|
Date: Mon, 29 Aug 2005 19:20:33 +0200
Subject: [resistons info] Ces prisonniers qui ne cessent de payer
- juin 2005 Par Jean-Marc Rouillan
source : http://www.monde-diplomatique.fr/2005/06/ROUILLAN/12499
Dirigeant du groupe Action directe, condamné en 1987 à
la prison à perpétuité pour l’assassinat
du PDG de Renault Georges Besse et de l’ingénieur général
de l’armement René Audran, il est actuellement incarcéré
à la centrale de Lannemezan (Haute-Pyrénées).
Auteur notamment de Lettre à Jules, suivie de Chroniques
carcérales, Agone, Marseille, 2004, il vient de faire paraître
un roman historique, La Part des loups, Agone, 2005.
Violences et surexploitation Ces prisonniers qui ne cessent de
payer Il y a trente ans, un président de la République
rappelait que « la peine, c’est la détention
; ce n’est pas plus que la détention ». Désormais,
les conditions d’incarcération infligent à des
prisonniers sans cesse plus nombreux bien davantage que la détention.
C’est le recours fréquent au passage à tabac,
l’usage systématique des menottes, le travail sous-payé
devenu presque obligatoire dès lors que de nombreuses fournitures
de base ont cessé d’être gratuites.
En une dizaine d’années, les conditions carcérales
en France se sont considérablement détériorées.
Les travaux des commissions parlementaires successives et les grandes
proclamations humanistes ne sont pas parvenus à entraver
cette dégradation, ni même à la ralentir. De
récentes mesures plus répressives encore alourdissent
une situation déjà intolérable. Présentée
par l’administration et par les différents syndicats
du personnel comme une reprise en main, la politique actuelle repose
sur le credo du tout-prison et sur la restauration de l’autorité.
On identifie dans ces discours péremptoires les poncifs
de la révolution conservatrice américaine à
peine francisés. A l’époque de la « tolérance
zéro » et de la grande précarité du travail,
la prison est confortée dans son rôle d’irremplaçable
mécanique protégeant la société de la
classe dite dangereuse, et en particulier de ses strates les plus
fragilisées : fait sans précédent depuis la
période de la relégation, la politique pénitentiaire
organise l’apartheid social (1).
Un des résultats les plus visibles est assurément
la surpopulation galopante. Malgré les programmes successifs
de construction de nouveaux établissements et les grâces
sélectives, les capacités d’accueil sont saturées.
Confortés par un imaginaire très idéologique,
selon lequel plus d’incarcérations entraînent
une diminution de la délinquance, les magistrats remplissent
les prisons. Il n’y a jamais eu autant de détenus,
jamais de peines aussi longues ni autant de condamnés à
la peine perpétuelle, autant de personnes sous contrôle
judiciaire.
La problématique de la surpopulation a déjà
fait l’objet de nombreuses dénonciations. Mais même
les plus informés à l’extérieur ne saisissent
guère le vécu qu’elle signifie. Car, s’ils
évoquent la promiscuité de trois ou quatre détenus
dans 9 mètres carrés cellulaires, ils ignorent l’avalanche
des conséquences sur la restriction du temps et la régularité
des parloirs, les douches, les activités socioculturelles,
les heures de promenade, la qualité des repas, l’attention
médicale et... l’aggravation du chômage. Dans
tous ses effets quotidiens, la surpopulation concourt à la
misère de la population carcérale.
Deux autres aspects des transformations en cours sont moins médiatisés
mais tout aussi fondamentaux : l’usage banalisé de
la violence et la pression financière sur les prisonniers.
Pour maintenir sous contrôle la situation explosive des prisons
et briser les velléités de résistance, les
violences physiques et psychologiques constituent de plus en plus
l’axe essentiel de la gestion des établissements pour
peine. La création par le ministre de la justice Dominique
Perben, en février 2003, d’unités spéciales
de maintien de l’ordre, les Equipes régionales d’intervention
et de sécurité (ERIS), a donné le signal du
virage en cours, et, depuis, les passages à tabac se multiplient
dans la plus totale indifférence médiatique et judiciaire
(2). Ces unités encadrent des fouilles générales
à grand spectacle. Sans qu’aucune de ces opérations
n’ait apporté de résultats probants (3), elles
sont le prétexte à de véritables expéditions
punitives et à des châtiments collectifs après
des tentatives d’évasion ou des incidents de moindre
importance.
