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Le système de la prostitution. Une violence à l'encontre des femmes
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Le système de la prostitution. Une violence à l'encontre des femmes

I- Le système de la prostitution, contexte géopolitique en France

1. Affirmation de la position abolitionniste de la France au niveau international
Lors de la Conférence internationale des Nations-Unies sur les Femmes, Beijing + 5, qui s’est tenue en juin 2000 à New York, la Secrétaire d’Etat aux Droits des Femmes, Madame Nicole Péry, a affirmé avec force que la prostitution et la traite aux fins d’exploitation sexuelle constituaient une violence à l’encontre des femmes. Pour la première fois, la France proclamait solennellement ce principe symbolique ; elle a été saluée, à ce titre, par de nombreuses associations de femmes à travers le monde. Cette confirmation de l’attachement de la France aux dispositions de l’article 6 du CEDAW(1) ainsi qu’à celles de la Convention du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution d’autrui, n’avait pas été formulée avec une telle vigueur depuis de longues années dans une enceinte internationale. Quelques semaines auparavant, le 17 mai 2000 précisément, Madame Martine Aubry, Ministre de l’emploi et de la Solidarité, soutenait la position abolitionniste de la France à l’Assemblée Nationale à l’occasion d’une question au gouvernement. De même, en juin 2000, lors des négociations à Vienne pour la Convention des Nations-unies sur la Criminalité Transnationale Organisée et son protocole sur la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, la délégation française a adopté une position déterminante afin que les termes retenus s’agissant de la définition de la traite ne constituent pas une régression par rapport aux principes universels défendus dans la Convention de 1949, CEDAW et la Convention relative aux Droits de l’Enfant.
Depuis plusieurs années, en effet, en raison des divergences fondamentales d’approche entre les pays de l’Union Européenne, le mot prostitution est évité et tend même à disparaître des textes pour ne pas risquer de casser un nécessaire consensus. Le sursaut politique de la France lors des négociations à Vienne a permis d’insuffler un élan, générateur de nouvelles interrogations sur la prostitution et la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle. Lors de cette négociation ardue, la France a été soutenue dans ses positions par de nombreux pays d’Asie, d’Amérique Latine et d’Afrique. Cent quarante ONG des Droits humains et des Droits des Femmes, sous l’égide du Réseau International des Droits Humains, se sont mobilisées à travers le monde afin d’empêcher que cette nouvelle convention internationale ne soit en contradiction avec les textes universels existants. Durant la session de juin 2000, à la suite des pressions exercées par certains pays ayant des intérêts conséquents dans l’industrie du sexe et alors que la définition de la traite semblait en danger risquant en cela de signer la mise à mort déguisée de la Convention du 2 décembre 1949 et de l’article 6 du CEDAW, la France a sans équivoque réaffirmé les principes abolitionnistes. Cette parole sans compromission, émanant d’un pays ayant un poids conséquent dans le système des Nations Unies, a ouvert une voie autorisant à une écrasante majorité de pays à libérer une parole, et pour la première fois à " briser un silence " qui régnait depuis de nombreuses années dans les discussions internationales et régionales sur ces sujets(2).

2. Les incohérences de la position française dans son application sur le territoire national, le rapport de la Sénatrice Dinah Derycke
Alors que la France affirmait ces principes sur la scène internationale, il devenait urgent de se pencher plus avant sur les politiques mises en place au niveau national. Ces dernières étaient-elles cohérentes avec la position abolitionniste que la France défendait avec tant d’ardeur sur la scène internationale ? La Délégation du Sénat aux Droits des Femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, sous la présidence de la Sénatrice Dinah Derycke - qui suivait de très près les négociations en cours au niveau international – engagea une réflexion sur les politiques publiques de lutte contre le système de la prostitution en France. Il est significatif que le premier rapport d’activité de la Délégation, créée en vertu de la loi n° 99-585 du 12 juillet 1999, ait été consacré plus spécialement à ces questions. Comme le souligne l’introduction de ce rapport, la prostitution est un " problème complexe, voire insoluble, sujet politique peu porteur ", elle " est rarement abordée par la classe politique ". " Elle touche directement aux rapports hommes/femmes dans nos sociétés, au problème de l’égalité ou plutôt de l’inégalité des sexes. "
A la suite de ce rapport mettant en lumière certaines incohérences fondamentales dans l’application de la position abolitionniste de la France, le Premier Ministre Lionel Jospin a chargé la Sénatrice Dynah Derycke d’une mission temporaire auprès du Ministère de l’Emploi et de la Solidarité.(3) Frappée par la maladie au printemps 2001, Madame Dinah Derycke n’a pas pu s’acquitter de ce mandat.(4)

