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Actualités
À la rencontre de la France précaire
LE MONDE 30.10.03
ils sont ouvriers, vendeurs, gardiens de musée... certains
sont vacataires ou intérimaires, d'autres bénéficient
de contrats à durée indéterminée mais
dénoncent leurs conditions de travail. tous clament leur
colère contre la précarité et vivent sans savoir
de quoi demain sera fait.
À PARIS, LE BOULANGER SDF...
Plus que quelques jours : la première paye, un toit, à
manger. Un toit faut pas rêver, une petite chambre d'hôtel
de temps en temps. Une laverie automatique pour laver un survêtement,
un tee-shirt. "Je vais bien finir par trouver une chambre à
louer. Ma paye est de 1 300 euros."
Anthony -certains prénoms ont été volontairement
modifiés-, 25 ans, vient d'Arras, dans le Pas-de-Calais.
Après quelques années passées dans la Légion
étrangère, il démarre une carrière de
boulanger dans le dix-neuvième arrondissement de Paris. La
farine finit par lui brûler les mains, les bras. Un jour,
le patron, "sans faire gaffe", pousse violemment un chariot
et lui écrase trois doigts de pied. Anthony est rassuré
: il a l'impression que rien n'est cassé. C'est violet. Il
boite. C'est tout.
En septembre, il n'a pas pu faire autrement, il a donné
ses économies (3 050 euros) à ses parents, au chômage
en fin de droits. Il a débarqué à Paris le
mois suivant avec un emploi, mais sans un sou. Pierre, son oncle,
habite en grande banlieue. Anthony y passe de temps en temps. "Je
déroule mon duvet par terre. Le vieux boit toute la journée.
Je ne peux pas dormir. N'importe qui passe chez lui. Ca peut tourner
au fait divers." De toute façon, l'oncle effectue une
mission d'intérimaire en travaux publics à l'extérieur
de la capitale. Il est parti sans lui donner la clé. L'obsession
quotidienne d'Anthony est de trouver une cage d'escalier "tranquille"
pour dormir à l'abri du froid. Aux beaux jours, il y avait
les squares. Maintenant...
Le matin, au boulot, il se gave de pain, de croissants. Il tient
comme ça toute la journée. Aujourd'hui, le copain
d'un copain lui a prêté son lit de 10 heures à
18 heures. "Je suis requinqué à bloc, prêt
à me taper quatre jours en dormant quatre heures." Anthony
aimerait être sapeur-pompier à Paris. Il a discuté
avec l'un d'eux, à la sortie d'une caserne. Sûr : il
va passer le concours. "Je ne suis pas très baraqué,
reconnaît-il, mais je suis motivé, ça le fait."
Il a aussi envie de retrouver l'armée, c'est sa "sécurité".
Quelques jours encore : la première paye. Anthony a envie
de dormir. Il sait que son cas n'est pas isolé : une étude
de l'Insee indique que 30 % des SDF ont un emploi (Le Monde du 3
octobre).
À SOCHAUX, CHEZ PEUGEOT
En 1985, Yamina, 37 ans, quitte sa Lorraine natale, dont la sidérurgie
est sinistrée, en se disant que Sochaux (Doubs), c'est le
pays de Peugeot et que "des autos", après tout,
"on en construira toujours". Bien sûr, c'est un
peu mort ici. A l'entendre, "on dirait une ville qui n'est
faite que pour bosser".
Après avoir été hôtesse d'accueil au
château de Montbéliard, puis aide à domicile,
cette mère de trois enfants se retrouve ouvrière à
la chaîne chez le constructeur automobile. A 8 heures du matin,
sur la "ligne" des moteurs de 307, elle monte des triangles
de direction, visse des écrous, installe des crémaillères
et des tuyaux hydrauliques. Vite, toujours plus vite. La machine
peut tomber en panne, ce n'est pas le problème, l'essentiel
est d'assurer "l'objectif de production". La machine est
vraiment en panne ? "Alors, on se fait engueuler." Sur
l'écran d'un ordinateur s'affichent, tous les quarts d'heure,
le nombre et la vitesse des gestes effectués. Ici, on compte
au centième de seconde. Vu le nombre d'ouvriers (10 000),
l'addition de ces fractions de temps, c'est autant de productivité
gagnée.
