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Origine : http://endehors.org/news/journalisme-et-precarite-les-coulisses-de-i-info-spectacle
Le Monde libertaire #1478 du 16 au 23 mai 2007
Après Journalistes au quotidien, le sociologue Alain Accardo
et un groupe de chercheurs avaient publié, en 1998, Journalistes
précaires. Les ouvrages, réédités aux
éditions Agone, sont des études édifiantes
qui n'ont hélas pas pris une ride. II y est question de la
vie des pigistes et des CDD qui fabriquent l'information. Des soutiers
assimilables à des OS d'un genre nouveau.Contaminés
par la loi des grands groupes financiers ( Boygues, Lagardère,
Dassault... ) les entreprises de presse ont adopté un fonctionnement
qui se révèle désastreux pour les conditions
de travail des journalistes. Bien entendu, ce sont les pigistes,
corvéables à merci, qui souffrent le plus de cette
orientation. Cette situation n'est pas sans répercussions
dommageables sur la qualité de l'information tant dans la
presse écrite que dans les secteurs audiovisuels.
Le livre réalisé par Alain Accardo et les membres
du groupe Sociologie des pratiques journalistiques réunit
deux livres publiés, en 1995 et en 1998, aux éditions
Le Mascaret. Du premier, Journalistes au quotidien, n'a été
retenu que le journal d'un JRI (journaliste reporter d'images) écrit
par Gilles Balbastre en 1994. Balbastre était alors JRI à
France2 Lille (il a réalisé depuis des documentaires
comme Moulinex la mécanique du pire ou EDF les apprentis
sorciers). Le second, journalistes précaires, s'appuie sur
des témoignages - parfois acides - recueillis en 1996. Dix-sept
pigistes, jeunes pour la plupart, aux itinéraires variés,
se livrent anonymement. Au fil des pages, les parcours les plus
tortueux sont commentés. Nous sommes bien loin du royaume
des stars grassement payées qui encombrent le PAF.
Véritables « travailleurs Kleenex », les pigistes
interrogés racontent par quelles batailles ils doivent passer
pour continuer d'exister au sein d'une redoutable compétition
commerciale. En effet, seul le sensationnel attire les rédacteurs
en chef. Alors, il faut embellir le réel au risque de bidonner,
monter en épingle des sujets, schématiser des situations
complexes, trouver l'angle le plus accrocheur, aborder les reportages
comme des petites fictions, courir après le « people
» ou le « glamour », chasser l'exclusivité,
faire toujours bonne mine, caresser dans le sens du poil tout un
réseau de connaissances et courtiser les décideurs
pour pouvoir espérer survivre dans cette jungle.
En conséquence, la déontologie passe souvent à
la trappe. Mensonges et désinformations deviennent la règle
dans les médias bavards, narcissiques et défenseurs
de l'ordre établi. La médiocrité et l'imposture
sont au pouvoir pour défendre les intérêts de
l'establishment dans tous les domaines (économiques, politiques,
sportifs, culturels...).
Reportages nunuches formatés sur la demande des patrons
et des annonceurs publicitaires, enquêtes autocensurées
écartant des sujets aussi dangereux que les mouvements sociaux,
sujets pompeux pompés chez la concurrence et donc usés
jusqu'à la corde, info spectacle truffée de rabâchages
stéréotypés, voilà les médias
aseptisés que l'on nous sert à longueur d'année.
Le résultat est inquiétant. Quand un reportage est
jugé inopportun par un manitou, il n'est pas acheté
et du coup l'événement n'existe pas pour le grand
public. Ainsi, des pans entiers de la vie de notre planète
sont occultés des médias monolithiques parce qu'idéologiquement
incompatibles avec l'évangile du dieu Pognon.
Travaillant plutôt 50 heures que 35, mal payés ou
parfois pas payés du tout, assumant souvent eux-mêmes
leurs frais professionnels, plagiés, pillés, méprisés,
humiliés, déprimés, mal défendus par
les syndicats, les pigistes se révoltent peu. « Un
pigiste, c'est forcément gentil. Il ne peut se fâcher
avec personne », déclare l'un d'eux. Avant de poursuivre
un patron indélicat devant les Prud'hommes, un pigiste réfléchira
en deux fois. Bien sûr, la justice l'aidera à récupérer
l'argent qu'on lui doit, mais ensuite? Un tel crime de lèse
majesté le condamne automatiquement à rejoindre l'ANPE
pour longtemps. L'agitateur est vite grillé dans ces paniers
de crabes que sont les rédactions, authentiques paradis de
l'artifice et du croc-en-jambe.