Depuis l’automne 2004, l’ambiance est à la confrontation
musclée jusque dans les coursives. A la centrale de Lannemezan,
de plus en plus de surveillants revêtent des tenues de combat
(treillis et rangers). Un ustensile symptomatique a fait son apparition
: les menottes. Au quartier d’isolement (QI) de Fleury-Mérogis,
les détenus sont menottés « à l’américaine
(4) » pour tous les déplacements à l’intérieur
et à l’extérieur des bâtiments. Les menottes
semblent faire désormais partie de l’équipement
courant. Jusqu’à l’hôpital de Fresnes,
où le chef d’étage arbore à la ceinture
une paire de menottes et des gants de maintien de l’ordre,
alors que 90 % des détenus sont incapables de se lever seuls
de leur lit.
On se souvient des commentaires scandalisés après
l’accouchement d’une femme menottée, le 31 décembre
2003 à Fleury-Mérogis, mais il y eut beaucoup moins
d’émoi un an plus tard, lorsque le ministère
ordonna que tous les malades soient non seulement entravés
mais menottés dans le dos. Pour le moindre examen, des prisonniers
passent ainsi ficelés plusieurs heures dans les camions.
Il faut l’avoir vécu pour comprendre les douleurs occasionnées
par un tel traitement. Dans ces conditions, de plus en plus de détenus
refusent les extractions médicales. A ces violences ordinaires
il convient d’ajouter les transferts disciplinaires de plus
en plus violents et les mises à l’isolement. Les menaces
de violences physiques et de placement à l’isolement
planent sur toutes les détentions. Les individus considérés
comme perturbateurs et capables de diriger des mouvements de résistance
contre les nouvelles mesures sont pris pour cible.
Le détenu doit tout acheter Comme au temps des quartiers
de haute sécurité (QHS), la « ronde infernale
» a été rétablie : environ deux cents
prisonniers dits « dangereux » tournent dans les QI
de France et de Navarre : deux mois à Epinal, quinze jours
à Grasse, quatre mois à Perpignan (5)... Certains
quartiers constituent des étapes obligatoires plus éprouvantes,
destinées à briser les individus. C’est le cas
de l’ancien QHS du bâtiment D5, à Fleury-Mérogis,
rouvert l’an passé et réservé aux détenus
accusés de tentative ou d’évasion violente ;
ou encore des QI de la Santé, de Rouen et de Lyon.
En outre, les QI des centrales sont bondés. Si, par le passé,
ces places étaient réservées aux cas psychiatriques
les plus graves ou aux prisonniers « protégés
» par l’administration, des détenus y font désormais
des séjours plus ou moins longs sans la moindre raison fondée.
Ainsi, à la centrale de Moulins, la direction peut renvoyer,
faute de place, un détenu en détention normale pour
y placer un nouvel arrivant. Et, afin de pallier la pénurie
de cellules d’isolement, elle pratique de plus en plus la
punition du « confinement » : le détenu est placé
dans la cellule normale d’un quartier de détention,
mais sa porte ne peut être ouverte qu’en présence
d’un brigadier et d’une escorte renforcée ; le
confiné n’a qu’une heure de promenade par jour
dans une cour du mitard ; la télévision, la radio,
ainsi qu’une grande partie de son paquetage lui sont retirées
; l’accès aux douches est réduit au minimum
et toutes les autres activités habituelles (téléphone,
laverie, sport, bibliothèque, etc.) lui sont formellement
interdites.
Autre tendance lourde, les politiques pénitentiaires s’emploient
à faire baisser le niveau de vie et de services au sein des
établissements et, simultanément, à extorquer
autant d’argent que possible aux condamnés pour, officiellement,
renflouer les caisses de dédommagement des victimes. La paupérisation
est organisée à travers une série de mesures
d’économie entraînant la disparition des prestations
gratuites et des fournitures minimales. Dans ce même mouvement,
les activités socioculturelles s’évanouissent.
Le matériel détérioré ou usé
n’est plus remplacé, et les zones collectives sont
laissées quasiment à l’abandon. Après
la fermeture de l’ancien « socio (6) » de la centrale
de Moulins, la direction octroya aux détenus une zone de
cellules fermée depuis une dizaine d’années.
Mais ils durent l’aménager à leurs frais...
jusqu’à payer les ampoules électriques ! Pour
sa vie quotidienne, le prisonnier doit désormais tout acheter,
des sacs poubelles à certains médicaments prescrits
par les médecins. En outre, la qualité des repas chutant,
certaines prisons voient, pour la première fois depuis des
décennies, la nourriture redevenir l’objet de trafics.
Pour sa simple survie, le détenu est en effet dans l’obligation
d’acquérir de nombreux produits alimentaires et d’hygiène,
alors que les prix des cantines sont prohibitifs : de 30 % à
50 % au-dessus des prix pratiqués à l’extérieur.
