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Le socle de ce travail c’est le capitalisme, un système
basé sur l’exploitation, la domination et la gestion
différentielle des populations. Ce dernier point, nous le
nommons « apartheid social ». Dans cette démarche,
il y a ce constat : la domination évolue, la part de la domination
mentale a tendance à augmenter et à prendre une place
de plus en plus importante dans notre contexte. La domination des
corps continue, mais nous pouvons remarquer que cette domination
de l’esprit est de plus en plus présente, elle opère
une désubjectivation pour essayer de rendre les sujets humains
conformes aux besoins du système capitaliste. De ce fait,
dans notre situation, il existe une tendance à l’effacement
du sujet.
L’utilisation des ressources subjectives peut se constater
dans plusieurs domaines. Dans le travail, l’implication subjective
des salarié-es est de plus en plus souvent sollicitée,
en particulier avec la notion de projet. Dans la sphère de
la consommation, le désir humain est au centre des attentions
de la publicité et du marketing. En politique, la gestion
utilise le langage pour définir les problèmes et les
solutions possibles confiées à des experts. La subjectivité
est touchée par l’évolution de la société.
Les psys s’en rendent compte parce qu’illes sont confronté-es
à de nouveaux symptômes. Après diverses recherches,
illes ont admis que le lien social et le changement de normes étaient
à l’origine de ces modifications mentales.
L’enjeu de ce livre est donc de démontrer que la domination
continue, mais en prenant des formes inédites que nous devons
analyser pour renforcer notre combat anti-capitaliste et ne pas
toujours être sur la défensive. De plus, ce travail
montre également que nous avons des ressources à notre
disposition et qu’il est possible de croiser les approches
théoriques pour développer notre lutte. A partir de
cela, nous pouvons construire notre critique. Ces éléments
donnent cohérence à notre engagement politique. Le
refus du capitalisme est toujours d’actualité et il
donne sens à l’analyse de ce livre.
Passons maintenant au contenu détaillé de ce texte.
La question de départ est celle qui cherche à savoir
si Lyotard a raison quand il parle de la postmodernité, d’un
changement de période au sein même du capitalisme.
Son livre date de 1979, au départ c’était un
rapport sur le savoir dans les sociétés informatisées.
C’est son travail qui permet d’aborder la question de
la subjectivation et de la désubjectivation. Lyotard insiste
sur le rôle de la technique, celle-ci met en avant les moyens
et laisse de côté le problème de la finalité.
Il note que le capitalisme change et que la consommation privilégie
la jouissance. Cet auteur interroge le progrès en constatant
que les idéaux de la modernité ne sont plus à
l’ordre du jour et que la communication utilise les jeux de
langage pour ne pas répondre à la question de la légitimation
du système. L’importance que prend l’informatique
dans la gestion de la vie humaine est relevée comme facteur
de changement inédit.
La transformation de la subjectivité se constate au niveau
collectif tout d’abord dans le travail. Nous prenons appui
sur le livre « Le nouvel esprit du capitalisme ». de
Luc Boltanski et Eve Chiapello. Cet ouvrage montre que le système
évolue en intégrant des critiques qui lui sont faites.
Le sujet intéresse le système pour la production et
la gestion de son organisation. L’implication subjective passe
par la notion de projet. Le projet peut être présenté
autour d’un « concept », qui permet d’habiller
de mots les activités capitalistes. L’autonomie est
valorisée pour que les humains adhèrent aux projets
qui leur sont proposés. La mutation du système se
fait par petites modifications, il n’y a pas de centre qui
décide ni de volonté unique, mais de multiples décisions
qui produisent de nouvelles modalités qui se généralisent
partout. La récupération de thèmes libertaires
permet au capitalisme de trouver un nouveau souffle et d’accroître
son emprise sur les sujets.
L’autre domaine au niveau social, où la subjectivité
est mobilisée, est celui de la consommation. Pour vendre
ses produits et ses spectacles le capitalisme essaie de capter la
subjectivité. Il s’intéresse beaucoup au désir
pour proposer une plus-value narcissique aux sujets. La libido,
le désir sexuel inconscient, intéresse le marché
et c’est là qu’interviennent le marketing et
la publicité. Il y a bien ici une articulation entre le niveau
personnel et le niveau collectif. C’est ainsi que l’on
peut observer le lien entre le psychisme humain et la distribution
des marchandises et du spectacle. La culture est le moyen de diffusion
des valeurs du système capitaliste. Pour écouler l’énorme
masse d’objets produits, il faut trouver des moyens pour favoriser
leur vente. Il s’agit de faire en sorte « que les gens
désirent ce dont ils n'ont pas besoin et qu'ils aient besoin
de ce qu'ils ne désirent pas ».
