Le système de la prostitution. Une violence à l'encontre
des femmes
I- Le système de la prostitution, contexte géopolitique
en France
1. Affirmation de la position abolitionniste de la France au niveau
international
Lors de la Conférence internationale des Nations-Unies sur les
Femmes, Beijing + 5, qui s’est tenue en juin 2000 à New
York, la Secrétaire d’Etat aux Droits des Femmes, Madame
Nicole Péry, a affirmé avec force que la prostitution
et la traite aux fins d’exploitation sexuelle constituaient une
violence à l’encontre des femmes. Pour la première
fois, la France proclamait solennellement ce principe symbolique ; elle
a été saluée, à ce titre, par de nombreuses
associations de femmes à travers le monde. Cette confirmation
de l’attachement de la France aux dispositions de l’article
6 du CEDAW(1) ainsi qu’à celles de la Convention du 2 décembre
1949 pour la répression de la traite des êtres humains
et l’exploitation de la prostitution d’autrui, n’avait
pas été formulée avec une telle vigueur depuis
de longues années dans une enceinte internationale. Quelques
semaines auparavant, le 17 mai 2000 précisément, Madame
Martine Aubry, Ministre de l’emploi et de la Solidarité,
soutenait la position abolitionniste de la France à l’Assemblée
Nationale à l’occasion d’une question au gouvernement.
De même, en juin 2000, lors des négociations à Vienne
pour la Convention des Nations-unies sur la Criminalité Transnationale
Organisée et son protocole sur la traite des personnes, en particulier
des femmes et des enfants, la délégation française
a adopté une position déterminante afin que les termes
retenus s’agissant de la définition de la traite ne constituent
pas une régression par rapport aux principes universels défendus
dans la Convention de 1949, CEDAW et la Convention relative aux Droits
de l’Enfant.
Depuis plusieurs années, en effet, en raison des divergences
fondamentales d’approche entre les pays de l’Union Européenne,
le mot prostitution est évité et tend même à
disparaître des textes pour ne pas risquer de casser un nécessaire
consensus. Le sursaut politique de la France lors des négociations
à Vienne a permis d’insuffler un élan, générateur
de nouvelles interrogations sur la prostitution et la traite des êtres
humains aux fins d’exploitation sexuelle. Lors de cette négociation
ardue, la France a été soutenue dans ses positions par
de nombreux pays d’Asie, d’Amérique Latine et d’Afrique.
Cent quarante ONG des Droits humains et des Droits des Femmes, sous
l’égide du Réseau International des Droits Humains,
se sont mobilisées à travers le monde afin d’empêcher
que cette nouvelle convention internationale ne soit en contradiction
avec les textes universels existants. Durant la session de juin 2000,
à la suite des pressions exercées par certains pays ayant
des intérêts conséquents dans l’industrie
du sexe et alors que la définition de la traite semblait en danger
risquant en cela de signer la mise à mort déguisée
de la Convention du 2 décembre 1949 et de l’article 6 du
CEDAW, la France a sans équivoque réaffirmé les
principes abolitionnistes. Cette parole sans compromission, émanant
d’un pays ayant un poids conséquent dans le système
des Nations Unies, a ouvert une voie autorisant à une écrasante
majorité de pays à libérer une parole, et pour
la première fois à " briser un silence " qui
régnait depuis de nombreuses années dans les discussions
internationales et régionales sur ces sujets(2).
2. Les incohérences de la position française dans son
application sur le territoire national, le rapport de la Sénatrice
Dinah Derycke
Alors que la France affirmait ces principes sur la scène internationale,
il devenait urgent de se pencher plus avant sur les politiques mises
en place au niveau national. Ces dernières étaient-elles
cohérentes avec la position abolitionniste que la France défendait
avec tant d’ardeur sur la scène internationale ? La Délégation
du Sénat aux Droits des Femmes et à l’égalité
des chances entre les hommes et les femmes, sous la présidence
de la Sénatrice Dinah Derycke - qui suivait de très près
les négociations en cours au niveau international – engagea
une réflexion sur les politiques publiques de lutte contre le
système de la prostitution en France. Il est significatif que
le premier rapport d’activité de la Délégation,
créée en vertu de la loi n° 99-585 du 12 juillet 1999,
ait été consacré plus spécialement à
ces questions. Comme le souligne l’introduction de ce rapport,
la prostitution est un " problème complexe, voire insoluble,
sujet politique peu porteur ", elle " est rarement abordée
par la classe politique ". " Elle touche directement aux rapports
hommes/femmes dans nos sociétés, au problème de
l’égalité ou plutôt de l’inégalité
des sexes. "
A la suite de ce rapport mettant en lumière certaines incohérences
fondamentales dans l’application de la position abolitionniste
de la France, le Premier Ministre Lionel Jospin a chargé la Sénatrice
Dynah Derycke d’une mission temporaire auprès du Ministère
de l’Emploi et de la Solidarité.(3) Frappée par
la maladie au printemps 2001, Madame Dinah Derycke n’a pas pu
s’acquitter de ce mandat.(4)
3. La Traite des personnes dans l’actualité
Après la signature à Palerme de la Convention CTO et du
Protocole sur la traite des personnes, et face à l’urgence
de la situation en France, plusieurs associations ont accepté
de s’unir sur un texte commun rédigé à l’initiative
de Monsieur Philippe Boudin, ancien Directeur du Comité Contre
l’Esclavage Moderne et de Madame Claude Boucher, directrice des
Amis du Bus des Femmes.
Aucune association luttant contre les violences à l’encontre
des femmes, aucune association féministe travaillant sur la traite
et la prostitution depuis de longues années, n’a été
sollicitée pour participer aux travaux de cette plate-forme.
Par ailleurs, dans le texte de la plate-forme, les seules références
aux instruments internationaux sont l’article 4 de la Déclaration
Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et le nouveau protocole
des Nations Unies sur la traite des personnes. En revanche, aucune référence
à la convention de 1949 ou à l’article 6 du CEDAW
n’y figure.
Le but louable de cette Plate-Forme était de mobiliser les politiques
contre le fléau que constitue la traite des êtres humains,
et plus particulièrement d’attirer leur attention sur le
fait que les victimes ne bénéficiaient d’aucune
réelle protection sur le territoire français. Les associations
soulignaient, alors, que tout ce qui pouvait être entrepris tenait
plutôt du " bricolage ".
