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Origine : http://oiseautempete.internetdown.org/article.php3?id_article=68
EN quatre ans, de 1996 à 2000, la surface consacrée
à la culture transgénique dans le monde est passée
de 1.7 à 44.2 millions d'hectares ; déjà, le
poids des OGM dans la culture mondiale du soja est de 36 % du total
des cultures, dans le coton 16 %, dans le colza 11 % et dans le
maïs 7 % (1).
Les nouvelles technologies, dont les OGM ne sont qu'une des applications
particulières, modifient de façon vertigineuse notre
mode de vie depuis quelques années et leurs conséquences,
partiellement perceptibles, font peur. Elles donnent du développement
capitaliste une image barbare que d'ordinaire les différents
instruments de maquillage idéologique s'efforcent de modifier
dans un sens acceptable et attrayant.
Les critiques qui sont faites aux nouvelles formes de domination
technologique s'inscrivent, en général, dans une perspective
citoyenne de la vie sociale ; on perçoit les dérives
technologiques de la même manière que celles liées
à la spéculation financière : comme des excroissances
anormales du développement de la société qu'un
meilleur contrôle démocratique pourrait contenir et
réorienter dans un sens socialement acceptable pour tous
(si l'état jouait enfin son rôle, etc.). Une critique
plus radicale de l'essor des nouvelles technologies commence à
émerger depuis quelques années dépassant le
leurre d'un réformisme démocratique ; malheureusement,
elle vise pour l'essentiel à une dénonciation des
errements technologiques de ce monde sans préciser au préalable
qu'il s'agit des causes induites par le développement capitaliste
de la société. Deux exemples de ce type de critique
sont apparus récemment, avec La vie sur Terre de Baudoin
de Bodinat (2) et Après l'effondrement de Jean-Marc Mandosio
(3), parus tous deux aux éditions de l'Encyclopédie
des nuisances.
* * *
La vie sur Terre,
vue du troisième étage sans ascenseur
La vie sur terre
Baudoin de Bodinat
Encyclopédie des nuisances, tome 1 (1996), tome 2 (1999).
La vie sur Terre. - « Dans les équations de la rationalité
économique et ses calculs de rentabilité, écrit
Baudoin de Bodinat, le genre humain ne figure qu'en matière
première, qu'en carcasses de temps vivant, force de travail
sur pied, bétail mâchonnant les granulés qu'on
lui prépare. » (t. 2, p. 98). Dans le monde de la Vie
sur Terre, c'est le genre humain tout entier qui est soumis à
la folie de la rationalité économique. Quand il interroge
« les habitants » (les gens indifférenciés
socialement), Bodinat s'entend répondre que : « "Tout
le monde est content, aujourd'hui", et de fait si on les interroge,
les habitants confirment ne pas voir où est le problème
: que cette vie leur convient telle qu'elle est à rentrer
chez soi en voiture, avec les appareils électriques pour
la distraction et l'armoire frigorifique de l'alimentation sans
peine, et autour d'eux la machinerie sociale rassurante où
se niche leur poste de travail anonyme, et qui fournit tout : l'organisation
collective avec ses contraintes n'est pas pour l'individu un habit
étriqué à enfiler tous les matins, une coercition
à quoi on l'ajusterait par force extérieure, un despotisme
qu'il subirait impatiemment : c'est ce qu'il a intériorisé
dès le début, qu'il a identifié au monde physique
lui-même. » (t. 2, p. 28). Mais ces gens dont parle
Bodinat, on apprend par la suite qu'ils constituent la catégorie
de la population la plus sensible aux ultimes gadgets technologiques
de consommation (trottinette pour cadre, téléphone
portable, internet, automobile-gadget, WAP, etc.), que l'on situe
généralement dans la catégorie des classes
moyennes aisées, de sorte qu'il est surtout question, dans
le livre de Baudoin de Bodinat, de la vie sur Terre des gens de
cette catégorie sociale là.
Mais les autres, ceux qui n'ont pas la vie facile, que les campagnes
publicitaires et médiatiques des derniers spectacles d'objets
fétiches n'atteignent pas, il ne les voit pas. Ceux qui trouvent
le monde tellement enrichissant que, traités comme des chiens
dans leur entreprise quand, s'agissant de réduire les coûts
de fonctionnement, on les licencie contre trois sous après
vingt années de salariat obligatoire, ils préfèrent
menacer de faire exploser leur entreprise pour ne pas se faire couper
soudainement la tête après avoir tant contribué
à augmenté les chiffres truqués de la croissance
; il ne les voit pas. Ceux que la nouvelle organisation autoritaire
du travail contraint, par l'annualisation du temps de travail et
aussi en conséquence du temps de non-travail, à soumettre
le déroulement de leur vie quotidienne aux nécessités
arbitraires de la production, ceux qui disent avec colère
que les 35 heures c'est la plus grande escroquerie sociale du siècle,
il ne les voit pas. Ceux que l'on trouve rigides alors qu'ils subissent
un licenciement brutal et un harcèlement physique et moral
intolérables, il ne les voit pas, ou seulement dans le paysage
citoyen comme passagers déstructurés assis dans les
rames du métro.
