cette ambiance champêtre. Ils louent pour quarante-huit heures une jeune femme qu'ils ramènent chez eux le temps d'un week-end. Quelquefois, le bordel devient ambulant. Au volant d'un minibus ou d'un camping-car, des maquereaux-VRP sillonnent la région du soleil de minuit. A leur clientèle d'habitués contactés par téléphone portable ils livrent la «marchandise» à domicile.

Tous ces exemples semblent donner raison aux adversaires de la législation suédoise. Selon eux, la prohibition repousse les prostituées dans la sphère d'une plus grande clandestinité, les exposant à des dangers et à des violences plus graves. Pourtant, cette causalité n'est pas démontrée. «Il s'agit d'une illusion d'optique: en fait, la loi est entrée en vigueur au moment où les mafias de l'Est déferlaient sur la Suède et l'Europe», rectifie l'inspecteur Kajsa Wahlberg, de la police nationale, spécialiste des trafics d'êtres humains. Elle explique: «Nos écoutes téléphoniques l'ont révélé: les mafieux considèrent la Suède comme un marché difficile. L'impossibilité de placer des filles sur le trottoir les oblige à posséder des véhicules pour faire du porte-à-porte en parcourant des dizaines de kilomètres. Ils doivent, en outre, disposer non pas d'un seul mais de plusieurs appartements, de manière à les utiliser alternativement et, ainsi, ne pas éveiller les soupçons de voisins. Ce temps perdu, ainsi que l'addition des contraintes logistiques, complique la vie des proxénètes et nuit à la rentabilité de leur entreprise.»

Que la prostitution ait «très légèrement augmenté» (comme l'affirme la police) ou «nettement reculé» (comme le prétendent les féministes), une chose est sûre: la Suède est le seul pays d'Europe occidentale à n'avoir pas été submergé par la déferlante des filles de l'Est consécutive à la chute du mur de Berlin. Alors qu'elles sont un demi-million dans l'Union européenne, ces dernières seraient au maximum 500 sur l'ensemble du territoire de ce pays de 9 millions d'habitants, qui, de toute façon, n'a jamais été un haut lieu du commerce de la chair.

Forte de ce qu'elle considère être un «début encourageant», la Suède ambitionne maintenant d'exporter sa législation vers les autres pays de l'Union européenne. C'est l'une des priorités affichées des féministes, qui sont nombreuses dans les allées du pouvoir. A l'issue d'une projection de Lilya 4-ever spécialement organisée au Parlement pour les députés, Margareta Vinberg, vice-Premier ministre et chargée du portefeuille de l'Egalité entre les sexes, a eu l'idée de demander à toutes les ambassades de Suède du Vieux Continent de faire la promotion du film de Lukas Moodysson. Et d'organiser des conférences sur le «modèle antiprostitution suédois».

«La Norvège et la Finlande réfléchissent sérieusement à la possibilité d'adopter notre législation», affirme Gunilla Ekberg. Conseillère spéciale du gouvernement pour la prostitution et coordinatrice de la campagne internationale d'information lancée l'année dernière dans les républiques baltes et les pays nordiques, elle risque un pari: «Dès qu'un deuxième pays aura adopté notre législation, d'autres gouvernements, j'en suis convaincue, seront prêts à nous suivre.» A condition, toutefois, que la vie politique se féminise davantage. En Suède, le Parlement qui a voté la loi comptait 45% de femmes. Ceci explique sans doute cela…