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« Je vais te dire quelque chose, petit homme : tu as perdu
le sens de ce qu’il y a de meilleur en toi. Tu l’as
étranglé. Tu l’assassines partout où
tu le trouves dans les autres, dans tes enfants, dans ta femme,
dans ton mari, dans ton père et dans ta mère. Tu es
petit et tu veux rester petit. » Wilhelm Reich.
Il est une idée simple, mais trop peu souvent énoncée,
à savoir que la violence est engendrée, quasi exclusivement,
par la gente masculine. Cet apanage est-il le fruit d’un héritage
biologique ou encore d’une mémoire génétique
qui auraient conduit les hommes à devoir se défendre,
chasser et soumettre une nature hostile aux temps immémoriaux
? Ces fables pseudo-scientifiques ne sont pas toujours inventoriées
au catalogue des archaïsmes de la pensée, et il demeure
des tribunes pour les tenir.
L’examen anthropologique de la diversité des formes
humaines devrait pourtant inciter à la prudence et à
comprendre que la nature est surtout le résultat de sa construction
culturelle, de sa mise en forme. Les rôles tenus par les hommes
ou par les femmes varient selon les époques et les sociétés,
et ne recouvrent pas les mêmes attributs. Le degré
de violence qui émane d’une société est
non seulement plus ou moins important, mais également réparti
de façon variable selon les sexes, comme l’a montré,
il y a longtemps déjà, Margaret Mead (1966). Or, il
faut en réitérer l’argument, tant les fausses
évidences engendrées par le sens commun se plaisent
à naturaliser ce qui résulte d’un construit
social. Ce qui signifie du même coup que non seulement les
répartitions sexuées peuvent heureusement changer
et évoluer dans une même société, mais
que celle-ci n’est pas condamnée à reproduire,
inlassablement, les mêmes formes. Réfléchir
sur les modes de production de la violence (Héritier, 1996)
est par conséquent légitime pour toute personne qui
désir en modifier le cours. S’il n’est pas question
de nier la réalité des pulsions, la psychanalyse apprend
également que celles-ci peuvent être orientées
dans des sens résolument différents. L’agressivité
peut trouver des fonctions sociales utiles quand elles sont utilisées
pour la transformation du monde plutôt que pour sa soumission.
Si les travaux sur les hommes se banalisent, notamment dans les
pays anglo-saxons (avec les men studies), la France demeure encore
très en retard. Du fait des mouvements féministes,
une littérature conséquente existe sur les socialisations
féminines. En revanche, les hommes ont fait l’objet
de moins d’attention. Habitués à se penser sous
le signe du neutre, et représentants du genre humain en son
entier, l’attention à été canalisée
sur ce qui s’en distinguait : le différent, qui est
toujours l’autre. Au point que l’on peut même
reprocher à celui qui se pense comme centre et comme évidence,
de n’être qu’une coquille vide, car bien difficile
à définir. Le thème de la violence est une
des entrées possibles pour s’attacher à décrire
une spécificité des hommes qu’il s’agit
de comprendre. Nous entendons montrer que la socialisation des petits
garçons en porte les germes, chose qui n’a pas d’équivalent
chez les petites filles. Les jouets proposés aux petits garçons
dans les catalogues de Noël en constituent une excellente illustration
1 . Même si le jeu peut paraître insignifiant aux yeux
de l’adulte, il est fondamental pour l’enfant, puisqu’il
participe à son éveil, à sa structuration psychique
et par conséquent à la construction de sa personnalité.
Une grande partie des valeurs acquises lors des premiers âges
passe par son intermédiaire : aussi devrait-il être
l’objet de davantage d’attention. Bien sûr, nous
avons conscience qu’il n’est pas le seul support de
transmission et de reproduction, et que bien d’autres facteurs
sont influents. Le milieu familial, notamment les modèles
parentaux, la télévision, les productions culturelles,
littéraires, cinématographiques, les jeux vidéos,
les relations sociales, amicales et scolaires, l’espace des
loisirs sportifs, sont autant de modes opérants de socialisation.