3. La Traite des personnes dans l’actualité
Après la signature à Palerme de la Convention CTO et du Protocole sur la traite des personnes, et face à l’urgence de la situation en France, plusieurs associations ont accepté de s’unir sur un texte commun rédigé à l’initiative de Monsieur Philippe Boudin, ancien Directeur du Comité Contre l’Esclavage Moderne et de Madame Claude Boucher, directrice des Amis du Bus des Femmes.
Aucune association luttant contre les violences à l’encontre des femmes, aucune association féministe travaillant sur la traite et la prostitution depuis de longues années, n’a été sollicitée pour participer aux travaux de cette plate-forme. Par ailleurs, dans le texte de la plate-forme, les seules références aux instruments internationaux sont l’article 4 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et le nouveau protocole des Nations Unies sur la traite des personnes. En revanche, aucune référence à la convention de 1949 ou à l’article 6 du CEDAW n’y figure.
Le but louable de cette Plate-Forme était de mobiliser les politiques contre le fléau que constitue la traite des êtres humains, et plus particulièrement d’attirer leur attention sur le fait que les victimes ne bénéficiaient d’aucune réelle protection sur le territoire français. Les associations soulignaient, alors, que tout ce qui pouvait être entrepris tenait plutôt du " bricolage ".
Afin de permettre à ces associations très différentes - Abolitionnistes, Santé communautaire ou Droits de la personne humaine - de mener ensemble un travail efficace, il fut décidé que seule la problématique de la traite serait analysée en la distinguant de la prostitution pour éviter de susciter un débat contradictoire.
Au lendemain de la victoire à Vienne sur la définition de la traite, des plates-formes de ce type ont été élaborées dans d’autres régions du monde, tentant de réunir des associations pro-prostitution abolitionnistes. L’argument utilisé est toujours le même : " sur la traite nous sommes tous d’accord, évacuons du débat le sujet de la prostitution "(7)
Interpellée par la Plate-Forme, Madame la députée Christine Lazerges, vice-présidente de l’Assemblée Nationale, impulsa en mars 2001 la création d’une Mission d’information commune sur les diverses formes de l’esclavage moderne.(8)
Dans le courant de l’année 2001, d’autres groupes de travail ont également été mis en place, dont celui du Conseil National de l’Aide aux Victimes (CNAV) rattaché à la Chancellerie. Enfin, la Délégation aux Droits des femmes et à l’égalité des chances entre les femmes et les hommes du Conseil Economique et Social a rédigé une étude intitulée " L’esclavage moderne en France ", finalisée le 12 décembre 2001.
1 L'article 6 de la Convention pour l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'encontre des femmes (CEDAW, 1979) précise que les Etats parties doivent prendre " toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour supprimer sous toutes leurs formes, le trafic de femmes et l'exploitation de la prostitution des femmes "
2 Voir guide du Nouveau Protocole des Nations Unies sur la Traite des Personnes, par Dr.Janice Raymond, publié sous l'égide du Collectif Article Premier, le Lobby Européen des Femmes, L'Association des Femmes de l'Europe Méridionnale, la Coalition Contre la Traite des Femmes et le Mouvement pour l'Abolition de la Prostitution et de la pornographie et de toutes formes de violences sexuelles et discriminations sexiste
(publication en espagnol également soutenue par la Direction Générale de la Femme du Gouvernement de Madrid)
3 Dans le cadre des dispositions de l'article LO 297 du code électoral, publié au JO le 17 février 2001.
4 Dinah Derycke est décédée le 20 janvier 2002. Ses obsèques eurent lieu le 24 janvier 2002, précisément le jour où la nouvelle proposition de loi concernant les différentes formes de lutte contre l'esclavage aujourd'hui était présentée à l'Assemblée Nationale en première lecture.
5 A son origine, la Plate Forme comptait l'Amicale du Nid, l'ALC Nice, Autres Regards, Antigone, les Amis du Bus des Femmes, la Ligue des Droits de l'Homme, la CIMADE et Philippe Boudin à titre personnel. A ce jour, la CIMADE et La Ligue des Droits de l'Homme ont quitté la Plate forme.
6 Comme la Coordination Française pour le Lobby Européen des Femmes, le Collectif Droit des Femmes, la Marche Mondiale France, Le Collectif Féministe Contre le Viol, l'Association Européenne contre les Violences Faites aux Femmes au Travail, l'Association des Femmes de l'Europe Méridionale, le Mouvement pour l'Abolition de la Prostitution et de la Pornographie et toutes formes de violences sexuelles et sexistes qui représente la Coalition Contre la Traite des Femmes Europe.
7 Dans le même sens, on retrouve ce nouveau type d'approche lors de l'audition publique du 27 novembre 2001organisée par la députée européenne Martine Roure : " nous ne traitons pas du sujet de la prostitution, mais de la traite des êtres humains et la traite des femmes en particulier. Nous ne mélangerons pas les deux sujets ainsi nous éviterons d'aborder des sujets qui ouvriraient d'autres portes et qui nous permettraient de discuter pendant des heures. " De même, Monsieur Serge Delheure, Directeur de la DDASS des Bouches du Rhône ouvrait la conférence " prostitution : singulier…plurielle " organisée par l'association Autres Regards par ces mots : : " je n'ouvrirai pas ici le débat abolitionnisme/réglementation, parce que nous n'avons pas à partir sur des dogmes. "
8 Le rapport final a été enregistré à la Présidence de l'Assemblée Nationale le 12 décembre 2001


II- Définition et méthodologie

1. La Prostitution : une violence à l’encontre des femmes
Cette nécessaire sensibilisation à la question de la traite et l’écho impressionnant rencontré dans les médias ont eu pour effet de masquer, au cours de l’année 2001, l’impulsion donnée par la Sénatrice Dinah Derycke sur les problèmes posés par le système prostitutionnel dans sa globalité et les réponses à y apporter. Le présent rapport – conçu comme un rapport d’étape compte tenu de l’étendue de la question - s’inscrit, en outre, dans la continuité de la dynamique engagée par la Secrétaire d’Etat aux Droits des Femmes, Nicole Péry, depuis Beijing + 5, notamment à travers la tenue, le 25 janvier 2001, des Assises Nationales contre les Violences à l’encontre des Femmes. Plus récemment encore, lors de la Conférence des ministres de l’Egalité de l’Union européenne réunie le 19 février 2002 à Saint-Jacques de Compostelle, consacrée à l’initiative de la présidence espagnole, à la thématique des violences envers les femmes, Madame Péry a eu l’occasion de réitérer sa volonté politique en ce domaine.
Au-delà du symbole que constitue la reconnaissance du système de prostitution comme une violence à l’encontre des femmes, ce rapport tentera de rendre visible ce qui a trop longtemps été enfermé dans une chape de silence.
Les résistances puissantes, dues parfois aux incohérences structurelles mises en lumière dans le rapport Derycke, qui empêchent que le " silence puisse être brisé " seront analysées.
Afin de parvenir à " briser ce silence ", il est nécessaire de décrire comment celui-ci se structure : du silence individuel au silence social et politique ; de l’ambivalence des discours et des politiques parfois contradictoires ; du déni qui en lui-même constitue une violence, qui influe sur des stéréotypes archaïques des rôles sexués et dont la pérennité, sous couvert de liberté constitue un réel danger pour l’accès à l’égalité entre les femmes et les hommes.
Le rapport détaillera donc ce jeu de clair-obscur, entre le tolérable et l’intolérable, le visible et l’invisible, le morcellement du corps prostitué mis en parallèle avec le morcellement du corps social et des politiques suivies en la matière. Il décrira cette guerre des mots au niveau international, européen et national mais aussi sur le terrain entre les différentes institutions travaillant auprès des femmes prostituées. Ce rapport proposera des recommandations, dans la filiation de celles émises par la Délégation aux Droits des femmes du Sénat, dans le but de concourir à " briser le silence " et de permettre une prise en charge sociale globale de la prostitution dans une perspective abolitionniste et de lutte contre les violences à l’encontre des femmes.
La prostitution doit désormais être considérée comme une violence à l’encontre des femmes. En ce sens, avoir consacré les premiers travaux de la Commission Nationale sur les Violences envers les Femmes à la problématique de la prostitution a une portée symbolique. L’enquête ENVEFF n’avait en effet pas intégré le champ de la prostitution. Or, la prostitution est un des éléments constitutifs de la violence à l’encontre des femmes tout comme la traite est une des manifestations de l’exploitation de la prostitution. Comme le soulignait Isabelle Denise, chef du service Intermède à l’Amicale du Nid :
- " Pour nous, la traite, les réseaux et les filières sont une des typologies de la prostitution parmi d’autres. "
Ce rapport d’étape tentera de lancer plusieurs pistes de réflexion ayant vocation à être approfondies à l’avenir et visant à rendre plus cohérentes les actions de lutte contre le système de prostitution en tant que violence à l’encontre des femmes.