Yamina est intérimaire. Pendant quatorze mois, elle travaille
sans vacances, même le samedi, change de poste six fois tout
en ayant assuré la formation de celui ou celle qui la remplace.
"Des gens qui viennent du Nord, du Midi." Elle se dit
: "Ce boulot, c'est physique, ce qui me fait plaisir, c'est
que j'y arrive." Toujours bien faire quand on est intérimaire
! "On n'a pas le droit à la moindre faille, confie-t-elle.
Comme on vous promet une embauche au bout, vous y croyez."
Yamina s'y met donc à fond ("J'arrive presque à
faire un poste et demi !"), elle perd huit kilos. Un de ses
chefs lui donne du pain d'épice, des conseils de nutrition.
Intérimaire, elle se sent "mal vue" par ceux qu'elle
appelle les "embauchés". Explication : "Comme
on se défonce, ils sont obligés de suivre. En fait,
tout le monde vit mal." Le cercle est vicieux : si on fait
mieux, plus vite, "on rajoute une pièce en plus à
faire". "C'est des fous", disent des intérimaires
venus de Montpellier, qui préfèrent partir en renonçant
à leur indemnité de fin de mission (IFM).
Mieux vaut ne pas être malade. Un jour, Yamina se fait une
entorse qui "n'est pas déclarée en accident du
travail". Le lendemain, elle est à son poste, sous anti-inflammatoires.
"Toujours l'espoir d'être embauchée. J'ai même
vu quelqu'un travailler avec un plâtre !" Payée
1 300 euros, congés payés inclus, elle change à
nouveau de poste. Son chef, qui voulait l'embaucher, n'est plus
là. Elle voit une collègue "sortir avec un moniteur
-un sous-chef- dans l'espoir d'être recrutée".
Au total, sur les 3 000 intérimaires, 4 décrochent
un contrat à durée indéterminée, 600
sont remerciés. Yamina fait partie de ceux-là. Comme
elle a travaillé un jour de plus que prévu dans son
contrat, elle attaque PSA en justice, juste pour sa "dignité".
Elle n'a pas eu "le certificat de bonne conduite" délivré
normalement par la maison. Un document utile pour retrouver du travail
dans la région. "Aujourd'hui, poursuit-elle, j'ai envie
que quelque chose leur pète en pleine tête. Je connais
des femmes qui n'auront pas suffisamment d'heures pour toucher le
chômage. Avant, elles étaient au RMI. L'une d'elles
est divorcée avec enfants, sans pension. On ne tient même
pas compte de la situation sociale des gens. On est de la marchandise."
Un de ses collègues, David, 26 ans, a, lui aussi, le sentiment
d'avoir été "jeté" après dix-huit
mois d'intérim chez PSA et dix-huit autres chez un sous-traitant.
Il a travaillé pendant les pauses casse-croûte afin
d'assurer son "chiffre". "A force de me faire engueuler,
ça devenait tellement acide dans mon ventre que j'ai dégueulé
trois fois sur la chaîne. J'essayais de partir aux toilettes,
c'était trop loin." Il assure que cet été,
en pleine canicule, il a vu des ouvriers tomber, victimes de malaises.
"La chaîne ne s'arrêtait pas. On travaillait au-dessus
des corps allongés, parmi les pompiers." Pour lui, "les
intérimaires, ça sert à rendre les gens plus
dociles. Ils nous veulent à genoux. Les prochains devront
savoir qu'ils ne seront jamais embauchés".
Christophe, 23 ans, mis sur la touche après trente mois
d'intérim, pense également s'être "fait
avoir" : "Ils nous prennent pour des cons, du sang frais,
capables d'avoir les postes les plus chargés. On ne sait
même plus ce qu'on est ! Un intérimaire sert à
augmenter la charge de travail. Si on ne fait rien, ça va
continuer de pire en pire, c'est le fléau, le cancer, et
on trouve ça presque normal." Lui, il se sent "trop
honnête". "Je veux travailler ! insiste-t-il. Mais
on ne m'en donne pas les moyens. Tout est fait pour que le petit
reste en bas. De droite, de gauche, ils mangent tous dans la même
gamelle. Les puissants sont ensemble, et nous, on est des coupables
d'entrée. T'as envie de t'énerver, tu ne peux pas."