Nous pourrions prendre chacun de ces domaines comme terrain d’étude.
C’est précisément la répétition
des mêmes connotations qui a force d’imposition. Des
banalités deviennent des arguments pesants dès lors
qu’elles œuvrent dans le même sens, avec une réitération
qui les rend évidentes, naturelles et attendues.
Il faudrait, pour bien comprendre le climat instauré et
la construction sociale de la différence des sexes, avec
leurs valeurs respectives, prendre le temps de montrer les jeux
d’opposition entre le masculin et le féminin. Car l’élaboration
de l’identité sexuée, du genre, ne se comprend
que comme figure relationnelle, comme interaction, qui se saisit
dans le rapport à l’altérité. Nous nous
attacherons ici plus précisément au masculin, compte
tenu que les figures de la violence et de l’agressivité
lui sont réservées. Nous invitons à d’autres
références pour appréhender ce qui est le lot
du féminin. N’oublions pas simplement que ce sont souvent
des normes opposées qui sont valorisées. Aux filles,
sont attribuées des valeurs de calme, de douceur, de mesure,
de tendresse, d’écoute, de soins prodigués,
et d’attention à l’autre. Par les jeux que les
adultes leur proposent, les petites filles sont prédisposées
à devenir de petites femmes séductrices, attentives
à leurs corps, à l’amour romance, à la
maternité, puis aux soins du ménage. Les petits garçons
sont invités, eux, à d’autres rôles, plus
diversifiés, et à première vue moins stéréotypés.
Il n’est pas anecdotique de s’y intéresser, car
ils participent pleinement de la construction de l’identité
masculine. Plus complexes à décrypter, ils véhiculent
des éléments tout aussi traditionnels dans leurs fonds,
si ce n’est dans leurs formes. En allant du plus évident,
du plus prégnant au plus insidieux et au plus diffus, nous
pouvons découvrir les territoires de la socialisation masculine.
Ces orientations construisent des habitus, au sens où l’utilise
Pierre Bourdieu, culture de classe de sexe, qui seront autant de
prédispositions à la pratique pour répondre
aux sollicitations de l’environnement actuel ou à venir.
Il ne surprendra guère que l’on trouve dans les catalogues
de jouets des propositions guerrières. La tradition du petit
soldat de plomb, héritage des guerres napoléoniennes,
les sièges des châteaux forts médiévaux,
les histoires de corsaires ou encore la conquête de l’Ouest
qui suppose le massacre de tribus indiennes, ou le pillage de forts,
sont ancrés dans les mémoires collectives. De même,
les fusils et carabines, le tir aux pigeons et les batailles en
tous genres ne sont pas des nouveautés. Si ces propositions
demeurent, elles sont à présent plutôt sous-représentées.
Leurs formes s’est modernisée et d’autres tentations
sont apparues. Navires de guerre, porte-avions, missiles nucléaires,
vaisseaux spatiaux… complètent le dispositif. Mais,
c’est surtout la science-fiction, essentiellement d’inspiration
cinématographique, qui fournit le gros des modèles.
Science-fiction qui, comme nous le verrons, rejoint souvent le réel.
Car si le jouet a toujours été une sorte de reflet
du monde adulte, il semble de moins en moins laisser de place pour
une réappropriation individuelle tant il paraît une
copie conforme, avec des spécificités techniques calquées
sur l’objet adulte. Comme l’aspirateur proposé
aux petites filles qui aspire vraiment et se trouve être un
modèle réduit d’un vrai aspirateur (Moulinex),
le pistolet à rayons infrarouges avec signal sonore tire
de vraies balles… en mousse ! Il n’est pas certain que
ce type de jouets soit du même acabit que l’antique
carabine en bois, voire du bâton transformé en fusil…
Aussi faut-il émettre une première réserve
envers l’argument si souvent entendu que les enfants de tous
les temps ont toujours transformé un bout de bois en arme
pour jouer. L’imaginaire n’est pas nécessairement
convoqué de la même façon dans les deux cas
de figure. Surtout, le rapport à la réalité
n’est pas identique. Imaginer un fusil pour viser virtuellement
un ennemi n’est pas la même chose que de disposer d’une
reproduction d’un fusil réel. Car alors, comment distinguer
le vrai du faux ? On se souvient de ces braquages de banque au moyen
de pistolets pour enfants, tant l’imitation était parfaite.