Ces politiques ont pour but de faire payer aux détenus leur
entretien et, simultanément, de les forcer à accepter
les conditions détériorées du travail carcéral.
De surcroît, ayant laissé dépérir l’ensemble
des activités socio-éducatives gratuites, l’administration
pénitentiaire (AP) a organisé une véritable
politique de rançon des formations proposées par l’éducation
nationale et les organismes d’aide aux prisonniers, soutirant
à la source et sur les rémunérations plus du
tiers des sommes allouées à ces programmes éducatifs.
A ce jeu, l’AP gagne sur tous les tableaux. D’autant
plus qu’elle vient d’en changer les règles. Le
décret du 5 octobre 2004 régissant les ressources
des prisonniers est pernicieux à plus d’un titre. Depuis
la loi pénitentiaire de 1975, la somme pouvant être
reçue sans prélèvement (obligatoire) par les
détenus est passée de 183 à 200 euros
en trente ans ! Parallèlement, les taux de prélèvement
des sommes versées en sus ont été triplés
soit une « imposition » de 30 % (7). Plus grave
: les salaires ouvriers sont désormais comptabilisés
avec les sommes des mandats reçus. Ce qui entraîne
une surtaxe immédiate de 20 % à 35 % supplémentaires,
et une baisse en proportion des revenus du travail quand les
payes dépendantes de l’AP n’ont pas été
arbitrairement réduites de 10 % à 20 % pour les fonctions
d’auxiliaire (8).
A contrario de la volonté des commissions parlementaires,
le travail carcéral n’est donc pas mieux rémunéré.
Le taux de surexploitation est à son maximum pour des tâches
dignes du XIXe siècle, payées à la pièce
et dans des conditions d’hygiène et de sécurité
souvent contraires aux lois en vigueur.
Pis, le décret d’octobre 2004 établit la limite
supérieure du pécule libérable à 1 000
euros (9). C’est-à-dire qu’au-delà de
cette somme plafond, un prélèvement de 10 % du salaire
brut tombera directement dans l’escarcelle des caisses d’indemnisation.
Jusque-là, les détenus de longues peines économisaient
plusieurs milliers d’euros afin de ne pas être démunis
à leur libération. En l’absence de véritables
politiques d’accompagnement social, les détenus, avec
raison, comptaient avant tout sur eux-mêmes. Mais quel choix
laisse-t-on à un libérable, sans travail ni logement,
avec au plus 1 000 euros en poche pour attendre au moins trois mois
avant de toucher le RMI et les prestations sociales ? On aurait
voulu tendre la perche à la récidive immédiate
qu’on ne s’y serait pas pris autrement.
Aux prélèvements automatiques accrus, il faut ajouter
le chantage judiciaire reposant sur l’amendement pécuniaire
hérité de la plus pure culture chrétienne.
Pour les juges, les directeurs et autres criminologues ministériels,
le fait de verser volontairement de l’argent vaut expiation
et acceptation de la peine. Par le passé, le dévot
lavait ses péchés en payant une messe. Actuellement,
le détenu fait la preuve de sa rédemption en sortant
quelques billets. Des courriers de juges d’application des
peines (JAP) proposent sans détours des marchés tarifés
: un jour supplémentaire de permission contre une contribution
de 15 euros pour les parties civiles ou un mois de réduction
de peine supplémentaire (RPS) contre 30 euros mensuels.
Les maisons centrales ont toujours valorisé la bassesse
et la tromperie, autant dans les relations entre prisonniers qu’entre
ces derniers et l’administration comme les magistrats. L’hypocrisie
est sanctifiée, et la traîtrise, comme les mensonges,
rémunérée. Voici une anecdote exemplaire de
ces vertus appliquées au recouvrement des amendes et des
parties civiles.
Deux compères d’une centrale du Midi approchant des
délais pour accéder à une libération
conditionnelle refusèrent de descendre à l’atelier.
Sans illusion sur le système d’application des peines,
ils montèrent, de leurs cellules, un trafic de drogue pour
payer leurs parties civiles. L’affaire ayant réussi,
ils purent avantageusement négocier un aménagement
de leurs peines et furent libérés. Quelques mois plus
tard, dans cette même prison, un détenu originaire
d’un pays lointain qui, en plus de travailler depuis des années,
payait volontairement une centaine d’euros par mois aux parties
civiles, fut dans l’incapacité de poursuivre les paiements,
à la suite de graves problèmes familiaux. Le tribunal
d’application des peines lui refusa donc tout aménagement,
lui retirant même un mois de grâce pour n’avoir
pas respecté le contrat de recouvrement.