Malgré tout, englués dans leur contradiction de dominés
intégrés en trompe-l'oeil à l'univers des dominants
du médialand, certains pigistes « heureux » ont
la naïveté de croire qu'ils font partie d'une classe
à part ou qu'ils appartiennent à une corporation prestigieuse,
le fameux « quatrième pouvoir ». Individualistes,
victimes consentantes des coups qu'ils subissent, VRP de l'info
conforme à la logique de marché, serviteurs complices,
auto-exploités et fiers de l'être au nom d'une idée
très particulière qu'ils se font de la liberté,
les pigistes modernes et dynamiques ne voient pas d'un bon ceil
l'action syndicale réputée, naturellement, ringarde.
Un pigiste contestataire dit même qu'il a été
chahuté dans une rédaction quand il a sollicité
l'aide d'un délégué syndical pour résoudre
un conflit...
Journalistes précaires casse avec pertinence le mythe du
journaliste sans peur et sans reproche des séries télé
ou des films d'aventures. Il est temps de pointer certaines vérités,
de décoder l'envers du décor, de ruer dans les coulisses
du médiatoc. Il est temps que les précaires haussent
le ton, trouvent la voie de la solidarité, agissent contre
les marchands de salades prédigérées. Tant
qu'une abondante main-d `oeuvre docile sera essentiellement occupée
à défendre sa propre survie au sein d'un système
perverti, l'indispensable information pluraliste ne pourra être
garantie.
On se souvient des Nouveaux chiens de garde, de Serge Halimi. Journalistes
précaires continue l'état des lieux. Le premier prenait
à partie une trentaine de vedettes multicartes. Le second
aborde le quotidien de milliers de journalistes précaires,
tous médias confondus. Entre les connivences fructueuses
des uns et les déplorables conditions de travail des autres,
il n'y a pas de quoi s'enthousiasmer sur la qualité des infos
déversées du matin au soir.
En conclusion, Alain Accardo réclame la libération
des médias. Pour y arriver, il faudrait casser les reins
aux empires de presse. Le sociologue préconise l'expropriation
des grands groupes financiers qui ont fait main basse sur les entreprises
de presse. Il réclame des dispositions favorisant la presse
indépendante et non lucrative, rejetant la concentration
des titres et le cumul des fonctions dirigeantes, refusant le pourrissement
publicitaire, écartant toute confusion avec les pouvoirs
économiques et politiques. Il suggère également
la suppression des structures qui ont façonné le journalisme
actuel, c'est-à-dire les écoles de journalisme dominées
par le patronat qui formatent leurs étudiants pour en faire
« une main-d'oeuvre précaire, corvéable, semi-illettrée,
incapable d'analyser le système qui l'asservit, mais fascinée
par le mirage petit-bourgeois de l'intégration aux nomenklaturas
de l'establishment ». Pour tout cela, il ne faudra pas trop
compter sur la gauche institutionnelle, toujours prête à
pactiser avec l'ennemi au nom du réalisme politique et de
la nécessité d'exister médiatiquement...
Comme tous les livres qui mettent les pieds dans le plat, Journalistes
précaires ne sera sans doute pas choyé par les journalistes
vedettes qui nous étalent leur « humanisme »
à longueur d'éditos, tout en pressant leurs collaborateurs
comme des citrons. Alors, soutenez ce pavé de 896 pages qui
tombe à pic dans... La mare aux canards.
Paco
Alain Accardo, Georges Abou, Gilles Balbastre, Christophe Dabitch
& Annick Puerto, journalistes précaires - journalistes
au quotidien. Éditions Agone. 18 euros.
Le Monde libertaire #1478 du 16 au 23 mai 2007
Mis en ligne par libertad, le Vendredi 25 Mai 2007, 23:43 dans
la rubrique "Pour comprendre".
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