Afin de permettre à ces associations très différentes
- Abolitionnistes, Santé communautaire ou Droits de la personne
humaine - de mener ensemble un travail efficace, il fut décidé
que seule la problématique de la traite serait analysée
en la distinguant de la prostitution pour éviter de susciter
un débat contradictoire.
Au lendemain de la victoire à Vienne sur la définition
de la traite, des plates-formes de ce type ont été élaborées
dans d’autres régions du monde, tentant de réunir
des associations pro-prostitution abolitionnistes. L’argument
utilisé est toujours le même : " sur la traite nous
sommes tous d’accord, évacuons du débat le sujet
de la prostitution "(7)
Interpellée par la Plate-Forme, Madame la députée
Christine Lazerges, vice-présidente de l’Assemblée
Nationale, impulsa en mars 2001 la création d’une Mission
d’information commune sur les diverses formes de l’esclavage
moderne.(8)
Dans le courant de l’année 2001, d’autres groupes
de travail ont également été mis en place, dont
celui du Conseil National de l’Aide aux Victimes (CNAV) rattaché
à la Chancellerie. Enfin, la Délégation aux Droits
des femmes et à l’égalité des chances entre
les femmes et les hommes du Conseil Economique et Social a rédigé
une étude intitulée " L’esclavage moderne en
France ", finalisée le 12 décembre 2001.
1 L'article 6 de la Convention pour l'élimination de toutes les
formes de discrimination à l'encontre des femmes (CEDAW, 1979)
précise que les Etats parties doivent prendre " toutes les
mesures appropriées, y compris des dispositions législatives,
pour supprimer sous toutes leurs formes, le trafic de femmes et l'exploitation
de la prostitution des femmes "
2 Voir guide du Nouveau Protocole des Nations Unies sur la Traite des
Personnes, par Dr.Janice Raymond, publié sous l'égide
du Collectif Article Premier, le Lobby Européen des Femmes, L'Association
des Femmes de l'Europe Méridionnale, la Coalition Contre la Traite
des Femmes et le Mouvement pour l'Abolition de la Prostitution et de
la pornographie et de toutes formes de violences sexuelles et discriminations
sexiste
(publication en espagnol également soutenue par la Direction
Générale de la Femme du Gouvernement de Madrid)
3 Dans le cadre des dispositions de l'article LO 297 du code électoral,
publié au JO le 17 février 2001.
4 Dinah Derycke est décédée le 20 janvier 2002.
Ses obsèques eurent lieu le 24 janvier 2002, précisément
le jour où la nouvelle proposition de loi concernant les différentes
formes de lutte contre l'esclavage aujourd'hui était présentée
à l'Assemblée Nationale en première lecture.
5 A son origine, la Plate Forme comptait l'Amicale du Nid, l'ALC Nice,
Autres Regards, Antigone, les Amis du Bus des Femmes, la Ligue des Droits
de l'Homme, la CIMADE et Philippe Boudin à titre personnel. A
ce jour, la CIMADE et La Ligue des Droits de l'Homme ont quitté
la Plate forme.
6 Comme la Coordination Française pour le Lobby Européen
des Femmes, le Collectif Droit des Femmes, la Marche Mondiale France,
Le Collectif Féministe Contre le Viol, l'Association Européenne
contre les Violences Faites aux Femmes au Travail, l'Association des
Femmes de l'Europe Méridionale, le Mouvement pour l'Abolition
de la Prostitution et de la Pornographie et toutes formes de violences
sexuelles et sexistes qui représente la Coalition Contre la Traite
des Femmes Europe.
7 Dans le même sens, on retrouve ce nouveau type d'approche lors
de l'audition publique du 27 novembre 2001organisée par la députée
européenne Martine Roure : " nous ne traitons pas du sujet
de la prostitution, mais de la traite des êtres humains et la
traite des femmes en particulier. Nous ne mélangerons pas les
deux sujets ainsi nous éviterons d'aborder des sujets qui ouvriraient
d'autres portes et qui nous permettraient de discuter pendant des heures.
" De même, Monsieur Serge Delheure, Directeur de la DDASS
des Bouches du Rhône ouvrait la conférence " prostitution
: singulier…plurielle " organisée par l'association
Autres Regards par ces mots : : " je n'ouvrirai pas ici le débat
abolitionnisme/réglementation, parce que nous n'avons pas à
partir sur des dogmes. "
8 Le rapport final a été enregistré à la
Présidence de l'Assemblée Nationale le 12 décembre
2001
II- Définition et méthodologie
1. La Prostitution : une violence à l’encontre des femmes
Cette nécessaire sensibilisation à la question de la traite
et l’écho impressionnant rencontré dans les médias
ont eu pour effet de masquer, au cours de l’année 2001,
l’impulsion donnée par la Sénatrice Dinah Derycke
sur les problèmes posés par le système prostitutionnel
dans sa globalité et les réponses à y apporter.
Le présent rapport – conçu comme un rapport d’étape
compte tenu de l’étendue de la question - s’inscrit,
en outre, dans la continuité de la dynamique engagée par
la Secrétaire d’Etat aux Droits des Femmes, Nicole Péry,
depuis Beijing + 5, notamment à travers la tenue, le 25 janvier
2001, des Assises Nationales contre les Violences à l’encontre
des Femmes. Plus récemment encore, lors de la Conférence
des ministres de l’Egalité de l’Union européenne
réunie le 19 février 2002 à Saint-Jacques de Compostelle,
consacrée à l’initiative de la présidence
espagnole, à la thématique des violences envers les femmes,
Madame Péry a eu l’occasion de réitérer sa
volonté politique en ce domaine.
Au-delà du symbole que constitue la reconnaissance du système
de prostitution comme une violence à l’encontre des femmes,
ce rapport tentera de rendre visible ce qui a trop longtemps été
enfermé dans une chape de silence.
Les résistances puissantes, dues parfois aux incohérences
structurelles mises en lumière dans le rapport Derycke, qui empêchent
que le " silence puisse être brisé " seront analysées.
Afin de parvenir à " briser ce silence ", il est nécessaire
de décrire comment celui-ci se structure : du silence individuel
au silence social et politique ; de l’ambivalence des discours
et des politiques parfois contradictoires ; du déni qui en lui-même
constitue une violence, qui influe sur des stéréotypes
archaïques des rôles sexués et dont la pérennité,
sous couvert de liberté constitue un réel danger pour
l’accès à l’égalité entre les
femmes et les hommes.