De même, il faut être prudent envers une seconde proposition,
qui suppose un besoin des enfants de mesurer et de sublimer leur
agressivité au travers de ces jouets. Si les pulsions de
violence existent, rien ne permet d’affirmer qu’elles
doivent s’exprimer par un jouet militaire. Une tendance récurrente
de la psychologie à naturaliser les phénomènes
sociaux engage à une certaine prudence en ce domaine 2 .
Contrairement à l’évidence, tous les hommes
n’ont pas toujours joué à la guerre étant
enfants, et ils ne s’en portent pas toujours plus mal ! Par
ailleurs, comment expliquer, si ce n’est en retombant dans
la naturalisation de la différence des sexes, que les filles
s’en passent fort bien ? Pourquoi n’offre-t-on jamais
de fusils-mitrailleurs aux petites filles ? La justification a posteriori
permet d’évincer les questions de légitimité
et les processus par lesquels certains enfants éprouvent
le besoin de s’identifier à des militaires ou à
des chasseurs. Il suffit pourtant d’allumer son téléviseur
pour douter d’un besoin naturel des petits mâles à
jouer les matadors. La violence de l’environnement explique,
en revanche, le besoin éventuel de dédramatisation
que peut ressentir un certain nombre d’enfants, qui préfèrent
transformer en jeux ce que tout être humain « normalement
sensible », devrait trouver immédiatement insupportable.
Puisqu’il semble dans la destinée des petits garçons
d’assumer les rôles de maîtres du monde et de
tortionnaires, la seule réponse est la révolte ou
la transformation en jeux de rôles. Le virtuel est une réponse
à l’incurie du monde, mais c’est aussi, malheureusement,
une façon de l’apprivoiser et d’en faire l’apprentissage,
au risque de le reproduire plus tard.
Le récit d’anticipation a inventé la réalité
et se confond avec elle. Des allers-retours de l’un à
l’autre ne permettent guère de les départager.
Donnons quelques exemples où le réalisme fraye avec
son dépassement. Les pistolets lasers, inventés hier
par la science-fiction, ne sont-ils pas peu ou prou utilisés
aujourd’hui ? Les infrarouges en tiennent lieu, au moins dans
l’imaginaire. La « guerre des étoiles »
est devenue réalité sous Reagan. À l’inverse,
la guerre réelle inspire de nouvelles représentations
ludiques. Le jeu Patrouille du désert évoque la guerre
du Golfe et les avions espions sont « les drones » utilisés
en Afghanistan. Turbo copter, proposé dès trois ans,
est une « réplique électronique de l’hélicoptère
furtif », qui dispose « d’un canon son et lumière
de tir, et qui tire des roquettes en mousse ! ». Les noms
des jeux évoquent les noms de code des opérations
militaires (Mission Pôle nord, Patrouille du désert,
Opération Tonnerre, Alliance rebelle). Les cyber-combattants
de l’espace ressemblent à s’y méprendre
aux expérimentations militaires bien réelles de l’exosquelette
du guerrier du futur 3 . Si bien qu’il est pour le moins difficile
de ne penser ces récits que comme des mondes imaginaires
appartenant à la science-fiction, car l’avancement
des sciences et techniques a désormais répandu l’idée
que tout était possible. « L’Homme transformé
» est déjà dans ces jeux qui préparent
les hommes du monde de demain. L’électronique permet
de les affubler d’un réalisme étonnant. C’est
donc un perpétuel mélange entre des éléments
empruntés à des créatures imaginaires, notamment
du monde de la télévision, du cinéma, et des
jeux vidéos, et des faits réels, sans que l’on
sache plus très bien qui copie quoi. N’est-ce pas d’ailleurs
les militaires qui tentent de donner corps à des récits
que la science-fiction a anticipés ? Et l’argument
est valide également pour les sciences. Il conviendrait de
conduire une comparaison entre les recherches militaires actuelles
et ces propositions imaginaires. Demeure que l’enfant n’a
certainement plus les clés pour départir ce qui résulte
de la copie d’un monde réel, de ce qui est le fruit
d’un univers inventé. Ce qui en ressort, de manière
souterraine, c’est que la technique se trouve valorisée
comme possibilité de démultiplication des capacités
de nuisance. Le laser, par exemple, est utilisé pour combattre,
non pour soigner.