Au moment du boum de production, en 2001, des intérimaires
venus d'autres régions dormaient dans leur voiture faute
de chambre. Yamina pense que le constructeur aura "de plus
en plus de mal à trouver de nouveaux intérimaires.
Il y en a trop qui craquent. Les gens de la région se méfient.
Ils vont faire venir de la main-d'œuvre étrangère".
Réagissant à ces critiques, la direction de Peugeot
fait valoir qu'elle a recruté 60 000 personnes dont 35 000
en France depuis 1999. Les programmes de production ont été
revus à la baisse ces derniers mois, des intérimaires
sont donc partis. "PSA a signé une charte de bonne conduite
avec sept entreprises de travail temporaire, fait savoir la direction,
Cet accord garantit au personnel les mêmes conditions de travail,
de sécurité, de formation, d'information. Nous avons
la volonté de traiter le personnel intérimaire comme
le personnel embauché. Faire travailler davantage un intérimaire
qu'un permanent est impossible pour des raisons logistiques. On
ne peut pas rajouter des pièces ! Les postes de travail sont
clairement définis. Nous arrêtons la logique qui voudrait
qu'un intérimaire soit embauché. Il y a eu des dérives.
Un intérimaire est appelé pour les à-coups
de la production."
À PARIS, DANS LES MUSÉES, LES ÉCOLES
Après avoir "galéré" un an et demi
et enchaîné plusieurs contrats à durée
limitée au Grand Palais, Hervé, 40 ans, entre à
Carnavalet, un autre musée parisien, en février 2002.
Cette fois encore, il s'agit d'une "vacation", un contrat
à durée déterminée. Son employeur ?
La Ville de Paris. Hervé se dit avec ses collègues
: "On y est, on y reste." Auparavant, il a tout fait :
peintre en lettres, affichiste pour un grand magasin, ouvrier de
ravalement, employé aux Assedic au guichet des "trop
perçus" - "Il m'est arrivé de signaler à
une femme enceinte qui dormait dehors qu'elle avait touché
un excédent d'allocation" -, surveillant au service
informatique de la Brink's, magasinier. En vingt et un mois de Carnavalet,
il s'est octroyé trois semaines de vacances à ses
frais, en 2002. Il a mis deux mois à s'en remettre financièrement.
Employé comme agent de surveillance, il travaille tous les
dimanches, payés comme un jour normal, et ce travail lui
plaît, car il "adore" les musées. Son salaire
mensuel est de 1 160 euros.
"On ne sait pas ce qu'on deviendra dans trois mois",
explique-t-il. Pour lui, la gratuité des musées parisiens
est "peut-être populaire, mais populiste, quand on sait
que 40 % des salles de Carnavalet sont fermées, faute de
personnel".Il voit comment la mairie gère la crise :
un mélange de CES (contrat emploi solidarité), de
titulaires, de contractuels (CDD à temps plein), de vacataires
(CDD à temps partiel). Il observe certains titulaires tellement
aigris à force d'avoir vécu auparavant dans l'incertitude
des CDD qu'"ils ont une revanche à prendre et se mettent
en maladie".
En février, Hervé bloque l'entrée du musée
avec dix-neuf autres vacataires. En 48 heures, son contrat est renouvelé
pour six mois.
Le samedi 12 octobre, il entame une deuxième grève
; cette fois encore, pour une embauche. A ses côtés,
Khaled, ancien RMiste, qui a cumulé trois CES avant d'être
vacataire, crie : "Que tous les gens de la précarité
soient avec nous ! On n'est pas des joujoux, des guignols !"
Khaled a 63 ans. Il lui reste "huit trimestres" avant
la retraite. "Essayez de me mettre dans un petit coin, demande-t-il,
j'ai six filles, je vis dans une chambre !" Nadia, 37 ans,
deux ans vacataire après un an de CES, témoigne à
son tour : "J'ai payé de ma vie. Ils nous donnent une
chance, j'ai voulu grimper mais ils nous laissent tomber au milieu
du chemin, exprès pour qu'on ne devienne pas titulaire."