Le troisième plan au niveau social, où le système
capte la subjectivité, est la politique vue sous le seul
angle de la gestion. Le langage est devenu un enjeu de pouvoir majeur.
C’est lui qui permet de nommer et définir les problèmes,
de construire le monde sous sa forme visible dans les médias
de masse. Eric Hazan nomme cela « La LQR », la langue
de la cinquième république en latin en hommage à
Victor Klemperer qui avait étudié la LTR, la langue
du troisième Reich. Ainsi les médias et la politique
découpent le monde donné à voir et à
vivre. Sa fonction est d’occulter la division fondamentale
de la société en classes antagonistes. Cacher le conflit
permet de présenter la politique sous l’angle technique
de la gestion et de faire croire que les experts savent comment
nous devons vivre. C’est cette langue qui diffuse, entre autres,
la norme du système. Elle contribue à produire les
sujets dont le système a besoin. Nous pouvons ainsi comprendre
que nous, comme sujets, nous sommes aussi des produits du système
même si nous n’en n’avons pas conscience.
Dany Robert Dufour nous explique, lui, que le ciel est vide et
que le maître ne parle plus. Avec la fin de la transcendance
et la chute de l’explication extérieure du fondement
du monde, la question du sens n’a plus de réponse évidente.
Auparavant, le ciel contenait une référence qui permettait
de comprendre la place des êtres et des choses. Les grands
récits de légitimation ont varié quant à
leurs contenus au cours de l’histoire. Il y a eut les dieux
dans l’antiquité, puis un seul Dieu sous divers modes,
puis le roi, ensuite la raison, la démocratie, le peuple.
Aujourd’hui, cette absence de réponse à la question
du sens de la vie est source de désarroi et de détresse
au niveau existentiel. L’uniformisation et la massification
individualiste provoquent une course à la recherche d’originalité
subjective dans toutes sortes de domaines.
Le dernier lieu, où il est possible d’observer la
modification de la subjectivité est le domaine de l’intime,
le psychisme lui-même. Ce constat a été fait
dans l’évolution des symptômes de la souffrance
mentale personnelle. Le nombre de dépressions a tellement
augmenté qu’elle est devenue ce qui est nommé
« la maladie du siècle » par les psychiatres.
Il ont admis que la névrose avait tendance à laisser
la place à la dépression. Face à l’injonction
individuelle de réussite, beaucoup de sujets craquent et
s’effondrent. Ehrenberg a nommé cela « la fatigue
d’être soi ». Il explique que la cause de cette
évolution est due au changement de norme dans la société.
Il faut être autonome et performant et quand on n’y
arrive pas la dépression prend la main, parce que la psychologisation
des rapports sociaux renvoie la responsabilité de l’échec
sur l’individu.
Une autre approche en psychologie propose d’analyser le changement
en montrant que les objets ont tendance à prendre la place
de l’idéal dans notre société. Réussir
c’est « avoir » pour le capitalisme contemporain,
c’est posséder l’appareil ou le produit, c’est
lui qui vous donne de la valeur, essaie-t-on de nous faire croire.
Cette évolution met à mal les possibilités
de subjectivation parce qu’elle bloque les processus de sublimation
et donc de réalisations sociales innovantes et solidaires.
D’autres psychanalystes estiment qu’une nouvelle économie
psychique tend à s’installer chez les humains. La société
actuelle cherche à nous faire croire qu’il n’y
a plus de limites à notre possibilité de satisfaction.
Le plaisir immédiat est survalorisé, la jouissance
totale est proposée sans attendre. Mais, les objets n’apportent
aucune réponse à la question du sens. Après
les interdits dans le capitalisme de la première époque,
nous sommes passé-es à l’injonction de jouissance.
C’est le contenu de la publicité qui confond plaisir
et jouissance. Cette injonction oublie que nous sommes confronté-es
aux limites de multiples manières. La multiplication des
objets n’apporte pas le bonheur, dans notre contexte, elle
ne fait que perpétuer la domination et l’exploitation
capitaliste.
Pour comprendre comment et pourquoi le capitalisme opère
une désubjectivation et une resubjectivation pour obtenir
des sujets conformes à son fonctionnement, nous pouvons nous
appuyer sur les analyses de Deleuze et Guattari sur les flux au
sein de la société. La première étape,
selon ce modèle théorique, est la société
antique primitive, qui fonctionne de façon horizontale avec
la terre comme base. L’étape suivante est celle de
la féodalité, qui conduit à la constitution
d’empires militaires. Ceux-ci fonctionnent de manière
verticale, ils sont marqués par le despotisme. Le troisième
moment est celui du capitalisme. C’est le temps de l’expansion,
celui de la déterritorialisation, où les flux sont
encouragés à circuler au maximum. L’argent devient
l’équivalent général et le rythme des
flux est soumis à une grande accélération.