Seules les catégories sociales qui gobent toutes les formes
de spectacle fabriqués à leur intention délectent
Baudoin de Bodinat et l'exaspèrent. D'elles, il dit avec
justesse : « C'est sans surprise que l'individu s'accorde
avec cette organisation qui l'a produit selon les besoins qu'elle
en a et qui lui a fourni une définition du bonheur en résultat
de la satisfaction de ces besoins » (t. 2, p. 28), mais c'est
aussitôt pour les identifier abusivement comme représentatives
de l'ensemble des catégories sociales. Car c'est d'elles
dont il parle, mais aussi à la frange radicalisée
de cette catégorie qu'il s'adresse. Et celles-ci lui sont
reconnaissantes de ne jamais l'entendre parler de capitalisme et
de classes sociales, mais d'« individus », d'«
économie », de « rationalisme », de «
péril du genre humain », d'« Homme s'autodétruisant
», ou de : « Maintenant qu'il règne universellement,
le rationalisme… », et de toutes ces choses là.
En parlant de leur monde, en utilisant les mots du langage de leur
aliénation, et en exprimant les idées qui vont avec.
Baudoin de Bodinat parle de manière récurrente du
monde d'avant, mais rarement en le situant historiquement ; quand
il s'y risque c'est pour le situer autour de la seconde guerre mondiale
: « Léon-Paul Fargue, peu avant que l'économie
n'ait achevé l'extermination de cet autrefois du monde humanisé,
l'autrefois des jours pleins de lendemains, avait pressenti ce renversement
; tout juste la science rationaliste venait-elle d'essayer sur Hiroshima
ses nouvelles équations. » (t. 1, p. 13) ; ou «
La bonne vieille Terre, avant Hiroshima ou Tchernobyl » (t.
1, p. 56). C'est à partir de cette époque que l'«
économie » aurait commencé à étendre
ses ravages rationalistes, comme si le bon vieux capitalisme de
la IIIe république en France (vous savez, celle qui est née
de la destruction de la Commune de Paris et des déportations
en Nouvelle-Calédonie) n'était pas déjà
l'horreur en voie de constitution.
Finalement, on en vient à penser que pour l'auteur, dans
le monde d'avant, les effets de la « science rationaliste
» et de l'« économie » sur le « genre
humain » - par exemple des apports technologiques comme le
travail à la chaîne - étaient encore acceptables
parce qu'ils ne concernaient que les catégories sociales
que ne voit pas l'auteur ; alors que depuis la fin du monde d'avant,
c'est désormais l'ensemble des « habitants »
qui commencent à en souffrir et à en constater les
effets (et non plus seulement les gens qui travaillent au sous-sol
et dorment à la cave), et « l'humanité »
toute entière qui est devenue « le marché captif
de l'économie ». Et c'est pour cette raison qu'il faudrait
tenter, comme il s'y essaye, de comprendre comment tout cela a commencé,
comment la vie facile a pris fin, et comment la vie sur Terre est
devenue insupportable et la domination technologique soudainement
inadmissible.
Dans ce paysage de la désolation, Baudoin de Bodinat ne
voit que des gens aliénés qui jamais ne résistent.
Il ne voit pas non plus qui pourrait se révolter : soit les
gens « tendent à s'éliminer d'eux-mêmes,
soit qu'ils n'arrivent pas à suivre et tombent malades ou
sombrent dans la dépression, soit qu'ils ne se reproduisent
pas ou deviennent fous, ou végètent en prison, ou
se suicident. » (t. 1, p. 34). Dans le monde de la rationalité
économique devenue folle, il n'y a plus de classes sociales,
il n'y a plus de crises sociales, et lorsqu'on pose la question
: « Qui jouit, qui profite de cet univers d'infortune ? »,
pour Baudoin de Bodinat : « La réponse est courte :
à personne. L'épouvantail tyrannie ne profite à
personne. » (t. 2, p. 107). Et pour lui, tous le subissent.
