"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Présentation du livre
« Le sujet et le capitalisme contemporain »
Philippe Coutant

Le socle de ce travail c’est le capitalisme, un système basé sur l’exploitation, la domination et la gestion différentielle des populations. Ce dernier point, nous le nommons « apartheid social ». Dans cette démarche, il y a ce constat : la domination évolue, la part de la domination mentale a tendance à augmenter et à prendre une place de plus en plus importante dans notre contexte. La domination des corps continue, mais nous pouvons remarquer que cette domination de l’esprit est de plus en plus présente, elle opère une désubjectivation pour essayer de rendre les sujets humains conformes aux besoins du système capitaliste. De ce fait, dans notre situation, il existe une tendance à l’effacement du sujet.

L’utilisation des ressources subjectives peut se constater dans plusieurs domaines. Dans le travail, l’implication subjective des salarié-es est de plus en plus souvent sollicitée, en particulier avec la notion de projet. Dans la sphère de la consommation, le désir humain est au centre des attentions de la publicité et du marketing. En politique, la gestion utilise le langage pour définir les problèmes et les solutions possibles confiées à des experts. La subjectivité est touchée par l’évolution de la société. Les psys s’en rendent compte parce qu’illes sont confronté-es à de nouveaux symptômes. Après diverses recherches, illes ont admis que le lien social et le changement de normes étaient à l’origine de ces modifications mentales.

L’enjeu de ce livre est donc de démontrer que la domination continue, mais en prenant des formes inédites que nous devons analyser pour renforcer notre combat anti-capitaliste et ne pas toujours être sur la défensive. De plus, ce travail montre également que nous avons des ressources à notre disposition et qu’il est possible de croiser les approches théoriques pour développer notre lutte. A partir de cela, nous pouvons construire notre critique. Ces éléments donnent cohérence à notre engagement politique. Le refus du capitalisme est toujours d’actualité et il donne sens à l’analyse de ce livre.

Passons maintenant au contenu détaillé de ce texte. La question de départ est celle qui cherche à savoir si Lyotard a raison quand il parle de la postmodernité, d’un changement de période au sein même du capitalisme. Son livre date de 1979, au départ c’était un rapport sur le savoir dans les sociétés informatisées. C’est son travail qui permet d’aborder la question de la subjectivation et de la désubjectivation. Lyotard insiste sur le rôle de la technique, celle-ci met en avant les moyens et laisse de côté le problème de la finalité. Il note que le capitalisme change et que la consommation privilégie la jouissance. Cet auteur interroge le progrès en constatant que les idéaux de la modernité ne sont plus à l’ordre du jour et que la communication utilise les jeux de langage pour ne pas répondre à la question de la légitimation du système. L’importance que prend l’informatique dans la gestion de la vie humaine est relevée comme facteur de changement inédit.

La transformation de la subjectivité se constate au niveau collectif tout d’abord dans le travail. Nous prenons appui sur le livre « Le nouvel esprit du capitalisme ». de Luc Boltanski et Eve Chiapello. Cet ouvrage montre que le système évolue en intégrant des critiques qui lui sont faites. Le sujet intéresse le système pour la production et la gestion de son organisation. L’implication subjective passe par la notion de projet. Le projet peut être présenté autour d’un « concept », qui permet d’habiller de mots les activités capitalistes. L’autonomie est valorisée pour que les humains adhèrent aux projets qui leur sont proposés. La mutation du système se fait par petites modifications, il n’y a pas de centre qui décide ni de volonté unique, mais de multiples décisions qui produisent de nouvelles modalités qui se généralisent partout. La récupération de thèmes libertaires permet au capitalisme de trouver un nouveau souffle et d’accroître son emprise sur les sujets.

L’autre domaine au niveau social, où la subjectivité est mobilisée, est celui de la consommation. Pour vendre ses produits et ses spectacles le capitalisme essaie de capter la subjectivité. Il s’intéresse beaucoup au désir pour proposer une plus-value narcissique aux sujets. La libido, le désir sexuel inconscient, intéresse le marché et c’est là qu’interviennent le marketing et la publicité. Il y a bien ici une articulation entre le niveau personnel et le niveau collectif. C’est ainsi que l’on peut observer le lien entre le psychisme humain et la distribution des marchandises et du spectacle. La culture est le moyen de diffusion des valeurs du système capitaliste. Pour écouler l’énorme masse d’objets produits, il faut trouver des moyens pour favoriser leur vente. Il s’agit de faire en sorte « que les gens désirent ce dont ils n'ont pas besoin et qu'ils aient besoin de ce qu'ils ne désirent pas ».