Nitendo Jet Force propose « des armes super destructrices
! Des explosions dévastatrices ! », sans que, bien
évidemment, les conséquences ne soient jamais abordées.
Si la guerre est un jeu dans lequel il s’agit de « dégommer
» le plus d’adversaires possibles, l’éducation
aux conséquences possibles, en termes de souffrance et de
dévastation, n’est pas envisagée. Car justement,
on perçoit qu’elles débordent l’espace
du jeu. Mais alors, pourquoi en accepter le premier terme ? Est-ce
avec Psycho Explosion que l’on peut vraiment prendre conscience
du danger : « Après une lutte acharnée contre
Max Steel, la tête de son ennemi ‘explose’. Attention
! Psycho est équipé d’une arme de poing avec
lance-missiles. Dès 4 ans ». Est-ce même un hasard,
si celui dont la tête explose est dénommé Psycho,
faisant implicitement référence à la tête
de la victime, opposée au corps du héros ? «
À toi l’aventure dans la superbe base militaire, où
lance-missiles, ponts suspendus, barrières mobiles et passages
secrets rivalisent avec les explosions ». La « mitrailleuse
électronique son et lumière » complète
très bien le Buggy d’assaut, « véhicule
amphibie, avec un lance-roquettes à air comprimé qui
tire des missiles en mousse ». Il faut également prendre
en compte les maquettes, propositions plus créatrices, mais
domaine de prédilection des avions de guerre et des porte-avions.
Si les panoplies (Zorro, cow boy, ganster, etc.) paraissent inoffensives,
elles permettent de revêtir le costume et le rôle en
taille réelle. Les activités militaires sont du reste
complétées par les activités de police, voire
de milice. Nous avons même repéré « une
prison mobile transformable en véhicule d’attaque blindé,
équipé d’un écran de protection rétractable
et d’un double lance-roquettes avec munitions ».
Le descriptif technique des appareillages est très poussé
et habitue, sans en avoir l’air, à considérer
comme normal ces appareils dans la vraie vie. La panoplie «
Laser Challenge Duel V2 » est un jeu à technologie
infrarouge, qui comprend deux pistolets et deux plastrons cibles
à revêtir. Ainsi bardés, les enfants, dès
cinq ans, pourront s’entraîner à bien viser.
En effet, le commentaire précise : « portée
de tir jusqu’à 100 mètres, signal sonore, bouclier
électronique de protection, possibilité de tirs en
rafale et fonction triple tir ». D’autres pistolets
lasers avec visières permettent également de bien
identifier les cibles qui retentissent d’un signal sonore
quand elles sont touchées. « Chaque joueur dispose
de neuf vies pour sauver la sienne ». Il est possible de multiplier
les exemples. Les figurines d’Action Man proposent, en modèle
réduit, des scènes de guerre, de batailles ou d’héroïsme
militaire. Mais là encore, le jouet oscille entre réalité
et anticipation. Ce qui importe, c’est la récurrence
des symboles d’agressivité, de puissance et de domination.