Jean-Pascal, titulaire dans le même musée, ne comprend
pas que ses collègues fonctionnaires, tous ceux dont l'emploi
est désormais garanti, ne se mobilisent pas. "Ils travaillent
pendant deux ans avec des vacataires et c'est l'indifférence.
Comment peuvent-ils retourner leur veste ? Quelqu'un meurt à
côté de toi et tu t'en fous ! C'est la peur de la note
administrative, mais moi je préfère crever debout
que vivre à genoux !"
Emmenés par le syndicat SUD et une intersyndicale CGT-CFDT-FO,
Hervé et ses collègues grévistes n'ont été
reçus par aucun élu de l'équipe de Bertrand
Delanoë, confrontée à l'épineux dossier
des 17 000 vacataires et contractuels que compte la Ville de Paris
sur 40 000 employés. Hervé aurait voulu décrocher
quelques mois supplémentaires afin de bénéficier
de la loi Sapin sur la résorption de la précarité
dans la fonction publique (une titularisation après concours
interne au bout de trois ans de vacation). Autrefois, il était
chiraquien. Aujourd'hui, au côté de SUD. Il ne vote
plus. "Ce qui est incroyable, s'étonne-t-il, c'est que
les discours de Besancenot et de Laguiller me concernent maintenant."
Le 26 octobre, il a perdu son emploi. Il ne pourra percevoir ses
indemnités de chômage qu'à partir de la fin
du mois de janvier. D'ici là, il ne sait pas comment il paiera
son loyer (351 euros).
Gardien d'école à la ville de Paris, vacataire depuis
cinq ans, Hugues, 30 ans, n'a pas de congés payés,
gagne 1 100 euros pour 55 heures par semaine et ne s'habitue pas
à être ballotté d'école en école,
au gré des besoins. Il se considère comme un "pion".
"Et quand ça se passe bien, qu'on tutoie les instituteurs,
qu'on noue des relations avec les parents, ça peut être
mal vu. Tout dépend du directeur sur qui on tombe. De toute
façon, il a toujours raison. C'est vous qu'on sanctionne
sans chercher à comprendre." Il faut savoir s'adapter,
se rendre continuellement sympathique ou faire semblant. "Etre
à la botte", donc. Et s'habituer à ne pas avoir
de contrat de travail, mais une simple lettre, une "décision
administrative qu'on reçoit chaque mois et qui doit être
retournée signée". Selon Hugues, il peut arriver
qu'il reste sans affectation pendant un mois. "J'en veux aux
syndicats d'avoir laissé faire, s'indigne-t-il, nous les
vacataires, nous ne les intéressons pas !"
Khamsouk, 33 ans, gardien vacataire depuis quatorze ans, vient
de se faire remplacer, tout comme les deux autres gardiens de l'école,
sans lettre de licenciement. "On nous a plus ou moins justifié
ça par des vols commis l'année dernière, mais
c'est totalement bidon", lance-t-il. Il a reçu une simple
attestation de travail qui ne lui permet pas de toucher les Assedic.
"Ils nous jettent comme ça, ils ont espéré
que je ne connaissais pas mes droits, mais j'ai pris un avocat",
dit-il, désespéré de ne pouvoir bénéficier
de la loi Sapin.
A la Ville de Paris, on fait le décompte : 2 000 agents
non titulaires, 15 000 vacataires. Explication de François
Dagnaud, adjoint au maire chargé du personnel : "Ces
gens sont utilisés pour des raisons de souplesse, pour faire
face à l'urgence ou pour des compétences nouvelles.
Nous sommes en situation de mettre en œuvre la loi Sapin depuis
2002. 209 agents de la catégorie C ont été
titularisés cette année. En 2004, nous travaillons
pour intégrer 500 personnes."
À CRÉTEIL, LA CHANTEUSE LYLIABOB
Surveillante de cantine à Créteil, animatrice le
mercredi à la Ville de Paris, Isabelle, 39 ans, divorcée,
mère de deux enfants, ne se plaint pas. Elle gagne 550 euros
par mois, auxquels s'ajoutent 244 euros d'allocations, ne débourse
"que" 200 euros de loyer. Son père lui verse 122
euros par mois. Le midi, elle mange bien à la cantine. Le
soir, elle sert abondamment ses deux jumelles. Ensuite, elle prend
ce qui reste.
