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Origine http://isabelle-alonso.com/forum/read.php?f=1&i=627&t=627
En Suède, depuis 1999, une loi unique au monde prohibe l'amour
tarifé en punissant les clients. Une initiative parfois controversée,
mais que le gouvernement aimerait exporter
Voilà quatre ans, Lilya est morte en sautant d'un pont.
A l'époque, les journaux ont retracé sa courte existence.
Elle tient en quelques lignes. Enfant enjouée, née
en Lituanie, elle tombe, à l'âge de l'adolescence,
dans les filets de la mafia. «Exportée» en Suède,
elle se prostitue dans un appartement de la périphérie
de Malmö (sud). Battue, violée, terrorisée, la
jeune prisonnière s'évade après quelques semaines
d'enfer, un jour où son geôlier oublie de l'enfermer
à clef. Fuite éperdue: Lilya dévale l'immeuble,
détale dans la banlieue blafarde, court à perdre haleine
mais ne sait où aller. Elle pleure à chaudes larmes.
La voici sur le pont d'une autoroute. Elle hésite un instant.
Enjambe la balustrade… Elle avait 15 ans.
La peur de voir son nom s'étaler dans les colonnes
des tabloïds
De cette tragédie Lukas Moodysson, 34 ans, peut-être
le cinéaste suédois le plus important depuis Ingmar
Bergman, a tiré un film choc (en salles le 16 avril) récemment
récompensé par cinq scarabées d'or, l'équivalent
de nos césars. Un long-métrage qui, outre ses qualités
artistiques, pose une question: la Suède aurait-elle échoué
a éradiquer la prostitution, ainsi qu'elle en affiche l'ambition
depuis plusieurs années?
Entrée en vigueur le 1er janvier 1999, la loi controversée
- et unique au monde - sur l' «achat de services sexuels»
prohibe l'amour tarifé en punissant les clients. Mais elle
épargne les prostituées, qui, selon le gouvernement,
doivent «par principe être considérées
comme des victimes, non des coupables». Quatre ans plus tard,
le bilan de cette législation, empreinte de morale luthérienne
et qui s'inscrit dans le contexte de la promotion de l'égalité
des sexes, reste contrasté. Aucune peine d'emprisonnement
n'a été prononcée à ce jour. Et seulement
200 clients, pris en flagrant délit de transaction financière
avec une fille de joie, ont été condamnés à
des amendes.
Le nombre de ces condamnations peut paraître faible. Dans
les faits, ces sanctions ont pourtant fait disparaître la
prostitution de la voie publique. Car, en Suède, la peur
de voir leurs noms s'étaler dans les colonnes des tabloïds
suffit à faire fuir les clients. Sur le pavé de Malmskillnadgatan,
la rue du centre de Stockholm où des dizaines de dames aguichaient
naguère les torskar («morues», c'est-à-dire
«michetons» en argot suédois) ne subsistent qu'une
poignée de camées bien connues des services sociaux.
A l'hôtel Sheraton de Stockholm, autrefois réputé
pour ses escort girls de luxe venues de Moscou ou Saint-Pétersbourg,
les belles de nuit ont depuis longtemps déserté le
piano-bar. Maintenant, ce sont les hôteliers eux-mêmes
qui prennent les devants et alertent la police lorsqu'ils suspectent
quelque chose de louche. La raison de cette vigilance zélée?
«Le pire cauchemar serait pour eux de se retrouver à
la Une du journal télévisé», explique
le commissaire de police Kenneth Fredlund, enquêteur sur les
réseaux de prostitution.
«Les hommes jeunes approuvent plus la loi que ne le
font les messieurs d'âge mûr»
Pour la députée Inger Segelström, auteur de
la loi et présidente de la Fédération des femmes
sociales-démocrates, le principal mérite de la législation
est l'adhésion populaire dont elle fait l'objet: «L'immense
majorité des Suédois - 86% - approuve la criminalisation
des clients. Nous avons réussi à convaincre les hommes
qu'acheter un corps de femme est illégitime. C'est d'ailleurs
la seule façon de freiner la prostitution. Preuve que les
mentalités évoluent: les hommes jeunes approuvent
plus la loi que ne le font les messieurs d'âge mûr.»