2. Méthodologie
La Sous-Commission a organisé deux journées d’auditions, les 13 et 19 février 2002. La première journée d’audition construite comme une journée globale de réflexion a réuni des représentants des différents ministères, des travailleurs sociaux travaillant dans des associations, une médecin, une journaliste, une députée européenne, une chargée de mission départementale aux Droits des Femmes(1). Ce premier temps de réflexion portait sur les thèmes suivants :

A. Etat des lieux de la situation en France Quelles prostitutions ? Quels types d’exploitation sexuelle ?
Notre arsenal législatif, nos textes et décrets et leur application sont-ils opérants pour lutter contre la traite, la prostitution comme violence à l’encontre des femmes ?
A quels types de problèmes sommes nous confrontés pour pouvoir lutter efficacement contre la prostitution comme violence ?

B. Le déni de la prostitution comme une violence
Quelle prise de parole pour les victimes de la prostitution
De la décorporalisation au déni de la violence comme stratégie de survie pour les personnes en situation de prostitution.
La prise de parole est-elle différente pour les hommes ou les femmes en situation de prostitution ? Le déni au niveau national, européen, international ?

C. Protection et réinsertion
Quelles protections pour les victimes de la traite et de la prostitution ? La nouvelle proposition de loi sur l’esclavage : limites, avancées, dangers par rapport à notre arsenal législatif existant et à l’inscription de la prostitution comme une violence ?
Quelles stratégies idéales pour protéger et réinsérer les victimes ?

D. La prévention
Quelles sont les politiques de prévention de la prostitution au niveau local, national, européen et international ?
Répondent-elles à la prévention de la prostitution comme une violence à l’encontre des femmes ?
Comment prévenir l’exploitation sexuelle et globale de la prostitution au niveau national et transnational ?
Comment dénoncer l’acte sexuel marchand comme une violence ?
Est-il possible de prévenir la prostitution comme une violence sans rendre visible les acheteurs, " les clients " ?
Quels liens existent entre la prostitution des mineurs et celle des adultes ?
Les actions de santé communautaires peuvent-elles prévenir la prostitution comme une violence ?
L’impact de la prostitution sur la santé des femmes à court, moyen et long terme.
Le rôle des médias, entre information et propagande, vers la normalisation de la prostitution.

La journée du 19 février s’est déroulée sous forme d’auditions individuelles. Selon les personnes consultées(2), un ou plusieurs des thèmes abordés durant la journée du 13 février ont pu être explorés.(3)
La thèse de la docteure Judith Trinquart " La décorporalisation dans la pratique prostitutionnelle : un obstacle majeur a l’accès au soin " est au cœur de ce rapport. Son analyse du silence, du syndrome de l’intervenant allant parfois jusqu’à des pratiques de " maquerellage ", de la relation entre corps prostitué et réponses du corps social, de la décorporalisation dans la pratique prostitutionnelle comme obstacle à l’accès aux soins, des mécanismes de silence et de déni, ont trouvé un écho dans les rapports moraux des associations abolitionnistes, des associations de santé communautaires, des associations de lutte contre les violences à l’encontre des femmes, compulsés à cette occasion. Différents rapports et textes de publication récente ont également servi de support à l’analyse proposée.(4)
Ce rapport s’appuie sur l’expertise du MAPP au niveau international et européen ainsi que sur la lecture de nombreux rapports émanant d’organisations existantes dans différentes régions du monde, notamment ceux de la Coalition contre la Traite des Femmes et du Lobby Européen des Femmes dont l’Observatoire sur la violence à l’encontre des femmes a fourni de précieux éléments de réflexion.
Les journées d’audition ont permis de faire remonter des paroles, des silences avec une acuité particulière.
Par manque de temps, ces auditions n’ont pas pu être retranscrites dans leur intégralité. Il serait souhaitable qu’un prochain document puisse les inclure in extenso. Le présent rapport s’attachera donc, modestement compte tenu des contraintes évoquées, à mettre en lumière et à rendre visible les éléments du système prostitutionnel en tant que violence globale à l’encontre des femmes. Comment la parole est transformée, voire spoliée, morcelée, tabou ? De quelle manière le morcellement des approches ajoute à la confusion, favorise le silence et consolide la mise à disposition du corps des femmes comme produit marchand ?

1 voir liste en annexe
2 Etant donné le temps limité, il n'a pas été possible pour un certain nombre de personnes sollicitées d'être auditionnées. Nous souhaitons, cependant, vivement qu'elles acceptent de poursuivre cette réflexion dans le cadre des travaux futurs de la Sous-Commission.
3 Voir liste des personnes auditionnées en annexe.
4 Voir bibliographie.