Pour cela, non seulement la figurine est forte et musclée,
sportive et bien équipée, mais elle est toujours munie
d’instruments de combats. Même là où on
ne les attend guère, les armes sont présentes. Ainsi
cette diligence, en apparence bien inoffensive, est-elle munie d’un
canon ! Ici, c’est le VTT d’Action Man dont le cadre
« customisé » tire des missiles ; là,
c’est le (chien) loup qui tire le traîneau-mitraillette
du héros, et dont l’agressivité ne semble pas
suffire puisqu’il est affublé d’un appareillage
guerrier. Là encore, c’est Ursus, l’ours radiocommandé
lanceur de missiles ou le chien Asphalte, qui porte en ceinture
un revolver ! Sans doute, pour assister son maître, mais surtout
parce que toute figurine se doit d’être armée,
pour en redoubler la violence. On peut se demander pourquoi des
actions apparemment neutres sont militarisées, comme la mission
spatiale, dont le Buggy lunaire est affublé « d’un
radar lance-missiles à tir réel », ou encore
cette voiture Turbo bolide, dont « le capot cache un lance-missiles,
capable de lancer 4 missiles en rafale » ; idem pour le voilier
de Max Steel. En réalité, l’arme est comme une
extension naturelle du corps de l’homme, elle est toujours
présente, éventuellement cachée, mais toujours
prête à surgir, menaçante. Colette Guillaumin
(1992) a expliqué que cet appendice lui était réservé,
comme une sorte de prolongement corporel permettant la maîtrise
de l’espace et des relations à distance.
Batman, Robocop, Spiderman, un produit chasse l’autre, mais
toujours le héros est viril, fort, guerrier, belliqueux 4
. Agressif ou défensif, il a de toute façon des raisons
pour se battre. Nous pourrions multiplier les exemples de figures
agressives, et en interroger le caractère idéologique
(c’est toujours une valorisation de héros très
orientés, plus proches de Rambo, Schwarzenegger, et Stallone,
donc de l’emblème du GI, que du commandant Massoud…).
Small Soldiers est la représentation parfaite du militaire
américain. Surtout, ce sont les imaginaires véhiculés
qui sont redondants. Ainsi se forge une image de la virilité
où l’homme est synonyme de force et de muscles. Max
Secret Commando est équipé « d’un fusil
à tir double et d’armes secrètes qui lui permettent
de poursuivre sans relâche son cruel ennemi. Grâce à
une éponge humide, tu pourras faire apparaître les
super muscles N-TEK de MAX STEEL ! », poursuit le commentaire
du catalogue. La force n’est pas qu’une addition de
muscles, mais s’ajoute à la ruse et à la malice
des héros, toujours pourvus d’armes et de stratégies
secrètes. Or, les images idéales ou fantasmées
d’invulnérabilité, de domination et de force
hyper masculine agissent en façonnant les rêves, les
fantasmes et les désirs (Jackson, 1998). Elles rassurent
sur le futur statut de vrais hommes, notamment ceux dont l’identité
sociale est la moins assurée. Elles sont un antidote aux
angoisses masculines de n’être pas assez viril (de passer
pour une fille, pour « une tapette »). Menaces utilisées
pour construire les limites symboliques de la culture du groupe,
ou du clan des hommes. Devenir « un vrai mec », «
un mec qui en a », suppose de s’identifier et d’affirmer
son appartenance, d’autant plus qu’elle pourrait être
discutée. Ainsi la force du corps est d’autant plus
investie comme fierté que d’autres issues de valorisation
sociale sont déniées par ailleurs (Duret, 1999).
Ce sont aussi les combattants plus exotiques qui, tel Kung Fu,
« cet as des arts martiaux fait tournoyer, avec son coup de
poing tornade, l’une des 6 armes présentes sur le carquois
». Le stéréotype de l’homme au torse bombé
et aux épaules démesurées se décline
sous des noms et des habits le plus souvent futuristes, mais dont
le corps semble toujours être une armure, une carapace (Ninja
Rangers, Masked Rider, Cyborg, etc.). Car s’il existe, dans
ces catalogues, une figure d’homme, « plus efféminé
», ou plutôt moins « monstrueusement musclé
» qu’à l’accoutumée, c’est
Ken, prince charmant destiné aux petites filles et non aux
petits garçons. En affrontant des ennemis imaginaires, nécessairement
fourbes, cruels, et inférieurs, le monde se divise de façon
manichéenne et entérine une vision dominatrice et
conflictuelle. Car ce qui se dégage de tous les jeux est
que la violence est une donnée immédiate, évidente
et incontournable. Le masculin est lié à la violence
comme le féminin l’est à la douceur.