Le rapport détaillera donc ce jeu de clair-obscur, entre le tolérable
et l’intolérable, le visible et l’invisible, le morcellement
du corps prostitué mis en parallèle avec le morcellement
du corps social et des politiques suivies en la matière. Il décrira
cette guerre des mots au niveau international, européen et national
mais aussi sur le terrain entre les différentes institutions
travaillant auprès des femmes prostituées. Ce rapport
proposera des recommandations, dans la filiation de celles émises
par la Délégation aux Droits des femmes du Sénat,
dans le but de concourir à " briser le silence " et
de permettre une prise en charge sociale globale de la prostitution
dans une perspective abolitionniste et de lutte contre les violences
à l’encontre des femmes.
La prostitution doit désormais être considérée
comme une violence à l’encontre des femmes. En ce sens,
avoir consacré les premiers travaux de la Commission Nationale
sur les Violences envers les Femmes à la problématique
de la prostitution a une portée symbolique. L’enquête
ENVEFF n’avait en effet pas intégré le champ de
la prostitution. Or, la prostitution est un des éléments
constitutifs de la violence à l’encontre des femmes tout
comme la traite est une des manifestations de l’exploitation de
la prostitution. Comme le soulignait Isabelle Denise, chef du service
Intermède à l’Amicale du Nid :
- " Pour nous, la traite, les réseaux et les filières
sont une des typologies de la prostitution parmi d’autres. "
Ce rapport d’étape tentera de lancer plusieurs pistes de
réflexion ayant vocation à être approfondies à
l’avenir et visant à rendre plus cohérentes les
actions de lutte contre le système de prostitution en tant que
violence à l’encontre des femmes.
2. Méthodologie
La Sous-Commission a organisé deux journées d’auditions,
les 13 et 19 février 2002. La première journée
d’audition construite comme une journée globale de réflexion
a réuni des représentants des différents ministères,
des travailleurs sociaux travaillant dans des associations, une médecin,
une journaliste, une députée européenne, une chargée
de mission départementale aux Droits des Femmes(1). Ce premier
temps de réflexion portait sur les thèmes suivants :
A. Etat des lieux de la situation en France Quelles prostitutions ?
Quels types d’exploitation sexuelle ?
Notre arsenal législatif, nos textes et décrets et leur
application sont-ils opérants pour lutter contre la traite, la
prostitution comme violence à l’encontre des femmes ?
A quels types de problèmes sommes nous confrontés pour
pouvoir lutter efficacement contre la prostitution comme violence ?
B. Le déni de la prostitution comme une violence
Quelle prise de parole pour les victimes de la prostitution
De la décorporalisation au déni de la violence comme stratégie
de survie pour les personnes en situation de prostitution.
La prise de parole est-elle différente pour les hommes ou les
femmes en situation de prostitution ? Le déni au niveau national,
européen, international ?
C. Protection et réinsertion
Quelles protections pour les victimes de la traite et de la prostitution
? La nouvelle proposition de loi sur l’esclavage : limites, avancées,
dangers par rapport à notre arsenal législatif existant
et à l’inscription de la prostitution comme une violence
?
Quelles stratégies idéales pour protéger et réinsérer
les victimes ?
D. La prévention
Quelles sont les politiques de prévention de la prostitution
au niveau local, national, européen et international ?
Répondent-elles à la prévention de la prostitution
comme une violence à l’encontre des femmes ?
Comment prévenir l’exploitation sexuelle et globale de
la prostitution au niveau national et transnational ?
Comment dénoncer l’acte sexuel marchand comme une violence
?
Est-il possible de prévenir la prostitution comme une violence
sans rendre visible les acheteurs, " les clients " ?
Quels liens existent entre la prostitution des mineurs et celle des
adultes ?
Les actions de santé communautaires peuvent-elles prévenir
la prostitution comme une violence ?
L’impact de la prostitution sur la santé des femmes à
court, moyen et long terme.
Le rôle des médias, entre information et propagande, vers
la normalisation de la prostitution.
La journée du 19 février s’est déroulée
sous forme d’auditions individuelles. Selon les personnes consultées(2),
un ou plusieurs des thèmes abordés durant la journée
du 13 février ont pu être explorés.(3)
La thèse de la docteure Judith Trinquart " La décorporalisation
dans la pratique prostitutionnelle : un obstacle majeur a l’accès
au soin " est au cœur de ce rapport. Son analyse du silence,
du syndrome de l’intervenant allant parfois jusqu’à
des pratiques de " maquerellage ", de la relation entre corps
prostitué et réponses du corps social, de la décorporalisation
dans la pratique prostitutionnelle comme obstacle à l’accès
aux soins, des mécanismes de silence et de déni, ont trouvé
un écho dans les rapports moraux des associations abolitionnistes,
des associations de santé communautaires, des associations de
lutte contre les violences à l’encontre des femmes, compulsés
à cette occasion. Différents rapports et textes de publication
récente ont également servi de support à l’analyse
proposée.(4)
Ce rapport s’appuie sur l’expertise du MAPP au niveau international
et européen ainsi que sur la lecture de nombreux rapports émanant
d’organisations existantes dans différentes régions
du monde, notamment ceux de la Coalition contre la Traite des Femmes
et du Lobby Européen des Femmes dont l’Observatoire sur
la violence à l’encontre des femmes a fourni de précieux
éléments de réflexion.
Les journées d’audition ont permis de faire remonter des
paroles, des silences avec une acuité particulière.
Par manque de temps, ces auditions n’ont pas pu être retranscrites
dans leur intégralité. Il serait souhaitable qu’un
prochain document puisse les inclure in extenso. Le présent rapport
s’attachera donc, modestement compte tenu des contraintes évoquées,
à mettre en lumière et à rendre visible les éléments
du système prostitutionnel en tant que violence globale à
l’encontre des femmes. Comment la parole est transformée,
voire spoliée, morcelée, tabou ? De quelle manière
le morcellement des approches ajoute à la confusion, favorise
le silence et consolide la mise à disposition du corps des femmes
comme produit marchand ?
1 voir liste en annexe
2 Etant donné le temps limité, il n'a pas été
possible pour un certain nombre de personnes sollicitées d'être
auditionnées. Nous souhaitons, cependant, vivement qu'elles acceptent
de poursuivre cette réflexion dans le cadre des travaux futurs
de la Sous-Commission.