Ces flux captent les désirs des humains qui sont vus comme
des machines désirantes. Le capitalisme cherche à
séparer les désirs de leurs attaches traditionnelles
géographiques, familiales et communautaires pour les intégrer
à la circulation du système en les recodant à
son avantage. Cette modélisation explique donc pourquoi le
capitalisme opère dans un premier moment une désubjectivation
pour satisfaire sa fuite en avant et dans un second temps une resubjectivation
pour que les objets redeviennent de l’argent et que les flux,
la distribution des places se perpétuent sans accrocs et
sans limites.
Pour se sortir de cette machine infernale, Deleuze nous propose
de construire des lignes de fuite basées sur nos désirs.
Nous constatons que si nous souhaitons réaliser nos désirs
de justice et d’égalité, nous devons nous sortir
des pièges des jeux de langage du système. Ce philosophe
a parlé de notre situation comme étant celle des sociétés
de contrôle, des sociétés de la liberté
sous surveillance. La liberté s’affiche partout, nous
fonctionnons en réseau, nous sommes mobiles, souples et adaptables,
mais sous contrôle. Le marketing et l’homme endetté
sont des figures fondamentales de notre temps. Le crédit
nous contraint à accepter la répétition quotidienne
du salariat, il nous inscrit dans le temps avec une conduite prévisible
et chiffrable. Le marketing cherche à nous faire croire que
les produits du marché vont nous faire exister de façon
plus intense, que ces marchandises ou spectacles nous donneront
une intensité existentielle, plus de puissance d’être.
Nous sommes inclus-es dans un espace souple et ouvert, en recomposition
permanente que Guattari appelait le Capitalisme Mondial Intégré.
Pour essayer de resubjectiver pour nous-mêmes il nous propose
de développer ce qu’il nomme les trois écologies.
L’écologie classique, le rapport à la nature,
puis l’écologie politique, les rapports des groupes
sociaux entre eux et enfin le rapport à soi-même, l’écologie
existentielle. La production de la subjectivité devient donc
un enjeu politique pour faire face aux divers processus qui opèrent
une désubjectivation dans le capitalisme contemporain. Il
parle, lui, « d’agencements collectif d'énonciation
», c'est-à-dire de collectifs qui agissent en autogestion
et qui construisent une parole autre sur le monde et pour eux-mêmes
en prenant appui sur le désir.
Une autre façon de constater les mutations de notre ensemble
social est d’observer la souffrance au travail. Au moment
de l’écriture de ce livre, nous n’avions pas
connaissance des travaux de Marie Pezé. Cette psychanalyste
met en cause le management pour expliquer la multiplication des
cas de souffrance mentale liés au travail. Elle démontre
que le management par le stress met les humains en danger. Son livre
a pour titre « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient
frappés ».
Notre conclusion répond positivement à la question
de savoir si nous sommes dans une nouvelle période. Cette
époque est celle de la consommation de masse, de l’informatisation
et des jeux de langage. La désubjectivation fonctionne à
grande échelle, ceci a des conséquences pour le psychisme
humain. Nous sommes confronté-es à la tendance à
l’effacement du sujet dans le capitalisme contemporain. La
croyance en la liberté est la base de l’instrumentalisation
des sujets par le système. L’apartheid social accentue
la séparation, l’isolement. C’est une gestion
différentielle, où chacun-e doit rester à sa
place sans se poser la question « pourquoi c’est ainsi
? ».
L’ouverture peut se situer dans les agencements collectifs
d’énonciation dont parle Guattari. Nous pouvons essayer
de combiner notre action autour des trois pôles que sont l’œil,
le désir et la raison, trois domaines que nous rencontrons
toujours lors de nos recherches et de nos engagements. L’œil
inclut à la fois les médias et la surveillance, la
raison concerne la raison instrumentale, la rationalisation du fonctionnement
capitaliste pour faire du profit et garder le pouvoir en renforçant
les institutions qui gèrent les divers éléments
du système. Le désir est une des matières premières
du capitalisme actuel pour nous intégrer à son système
de consommation. Du point de vue du changement de société,
ces trois axes sont aussi présents : l’œil pour
observer et se rendre visible, la raison pour argumenter et construire
autre chose, le désir puisque c’est lui qui nous sert
d’appui pour aller vers l’égalité et la
justice.
Philippe Coutant, Nantes le 25 février 2011
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