Plus grave, cette division dépasse largement les seuls jouets
guerriers dans lesquels elle est exprimée crûment.
Les autres jeux, pourtant plus diversifiés par la thématique,
des petits garçons, expriment néanmoins les mêmes
notions de façon sous-jacente. Ainsi les petites voitures,
les engins de chantier et de transport, mais aussi l’espace
des sports colportent des valeurs peu éloignées. Par
des lignes agressives, des arrêtes et des profilés
dynamiques, des couleurs vives ou des objets massifs, imposants,
la puissance et la rage de vaincre sont à chaque fois soulignées.
Ainsi, la voiture télécommandée Predator est
agressive par sa couleur rouge vif, mais aussi par ses lignes, autant
que par son nom. Ce bolide conduit à vitesse optimale, nous
assure-t-on. Lancée à toute allure, Dagger permet
« des démarrages en trombe, roue avant levée
». La métaphore est encore plus évidente dans
la sphère de la conquête de l’espace, où
vaisseau spatial, navette et satellite sur orbite assurent que tout
est possible et que rien ne résiste. Est entérinée
la conception d’un monde à dominer, que le petit garçon
doit faire plier à sa merci, dont il doit devenir le maître.
Des créatures imaginaires, tels les « Animutants de
luxe transmetals », sont « dotées d’une
arme de poing bien dissimulée et cachent une pierre secrète
qui, lorsqu’on la frotte, révèle à quel
camp elles appartiennent (Maximal ou Prédator) ». Car
le monde ne peut que se diviser et s’opposer, et à
fortiori en deux camps adverses.
Les formes sémantiques utilisées sont également
révélatrices. Un catalogue titre les pages masculines,
« Le quartier général des garçons ».
Souvent, les répartitions sont moins militaires qu’évocatrices
d’un monde à partager. Ainsi à « Histoire
de fille », ou au « Monde de filles » s’oppose
« L’univers des garçons », marquant bien
leur disposition à partir à la conquête de l’espace,
et d’abord de l’espace public, alors qu’elles
demeurent attachées ou réservées à leur
petit monde. Finalement, la métaphore exprime une même
réalité : le monde à défricher et à
explorer évoque plus ou moins la conquête. Est-ce un
hasard et seulement l’expression de la supériorité
des films américains en matière de science-fiction,
si le vocabulaire est truffé d’anglais ou de mots inventés
qui l’évoquent ? N’est-ce pas aussi une façon
de souligner l’appartenance et l’identification à
la langue des dominants, des gagnants ? Ainsi, ce descriptif de
figurine : « Le Stap et le Sith Speeder de Darth Maul s’affrontent
: le Stap tire des missiles et le Sith lance sa sonde droïde
». Les termes militaires plus ou moins techniques, arme, roquette,
missile, tirs en rafale, attaque, poursuite, maxibase militaire,
équipement d’assaut, combat, espionnage, ennemi, extermination,
mutinerie… sont relayés par des qualificatifs utilisés
également pour d’autres jouets, en apparence moins
offensifs : redoutable, méchant, malfaisant, mortelle, surpuissante,
extrême, fatal, danger, mission d’intervention…
Les missions consistent à conquérir, maîtriser,
combattre, vaincre, dominer, affronter, poursuivre sans relâche,
traquer, explorer... Il s’agit toujours d’être
aux commandes, et de décider, d’organiser. Valeurs
qui sont largement partagées dans l’univers du travail,
des sports et de la science-fiction, si ce n’est des jeux
de société et des jeux vidéos. Faut-il rappeler
qu’elles sont principalement adressées aux garçons
? Loin d’objectifs militaires, « Prince of Persic a
pour mission d’empêcher un mariage entre Jaffar et la
princesse » (pour une fois qu’il en était question
dans les pages garçons !). L’exploit est sollicité
pour s’interposer, empêcher, défendre, ce qui
nécessite de combattre et d’être toujours le
plus fort. Copies de la réalité, les jeux de filles
sont moins originaux. Les jeux des petits garçons, outre
qu’ils sont plus inventifs et diversifiés, prennent
plus d’espace et se font davantage remarquer. Il s’agit
de jeux plus bruyants, plus énergiques, actifs et vigoureux,
qui engagent plus de luttes réelles ou symboliques, plus
d’activités musculaires, plus de jeux de compétition
et de rivalité. Si les filles sont invitées à
se conduire comme une mère qui ne quitterait pas son foyer
(donc de demeurer en deçà de la réalité),
en revanche les garçons se voient proposer de dépasser
largement la figure paternelle, en devenant beaucoup plus virils,
et en se transformant en héros, en aventuriers, en superman.