Baudoin de Bodinat critique la désolation présentée
comme commune à tous. Il voit les consommateurs, les «
foules vautrées nues », les « clones rasés
à piercings ». Il s'étonne qu'il « devient
de moins en moins fréquent de croiser quelqu'un, qui soit
quelqu'un, un regard avec quelqu'un dedans ». Mais dans ce
paysage factice de la vie citoyenne, quand il côtoie ceux
qui, avant de consommer, sont contraints de produire dans des lieux
infects avec des horaires qui ont à voir avec la folie de
l'« économie », le monde de l'exploitation par
le travail salarié ce n'est qu'au détour du métro
qu'il le croise, sur le visage las des voyageurs ; ou lorsqu'il
s'aventure en dehors des quartiers centraux : « Voilà
ce que j'ai vu d'autre : à la frange des villes il y a toujours
de ces quartiers aigres et maladifs où il semble que la vie
pousse en désordre, inutile, dénudée et bizarre
comme dans ces terrains vagues tout mélangés d'ordures.
» (t. 1, p. 91). Mais cela ne l'intéresse pas. Pour
lui, le spectacle c'est toujours celui des autres. Il ne parle pas
de ce qu'il vit concrètement, mais de ce que les autres -
certains des autres - vivent, qu'il observe comme un scientifique
dont l'objet d'étude serait la vie humaine en général
et sa curieuse organisation sociale. Mais le monde qu'il dissèque
depuis sa fenêtre, du troisième étage sans ascenseur,
c'est le paysage vécu de la citoyenneté, celui des
marchandises à consommer, du spectacle à intégrer,
c'est-à-dire le monde tel qu'il apparaît, même
dans la fausse conscience radicalisée. Jamais les coulisses
bruyantes du monde ne l'interpellent ; et chez lui, « la vie
de tous les jours », c'est ce qui reste de la vie vécue
quand on a soustrait le temps passé au travail salarié
obligatoire.
Pour lui, « le règne universel de l'économie
est semblable à une sphère infiniment close sur elle-même
: la périphérie en est partout et le centre nulle
part, "il n'existe aucun dehors d'où la considérer,
etc." ; et c'est ce qui rend la raison impuissante à
reconstituer ce labyrinthe logique qui englobe le monde extérieur
aussi bien que celui subjectif des créatures qui vivent et
se reproduisent là. » (t. 2, p. 33). Pourtant, à
condition de situer concrètement ce monde de la désolation
dans le développement quotidien du capitalisme (mot vulgaire
que n'emploie jamais Baudoin de Bodinat), dès lors qu'on
s'arrête aussi à la vie du monde salarié (pas
seulement du monde citoyen), au monde de la production (pas seulement
de la consommation), aux conditions sociales de production de ce
monde (pas seulement ce qu'en rapporte, travesti, le spectacle)
; à condition, en fait, de situer le monde de l'apparence
dans l'ensemble du développement général, et
de considérer le spectacle qui l'accompagne comme son ombre
enveloppante, tout change et prend un éclairage nouveau,
et on constate, au contraire, que le centre de l'exploitation est
visible partout et sa périphérie nulle part.
On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, que la Vie sur
Terre (« Réflexions sur le peu d'avenir que contient
le temps où nous sommes ») suscite des chroniques élogieuses
des médias, au contraire. Un journaliste des Inrockuptibles
voit dans ce livre : « Un inventaire de la barbarie de cette
société industrielle totalitaire dans laquelle nous
vivons. Et je n'ai pas peur des mots. ». Il note que pour
Baudoin de Bodinat : « Il faut vivre, et vivre ici est un
problème qui conduit à la longue au crime ou au suicide.
» (mais pas à la révolte ni à la critique
sociale). Ragaillardi d'avoir lu un livre qui explique dans des
mots autres ce qu'il pense, il renchérit sur l'auteur en
expliquant que : « La Vie sur Terre ne dira rien à
ceux qui considèrent qu'il est plus sérieux d'aller
voter que de gravir volontairement les marches d'un escalier mécanique.
Qu'importe, il est trop tard de leur expliquer cette chose précieuse
[sic]. C'est donc aux autres que ce livre s'adresse. Ils sont peu
nombreux, je le sais, je l'éprouve tous les jours en ces
temps de résistance viscérale, et nul doute qu'à
ceux-là, comme à moi, la Vie sur Terre donnera un
peu de ce courage nécessaire à qui se sent si seul.
» (Les Inrockuptibles, 19-25 février 1997). Pour le
Nouvel Observateur : « Cette finesse de pénétration,
à quoi s'ajoute une grâce de l'écriture bien
rare, fait de l'auteur beaucoup mieux et plus qu'un sociologue,
qu'un psychiatre ou qu'un observateur des mœurs. Baudoin de
Bodinat est un moraliste de notre temps. » (Le Nouvel Observateur,
novembre 1996). Les aspects de la vie sur Terre que n'a pas vus
Baudoin de Bodinat les rassurent, ce sont aussi des aspects qu'ils
ne relèvent pas dans leur chronique idéologique régulière
de la vie présente.