3 Voir liste des personnes auditionnées en annexe.
4 Voir bibliographie.
Le système de la prostitution. Une violence à l'encontre
des femmes
IV. Négationnisme ou révisionnisme historique
Afin de rendre visible la violence que constitue le système de
prostitution, il est nécessaire de rappeler l’historique
du mouvement abolitionniste et féministe et de lever les zones
d’ombres qui autorisent une forme de révisionnisme à
l’œuvre dans les débats internationaux, européens
et nationaux. Ce révisionnisme historique qui s’apparente
souvent à une forme de négationnisme, constitue une violence
car elle nie l’histoire et l’impact du combat des femmes
pour l’égalité depuis plus d’un siècle,
détourne le discours d’émancipation en discours
moraliste et réactionnaire.
1. Historique de la Convention du 2 décembre 1949(1)
La Convention pour la répression de la traite des êtres
humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui
a été adoptée le 2 décembre 1949 par les
Nations Unies, un an après la Déclaration Universelle
des Droits de l’Homme, dans un climat d’espoir humaniste
au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Cette convention
est l’aboutissement d’une lutte abolitionniste et féministe
engagée et menée en Angleterre en 1866 par Joséphine
Butler. Alors que l’esclavage venait d’être aboli
dans la plupart des pays européens, Joséphine Butler considérait
que le système de la prostitution constituait une forme contemporaine
d’esclavage qui opprimait les femmes et portait atteinte à
l’humanité toute entière.
En effet, le système de réglementation de la prostitution
mis en place sous Napoléon III en France, bientôt surnommé
le " système français ", fut implanté
dans nombre de pays européens sous le prétexte hygiéniste
de lutte contre les maladies vénériennes et au nom de
la salubrité publique. Le médecin français Parent-Duchatelet,
chantre de l’hygiénisme et de la réglementation
au XIXème siècle, considérait la prostitution comme
un " réseau d’égout " et assimilait l’éjaculation
" à une vidange organique ".
En réalité, le système réglementariste était
fondé sur une vision de la société et de la sexualité
humaine où les femmes étaient réduites à
être un simple instrument du plaisir masculin (ou comme matrice
pour engendrer la prolongation du nom familial). Une police des mœurs
fut créée pour veiller au bon fonctionnement du système.
Non seulement les proxénètes et les trafiquants purent
développer leur commerce en toute impunité, mais en plus,
les municipalités purent aussi s’enrichir grâce aux
taxes prélevées sur les bordels. Les femmes prostituées
étaient sujettes à des brimades, à la servitude,
aux contrôles sanitaires décrits comme des tortures sexuelles.
Certains décrets contre les maladies vénériennes,
notamment en Angleterre, permettaient de contraindre les femmes simplement
suspectées d’être prostituées à subir
un examen médical ou même à être emprisonnées.
Révoltée par cette situation d’injustice sociale
qui, selon elle, ajoutait encore à la victimisation des femmes
dans la prostitution considérée comme une forme extrême
de discrimination sexuelle, Joséphine Butler entama ce qu’elle
appela " la grande croisade " pour mettre fin au système
de réglementation de la prostitution. En 1869, elle rédigea
un manifeste qui fut signé par 120 personnalités de l’époque,
après qu’un groupe de médecins lui ait demandé
de lancer une campagne contre la réglementation de la prostitution.
Ce mouvement se répandit bientôt dans le reste de l’Europe,
aux Etats-Unis et dans les colonies. Le mouvement abolitionniste rencontra
très vite un écho dans les milieux laïques et religieux.
De nombreux intellectuels défendant les principes d’un
humanisme laïque s’engagèrent dans le mouvement abolitionniste,
notamment Jean Jaurès ou Victor Hugo en France. Les femmes militant
dans le mouvement d’émancipation des femmes s’engagèrent
avec force dans le combat abolitionniste.
Les textes de Joséphine Butler mettent l’accent sur la
responsabilité des hommes et sur leur rôle en tant que
fournisseurs et acheteurs de femmes dans la prostitution. Par ses écrits,
elle interpella les législateurs sur cette justice à deux
niveaux - une justice pour les hommes et une pour les femmes - sur laquelle
était fondée la réglementation de la prostitution.
La responsabilité des hommes dans la promotion de la prostitution
et la critique qu’elle faisait de cette sexualité masculine
dite " irrépressible ", argument utilisé pour
légitimer la nécessité de la prostitution, sera
reprise par les féministes durant la première moitié
du XXème siècle.
En France, Madame Avril de Sainte Croix fut une des têtes de file
pour porter les revendications abolitionnistes auprès de la Société
des Nations à partir de 1919. Marcelle Legrand Falco, fondatrice
en 1926 de la branche française du mouvement abolitionniste,
mena campagne en France pour l’abolition, les droits civiques
et l’égalité économique des femmes. A cette
époque, de grandes associations de défense des droits
humains, telle la Ligue des Droits de l’Homme, s’engagèrent
avec les abolitionnistes. Dès son origine, le mouvement abolitionniste
intervint auprès des gouvernements pour qu’ils mettent
fin au système de la réglementation. Il apparaissait déjà
très clairement que ce système favorisait la traite des
femmes.
Le mouvement abolitionniste gagna ainsi progressivement un certain nombre
de victoires.
En 1883, le "British Contagious Diseases Acts" (loi sur les
maladies contagieuses), qui affectait les femmes dans la prostitution,
fut suspendu pour être définitivement supprimé en
1886
En 1885, le "Criminal Law Amendment Act" en Angleterre éleva
l’âge du consentement à seize ans et imposa des peines
aux trafiquants, aux tenanciers de bordels et à ceux qui exploitaient
la prostitution des femmes.
En 1904, le premier accord international sur la " traite des blanches
" fut signé à Paris, suivi par d’autres traités
en 1910, 1921 et 1933.
A partir de 1912, progressivement, des pays européens adoptèrent
des politiques abolitionnistes.
Au lendemain de la première guerre mondiale, la Société
des Nations créa un comité de suivi sur les questions
liées aux droits des femmes et à la traite sexuelle. Les
gouvernements et les associations soumettaient des rapports portant
tout à la fois sur le salaire des femmes, leur situation économique,
la situation de la prostitution dans de nombreux pays. Des liens furent
également établis entre la prostitution, la traite et
la pornographie alors qualifiée de "publications obscènes
". Il apparaissait alors déjà clairement dans les
rapports de ces comités, dans les résolutions du Conseil
et de l’Assemblée de la Société des Nations,
que les pays qui avaient adopté un système abolitionniste
voyaient la traite des femmes diminuer, ainsi que la régression
des maladies vénériennes. En France, il est significatif
que le droit de vote des femmes ait coïncidé avec la fermeture
des maisons de tolérance au lendemain de la deuxième guerre
mondiale.