Le système de la prostitution. Une violence à l'encontre des femmes

IV. Négationnisme ou révisionnisme historique
Afin de rendre visible la violence que constitue le système de prostitution, il est nécessaire de rappeler l’historique du mouvement abolitionniste et féministe et de lever les zones d’ombres qui autorisent une forme de révisionnisme à l’œuvre dans les débats internationaux, européens et nationaux. Ce révisionnisme historique qui s’apparente souvent à une forme de négationnisme, constitue une violence car elle nie l’histoire et l’impact du combat des femmes pour l’égalité depuis plus d’un siècle, détourne le discours d’émancipation en discours moraliste et réactionnaire.


1. Historique de la Convention du 2 décembre 1949(1)

La Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui a été adoptée le 2 décembre 1949 par les Nations Unies, un an après la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, dans un climat d’espoir humaniste au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Cette convention est l’aboutissement d’une lutte abolitionniste et féministe engagée et menée en Angleterre en 1866 par Joséphine Butler. Alors que l’esclavage venait d’être aboli dans la plupart des pays européens, Joséphine Butler considérait que le système de la prostitution constituait une forme contemporaine d’esclavage qui opprimait les femmes et portait atteinte à l’humanité toute entière.
En effet, le système de réglementation de la prostitution mis en place sous Napoléon III en France, bientôt surnommé le " système français ", fut implanté dans nombre de pays européens sous le prétexte hygiéniste de lutte contre les maladies vénériennes et au nom de la salubrité publique. Le médecin français Parent-Duchatelet, chantre de l’hygiénisme et de la réglementation au XIXème siècle, considérait la prostitution comme un " réseau d’égout " et assimilait l’éjaculation " à une vidange organique ".
En réalité, le système réglementariste était fondé sur une vision de la société et de la sexualité humaine où les femmes étaient réduites à être un simple instrument du plaisir masculin (ou comme matrice pour engendrer la prolongation du nom familial). Une police des mœurs fut créée pour veiller au bon fonctionnement du système. Non seulement les proxénètes et les trafiquants purent développer leur commerce en toute impunité, mais en plus, les municipalités purent aussi s’enrichir grâce aux taxes prélevées sur les bordels. Les femmes prostituées étaient sujettes à des brimades, à la servitude, aux contrôles sanitaires décrits comme des tortures sexuelles. Certains décrets contre les maladies vénériennes, notamment en Angleterre, permettaient de contraindre les femmes simplement suspectées d’être prostituées à subir un examen médical ou même à être emprisonnées.
Révoltée par cette situation d’injustice sociale qui, selon elle, ajoutait encore à la victimisation des femmes dans la prostitution considérée comme une forme extrême de discrimination sexuelle, Joséphine Butler entama ce qu’elle appela " la grande croisade " pour mettre fin au système de réglementation de la prostitution. En 1869, elle rédigea un manifeste qui fut signé par 120 personnalités de l’époque, après qu’un groupe de médecins lui ait demandé de lancer une campagne contre la réglementation de la prostitution. Ce mouvement se répandit bientôt dans le reste de l’Europe, aux Etats-Unis et dans les colonies. Le mouvement abolitionniste rencontra très vite un écho dans les milieux laïques et religieux. De nombreux intellectuels défendant les principes d’un humanisme laïque s’engagèrent dans le mouvement abolitionniste, notamment Jean Jaurès ou Victor Hugo en France. Les femmes militant dans le mouvement d’émancipation des femmes s’engagèrent avec force dans le combat abolitionniste.
Les textes de Joséphine Butler mettent l’accent sur la responsabilité des hommes et sur leur rôle en tant que fournisseurs et acheteurs de femmes dans la prostitution. Par ses écrits, elle interpella les législateurs sur cette justice à deux niveaux - une justice pour les hommes et une pour les femmes - sur laquelle était fondée la réglementation de la prostitution. La responsabilité des hommes dans la promotion de la prostitution et la critique qu’elle faisait de cette sexualité masculine dite " irrépressible ", argument utilisé pour légitimer la nécessité de la prostitution, sera reprise par les féministes durant la première moitié du XXème siècle.
En France, Madame Avril de Sainte Croix fut une des têtes de file pour porter les revendications abolitionnistes auprès de la Société des Nations à partir de 1919. Marcelle Legrand Falco, fondatrice en 1926 de la branche française du mouvement abolitionniste, mena campagne en France pour l’abolition, les droits civiques et l’égalité économique des femmes. A cette époque, de grandes associations de défense des droits humains, telle la Ligue des Droits de l’Homme, s’engagèrent avec les abolitionnistes. Dès son origine, le mouvement abolitionniste intervint auprès des gouvernements pour qu’ils mettent fin au système de la réglementation. Il apparaissait déjà très clairement que ce système favorisait la traite des femmes.
Le mouvement abolitionniste gagna ainsi progressivement un certain nombre de victoires.
En 1883, le "British Contagious Diseases Acts" (loi sur les maladies contagieuses), qui affectait les femmes dans la prostitution, fut suspendu pour être définitivement supprimé en 1886
En 1885, le "Criminal Law Amendment Act" en Angleterre éleva l’âge du consentement à seize ans et imposa des peines aux trafiquants, aux tenanciers de bordels et à ceux qui exploitaient la prostitution des femmes.
En 1904, le premier accord international sur la " traite des blanches " fut signé à Paris, suivi par d’autres traités en 1910, 1921 et 1933.
A partir de 1912, progressivement, des pays européens adoptèrent des politiques abolitionnistes.

Au lendemain de la première guerre mondiale, la Société des Nations créa un comité de suivi sur les questions liées aux droits des femmes et à la traite sexuelle. Les gouvernements et les associations soumettaient des rapports portant tout à la fois sur le salaire des femmes, leur situation économique, la situation de la prostitution dans de nombreux pays. Des liens furent également établis entre la prostitution, la traite et la pornographie alors qualifiée de "publications obscènes ". Il apparaissait alors déjà clairement dans les rapports de ces comités, dans les résolutions du Conseil et de l’Assemblée de la Société des Nations, que les pays qui avaient adopté un système abolitionniste voyaient la traite des femmes diminuer, ainsi que la régression des maladies vénériennes. En France, il est significatif que le droit de vote des femmes ait coïncidé avec la fermeture des maisons de tolérance au lendemain de la deuxième guerre mondiale.

En 1927 et 1932, la Société des Nations conduisit deux grandes enquêtes qui établirent que l’existence de bordels et la réglementation de la prostitution favorisaient la traite tant nationale qu’internationale.

