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Origine : http://denis-collin.viabloga.com/news/76.shtml
Voilà un livre d’une grande richesse et qui pose quelques-unes
des questions les plus cruciales auxquelles nous sommes confrontés
aujourd’hui. Marcel Hénaff commence par une réflexion
sur la polémique de Platon contre les sophistes, et particulièrement
sur le reproche constant qu’ils font payer leur enseignement.
Il ne s’agit pas d’un mépris général
de l’argent, ni même comme chez Aristote d’une
opposition entre le bon usage de l’argent, son usage économique
comme moyen d’échange, et son mauvais usage, «
contre nature », son usage chrématistique. «
Entre l’argent et la philosophie, il y a d’emblée
une querelle, il y a une profonde incompatibilité. »
Si la philosophie est la recherche de la vérité, il
s’agit d’abord de savoir en quoi la philosophie «
a affronté de manière spécifique la question
de l’argent et de la vénalité ». C’est
à l’évidence quelque chose qui nous interroge
aujourd’hui sous les espèces particulières de
la réflexion sur la gratuité et le « hors-de-prix
» d’un côté, de la propriété
intellectuelle de l’autre. Comment peut-on fonder l’idée
d’une propriété intellectuelle ? Il y a un prix
de la vérité au sens où la quête de la
vérité coûte en effort sur soi et en travail
à l’amant de la vérité, mais il n’y
a pas de prix car la vérité ne fait pas partie des
choses qui s’achètent et se vendent.
Mais ce serait faire fausse route que d’y voir principalement
une étude sur la propriété intellectuelle et
la valeur du savoir ou encore sur le « hors de prix »–
encore que tout cela
fasse partie du livre.
C’est un travail qui s’inscrit dans une tradition,
explicitement revendiquée et approfondie, celle de la sociologie
de Marcel Mauss et en particulier de son fameux Essai sur le don
dont Marcel Hénaff cherche à prolonger le propos en
dégageant de ce texte canonique ce que son auteur lui-même
ne parvint pas encore à formuler clairement. Le noyau central
du livre porte sur les relations entre l’échange et
l’argent. Il est fréquent d’assimiler le don
cérémoniel à une forme primitive de l’échange
économique ou, au contraire, de le priver de toute valeur
en y voyant simplement un rituel accompagnant une vie sociale dont
le centre est ailleurs. Or, dans les sociétés traditionnelles
dont part Mauss, le don cérémoniel est « un
fait central de leur mode d’être ». Mais il est
essentiellement distinct du troc, bien que la règle réciprocité
qui caractérise le don cérémoniel puisse justement
faire penser qu’il s’agit de troc. Les travaux de Mauss,
utilisant le matériel ethnographique recueilli par Malinowski
aux îles Tobriand montrent la coexistence de deux circuits
distincts, le circuit du don cérémoniel (l’échange
kula) glorieux et festif et le circuit de l’échange
utile (le gimwali) qui est le lieu d’échanges souvent
âpres. Ce qui caractérise l’échange kula,
c’est qu’il est d’abord « une affaire de
reconnaissance réciproque ». C’est cela qui,
à mon avis, constitue le noeud de l’ouvrage de Marcel
Hénaff. En partant de l’antagonisme entre argent et
philosophie, puis en passant à la sphère du don et
à la distinction entre don et échange utile, en poursuivant
par l’analyse du sacrifice (le don aux dieux) et de la grâce
(le don gracieux), pour terminer par la monnaie, Marcel Hénaff
nous livre une véritable généalogie de la reconnaissance,
c'est-à-dire de la manière dont les individus se situent
les uns par rapport aux autres et s’assignent leurs places
sociales réciproques et donc finalement se pensent eux-mêmes.
On sait l’importance qu’à la question de la
reconnaissance dans la philosophie de Hegel — elle constitue
l’élément central de la Phénoménologie
de l’Esprit. On sait qu’Axel Honneth, le dernier héritier
de l’École de Francfort, tente de reconstruire une
critique sociale à partir de la problématique hégélienne
de la reconnaissance. Par une approche très différente,
c’est à la même question que s’attaque
Marcel Hénaff. Il ne situe pas dans les lieux communs du
mépris de l’argent. Il montre au contraire ce qui explique
l’extension de l’échange économique intermédié
par l’argent, alors même que la défiance à
l’égard du pouvoir potentiellement illimité
de l’argent est profondément ancrée dans la
tradition occidentale. C’est qu’en effet l’apparition
de l’outil monétaire pourrait bien aller de pair avec
celle de l’idée même de justice. À l’encontre
de Platon qui, dans Les lois définit une « sorte d’utopie
de société anti-marchande délivrée même
du numéraire », la conception aristotélicienne
de l’économique fait de la monnaie le grand égalisateur,
ce qui permet de rendre commensurable les produits de l’activité
humaine qui en eux-mêmes n’ont aucune mesure commune.
Ainsi, « il se pourrait bien que, dans les sociétés
politiques, la mesure monétaire des biens soit une des conditions
essentielles de l’équité et du même coup
de la démocratie. » En effet, « l’histoire
de l’affirmation de l’outil monétaire est liée
à celle de la liberté, celle qui a été
conquise à l’encontre des anciennes dépendances
statutaires. » Marcel Hénaff souligne, à ce
propos l’apport des analyses de Georg Simmel dont la Philosophie
de l’argent est revisitée avec profit.
De même que dans le don, ce ne sont pas des choses qui se
donnent mais des êtres humains, l’argent, comme le dit
Marx, n’est pas une chose mais un rapport social, qui prend
l’apparence d’un rapport entre les choses. Le livre
de Marcel Hénaff constitue une remarquable contribution à
l’élucidation de cette thèse. Alors que notre
compréhension de la réalité sociale est de
plus en plus obscurcie par le « caractère fétiche
de la marchandise », Le prix de la vérité fournit
quelques clés essentielles.
Le 4 novembre 2002 – Denis COLLIN
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