En 1927 et 1932, la Société des Nations conduisit deux
grandes enquêtes qui établirent que l’existence de
bordels et la réglementation de la prostitution favorisaient
la traite tant nationale qu’internationale.
C’est alors que naquit l’idée d’une nouvelle
Convention internationale pour la répression de la traite et
de l’exploitation de la prostitution. Les travaux de rédaction
débutèrent en 1937 pour être suspendus durant la
deuxième guerre mondiale. Cette convention fut donc achevée
sous l’égide des Nations Unies le 2 décembre 1949
et porta le titre de Convention pour la répression de la traite
des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution
d’autrui.
2. Fragilité de la Convention du 2 décembre 1949
Manque de mécanisme de contrôle
Dans son rapport de 1996 sur " la Traite des femmes et des petites
filles " (A/51/309), le Secrétaire Général
de l’ONU a regretté l’absence d’un organe de
surveillance et exprimé sa préoccupation concernant le
manque de mécanisme d’application qui affaiblit l’efficacité
et l’implantation de la Convention du 2 décembre 1949.
En effet, les Conventions de l’ONU qui ont été rédigées
avant 1960 ne possèdent aucun mécanisme d’application
contraignant ni de contrôle au sein des Nations Unies. C’est
le cas des trois conventions relatives à l’esclavage ou
pratiques analogues, telles que celles de 1926, 1956 et la Convention
du 2 décembre 1949. David Weissbrodt qui a rédigé
un Examen actualisé de l'application et du suivi des conventions
relatives à l'esclavage, indique que " les instruments interdisant
l'esclavage et les pratiques analogues à l'esclavage, (…)
ne prévoient aucune des procédures qui sont à présent
considérées comme indispensables pour assurer le suivi
du respect des obligations en matière de droits humains. "
De plus, " les instruments internationaux relatifs à l'esclavage
ne désignent aucun organe conventionnel pour recevoir des rapports
et les examiner. Ils ont peu d'effet quant au respect par les États,
des obligations qu'ils ont contractées et ne prévoient
aucun mécanisme effectif de mise en œuvre des dispositions
qu'ils contiennent. " Weissbrodt souligne que " l'efficacité
réelle d'un instrument international peut être évaluée
en fonction de la mesure dans laquelle les États parties appliquent
ses dispositions au niveau national. Le mot application, dans le cas
des instruments internationaux, désigne à la fois les
mesures nationales adoptées par les États et les procédures
internationales mises en œuvre en vue de surveiller les mesures
prises au niveau national. (…) Le droit de tous les individus
de ne pas être soumis à l'esclavage est un droit humain
fondamental; or l'absence de procédures de mise en œuvre
n'est pas faite pour encourager les États membres à mettre
en place un système de garanties contre toutes les formes contemporaines
d'esclavage. "
Eu égard au manque de mécanisme et d’application,
le Groupe de Travail sur les Formes Contemporaines d’Esclavage
"[ a exprimé] sa conviction " dans les recommandations
de son rapport (E/CN.4/Sub.2/2001/30 16 juillet 2001) " que l’adoption
par l’Assemblée générale d’une résolution
en vue de l’élaboration d’un protocole additionnel
aux trois conventions sur l’esclavage et les pratiques analogues
à l’esclavage rendrait ces conventions plus opérantes
grâce à un mécanisme efficace ". La Sous-Commission
pour la Promotion et la Protection des Droits de l'Homme a introduit
cette recommandation dans sa résolution du 15 août 2001
(E/CN.4/SUB.2/RES/2001/14).
L’acheteur de "services sexuels" reste invisible
Les premiers abolitionnistes ont lutté pour mettre fin au système
de réglementation de la prostitution et établir un lien
entre la prostitution et la traite des êtres humains. L’adoption
de la Convention de 1949 a constitué une victoire après
quatre-vingts ans de combat acharné. Cependant, la question de
" l’acheteur " n’est pas mentionnée dans
la Convention et quand bien même les abolitionnistes féministes
ont historiquement insisté sur la manière dont les hommes
créent la demande pour la prostitution. Bien qu’elles aient
dénoncé la double norme de justice qui tolérait
que les hommes, au nom d’une " nécessité biologique
", achètent les femmes dans la prostitution alors que ces
dernières étaient punies, méprisées, enregistrées
et forcées de subir des examens médicaux, la Convention
ne contient aucun article punissant " les acheteurs ".
Le Protocole de Clôture prévoit toutefois que les Etats
parties peuvent adopter des mesures plus " rigoureuses " pour
lutter contre la traite et l’exploitation d’autrui aux fins
de prostitution. Il serait donc possible de réfléchir
plus avant à la question de la " demande " telle qu’elle
a été reconnue dans le protocole sur la Traite des personnes,
comme favorisant l’exploitation (article 9.5).
Il est vrai qu’en 1949, la violence masculine à l’encontre
des femmes n’était pas une question centrale des Droits
Humains comme aujourd’hui. Depuis une vingtaine d’années,
les féministes ont mis en avant la responsabilité masculine
dans la violence domestique, le viol, l’inceste et les autres
formes de violences sexuelles et d’abus. Il est temps que le rôle
de l’acheteur, premier acteur de l’exploitation sexuelle
globale des femmes soit évoqué. La demande d’actes
de nature prostitutionnelle est partie prenante de l’industrie
du sexe ; elle la génère et contribue à son expansion
moderne. L’acheteur de " services sexuels " ne doit
plus rester invisible. Le nouveau protocole des Nations Unies, visant
à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes,
en particulier des femmes et des enfants reconnaît que la "
demande " favorise toutes les formes d’exploitation des femmes
et des enfants.
La Convention du 2 décembre 1949 pour la répression de
la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution
d’autrui marque une étape décisive dans le combat
pour les Droits Humains des femmes. Un mécanisme de contrôle
reconnaissant le rôle de l’acheteur, qui crée la
demande et qui alimente la traite sexuelle globale renforcerait d’autant
sa portée.
3. La guerre des mots autour de la Convention du 2 décembre 1949
1950 -1980 - détournement des arguments féministes La
Convention du 2 décembre 1949 est le résultat de quatre-vingts
ans de lutte abolitionniste, féministe et humaniste. Les abolitionnistes
de l’époque croyaient que cette convention constituait
un départ pour de nouvelles attitudes face à la prostitution
et qu’il n’y aurait pas de risque de régression.
Les féministes ont continué leur combat pour revendiquer
d’autres droits dans les domaines privés, politiques et
économiques pour l’autodétermination des femmes,
une sexualité autonome, le refus de l’enfermement dans
la sphère du mariage et l’accès à la contraception
et l’avortement.