Isabelle a accepté de tester pour L'Oréal une teinture
pour cheveux (93 euros). Pour 30 euros la séance, elle anime
parfois des réunions de consommateurs venus parler de yaourts
ou de lessive. Elle croit aussi en son avenir de chanteuse populaire.
Lyliabob, c'est son nom de scène. Son "tube": J'aime
voyager. Croisé dans un gala, Henri Salvador lui avait prédit
: "Avec cette chanson, tu iras loin." Isabelle a chanté
dans le métro, "mais les Roumains me regardaient d'un
mauvais œil", fait des petits concerts, des terrasses
de café. Elle a peur de voir disparaître la couverture
maladie universelle (CMU). Ça avait bien servi à payer
les lunettes d'une de ses filles. Lyliabob répète
: "Je suis sur la corde raide." Elle aimerait qu'on lui
paie une formation pour décrocher le brevet d'animatrice
mais ne tient "pas plus que ça" à devenir
"contractuelle" à la Ville de Paris : "Je
préfère avoir ma liberté." D'autant qu'elle
croit toujours à une carrière d'artiste : elle a un
cachet pour le soir du beaujolais nouveau, dans un café,
et aussi une promotion pour le Téléthon. Sa grande
hantise ? La rue. "Le loyer, c'est le truc qu'il faut payer
en priorité." Pour l'instant, Isabelle tient bon. Et
suggère : "Au lieu de faire tout ce barouf sur l'insécurité,
ils feraient mieux de baisser les loyers."
EN BANLIEUE PARISIENNE, À L'HÔPITAL
Après quatre années passées dans une brasserie
parisienne, Xavier, 23 ans, titulaire d'un CAP de cuisine, est un
peu dégoûté par la restauration : les horaires,
le métier qui se perd, les sauces que l'on fabrique à
base de poudre. Il tente alors sa chance dans la restauration hospitalière
pour, croit-il, un "certain confort". Il multiplie les
CDD chez un gros sous-traitant : six mois, un an et demi ici, quinze
jours, un mois. Il croit savoir qu'au bout de dix-huit mois la direction
sera obligée de l'embaucher définitivement, mais il
ne connaît pas vraiment ses droits. En attendant, il faut
vivre...
Avec un salaire mensuel de 1 145 euros, Xavier habite chez ses
parents, dans la banlieue sud-est de Paris. "Ça se passe
bien avec eux", précise-t-il. Les patrons de sa société
changent "tous les six mois", de nouvelles organisations
du travail se mettent en place, "c'est pas la fin du monde".
Xavier s'adapte. "Je ne me suis jamais senti aussi bien qu'aujourd'hui,
assure-t-il, même avec mon chef. Je fais tout pour donner
satisfaction." Il sent qu'on peut lui demander davantage que
son travail. "Des fois, je me défends, des fois, non."
Souvent il termine son travail du matin après 14 h 30, quand
le self est fermé. Il ne mange pas.
Deux employés vont partir à la retraite. Un espoir
d'embauche ? "Deux ans, c'est long, ils ne pourront pas me
renouveler mon contrat." Xavier sent tout de même qu'il
occupe un poste supplémentaire qui pourrait se transformer
en embauche définitive. Il attend cette phrase du chef :
"On te garde." Il pourrait repasser son permis, s'installer
dans la vie active, même si, avec 1 145 euros, il se demande
s'il pourra vivre. Il ne cherche pas une place ailleurs, il s'accroche.
Il n'a pas pris de vacances depuis deux ans et demi, jamais bénéficié
d'un Noël, d'un premier de l'an depuis trois ans. Il attend.
Son frère, vacataire à La Poste, a bien fini par être
engagé.