Etre super puissant n’est pas de tout repos, et l’on
comprend qu’Elisabeth Badinter (1992) estime plus ardu de
prouver que l’on est un homme qu’une femme. S’y
exprime à la caricature le culte de la performance (Ehrenberg,
1991).
Ces valeurs colportées par les jouets sont redoublées
par la façon de s’en servir, de jouer avec. Des études
ont montré que les petites filles avaient des comportements
plus stables, plus calmes et des jeux recourant davantage au langage
(Caffari, 1985). Jeux plus réservés, qui s’opposent
aux jeux de prouesse, de force et d’endurance. Escalader,
grimper, se mettre en situation périlleuse et faire l’expérience
de l’échec, de la chute est plus accepté pour
les petits mâles 5 . Dès lors, les pleurs seront moins
fréquents ou plus refoulés. Ce qui importe, c’est
d’acquérir la maîtrise du corps et de ses émotions.
Le mépris de la douleur, la dureté aux coups, la volonté
de gagner et d’écraser les autres sont des valeurs
qui serviront autant ensuite pour les sports que dans le milieu
professionnel. Apprendre à devenir un petit dur commence
très tôt. Davantage invités à prendre
des risques, et à manifester leurs caractères, les
petits garçons sont plus bruyants et prennent plus de place
que leurs petites sœurs. Les gestes sont plus physiques, participant
d’une construction du corps extérieurement plus expansif,
mais aussi plus refoulé sur le plan des affects, des sentiments
et des émotions. Stéphane Clerget (2001) cite des
études qui ont constaté qu’avec un même
jouet, l’adulte ne joue pas de la même façon
lorsqu’il s’adresse à un petit garçon
ou à une petite fille. Ce qu’il nomme « l’identification
projective » conduit à être plus doux, plus mesuré,
avec des gestes moins brusques et plus attentionnés dès
lors que l’on joue avec une fille. Les gestes violents et
agressifs sont non seulement mieux tolérés chez les
petits garçons, lorsqu’ils ne sont pas suscités
ou stimulés. Combien de pères apprennent-ils à
leur fille à se bagarrer ? La fabrique de la différence
commence très tôt, dès que l’on connaît
le sexe du bébé, et souvent du fœtus. Par la
projection fantasmatique d’un devenir, mais aussi par les
représentations inconscientes que l’on se fait de l’enfant,
l’interaction diffère dès le départ.
Il est par conséquent particulièrement douteux de
croire en une différence de nature ou en un caractère
spécifique d’un bébé qui est modelé
avant même que de voir le jour. Le jouet n’est qu’un
élément, certes essentiel, d’un processus beaucoup
plus complexe.