Lors de cette campagne féministe pour l’égalité,
des ténors du féminisme telle Simone de Beauvoir ont pu
affirmer que le mariage était l’enfermement et la prostitution,
la liberté. Soudain, l’image romantique de la prostituée,
dépeinte par certains auteurs du XIXème siècle
et récurrente dans le cinéma au XXème siècle,
a refait surface. La femme dans la prostitution devenait l’emblème
même de la femme insoumise, rebelle, contrôlant sa sexualité
et s’opposant à l’ordre moral et réactionnaire.
Toute critique structurelle de la prostitution a alors disparu, et le
rôle de l’industrie du sexe incluant le proxénétisme,
l’acheteur et les bordels a été banni des discours.
Tous les projecteurs se sont alors tournés vers ce portrait fantasmatique
de la prostituée, femme " libre " ayant du " pouvoir
" sur les hommes qui payaient pour avoir accès à
son corps, à l’inverse de la femme mariée, considérée
comme " esclave " de son mari et dont le corps ne lui appartenait
pas. Au nom de la liberté sexuelle, le " droit à
être prostituée " remplaça le " droit
à n’être soumise à aucune exploitation sexuelle
", le " droit à être libre de la prostitution".
Bientôt, l’industrie du sexe ainsi que les pays qui n’avaient
pas ratifié la Convention de 1949 tels que les Pays-Bas se mirent
à utiliser les arguments féministes d’ " autodétermination
" pour légitimer l’exploitation des femmes dans le
secteur du sexe.
1980-2000 révisionnisme et manipulation Les années 1980
ont été marquées par la volonté de protéger
les enfants à travers un nouvel instrument international : La
convention relative aux droits de l’enfant (1989). A cette même
époque, des bouleversements géopolitiques transforment
les rapports de forces entre les Etats et s’accompagnent de nouvelles
donnes économiques et politiques. L’épidémie
du SIDA fait également ressurgir les vieux prétextes hygiénistes
du XIXème siècle. Des ONG et des Etats avancent alors
que la légalisation-décriminalisation de l’industrie
du sexe est nécessaire pour protéger la santé publique
et faire régresser le SIDA/HIV.
Dans ce contexte, d’autres arguments ont fait surface pour la
légalisation-décriminalisation de l’industrie du
sexe. Il s’agit de distinguer la traite de la prostitution. La
prostitution enfantine est perçue comme une violation des Droits
Humains alors que la prostitution adulte est considérée
comme un choix. La prostitution " forcée " est désormais
distinguée de la prostitution " libre ".
En 1995, la Plate Forme d’Action de la Conférence Mondiale
des Femmes à Pékin introduit pour la première fois
dans un texte international de référence, la terminologie
de prostitution " forcée ". Ainsi, la charge de la
preuve des exploiteurs de femmes dans la prostitution peut être
renversée sur les victimes qui doivent désormais prouver
qu’elles ont été " forcées ". Dès
lors, la terminologie de 1949 " exploitation de la prostitution
" est susceptible d’être remplacée dans nombre
de textes régionaux et internationaux par celle de " prostitution
forcée ", que ce soit dans certains rapports présentés
à la commission CEDAW ou dans les rapports de la Rapporteuse
Spéciale sur les Violences faites aux Femmes à l’ONU.
Le lobby pro-prostitution engage également une campagne pour
séparer la prostitution de la traite. En 1997, les Pays-Bas qui
président l’Union Européenne, organisent une conférence
pour l’élaboration de lignes directrices européennes
contre la traite des femmes aux fins d’exploitation sexuelle(2).
Les associations abolitionnistes et féministes refusant de limiter
leurs interventions à la traite uniquement, comme s’il
était possible de séparer la traite de la prostitution,
furent interdites d’accès au forum parallèle des
ONG. En Europe, en particulier, d’autres conférences sont
organisées sur ce principe, censurant toute discussion sur la
prostitution dans les forums organisés sur la traite. Les arguments
utilisés sont les suivants : la prostitution reste une question
contentieuse et les pays ont des systèmes légaux différents.
S’il est peu probable de dégager un consensus sur la reconnaissance
de l’illégalité de la prostitution, en revanche,
un accord peut émerger sur la question de la traite. Nombre de
gouvernements et d’ONG ont accepté ces arguments sans plus
de débat. La séparation entre la traite et la prostitution
commence alors à apparaître dans nombres de textes régionaux.
Ainsi, la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne
qui constituera le préambule de la Constitution de l’Union
Européenne ne mentionne pas la prostitution mais affirme que
la traite des êtres humains est interdite (article 5).
En 1997, Anti-Slavery International publie un rapport prônant
une redéfinition de la prostitution comme " travail du sexe
" sur l’agenda international. Une des auteures de ce rapport,
Jo Doezima, dirige le Network of Sex Work Project basé en Afrique
du Sud et comptant parmi les membres de son bureau, Camille Cabrale
qui dirige l’association PASTT en France. Jo Doezima vit au Royaume-Uni.
Elle représentait Anti-Slavery International lors des négociations
à Vienne(3).
En 1998, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) publie
un rapport sur le " secteur du sexe " en Asie du Sud-Est,(4)
préconisant une approche pragmatique de la prostitution et soulignant
qu’il est plus avantageux de considérer la possibilité
de reconnaître, réglementer et taxer l’industrie
du sexe, afin de " couvrir nombre d’activités lucratives
qui y sont liées ". Trois ans plus tard en 2001, par la
voix de son bureau en Asie du Sud-Est, l’Organisation Mondiale
de la Santé appelle à la légalisation-décriminalisation
de l’industrie du sexe dans le but de réduire l’épidémie
de Sida.
1 Certaines parties de cet historique sont extraites du guide sur la
Convention de 1949, Malka Marcovich.
2 La Déclaration Ministérielle de la Haye, concernant
les lignes directrices européennes pour des mesures efficaces
pour combattre le trafic des femmes aux fins d'exploitation sexuelle,
1997.
3 Un autre rapport serait nécessaire pour décrire les
ramifications de certaines ONGs avec l'industrie du sexe. Il est important
de souligner cependant, que le Réseau TAMPEP qui regroupe des
associations de santé communautaires dans l'ensemble des pays
de l'UE, qui est financé en partie par la Commission Européenne,
a été fondé par la Fondation de Graaf, importante
organisation néerlandaise ayant joué un rôle important
dans la légalisation de l'exploitation de la prostitution aux
Pays Bas.