A 30 ans, Laure se retrouve quant à elle aux archives d'un
autre hôpital. Ancienne RMiste, elle a apprécié
d'être en CES, et surtout de sortir de l'enfermement, chez
elle, en banlieue parisienne. Elle en est à son quatrième
contrat à durée déterminée, payé
1 053 euros par mois. Une petite bouffée d'oxygène
: "Au RMI, on n'est rien dans la société, rien
pour les autres, on n'est pas consommateur." Elle a pris une
chambre à l'hôpital, ce n'est pas le "top",
mais ça la dépanne. Au travail, elle est entourée
de titulaires. Comme Laure a du caractère et que certains
de ses collègues sont plutôt du "genre à
se laisser aller", parfois, "ça frite". Laure
est bien consciente de "marcher sur des œufs". Elle
n'a pas droit à l'erreur, et n'a jamais raison en cas de
conflit. Elle espère devenir stagiaire, puis titulaire. Elle
dit : "A l'heure d'aujourd'hui, on ne peut plus choisir son
métier. L'important, c'est d'avoir un travail et de le garder.
Si je suis prise, j'espère évoluer, passer des concours."
Pour elle, l'avenir est bloqué : pas question d'avoir un
enfant aujourd'hui ni de chercher un appartement. Il faut "la
fermer". Et espérer.
À PARIS, LES HUSSARDS DE STOP PRÉCARITÉ
Gare de Lyon, entre la ligne 1 du métro et le RER D, c'est
le "couloir du mépris", selon Latifa, qui travaille
dans une librairie Maxi-Livres. La température est de 35°C
(près de 50°C cet été), les employés
sont en tee-shirt, sous des ventilateurs. Le soir, de gros moutons
de poussière collent partout. Il faut nettoyer. Il n'y a
pas de lavabo ; pour se laver les mains, on utilise des lingettes.
La grande victoire a été d'obtenir un bon quotidien
pour aller aux toilettes publiques. La réserve sert de local
à poubelles. La chaleur y est intenable, l'odeur aussi. Il
n'est pas rare d'y voir des rats. "Voir passer des gens dans
un sens et dans un autre toute la journée, ça donne
le tournis", précise Isabelle, une ancienne employée.
Après Maxi-Livre, Isabelle est allée faire un tour
chez Nike. A la réunion du personnel, le matin avant le travail.
"Chacun avait mis ses mains l'une sur l'autre et crié
: Just do it !" Elle est partie en courant.
Chez Maxi-Livres, les salariés sont en contrat à
durée indéterminée. "Ce sont des CDI précaires,
précise cependant Latifa, déléguée CGT,
plusieurs fois menacée de licenciement. On ne veut pas d'ancienneté
dans cette maison, mais du turn-over -changement fréquent
de personnel-. On élimine des salariés en demandant
aux autres d'écrire des lettres de délation de fautes
professionnelles (absences, retards), certaines relevant totalement
de l'invention. Le pire, c'est que les délateurs peuvent
être victimes du même système quelques mois plus
tard. On propose des abandons de postes (qui permettent de toucher
les "Assedic"). Résultat, selon les chiffres du
CE, 75 % du personnel s'est mis en congé maladie. On a le
sentiment que le commerce est le laboratoire d'un management qui
ne respecte plus les salariés." "On installe une
culture de soumission, d'humiliation, les gens ont peur", explique
Bernard, qui a craqué et démissionné. De son
côté, la direction de Maxi-Livres fait état
d'un "turn-over" en diminution depuis 2001 (de 31,7 %
à 23 %). Elle avance les résultats d'une enquête
confiée au cabinet JB Consultant indiquant que 60 % des salariés
de la société sont "de plutôt à
assez satisfaits" de leurs conditions de travail et 80 % "de
plutôt à assez satisfaits"de la sécurité
de l'emploi. La direction dément la pratique de la délation
au sein de l'entreprise.
Boxeur amateur, Karim, 34 ans, a toujours cumulé plusieurs
emplois à temps partiel en même temps. "Mon père
faisait la même chose", assure-t-il. Aujourd'hui, Karim
est gardien de nuit et homme de ménage de 6 heures à
8 h 30 le matin. Il gagne en tout 1 300 euros. "J'achète
au Leader Price des trucs à 1 euro. Je ne peux même
pas emmener ma copine à Goussainville", plaisante-t-il.
Il a été licencié en 2002 d'Euro Disneyland
pour "absence injustifiée": il menait la manifestation
de salariés lors de l'ouverture du deuxième parc d'attraction.