C’est alors que naquit l’idée d’une nouvelle Convention internationale pour la répression de la traite et de l’exploitation de la prostitution. Les travaux de rédaction débutèrent en 1937 pour être suspendus durant la deuxième guerre mondiale. Cette convention fut donc achevée sous l’égide des Nations Unies le 2 décembre 1949 et porta le titre de Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui.

2. Fragilité de la Convention du 2 décembre 1949

Manque de mécanisme de contrôle
Dans son rapport de 1996 sur " la Traite des femmes et des petites filles " (A/51/309), le Secrétaire Général de l’ONU a regretté l’absence d’un organe de surveillance et exprimé sa préoccupation concernant le manque de mécanisme d’application qui affaiblit l’efficacité et l’implantation de la Convention du 2 décembre 1949.
En effet, les Conventions de l’ONU qui ont été rédigées avant 1960 ne possèdent aucun mécanisme d’application contraignant ni de contrôle au sein des Nations Unies. C’est le cas des trois conventions relatives à l’esclavage ou pratiques analogues, telles que celles de 1926, 1956 et la Convention du 2 décembre 1949. David Weissbrodt qui a rédigé un Examen actualisé de l'application et du suivi des conventions relatives à l'esclavage, indique que " les instruments interdisant l'esclavage et les pratiques analogues à l'esclavage, (…) ne prévoient aucune des procédures qui sont à présent considérées comme indispensables pour assurer le suivi du respect des obligations en matière de droits humains. " De plus, " les instruments internationaux relatifs à l'esclavage ne désignent aucun organe conventionnel pour recevoir des rapports et les examiner. Ils ont peu d'effet quant au respect par les États, des obligations qu'ils ont contractées et ne prévoient aucun mécanisme effectif de mise en œuvre des dispositions qu'ils contiennent. " Weissbrodt souligne que " l'efficacité réelle d'un instrument international peut être évaluée en fonction de la mesure dans laquelle les États parties appliquent ses dispositions au niveau national. Le mot application, dans le cas des instruments internationaux, désigne à la fois les mesures nationales adoptées par les États et les procédures internationales mises en œuvre en vue de surveiller les mesures prises au niveau national. (…) Le droit de tous les individus de ne pas être soumis à l'esclavage est un droit humain fondamental; or l'absence de procédures de mise en œuvre n'est pas faite pour encourager les États membres à mettre en place un système de garanties contre toutes les formes contemporaines d'esclavage. "
Eu égard au manque de mécanisme et d’application, le Groupe de Travail sur les Formes Contemporaines d’Esclavage "[ a exprimé] sa conviction " dans les recommandations de son rapport (E/CN.4/Sub.2/2001/30 16 juillet 2001) " que l’adoption par l’Assemblée générale d’une résolution en vue de l’élaboration d’un protocole additionnel aux trois conventions sur l’esclavage et les pratiques analogues à l’esclavage rendrait ces conventions plus opérantes grâce à un mécanisme efficace ". La Sous-Commission pour la Promotion et la Protection des Droits de l'Homme a introduit cette recommandation dans sa résolution du 15 août 2001 (E/CN.4/SUB.2/RES/2001/14).
L’acheteur de "services sexuels" reste invisible
Les premiers abolitionnistes ont lutté pour mettre fin au système de réglementation de la prostitution et établir un lien entre la prostitution et la traite des êtres humains. L’adoption de la Convention de 1949 a constitué une victoire après quatre-vingts ans de combat acharné. Cependant, la question de " l’acheteur " n’est pas mentionnée dans la Convention et quand bien même les abolitionnistes féministes ont historiquement insisté sur la manière dont les hommes créent la demande pour la prostitution. Bien qu’elles aient dénoncé la double norme de justice qui tolérait que les hommes, au nom d’une " nécessité biologique ", achètent les femmes dans la prostitution alors que ces dernières étaient punies, méprisées, enregistrées et forcées de subir des examens médicaux, la Convention ne contient aucun article punissant " les acheteurs ".
Le Protocole de Clôture prévoit toutefois que les Etats parties peuvent adopter des mesures plus " rigoureuses " pour lutter contre la traite et l’exploitation d’autrui aux fins de prostitution. Il serait donc possible de réfléchir plus avant à la question de la " demande " telle qu’elle a été reconnue dans le protocole sur la Traite des personnes, comme favorisant l’exploitation (article 9.5).
Il est vrai qu’en 1949, la violence masculine à l’encontre des femmes n’était pas une question centrale des Droits Humains comme aujourd’hui. Depuis une vingtaine d’années, les féministes ont mis en avant la responsabilité masculine dans la violence domestique, le viol, l’inceste et les autres formes de violences sexuelles et d’abus. Il est temps que le rôle de l’acheteur, premier acteur de l’exploitation sexuelle globale des femmes soit évoqué. La demande d’actes de nature prostitutionnelle est partie prenante de l’industrie du sexe ; elle la génère et contribue à son expansion moderne. L’acheteur de " services sexuels " ne doit plus rester invisible. Le nouveau protocole des Nations Unies, visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants reconnaît que la " demande " favorise toutes les formes d’exploitation des femmes et des enfants.
La Convention du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui marque une étape décisive dans le combat pour les Droits Humains des femmes. Un mécanisme de contrôle reconnaissant le rôle de l’acheteur, qui crée la demande et qui alimente la traite sexuelle globale renforcerait d’autant sa portée.