4 Lim, Lin Lean (ed.) 1998. The Sex Sector, the Economic and Social
Bases of Prostitution in Southeast Asia.
V- Le morcellement du corps prostitué : écho du morcellement
du sujet de la prostitution dans le corps social
Le corps prostitué n’est pas un. Le corps prostitué
ressemble à ces illustrations chez les bouchers qui désignent
chaque partie de l’animal. Le corps est en effet morcelé,
chacune de ses parties est hiérarchisée et tarifée.
En 1976, Annie Mignard soulignait :(1)
" 30 francs l’éjaculation précoce du pauvre,
100 francs l’éjaculation rapide du moyen, 1 000 francs le
couché ou la nuitée du riche. Ce paiement n’a aucun
rapport avec un salaire. Ce n’est pas ce qui permet à la
femme de renouveler de jour en jour sa force de travail, ce n’est
pas non plus la contrepartie du service fourni ".
Ce morcellement du corps qui répond aux besoins prétendument
" biologiques de la sexualité masculine " conforte une
démarche essentiellement sanitaire qui trouve un écho dans
la manière même dont le " corps " médical
appréhende le corps humain. Comme l’explique Judith Trinquart
:
" L’univers médical est lui-même obligé
d’objétiser le corps pour ne par risquer de s’identifier
et avoir le sentiment de le dominer. Le corps devient objet, il n’
² appartient pas à un être humain sujet ² . "
Judith Trinquart reprend également dans sa thèse la cartographie
corporelle employée par Daniel Welzer Lang. Le corps marchandise
a ses " morceaux de choix " et ses " bas morceaux ".
Les tarifs sont hiérarchisés en fonction de la demande des
acheteurs.
Si le corps des femmes est morcelé dans la prostitution, le corps
de l’acheteur de sexe est réduit à son pénis.
Pour les femmes prostituées, les clients sont des " phallus
sans visages ".
* La bouche par laquelle se fait l’acte de fellation est "
la prestation " la moins chère. Cet acte a l’avantage
de la rapidité mais engendre aussi le dégoût.
La bouche consacre aussi le territoire interdit puisque le baiser ne fait
pas partie des possibilités offertes à " l’acheteur
".
La bouche est enfin l’endroit du corps par lequel peut s’exprimer
la parole. Le Juge le Friant, lors d’une conférence organisée
par l’Association des Femmes Journalistes en 1997, avait dit sous
forme de boutade douteuse :
" Les femmes prostituées ne peuvent parler car elles ont la
bouche pleine ."
Dans le même sens, dans le film suédois " Shocking Truth
", réalisé à partir de montages de films pornographiques
diffusés dans le Nord de l’Europe sur la chaîne Canal
+, et présenté au parlement suédois en 2000 dans
le cadre d’une réflexion sur la liberté d’expression
dans la pornographie(2), il est demandé à une femme qui
vient de subir un viol collectif et dont la bouche et le visage sont recouverts
de sperme :
" Votre bouche vous sert-elle à exprimer des idées
? "
et la femme de répondre :
" Ma bouche sert à des choses bien plus utiles que d’exprimer
des idées. "
* Le vagin est sujet à une tarification moyenne, appelée
" l’amour ". Les inconvénients décrits proviennent
du dégoût de l’odeur du sperme qui peut continuer à
s’écouler encore après le rapport.
* S’agissant de la sodomie, la tarification est plus élevée.
Les positions évoquant la sodomie telles " la levrette "
sont également plus chères.
* Les seins ont pour unique fonction d’attirer le client ; le plus
souvent, ils ne servent pas.
* Le pénis des travestis est une zone du corps qui n’existe
pas. Comme le signale Judith Trinquart :
" C’est dur pour un travesti de parler de problèmes
génitaux parce qu’au moment où il est sur le terrain,
son sexe masculin ne va pas exister, c’est une zone qui n’existe
pas. Les clients qui vont voir les travestis ne se vivent pas eux-mêmes
comme homosexuels, mais comme des hétéros. "
r Le clivage et le morcellement se manifestent également par le
changement de nom qui est une manière de protéger la vie
privée à laquelle les acheteurs ne doivent pas avoir accès.
Comme l’indique Judith Trinquart :
" Par rapport à leur famille, le changement de nom garantit
l’anonymat. Il s’agit d’un effort de préservation
de la vie privée à visée protectrice, pour éviter
la " contamination " de leur vie propre par leur activité
prostitutionnelle qu’elles cherchent à oublier et à
éloigner. Le nouveau prénom choisi a en général
une connotation positive pour elles. (…) Dans le cas de violences
sexuelles vécues avant, le nouveau prénom permet de reprendre
un certain contrôle sur sa vie, il n’est pas celui choisi
par les parents, il permet d’échapper à l’ancien
prénom, devenu symbole qu’elles rejettent. "
r L’habillement lance un signal symbolique sur la fonction des femmes
dans la prostitution et renforce les stéréotypes sexistes
concernant les signes extérieurs de ces femmes qui sont, prétendument,
les plus " libres " sexuellement
" Cela fait partie des codes de la prostitution, du langage implicite,
non verbal. Ces habits sont considérés comme " vêtements
de travail " (exécution parfaite et sans discussion du service
demandé, connaissance et pratiques sexuelles particulières
et diversifiées, en résumé tout ce qui fait la différence
entre une femme ordinaire supposée sexuellement limitée
et une " professionnelle " du sexe.) "(3)
A Madrid, des femmes africaines prostituées, en string et seins
nus, ont provoqué l’indignation d’associations familialistes.
Des groupes pro-prostitution se sont alors insurgés :
" Les strings, être dénudés, c’est un uniforme
de travail, au même titre que les autres corps de métier
ont des tenues spécifiques. "
r Il existe également une hiérarchie des lieux et des tarifs
sous forme d’un cadastre informel mais codifié.
r L’âge, la vieillesse, ont également une incidence
sur la valeur marchande de la personne prostituée.
r Le temps est morcelé. Les passes sont limitées et tout
dépassement suppose un supplément. De manière générale,
la prostitution se déroule durant les périodes nocturnes
et le repos s'effectue pendant la journée.
r " L’entrée dans la prostitution est toujours envisagée
comme transitoire. Discontinuité du temps avec la vie privée
".
r L’argent. Rien n’est gratuit, même la simple conversation
ou prendre un verre avec un client. Le client est réduit au potentiel
financier qu’il représente. Il existe une ambivalence dans
le rapport à l’argent qui " brûle " les doigts
et est dépensé vite sans investissement.