Impossible de présager ce qui naîtra sur le fumier
des nouveaux bagnes où triomphe l’idéologie
réactionnaire du « make prisoners smell like prisoners
(10) », cette politique à très courte vue que
la société paiera tôt ou tard.
(1) Lire sur ce thème, xxxxxxxxx, Punir les pauvres. Le
nouveau gouvernement de l’insécurité sociale
(Agone 2004). Instituée en 1885, la relégation consistait
à envoyer les condamnés purger leur peine hors du
territoire métropolitain, au bagne de Cayenne, en Guyane,
par exemple.
Avertissement
Mail de Loïc Wacquant septembre 2010
Merci de retirer toute mention de l'ouvrage PUNIR LES PAUVRES de
votre site: il s'agit d'une version contrefaisante, version truquee
et tronquee de mon travail publiee sans contrat ni bon a tirer par
Agone, contre ma volonte explicite et expresse. Cet ouvrage est
une tromperie; ce n'est pas le mien; il ne figure pas a ma bibliographie,
merci de ne pas me l'attribuer. Vous pouvez lire la version complete
et conforme de mon travail en anglais, PUNISHING THE POOR, Duke
University Press, 2008.
Cordialement,
Loïc Wacquant
Professor, University of California, Berkeley
Chercheur, Centre de sociologie européenne, Paris
http://sociology.berkeley.edu/faculty/wacquant/
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Department of Sociology
University of California-Berkeley
Berkeley CA 94720 USA
fax 510/642-0659
(2) De nombreuses affaires de violence font l’objet d’instruction
devant plusieurs tribunaux. Jusqu’à présent,
elles ont été classées sans suite. Profitant
de cette impunité, les syndicats de la pénitentiaire
poursuivent en diffamation toute personne ou association dénonçant
ces exactions. Il faut que le silence demeure.
(3) Au grand dam des syndicats qui intoxiquaient leur administration
depuis des lustres à propos des dangers des coursives et
autres monstruosités imaginaires, l’échec judiciaire
de ces expéditions est incontestable. Les destructions des
cellules et les humiliations lors des fouilles à corps démontrent
que ces opérations n’ont qu’un objectif disciplinaire
de masse et non une quelconque recherche d’objets illicites.
(4) « Comme au cinéma », le détenu passe
d’abord les mains au travers des barreaux pour être
menotté, et ensuite seulement les gardiens ouvrent la cellule
(5) On peut estimer à plus du double qu’à l’époque
la plus féroce des QHS le nombre des personnes concernées
par ce traitement. Pour ces détenus, le droit au maintien
des liens familiaux a été aboli, ainsi que les bases
des droits de la défense. Il y a peu, un décret a
amoindri les possibilités de procédures pour contrer
les mises à l’isolement. L’arbitraire se renforce
dans les décisions et la durée des mises à
l’isolement.
(6) Les salles d’activités socio-éducatives
[NDLR].
(7) Concrètement, le pécule est divisé en
trois parts. La première, réservée aux caisses
d’indemnisation des « parties civiles », représente
20 % entre 200 euros et 400 euros, 25 % entre 400 euros et 600 euros
et 30 % au-delà. La seconde, dite pécule « libérable
», correspond à un prélèvement mensuel
de 10 % du salaire brut au-delà de 183 euros, mais elle est
rendue à sa libération au prisonnier. La troisième,
dite « cantinable », est utilisable librement.
(8) Emplois rémunérés quelques dizaines d’euros
par mois pour une astreinte souvent de 7 jours sur 7 et 12 mois
sur 12.
(9) Le pécule libérable était constitué
par un prélèvement mensuel de 10 % du salaire brut.
La somme ainsi placée sur un compte épargne est versée
au détenu libéré.
(10) « Faire que le prisonnier sente le prisonnier »,
expression citée par Loïc Wacquant, qui précise
: « La philosophie pénale aujourd’hui dominante
aux Etats-Unis peut se résumer par cette expression très
prisée parmi les professionnels pénitentiaires. (...)
L’emprisonnement doit d’urgence redevenir ce qu’il
était à l’origine et qu’il n’aurait
jamais dû cesser d’être : une souffrance »
(Loïc Wacquant, Punir les pauvres..., op. cit., p. 198).
Reseau RESISTONS ENSEMBLE
***************************
+ Pour consulter le site : http://resistons.lautre.net
+ Pour s'abonner, se desabonner, se renseigner sur cette liste d'informations
:
http://listes.samizdat.net/sympa/info/resistons_ensemble
+ Pour ecrire : resistons@free.fr ou resistons_ensemble@yahoo.com
+ Pour s'inscrire a la liste de discussion de Resistons Ensemble
: http://listes.rezo.net/mailman/listinfo/resistons_ensemble
|