3. La guerre des mots autour de la Convention du 2 décembre 1949

1950 -1980 - détournement des arguments féministes La Convention du 2 décembre 1949 est le résultat de quatre-vingts ans de lutte abolitionniste, féministe et humaniste. Les abolitionnistes de l’époque croyaient que cette convention constituait un départ pour de nouvelles attitudes face à la prostitution et qu’il n’y aurait pas de risque de régression. Les féministes ont continué leur combat pour revendiquer d’autres droits dans les domaines privés, politiques et économiques pour l’autodétermination des femmes, une sexualité autonome, le refus de l’enfermement dans la sphère du mariage et l’accès à la contraception et l’avortement.
Lors de cette campagne féministe pour l’égalité, des ténors du féminisme telle Simone de Beauvoir ont pu affirmer que le mariage était l’enfermement et la prostitution, la liberté. Soudain, l’image romantique de la prostituée, dépeinte par certains auteurs du XIXème siècle et récurrente dans le cinéma au XXème siècle, a refait surface. La femme dans la prostitution devenait l’emblème même de la femme insoumise, rebelle, contrôlant sa sexualité et s’opposant à l’ordre moral et réactionnaire. Toute critique structurelle de la prostitution a alors disparu, et le rôle de l’industrie du sexe incluant le proxénétisme, l’acheteur et les bordels a été banni des discours. Tous les projecteurs se sont alors tournés vers ce portrait fantasmatique de la prostituée, femme " libre " ayant du " pouvoir " sur les hommes qui payaient pour avoir accès à son corps, à l’inverse de la femme mariée, considérée comme " esclave " de son mari et dont le corps ne lui appartenait pas. Au nom de la liberté sexuelle, le " droit à être prostituée " remplaça le " droit à n’être soumise à aucune exploitation sexuelle ", le " droit à être libre de la prostitution". Bientôt, l’industrie du sexe ainsi que les pays qui n’avaient pas ratifié la Convention de 1949 tels que les Pays-Bas se mirent à utiliser les arguments féministes d’ " autodétermination " pour légitimer l’exploitation des femmes dans le secteur du sexe.
1980-2000 révisionnisme et manipulation Les années 1980 ont été marquées par la volonté de protéger les enfants à travers un nouvel instrument international : La convention relative aux droits de l’enfant (1989). A cette même époque, des bouleversements géopolitiques transforment les rapports de forces entre les Etats et s’accompagnent de nouvelles donnes économiques et politiques. L’épidémie du SIDA fait également ressurgir les vieux prétextes hygiénistes du XIXème siècle. Des ONG et des Etats avancent alors que la légalisation-décriminalisation de l’industrie du sexe est nécessaire pour protéger la santé publique et faire régresser le SIDA/HIV.
Dans ce contexte, d’autres arguments ont fait surface pour la légalisation-décriminalisation de l’industrie du sexe. Il s’agit de distinguer la traite de la prostitution. La prostitution enfantine est perçue comme une violation des Droits Humains alors que la prostitution adulte est considérée comme un choix. La prostitution " forcée " est désormais distinguée de la prostitution " libre ".
En 1995, la Plate Forme d’Action de la Conférence Mondiale des Femmes à Pékin introduit pour la première fois dans un texte international de référence, la terminologie de prostitution " forcée ". Ainsi, la charge de la preuve des exploiteurs de femmes dans la prostitution peut être renversée sur les victimes qui doivent désormais prouver qu’elles ont été " forcées ". Dès lors, la terminologie de 1949 " exploitation de la prostitution " est susceptible d’être remplacée dans nombre de textes régionaux et internationaux par celle de " prostitution forcée ", que ce soit dans certains rapports présentés à la commission CEDAW ou dans les rapports de la Rapporteuse Spéciale sur les Violences faites aux Femmes à l’ONU.
Le lobby pro-prostitution engage également une campagne pour séparer la prostitution de la traite. En 1997, les Pays-Bas qui président l’Union Européenne, organisent une conférence pour l’élaboration de lignes directrices européennes contre la traite des femmes aux fins d’exploitation sexuelle(2). Les associations abolitionnistes et féministes refusant de limiter leurs interventions à la traite uniquement, comme s’il était possible de séparer la traite de la prostitution, furent interdites d’accès au forum parallèle des ONG. En Europe, en particulier, d’autres conférences sont organisées sur ce principe, censurant toute discussion sur la prostitution dans les forums organisés sur la traite. Les arguments utilisés sont les suivants : la prostitution reste une question contentieuse et les pays ont des systèmes légaux différents. S’il est peu probable de dégager un consensus sur la reconnaissance de l’illégalité de la prostitution, en revanche, un accord peut émerger sur la question de la traite. Nombre de gouvernements et d’ONG ont accepté ces arguments sans plus de débat. La séparation entre la traite et la prostitution commence alors à apparaître dans nombres de textes régionaux. Ainsi, la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne qui constituera le préambule de la Constitution de l’Union Européenne ne mentionne pas la prostitution mais affirme que la traite des êtres humains est interdite (article 5).
En 1997, Anti-Slavery International publie un rapport prônant une redéfinition de la prostitution comme " travail du sexe " sur l’agenda international. Une des auteures de ce rapport, Jo Doezima, dirige le Network of Sex Work Project basé en Afrique du Sud et comptant parmi les membres de son bureau, Camille Cabrale qui dirige l’association PASTT en France. Jo Doezima vit au Royaume-Uni. Elle représentait Anti-Slavery International lors des négociations à Vienne(3).
En 1998, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) publie un rapport sur le " secteur du sexe " en Asie du Sud-Est,(4) préconisant une approche pragmatique de la prostitution et soulignant qu’il est plus avantageux de considérer la possibilité de reconnaître, réglementer et taxer l’industrie du sexe, afin de " couvrir nombre d’activités lucratives qui y sont liées ". Trois ans plus tard en 2001, par la voix de son bureau en Asie du Sud-Est, l’Organisation Mondiale de la Santé appelle à la légalisation-décriminalisation de l’industrie du sexe dans le but de réduire l’épidémie de Sida.

1 Certaines parties de cet historique sont extraites du guide sur la Convention de 1949, Malka Marcovich.
2 La Déclaration Ministérielle de la Haye, concernant les lignes directrices européennes pour des mesures efficaces pour combattre le trafic des femmes aux fins d'exploitation sexuelle, 1997.
3 Un autre rapport serait nécessaire pour décrire les ramifications de certaines ONGs avec l'industrie du sexe. Il est important de souligner cependant, que le Réseau TAMPEP qui regroupe des associations de santé communautaires dans l'ensemble des pays de l'UE, qui est financé en partie par la Commission Européenne, a été fondé par la Fondation de Graaf, importante organisation néerlandaise ayant joué un rôle important dans la légalisation de l'exploitation de la prostitution aux Pays Bas.
4 Lim, Lin Lean (ed.) 1998. The Sex Sector, the Economic and Social Bases of Prostitution in Southeast Asia.