* * *
L'État et la Technologie
contre les Individus
Après l'effondrement
Jean-marc mandosio
Encyclopédie des nuisances, 2000
Après l'effondrement. - Pour sa part, Jean-Marc Mandosio
situe rarement les technologies dans les sociétés
qui les produisent ; quand il le fait c'est pour parler de «
systèmes techniques » qui laissent, selon les «
sociétés », plus ou moins d'autonomie aux «
individus » - des individus qui ne sont pas situés
dans des groupes sociaux différenciés (pour lui, le
« public-cible » des néotechnologies, c'est tout
le monde. Lorsqu'il parle, une ou deux fois, d'« ensemble
de relations économiques, sociales », c'est sans préciser
que les rapports sociaux capitalistes les imprègnent toutes
et leur donnent leur forme aliénée. Le développement
des néotechnologies est avant tout, pour Mandosio, affaire
de programmation et de volonté politique : ce sont les techniciens
qui décident de la direction qu'ils veulent suivre, et qui
planifient l'essor des techniques - comme si les techniciens (pas
plus que les scientifiques) avaient un réel pouvoir de décision
autonome sur le développement capitaliste de l'essor des
techniques et des applications scientifiques. Pour Mandosio, le
possible de la technologie se développe indépendamment
du possible de l'économie ; les rêves frankensteiniens
des technologues de s'affranchir des rapports de production capitalistes
(la technologie se développant pour elle-même) sont
à prendre à la lettre, de même que leurs illusions
sur leur fonction sociale. De la même façon qu'il ne
situe pas les néotechnologies dans le développement
capitaliste de la société, il s'intéresse aux
rapports de l'État aux néotechnologies sans tenir
compte du rôle de l'État dans l'économie capitaliste.
Sa critique des techniciens ressemble, ainsi, à une critique
des scientifiques qui ne poserait pas la question du rôle
de la science dans la société capitaliste, ou qui
critiquerait la sphère idéologique sans poser la question
de la fonction sociale du spectacle.
L'impasse à laquelle mène ce genre de réflexion
est manifeste quand il aborde les applications concrètes
des néotechnologies dans le domaine particulier de l'industrie
du livre : il critique les néotechnologies dans cette industrie
sans aborder une seule fois la fonction sociale des intellectuels
et le rôle idéologique de « l'industrie du façonnement
des esprits » (H.M. Ensensberger) ; comme si un livre édité
par Gallimard avec des méthodes antérieures aux néotechnologies
(avec un vrai comité de lecture professionnel, etc.) était
un moyen neutre d'expression et de diffusion. Il déplore
ainsi qu'aujourd'hui n'importe qui peut écrire en «
hypertexte », s'affranchir des « règles typographiques
», ignorer les « correcteurs », les « règles
de mise en forme », se passer de l'expérience des «
éditeurs », contourner les « diffuseurs »
et mettre librement ses textes sur Internet, accessibles à
tous, etc. « En supprimant l'éditeur, écrit-il,
on supprime toutes ces « compétences techniques »
sans lesquelles un livre n'est pas véritablement un livre,
mais un assemblage de signes mis les uns à la suite des autres
sur des pages » (p. 157). Françoise Giroud disait à
peu près la même chose en écrivant dans le Nouvel
observateur, en décembre 1999 : « L'Internet est un
danger public puisqu'ouvert à n'importe qui pour dire n'importe
quoi. » (je souligne). Le reste du livre est à l'avenant…
* * *
Pour conclure
La question des néotechnologies est à reprendre de
façon urgente aujourd'hui, mais comme toutes les autres questions
sociales car aucune n'est séparée des autres. Les
technologies ne se développent que dans la mesure où
elles contribuent, d'une façon ou d'une autre, à la
production capitaliste. C'est en situant leur essor dans le développement
capitaliste de la société qu'il est possible de les
aborder concrètement, mais également en tenant compte
des limites capitalistes posées à leur développement.
Sans quoi, on reste comme Mandosio dans le terrain de la fausse
conscience scientifique et technologique ou comme Bodinat dans le
présent perpétuel et irrévocable de la domination
sans visage et sans limite ; en regrettant le temps de la bonne
vieille Terre, comme s'il y avait un avant de la barbarie récente
auquel il faudrait revenir si on veut éviter que tout soit
détruit par la folie du temps. Et ceci nous intéresse
peu pour comprendre et agir dans une société divisée
en classes sociales antagonistes.
NOTES :
(1) La Tribune, 10 avril 2001.
(2) Baudoin de Bodinat, La vie sur Terre, réflexion sur le
peu d'avenir que contient le temps où nous sommes, Editions
de l'Encyclopédie des nuisances, volume 1 (1996), volume
2 (1999).
(3) Jean-Marc Mandosio, Après l'effondrement, Editions de
l'Encyclopédie des nuisances, 2000, fait suite à L'effondrement
de la Très Grande Bibliothèque nationale de France
: ses causes, ses conséquences, même éditeur,
1999.
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