Karim ne travaillait que 16 heures par semaine comme garçon
de salle dans un restaurant.
Elu CGT au comité d'hygiène et sécurité
(CHSCT), il apparaît vite comme un délégué
du personnel informel prêt à défendre sa collègue
Pépita, enceinte, qui n'a pas un poste aménagé,
un employé "viré pour avoir volé trois
pommes de terre", ou encore les membres de la parade qui débrayent.
En 1999, Karim anime une grève dans trois restaurants sur
les conditions de travail et réclame "10 000 francs
pour tout le monde", prenant au mot le slogan de la CGT. "Une
grève, c'est comme sur le ring, t'as autant d'appréhension."
A l'en croire, son syndicat l'a regardé de loin : "Pour
eux, je n'étais qu'un Arabe de banlieue. C'est vrai que notre
mouvement c'était United Colors."
Abdel, 31 ans, lui, a été deux fois licencié
de Pizza Hut, deux fois réintégré. C'est la
bête noire de la chaîne de restauration. Poursuivi pour
diffamation pour un tract intitulé "Shame on you Pizza
Hut" (Honte à toi Pizza Hut) dénonçant
les mauvaises conditions de sécurité des livreurs
à mobylette, il a gagné. Il travaille 20 heures par
semaine, perçoit 458 euros, livre, nettoie le magasin, assure
les commandes et la distribution de tracts publicitaires. Délégué
CGT, il a animé une grève de 29 jours au Pizza Hut
du quartier parisien de Bonne- Nouvelle. Tout cela pour obtenir
une douche, une salle de repos et aussi des chaussures noires (obligatoires).
"On infantilise les employés, s'insurge-t-il. T'es
puni, t'es à la plonge et à la décongélation
des pâtes ou aux livraisons sans pourboire. Ils donnent des
CDI, mais ils savent que tu ne resteras pas, ça leur évite
de payer une prime de précarité. On bosse toujours
en sous-effectif et on te fait comprendre qu'il ne faut pas laisser
le collègue débordé dans la merde. C'est l'esprit
d'équipe ! Moi, on essaie de me casser, on invite les collègues
à ne pas me parler." Abdel résiste. Sceptique,
il observe son syndicat : "Plus on monte dans l'appareil, plus
c'est blanc." Interrogée par Le Monde, la direction
de Pizza Hut déclare vouloir combattre le turn-over, qui
est de 100 % : "C'est une source de problèmes, on le
subit, il nous pénalise."
Alliou, 30 ans, vit son septième mois de grève au
"McDo" de Strasbourg-Saint-Denis. C'est lui le trésorier
de ce mouvement. La collecte a été bonne cet été,
lors du rassemblement altermondialiste du Larzac, mais la vente
de tee-shirts s'épuise. Il a du mal à verser un équivalent
de salaire à Agustin, 45 ans, père de trois enfants,
le plus ancien du restaurant. Agustin a 200 heures supplémentaires
impayées, Alliou, 100 heures. C'est ce qui a déclenché
le mouvement. Sans oublier les mauvaises conditions de travail et
le licenciement du directeur, Tino, par le gérant, pour insubordination.
Ce dernier est soupçonné par les salariés d'avoir
fait délibérément couler ce point de vente
afin de se débarrasser d'un personnel rebelle, déjà
gréviste en 2001 et fondateur d'un comité d'entreprise.
"Les négociations sont rompues. On attend", affirment
les employés. McDonald's France indique qu'une information
judiciaire est ouverte sur des détournements de fonds qui
auraient été relevés dans l'établissement.
"Toute la question est de savoir qui est l'auteur de cette
fraude", explique un porte-parole du groupe tout en soulignant
: "On voit mal un gérant de franchise se voler lui-même."
Latifa, Bernard, Abdel, Karim, Alliou se sont retrouvés
dans ces mouvements. Militants de base, ils ont créé,
en 2001, loin des appareils syndicaux, dont ils se méfient,
un réseau baptisé Stop Précarité (stopprecarite@free.fr),
prêt à "boucher les Champs-Elysées"avec
trois cents personnes ou à défendre un salarié
isolé en train de craquer. "La démocratie n'existe
pas dans les syndicats. On milite avec nos tripes, on ne veut pas
faire carrière. On est en bas, on veut dénoncer ce
qui se passe en bas", s'enflamme Latifa. "Les permanents
CGT ne savent pas réellement ce qui se cache derrière
le mot précarité. On a lancé un appel à
Bernard Thibault -secrétaire général de la
CGT-. Il ne nous a jamais reçus."