V- Le morcellement du corps prostitué : écho du morcellement du sujet de la prostitution dans le corps social

Le corps prostitué n’est pas un. Le corps prostitué ressemble à ces illustrations chez les bouchers qui désignent chaque partie de l’animal. Le corps est en effet morcelé, chacune de ses parties est hiérarchisée et tarifée.
En 1976, Annie Mignard soulignait :(1)
" 30 francs l’éjaculation précoce du pauvre, 100 francs l’éjaculation rapide du moyen, 1 000 francs le couché ou la nuitée du riche. Ce paiement n’a aucun rapport avec un salaire. Ce n’est pas ce qui permet à la femme de renouveler de jour en jour sa force de travail, ce n’est pas non plus la contrepartie du service fourni ".

Ce morcellement du corps qui répond aux besoins prétendument " biologiques de la sexualité masculine " conforte une démarche essentiellement sanitaire qui trouve un écho dans la manière même dont le " corps " médical appréhende le corps humain. Comme l’explique Judith Trinquart :
" L’univers médical est lui-même obligé d’objétiser le corps pour ne par risquer de s’identifier et avoir le sentiment de le dominer. Le corps devient objet, il n’ ² appartient pas à un être humain sujet ² . "

Judith Trinquart reprend également dans sa thèse la cartographie corporelle employée par Daniel Welzer Lang. Le corps marchandise a ses " morceaux de choix " et ses " bas morceaux ". Les tarifs sont hiérarchisés en fonction de la demande des acheteurs.
Si le corps des femmes est morcelé dans la prostitution, le corps de l’acheteur de sexe est réduit à son pénis. Pour les femmes prostituées, les clients sont des " phallus sans visages ".

* La bouche par laquelle se fait l’acte de fellation est " la prestation " la moins chère. Cet acte a l’avantage de la rapidité mais engendre aussi le dégoût.

La bouche consacre aussi le territoire interdit puisque le baiser ne fait pas partie des possibilités offertes à " l’acheteur ".
La bouche est enfin l’endroit du corps par lequel peut s’exprimer la parole. Le Juge le Friant, lors d’une conférence organisée par l’Association des Femmes Journalistes en 1997, avait dit sous forme de boutade douteuse :
" Les femmes prostituées ne peuvent parler car elles ont la bouche pleine ."

Dans le même sens, dans le film suédois " Shocking Truth ", réalisé à partir de montages de films pornographiques diffusés dans le Nord de l’Europe sur la chaîne Canal +, et présenté au parlement suédois en 2000 dans le cadre d’une réflexion sur la liberté d’expression dans la pornographie(2), il est demandé à une femme qui vient de subir un viol collectif et dont la bouche et le visage sont recouverts de sperme :
" Votre bouche vous sert-elle à exprimer des idées ? "

et la femme de répondre :
" Ma bouche sert à des choses bien plus utiles que d’exprimer des idées. "

* Le vagin est sujet à une tarification moyenne, appelée " l’amour ". Les inconvénients décrits proviennent du dégoût de l’odeur du sperme qui peut continuer à s’écouler encore après le rapport.
* S’agissant de la sodomie, la tarification est plus élevée. Les positions évoquant la sodomie telles " la levrette " sont également plus chères.
* Les seins ont pour unique fonction d’attirer le client ; le plus souvent, ils ne servent pas.
* Le pénis des travestis est une zone du corps qui n’existe pas. Comme le signale Judith Trinquart :

" C’est dur pour un travesti de parler de problèmes génitaux parce qu’au moment où il est sur le terrain, son sexe masculin ne va pas exister, c’est une zone qui n’existe pas. Les clients qui vont voir les travestis ne se vivent pas eux-mêmes comme homosexuels, mais comme des hétéros. "

r Le clivage et le morcellement se manifestent également par le changement de nom qui est une manière de protéger la vie privée à laquelle les acheteurs ne doivent pas avoir accès. Comme l’indique Judith Trinquart :

" Par rapport à leur famille, le changement de nom garantit l’anonymat. Il s’agit d’un effort de préservation de la vie privée à visée protectrice, pour éviter la " contamination " de leur vie propre par leur activité prostitutionnelle qu’elles cherchent à oublier et à éloigner. Le nouveau prénom choisi a en général une connotation positive pour elles. (…) Dans le cas de violences sexuelles vécues avant, le nouveau prénom permet de reprendre un certain contrôle sur sa vie, il n’est pas celui choisi par les parents, il permet d’échapper à l’ancien prénom, devenu symbole qu’elles rejettent. "

r L’habillement lance un signal symbolique sur la fonction des femmes dans la prostitution et renforce les stéréotypes sexistes concernant les signes extérieurs de ces femmes qui sont, prétendument, les plus " libres " sexuellement

" Cela fait partie des codes de la prostitution, du langage implicite, non verbal. Ces habits sont considérés comme " vêtements de travail " (exécution parfaite et sans discussion du service demandé, connaissance et pratiques sexuelles particulières et diversifiées, en résumé tout ce qui fait la différence entre une femme ordinaire supposée sexuellement limitée et une " professionnelle " du sexe.) "(3)

A Madrid, des femmes africaines prostituées, en string et seins nus, ont provoqué l’indignation d’associations familialistes. Des groupes pro-prostitution se sont alors insurgés :
" Les strings, être dénudés, c’est un uniforme de travail, au même titre que les autres corps de métier ont des tenues spécifiques. "

r Il existe également une hiérarchie des lieux et des tarifs sous forme d’un cadastre informel mais codifié.
r L’âge, la vieillesse, ont également une incidence sur la valeur marchande de la personne prostituée.
r Le temps est morcelé. Les passes sont limitées et tout dépassement suppose un supplément. De manière générale, la prostitution se déroule durant les périodes nocturnes et le repos s'effectue pendant la journée.
r " L’entrée dans la prostitution est toujours envisagée comme transitoire. Discontinuité du temps avec la vie privée ".
r L’argent. Rien n’est gratuit, même la simple conversation ou prendre un verre avec un client. Le client est réduit au potentiel financier qu’il représente. Il existe une ambivalence dans le rapport à l’argent qui " brûle " les doigts et est dépensé vite sans investissement.