Le troisième plan au niveau social, où le système capte la subjectivité, est la politique vue sous le seul angle de la gestion. Le langage est devenu un enjeu de pouvoir majeur. C’est lui qui permet de nommer et définir les problèmes, de construire le monde sous sa forme visible dans les médias de masse. Eric Hazan nomme cela « La LQR », la langue de la cinquième république en latin en hommage à Victor Klemperer qui avait étudié la LTR, la langue du troisième Reich. Ainsi les médias et la politique découpent le monde donné à voir et à vivre. Sa fonction est d’occulter la division fondamentale de la société en classes antagonistes. Cacher le conflit permet de présenter la politique sous l’angle technique de la gestion et de faire croire que les experts savent comment nous devons vivre. C’est cette langue qui diffuse, entre autres, la norme du système. Elle contribue à produire les sujets dont le système a besoin. Nous pouvons ainsi comprendre que nous, comme sujets, nous sommes aussi des produits du système même si nous n’en n’avons pas conscience.

Dany Robert Dufour nous explique, lui, que le ciel est vide et que le maître ne parle plus. Avec la fin de la transcendance et la chute de l’explication extérieure du fondement du monde, la question du sens n’a plus de réponse évidente. Auparavant, le ciel contenait une référence qui permettait de comprendre la place des êtres et des choses. Les grands récits de légitimation ont varié quant à leurs contenus au cours de l’histoire. Il y a eut les dieux dans l’antiquité, puis un seul Dieu sous divers modes, puis le roi, ensuite la raison, la démocratie, le peuple. Aujourd’hui, cette absence de réponse à la question du sens de la vie est source de désarroi et de détresse au niveau existentiel. L’uniformisation et la massification individualiste provoquent une course à la recherche d’originalité subjective dans toutes sortes de domaines.

Le dernier lieu, où il est possible d’observer la modification de la subjectivité est le domaine de l’intime, le psychisme lui-même. Ce constat a été fait dans l’évolution des symptômes de la souffrance mentale personnelle. Le nombre de dépressions a tellement augmenté qu’elle est devenue ce qui est nommé « la maladie du siècle » par les psychiatres. Il ont admis que la névrose avait tendance à laisser la place à la dépression. Face à l’injonction individuelle de réussite, beaucoup de sujets craquent et s’effondrent. Ehrenberg a nommé cela « la fatigue d’être soi ». Il explique que la cause de cette évolution est due au changement de norme dans la société. Il faut être autonome et performant et quand on n’y arrive pas la dépression prend la main, parce que la psychologisation des rapports sociaux renvoie la responsabilité de l’échec sur l’individu.

Une autre approche en psychologie propose d’analyser le changement en montrant que les objets ont tendance à prendre la place de l’idéal dans notre société. Réussir c’est « avoir » pour le capitalisme contemporain, c’est posséder l’appareil ou le produit, c’est lui qui vous donne de la valeur, essaie-t-on de nous faire croire. Cette évolution met à mal les possibilités de subjectivation parce qu’elle bloque les processus de sublimation et donc de réalisations sociales innovantes et solidaires.

D’autres psychanalystes estiment qu’une nouvelle économie psychique tend à s’installer chez les humains. La société actuelle cherche à nous faire croire qu’il n’y a plus de limites à notre possibilité de satisfaction. Le plaisir immédiat est survalorisé, la jouissance totale est proposée sans attendre. Mais, les objets n’apportent aucune réponse à la question du sens. Après les interdits dans le capitalisme de la première époque, nous sommes passé-es à l’injonction de jouissance. C’est le contenu de la publicité qui confond plaisir et jouissance. Cette injonction oublie que nous sommes confronté-es aux limites de multiples manières. La multiplication des objets n’apporte pas le bonheur, dans notre contexte, elle ne fait que perpétuer la domination et l’exploitation capitaliste.