Cependant, si la prostitution «de rue» a disparu, celle
«d'appartement» n'a pas vraiment reculé. Selon
le commissaire Per-Uno Hågestam, qui dirige la police de Stockholm,
elle a même «légèrement augmenté»:
«Dans les environs de la capitale, 10 ou 12 logements font
actuellement office de maisons closes contrôlées par
des souteneurs originaires de Russie, d'Europe centrale, du Moyen-Orient.»
A Malmö, deuxième ville du pays, d'autres appartements
font également l'objet d'une discrète surveillance.
Enfin, dans l'extrême nord du pays, au-delà du cercle
polaire, là où se rejoignent les frontières
finlandaise, norvégienne et suédoise, les proxénètes
russes venus de Mourmansk ou d'Arkhangelsk sont également
très actifs.
Une «marchandise» livrée à domicile
L'été, munis de visas de tourisme, ils prennent leurs
quartiers dans les campings de Finlande, en compagnie de leur «écurie».
En fin de semaine, les clients suédois, norvégiens,
finlandais viennent faire leur marché dans cette ambiance
champêtre. Ils louent pour quarante-huit heures une jeune
femme qu'ils ramènent chez eux le temps d'un week-end. Quelquefois,
le bordel devient ambulant. Au volant d'un minibus ou d'un camping-car,
des maquereaux-VRP sillonnent la région du soleil de minuit.
A leur clientèle d'habitués contactés par téléphone
portable ils livrent la «marchandise» à domicile.
Tous ces exemples semblent donner raison aux adversaires de la
législation suédoise. Selon eux, la prohibition repousse
les prostituées dans la sphère d'une plus grande clandestinité,
les exposant à des dangers et à des violences plus
graves. Pourtant, cette causalité n'est pas démontrée.
«Il s'agit d'une illusion d'optique: en fait, la loi est entrée
en vigueur au moment où les mafias de l'Est déferlaient
sur la Suède et l'Europe», rectifie l'inspecteur Kajsa
Wahlberg, de la police nationale, spécialiste des trafics
d'êtres humains. Elle explique: «Nos écoutes
téléphoniques l'ont révélé: les
mafieux considèrent la Suède comme un marché
difficile. L'impossibilité de placer des filles sur le trottoir
les oblige à posséder des véhicules pour faire
du porte-à-porte en parcourant des dizaines de kilomètres.
Ils doivent, en outre, disposer non pas d'un seul mais de plusieurs
appartements, de manière à les utiliser alternativement
et, ainsi, ne pas éveiller les soupçons de voisins.
Ce temps perdu, ainsi que l'addition des contraintes logistiques,
complique la vie des proxénètes et nuit à la
rentabilité de leur entreprise.»
Que la prostitution ait «très légèrement
augmenté» (comme l'affirme la police) ou «nettement
reculé» (comme le prétendent les féministes),
une chose est sûre: la Suède est le seul pays d'Europe
occidentale à n'avoir pas été submergé
par la déferlante des filles de l'Est consécutive
à la chute du mur de Berlin. Alors qu'elles sont un demi-million
dans l'Union européenne, ces dernières seraient au
maximum 500 sur l'ensemble du territoire de ce pays de 9 millions
d'habitants, qui, de toute façon, n'a jamais été
un haut lieu du commerce de la chair.
Forte de ce qu'elle considère être un «début
encourageant», la Suède ambitionne maintenant d'exporter
sa législation vers les autres pays de l'Union européenne.
C'est l'une des priorités affichées des féministes,
qui sont nombreuses dans les allées du pouvoir. A l'issue
d'une projection de Lilya 4-ever spécialement organisée
au Parlement pour les députés, Margareta Vinberg,
vice-Premier ministre et chargée du portefeuille de l'Egalité
entre les sexes, a eu l'idée de demander à toutes
les ambassades de Suède du Vieux Continent de faire la promotion
du film de Lukas Moodysson. Et d'organiser des conférences
sur le «modèle antiprostitution suédois».
«La Norvège et la Finlande réfléchissent
sérieusement à la possibilité d'adopter notre
législation», affirme Gunilla Ekberg. Conseillère
spéciale du gouvernement pour la prostitution et coordinatrice
de la campagne internationale d'information lancée l'année
dernière dans les républiques baltes et les pays nordiques,
elle risque un pari: «Dès qu'un deuxième pays
aura adopté notre législation, d'autres gouvernements,
j'en suis convaincue, seront prêts à nous suivre.»
A condition, toutefois, que la vie politique se féminise
davantage. En Suède, le Parlement qui a voté la loi
comptait 45% de femmes. Ceci explique sans doute cela…
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