Le corps instrument marchand est déshumanisé et instrumentalisé à l’extrême.
Une prostituée danoise a réussi à faire déduire de ses impôts ses frais de chirurgie esthétique : elle s’est fait refaire les seins. " Les investissements effectués pour améliorer et entretenir les instruments de travail sont déductibles des impôts. "(4)

Comment reconstruire, rassembler ces morceaux de vies, de corps humain, ces morceaux de temps et de lieux, qui trouvent écho dans le morcellement du dossier prostitution, que ce soit dans une perspective historique ou politique, des actions sur le terrain ou de la prise en charge du système prostitutionnel au niveau de l’Etat. C’est seulement à travers une mise en harmonie des actions de prévention que les pièces de ce puzzle parviendront à être rassemblées et permettront de reconstituer les chaînons manquants à une lutte globale contre les violences à l’encontre des femmes. Tous les acteurs du système doivent être identifiés afin de promouvoir, de manière cohérente, une vision égalitaire et non sexiste de la société humaine.

1 " propos élémentaires sur la prostitution " Les temps Modernes mars 1976
2 Réalisé par Alexa Wolf.
3 Judith Trinquart
4 Citation de Judith Trinquart reprise d'un article de Courrier International numéro d'août 2000.


III- De l’usage des mots : entre le visible et l’invisible

3. Les personnes prostituées

La plupart des organisations de terrain utilisent la terminologie de " personne prostituée " pour définir indifféremment les femmes ou les hommes en situation de prostitution. Cette formule, utilisée depuis de nombreuses années, a eu pour fonction politique de rejeter la stigmatisation " morale " qui pesait sur les femmes et les hommes en situation de prostitution et de leur redonner une dignité en tant que " personne "(1). Elle permettait en sus dans le discours abolitionniste de refuser l’emploi des termes " travail du sexe " visant à reconnaître la prostitution et son exploitation comme un travail. Toutefois ce langage a rendu invisible la dimension sexuée de la prostitution. Quand il est question d’une femme qui a quitté la prostitution, elle est désignée comme étant une " ex-prostituée " ou une " ancienne prostituée ", et non pas une " ancienne ou ex-personne prostituée ". C’est bien ici l’expression de l’ambivalence qui existe autour de la prostitution. Les personnes qui se sont trouvées en situation de prostitution sont identifiées pour ce qu’elles ont été et non pas pour ce qu’elles ont vécu. Cette ambivalence illustre la fonction de la prostitution dans la société - " être prostituée " - et non pas le vécu prostitutionnel. Dans les pays anglo-saxons, en Asie du Sud Est, en Amérique du Sud, en Suède, les femmes qui ont vécu dans la prostitution et en sont sorties se désignent elles mêmes comme " survivantes de la prostitution ". Ce langage a non seulement une fonction politique de dénonciation, mais permet également de pointer la violence extrême que constitue la prostitution, de contourner la stigmatisation et de sortir de la victimisation. L’emploi du neutre " personne " nie la réalité sexuée de la prostitution. Pourtant, que ce soit sur le territoire français ou dans le reste du monde, ce sont majoritairement les femmes qui sont vendues et achetées par des hommes.
Lorsque la prostitution masculine est évoquée, les associations précisent toujours s’il s’agit d’hommes homosexuels, hétérosexuels, transsexuels ou travestis. Dans le cas des femmes, la mention de leur hétérosexualité ou homosexualité n’apparaît jamais tant celle-ci importe peu. Dans le chapitre consacré au corps prostitué, nous reviendrons sur les endroits invisibles du corps prostitué des travestis. Il peut être d’ores et déjà indiqué que les travestis, hommes hormonés ou transsexuels, présentent l’image stéréotypée la plus caricaturale du modèle féminin dans la société patriarcale. La docteur Judith Trinquart souligne à ce sujet :
" Il y a ici une manipulation perverse du rapport de domination Homme-Femme. Les clients qui vont voir les travestis ne se vivent pas eux-mêmes comme homosexuels, mais comme des hétéros. Ce n’est pas un homme qu’ils vont acheter mais c’est une femme. Ils voient ces êtres humains de sexe masculin, comme des femmes qu’ils vont pouvoir dominer. L’extrême féminisation de ces travestis correspond complètement aux fantasmes des acheteurs. Beaucoup de femmes prostituées se prostituent en T-Shirt et ne correspondent plus aux stéréotypes que les consommateurs ont dans la tête mais qu’ils retrouvent dans les transsexuels et travestis, outrageusement maquillés. Ces travestis se sentent renforcés dans le sentiment d’être une femme à travers ce rapport de domination, car ils sont regardés, valorisés, vécus comme des femmes et soumis à une domination masculine. "

De même, lorsque la prostitution des mineurs ou des enfants est évoquée, il n’est jamais précisé s’il s’agit de garçons ou de filles, d’adolescentes ou d’adolescents. Il a fallu que des jeunes garçons roumains soient prostitués sur les trottoirs parisiens pour que le problème de la prostitution des mineurs soit reconnu en France. Or, depuis des années, l’Association l’Amicale du Nid alertait de l’existence d’une prostitution de jeunes filles mineures sans que cela n’émeuve l’opinion ou même que la pénalisation des " clients " de mineurs ne soit envisagée.
1 On peut d'ailleurs s'interroger sur l'utilisation du neutre " personne " lorsque l'on parle d'une majorité de femmes, dans la patrie des Droits de l'Homme, où le mot Homme est revendiqué comme recouvrant les deux composantes de l'humanité, alors même que nombres de pays francophones pour désigner les Droits Humains, utilisent désormais " Droits de la personne humaine ".

Première recommandation :
Placer la prostitution au cœur des politiques de lutte contre la violence à l'encontre des femmes à tous les niveaux
   . . . / . . .




Ce texte est extrait de pages sur la prostitution publié par un site gouvernemental

http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/sommaire.htm#som

http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/1prostitution.htm

http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/2prostitution.htm

http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/3prostitution.htm

http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/4prostitution.htm

http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/5prostitution.htm

http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/4prostitution.htm


[De belles analyses, mais peu d’avancées réelles ! ]