Il ne s’agit aucunement d’appliquer un raisonnement
mécaniste qui conduirait à penser le jouet comme un
simple conditionnement ou une préparation à un rôle
futur standardisé. L’enfant personnalise le jouet et
reconstruit son identité par un travail d’appropriation
et d’interaction avec son environnement : aussi un même
jouet peut-il déclencher des effets différents. La
façon de se servir du jouet est à explorer, de même
que les façons de le partager avec les autres. Pierre Tap
(1985) a expliqué pourquoi les enfants choisissaient les
jouets de leur sexe pour affirmer et élaborer l’image
qu’ils ont d’eux-mêmes comme fille ou garçon,
future femme ou futur homme : « L'enfant en vient donc à
aimer ce qu'il a le droit ou la possibilité de posséder,
à apprécier les jouets qui peuvent être siens,
et à rejeter les jouets qui ne font pas partie de son champ
d'appropriation ». Évidemment, chacun est conduit à
élaborer son identité en fonction des activités
que l’on voit faire par les hommes et par les femmes dans
son entourage. Il y a identification, mais aussi créativité
en fonction de la pluralité des propositions. L’enfant
est également capable de duplicité et de distanciation,
voire d’extrapolation, qui lui permettent d’attribuer
de nouvelles fonctions à un objet. La construction de soi
est un phénomène complexe qui dément toute
approche réductionniste. Ce qui compte, c’est l’effet
de réitération qui mène à retrouver
dans des supports, des environnements et des contextes différents,
les mêmes valeurs. La récurrence ne peut qu’imprégner
inconsciemment et mettre en corps des imaginaires impensés.
Ce qui est problématique pour une société qui
veut dépasser les divisions sexistes, c’est l’unicité
des messages.
Ainsi, les figures de violence et d’agressivité proposées
aux hommes ne sauraient être anodines. Si l’expression
ludique de la violence n’était qu’une simple
catharsis, elle devrait se retrouver en proportion inverse chez
les personnes qui l’ont ou non exprimée étant
enfant. Or, malgré les exceptions possibles, il y a tout
lieu de croire que statistiquement, les enfants des hippies ne sont
pas devenus tortionnaires. Il n’y a pas de raison pour qu’ici,
comme ailleurs, l’apprentissage ne fonctionne pas à
partir des repères et référents que l’environnement
propose. L’image télévisuelle ou cinématographique
est sans doute porteuse de davantage de violence encore que le jouet
(Mongin, 1997), qui fait partie d’un ensemble plus vaste.
Cependant, celui-ci en permet l’expression. En devenant acteur
de cette violence, peut-être de s’en libérer
sur le moment, il s’agit de la reprendre tout de même
à son compte. De même que les invitations à
la maternité fonctionnent très bien pour les filles,
il y a tout lieu de postuler que les messages invitant les petits
garçons à exprimer agressivité et domination
par l’exercice de la force physique produisent, à terme,
un monde machiste et violent. Le corps, construit par l’apprentissage
de certains gestes, en conserve malgré lui la mémoire.
Serge Chaumier.
Maître de Conférences.
Université de Bourgogne.
CRCMD. Centre de Recherche sur la Culture, les Musées et
la Diffusion des savoirs.
Auteur de La Déliaison amoureuse. De la fusion romantique
au désir d’indépendance, Armand Colin, 1999,
retirage 2001.
Références :
Badinter, Elisabeth, XY. De l’Identité masculine, Odile
Jacob, 1992.
Baillette, Frédéric, « Eloge de la masculinité
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1 Nous avons analysé ici un corpus de 30 catalogues collectés
depuis quinze ans. Les citations entre guillemets en sont extraites.
2- Voir par exemple Erik Erikson, Enfance et société,
Delachaux et Niestlé, 1959.
3 - Voir Hervé Morin, « L’exosquelette, armure
encore hypothétique du guerrier du futur », Le Monde,
19 décembre 2001.
4 - À ce titre, Harry Potter, si c’est encore une figure
masculine qui dispose du pouvoir, par sa baguette magique et son
intelligence, est néanmoins un signe de changement dans le
rapprochement entre garçons et filles. Peut-être est-ce
là une clé du succès rencontré, par
sa capacité à s’ancrer dans une tradition, tout
en proposant de nouvelles valeurs.
4 - Simone de Beauvoir notait déjà l’importance
de l’idée d’élévation spatiale
qui a symboliquement une valeur d’élévation
spirituelle. La petite fille, détournée de ces jeux,
s’éprouve corps et âme comme inférieure.
Le Deuxième sexe, Tome 1, Gallimard, 1949. Voir aussi Guillaumin
(1992).
Le lien d'origine : http://publisexisme.samizdat.net/ProdPetitHomme.rtf
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