Bernard, l'ancien de Maxi-Livres, ironise sur les syndicats qui
"n'ont aujourd'hui que le mot précarité à
la bouche. Il y a dix ans, tout le monde s'en foutait. Maintenant,
ce mot va arriver dans la bouche de Le Pen, qui commence à
parler d'insécurité sociale pour rassembler les déçus
de la gauche et du syndicalisme. C'est le climat des années
1930, de la misère dans le travail. Il y a quinze ans, la
précarité était réservée aux
SDF, maintenant ça a glissé dans le monde du travail."
Abdel et les autres ne lâchent pas l'affaire. Ils ont nourri
le livre de la journaliste Gisèle Ginsberg Je hais les patrons,
publié récemment aux Editions du Seuil. Ils se disent
"inclassables", d'aucun parti politique, ils espèrent
"rassembler", être "réactifs" et
toujours agir contre ce qu'ils appellent "les nouvelles formes
d'aliénation".
Dominique Le Guilledoux
Une lettre de Maxi-Livres
A la suite de notre enquête intitulée "A la rencontre
de la France précaire" (Le Monde du 31 octobre), nous
avons reçu de Xavier Chambon, PDG de Maxi-Livres, la mise
au point suivante :
Entrée chez Maxi-Livres en 1989, "Latifa" exerce
la responsabilité de manager du magasin situé dans
les galeries marchandes de Gare-de-Lyon -à Paris-. Au même
titre que tous les managers exerçant cette responsabilité
et ayant une certaine ancienneté, elle bénéficie
du statut d'agent de maîtrise. De sorte que nous contestons
formellement les allégations de précarité chez
Maxi-Livres. Bien au contraire, nous favorisons non seulement l'ancienneté,
mais également la pratique des CDI. D'ailleurs, notre enseigne
a amélioré son turn-over de 27,5 % en trois ans, puisque
nous sommes passés d'un taux de 31,7 % à 23 %.
Le point de vente cité dans l'article est le seul magasin,
sur les 140 que compte Maxi-Livres, à être situé
en sous-sol. Il s'agit d'une concession accordée par la société
qui gère les galeries du métro, dans laquelle nous
n'avons pas encore la possibilité d'effectuer les travaux
d'amélioration que nous souhaitons faire, en particulier
notre projet de climatisation. De sorte que l'été
dernier la température est montée très haut,
comme dans tous les locaux non équipés de climatisation.
Ce lieu, contrairement aux allégations, dispose de sanitaires
et de lavabos, et Maxi-Livres n'utilise absolument pas la réserve
comme local à poubelles.
Nous ne reconnaissons pas le chiffre de "75 % du personnel
en congé de maladie" annoncé par le CE. Aujourd'hui
les arrêts de travail représentent 27,76 %.
Nous sommes par ailleurs particulièrement choqués
par les termes "d'élimination", de "délation",
de "soumission" et d'"humiliation" utilisés,
d'autant que ces termes, qui relèvent d'autres temps et d'autres
mœurs, sont empreints d'une signification lourde et chargée
d'histoire. Nous démentons formellement avoir recours à
cette pratique.
Nous rappelons aux lecteurs du Mondeque Maxi-Livres fait l'objet
d'un plan de continuation depuis 1998. Notre volonté et notre
détermination sont de préserver tous les emplois dans
une constante préoccupation du développement personnel
et social de nos collaborateurs. Les résultats de l'enquête
de satisfaction réalisée par JB Consultant en septembre
2003 montrent que :
- 87 % des salariés interrogés sont fiers de travailler
chez Maxi-Livres ;
- 88 % des salariés sont très satisfaits des relations
avec leurs collègues ;
- 73 % sont très satisfaits de leurs relations avec leur
hiérarchie.
Le lien d'origine : http://www.lemonde.fr/web/recherche_articleweb/
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