Le corps instrument marchand est déshumanisé et instrumentalisé
à l’extrême.
Une prostituée danoise a réussi à faire déduire
de ses impôts ses frais de chirurgie esthétique : elle s’est
fait refaire les seins. " Les investissements effectués pour
améliorer et entretenir les instruments de travail sont déductibles
des impôts. "(4)
Comment reconstruire, rassembler ces morceaux de vies, de corps humain,
ces morceaux de temps et de lieux, qui trouvent écho dans le morcellement
du dossier prostitution, que ce soit dans une perspective historique ou
politique, des actions sur le terrain ou de la prise en charge du système
prostitutionnel au niveau de l’Etat. C’est seulement à
travers une mise en harmonie des actions de prévention que les
pièces de ce puzzle parviendront à être rassemblées
et permettront de reconstituer les chaînons manquants à une
lutte globale contre les violences à l’encontre des femmes.
Tous les acteurs du système doivent être identifiés
afin de promouvoir, de manière cohérente, une vision égalitaire
et non sexiste de la société humaine.
1 " propos élémentaires sur la prostitution "
Les temps Modernes mars 1976
2 Réalisé par Alexa Wolf.
3 Judith Trinquart
4 Citation de Judith Trinquart reprise d'un article de Courrier International
numéro d'août 2000.
III- De l’usage des mots : entre le visible et l’invisible
3. Les personnes prostituées
La plupart des organisations de terrain utilisent la terminologie de "
personne prostituée " pour définir indifféremment
les femmes ou les hommes en situation de prostitution. Cette formule,
utilisée depuis de nombreuses années, a eu pour fonction
politique de rejeter la stigmatisation " morale " qui pesait
sur les femmes et les hommes en situation de prostitution et de leur redonner
une dignité en tant que " personne "(1). Elle permettait
en sus dans le discours abolitionniste de refuser l’emploi des termes
" travail du sexe " visant à reconnaître la prostitution
et son exploitation comme un travail. Toutefois ce langage a rendu invisible
la dimension sexuée de la prostitution. Quand il est question d’une
femme qui a quitté la prostitution, elle est désignée
comme étant une " ex-prostituée " ou une "
ancienne prostituée ", et non pas une " ancienne ou ex-personne
prostituée ". C’est bien ici l’expression de l’ambivalence
qui existe autour de la prostitution. Les personnes qui se sont trouvées
en situation de prostitution sont identifiées pour ce qu’elles
ont été et non pas pour ce qu’elles ont vécu.
Cette ambivalence illustre la fonction de la prostitution dans la société
- " être prostituée " - et non pas le vécu
prostitutionnel. Dans les pays anglo-saxons, en Asie du Sud Est, en Amérique
du Sud, en Suède, les femmes qui ont vécu dans la prostitution
et en sont sorties se désignent elles mêmes comme "
survivantes de la prostitution ". Ce langage a non seulement une
fonction politique de dénonciation, mais permet également
de pointer la violence extrême que constitue la prostitution, de
contourner la stigmatisation et de sortir de la victimisation. L’emploi
du neutre " personne " nie la réalité sexuée
de la prostitution. Pourtant, que ce soit sur le territoire français
ou dans le reste du monde, ce sont majoritairement les femmes qui sont
vendues et achetées par des hommes.
Lorsque la prostitution masculine est évoquée, les associations
précisent toujours s’il s’agit d’hommes homosexuels,
hétérosexuels, transsexuels ou travestis. Dans le cas des
femmes, la mention de leur hétérosexualité ou homosexualité
n’apparaît jamais tant celle-ci importe peu. Dans le chapitre
consacré au corps prostitué, nous reviendrons sur les endroits
invisibles du corps prostitué des travestis. Il peut être
d’ores et déjà indiqué que les travestis, hommes
hormonés ou transsexuels, présentent l’image stéréotypée
la plus caricaturale du modèle féminin dans la société
patriarcale. La docteur Judith Trinquart souligne à ce sujet :
" Il y a ici une manipulation perverse du rapport de domination Homme-Femme.
Les clients qui vont voir les travestis ne se vivent pas eux-mêmes
comme homosexuels, mais comme des hétéros. Ce n’est
pas un homme qu’ils vont acheter mais c’est une femme. Ils
voient ces êtres humains de sexe masculin, comme des femmes qu’ils
vont pouvoir dominer. L’extrême féminisation de ces
travestis correspond complètement aux fantasmes des acheteurs.
Beaucoup de femmes prostituées se prostituent en T-Shirt et ne
correspondent plus aux stéréotypes que les consommateurs
ont dans la tête mais qu’ils retrouvent dans les transsexuels
et travestis, outrageusement maquillés. Ces travestis se sentent
renforcés dans le sentiment d’être une femme à
travers ce rapport de domination, car ils sont regardés, valorisés,
vécus comme des femmes et soumis à une domination masculine.
"
De même, lorsque la prostitution des mineurs ou des enfants est
évoquée, il n’est jamais précisé s’il
s’agit de garçons ou de filles, d’adolescentes ou d’adolescents.
Il a fallu que des jeunes garçons roumains soient prostitués
sur les trottoirs parisiens pour que le problème de la prostitution
des mineurs soit reconnu en France. Or, depuis des années, l’Association
l’Amicale du Nid alertait de l’existence d’une prostitution
de jeunes filles mineures sans que cela n’émeuve l’opinion
ou même que la pénalisation des " clients " de
mineurs ne soit envisagée.
1 On peut d'ailleurs s'interroger sur l'utilisation du neutre " personne
" lorsque l'on parle d'une majorité de femmes, dans la patrie
des Droits de l'Homme, où le mot Homme est revendiqué comme
recouvrant les deux composantes de l'humanité, alors même
que nombres de pays francophones pour désigner les Droits Humains,
utilisent désormais " Droits de la personne humaine ".
Première recommandation :
Placer la prostitution au cœur des politiques de lutte contre
la violence à l'encontre des femmes à tous les niveaux
. . . / . . .
Ce texte est extrait de pages sur la prostitution publié par un
site gouvernemental
http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/sommaire.htm#som
http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/1prostitution.htm
http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/2prostitution.htm
http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/3prostitution.htm
http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/4prostitution.htm
http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/5prostitution.htm
http://www.social.gouv.fr/femmes/gd_doss/prostitution/4prostitution.htm
[De belles analyses, mais peu d’avancées réelles !
]
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