Pour comprendre comment et pourquoi le capitalisme opère une désubjectivation et une resubjectivation pour obtenir des sujets conformes à son fonctionnement, nous pouvons nous appuyer sur les analyses de Deleuze et Guattari sur les flux au sein de la société. La première étape, selon ce modèle théorique, est la société antique primitive, qui fonctionne de façon horizontale avec la terre comme base. L’étape suivante est celle de la féodalité, qui conduit à la constitution d’empires militaires. Ceux-ci fonctionnent de manière verticale, ils sont marqués par le despotisme. Le troisième moment est celui du capitalisme. C’est le temps de l’expansion, celui de la déterritorialisation, où les flux sont encouragés à circuler au maximum. L’argent devient l’équivalent général et le rythme des flux est soumis à une grande accélération. Ces flux captent les désirs des humains qui sont vus comme des machines désirantes. Le capitalisme cherche à séparer les désirs de leurs attaches traditionnelles géographiques, familiales et communautaires pour les intégrer à la circulation du système en les recodant à son avantage. Cette modélisation explique donc pourquoi le capitalisme opère dans un premier moment une désubjectivation pour satisfaire sa fuite en avant et dans un second temps une resubjectivation pour que les objets redeviennent de l’argent et que les flux, la distribution des places se perpétuent sans accrocs et sans limites.

Pour se sortir de cette machine infernale, Deleuze nous propose de construire des lignes de fuite basées sur nos désirs. Nous constatons que si nous souhaitons réaliser nos désirs de justice et d’égalité, nous devons nous sortir des pièges des jeux de langage du système. Ce philosophe a parlé de notre situation comme étant celle des sociétés de contrôle, des sociétés de la liberté sous surveillance. La liberté s’affiche partout, nous fonctionnons en réseau, nous sommes mobiles, souples et adaptables, mais sous contrôle. Le marketing et l’homme endetté sont des figures fondamentales de notre temps. Le crédit nous contraint à accepter la répétition quotidienne du salariat, il nous inscrit dans le temps avec une conduite prévisible et chiffrable. Le marketing cherche à nous faire croire que les produits du marché vont nous faire exister de façon plus intense, que ces marchandises ou spectacles nous donneront une intensité existentielle, plus de puissance d’être.

Nous sommes inclus-es dans un espace souple et ouvert, en recomposition permanente que Guattari appelait le Capitalisme Mondial Intégré. Pour essayer de resubjectiver pour nous-mêmes il nous propose de développer ce qu’il nomme les trois écologies. L’écologie classique, le rapport à la nature, puis l’écologie politique, les rapports des groupes sociaux entre eux et enfin le rapport à soi-même, l’écologie existentielle. La production de la subjectivité devient donc un enjeu politique pour faire face aux divers processus qui opèrent une désubjectivation dans le capitalisme contemporain. Il parle, lui, « d’agencements collectif d'énonciation », c'est-à-dire de collectifs qui agissent en autogestion et qui construisent une parole autre sur le monde et pour eux-mêmes en prenant appui sur le désir.

Une autre façon de constater les mutations de notre ensemble social est d’observer la souffrance au travail. Au moment de l’écriture de ce livre, nous n’avions pas connaissance des travaux de Marie Pezé. Cette psychanalyste met en cause le management pour expliquer la multiplication des cas de souffrance mentale liés au travail. Elle démontre que le management par le stress met les humains en danger. Son livre a pour titre « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ».

Notre conclusion répond positivement à la question de savoir si nous sommes dans une nouvelle période. Cette époque est celle de la consommation de masse, de l’informatisation et des jeux de langage. La désubjectivation fonctionne à grande échelle, ceci a des conséquences pour le psychisme humain. Nous sommes confronté-es à la tendance à l’effacement du sujet dans le capitalisme contemporain. La croyance en la liberté est la base de l’instrumentalisation des sujets par le système. L’apartheid social accentue la séparation, l’isolement. C’est une gestion différentielle, où chacun-e doit rester à sa place sans se poser la question « pourquoi c’est ainsi ? ».

L’ouverture peut se situer dans les agencements collectifs d’énonciation dont parle Guattari. Nous pouvons essayer de combiner notre action autour des trois pôles que sont l’œil, le désir et la raison, trois domaines que nous rencontrons toujours lors de nos recherches et de nos engagements. L’œil inclut à la fois les médias et la surveillance, la raison concerne la raison instrumentale, la rationalisation du fonctionnement capitaliste pour faire du profit et garder le pouvoir en renforçant les institutions qui gèrent les divers éléments du système. Le désir est une des matières premières du capitalisme actuel pour nous intégrer à son système de consommation. Du point de vue du changement de société, ces trois axes sont aussi présents : l’œil pour observer et se rendre visible, la raison pour argumenter et construire autre chose, le désir puisque c’est lui qui nous sert d’appui pour aller vers l’égalité et la justice.

Philippe Coutant, Nantes le 25 février 2011