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Origine : http://www.avoixautre.be/spip.php?article1486
Dans les centrales atomiques, la maintenance est déléguée
à des sous-traitants qui prennent d’importantes doses
de radioactivité. « Gueules noires » anonymes
des temps modernes, ils sont les oubliés du nucléaire...
Ils sont robinetiers, soudeurs, électriciens, chaudronniers,
décontaminateurs ou commis. Ils seraient 20.000 en France
et près d’un millier en Belgique. On les appelle lors
des « arrêts de tranche », quand il faut remplacer
le combustible usé dans un réacteur nucléaire.
Ils effectuent alors des opérations de contrôle et
de maintenance sur des parties de l’installation inaccessibles
en temps normal. Dans leur combinaison « Muru » –
pour Mururoa, cette île du Pacifique où la France effectuait
ses essais nucléaires militaires –, ils bossent «
en zone ». Là où « ça crache »,
où « ça pète ». Ils prennent des
doses importantes de radioactivité pour assurer la sécurité
des centrales. Et donc notre sécurité. Ce sont les
« gueules noires » anonymes des temps modernes, qui
font le sale boulot pour que nous puissions nous éclairer,
cuisiner, vivre confortablement.
Mi-mars, à l’occasion d’un arrêt de tranche
à Tihange, ils étaient environ 1.200 à débarquer
de France, d’Allemagne, du Portugal… Venus prêter
main forte aux 700 statutaires et 500 sous-traitants permanents
de la centrale, ils sont restés un mois, logeant dans les
hôtels, motels et campings de la région. Avant de repartir
vers un autre arrêt de tranche, en France, en Allemagne, en
Suisse ou ailleurs. « Les salariés des centrales, quand
il y a un arrêt de tranche, ils vivent un stress, mais c’est
une fois par an, explique un de ces saisonniers français
de l’atome. Nous on sort du stress d’un arrêt
de tranche, on fait 600 km et on retombe dans l’arrêt
de tranche suivant. On en fait 10 par an [1]. »
Doses 8 à 15 fois plus fortes
En France, c’est en 1988 qu’EDF a choisi de sous-traiter
massivement la maintenance de ses centrales. Le volume de travail
sous-traité est ainsi passé de 20% à 80% en
5 ans. « En Belgique, le tournant a été pris
vers 1995, quand Suez est devenu actionnaire d’Electrabel,
note Jean-Marc Pirotton, délégué FGTB Gazelco
à la centrale nucléaire de Tihange. La tendance est
bien sûr de sous-traiter les tâches les plus pénalisantes
en doses. A terme, les statutaires d’Electrabel n’auront
plus en matière de maintenance qu’un rôle de
gestionnaires de sous-traitants. »
En France, les travailleurs sous-traitants reçoivent 80%
de la dose collective annuelle enregistrée sur les sites
nucléaires. Les doses moyennes qu’ils encaissent sont
8 à 15 fois plus élevées que celles des agents
EDF qui travaillent en zone. Les chiffres seraient du même
ordre en Belgique. Ainsi Electrabel et EDF transfèrent-ils
massivement le risque d’irradiation vers les travailleurs
de la sous-traitance... qui se fait souvent en cascade. «
En bout de chaîne, il est fréquent de trouver des intérimaires
qui n’ont pas toujours les compétences requises »,
déplore Jean-Marc Pirotton.
Pour la plupart des sous-traitants, la visite médicale (deux
fois par an en Belgique) se réduit à un « rite
d’aptitude » pour pouvoir travailler en zone, sans rapport
avec une action continue de surveillance et de protection de la
santé à laquelle les salariés sont soumis.
Bref, dans les centrales, le travail sous-traité disparaît
des « ressources humaines » pour être reporté
dans les « achats », régulés essentiellement
par la concurrence. Ainsi, ceux qui génèrent les risques
– les exploitants de centrale – ne doivent plus en assumer
les conséquences en cas d’accident de travail ou de
maladie professionnelle...
Si les contraintes de sécurité imposées par
la direction sont les mêmes pour tous, le message délivré
aux sous-traitants varie en revanche selon l’employeur. «
Sur les quelque 1.200 saisonniers qui débarquent pour un
arrêt de tranche, environ deux tiers proviennent d’entreprises
structurées, avec délégation syndicale »,
estime à la louche Jean-Marc Pirotton. « Les autres,
on ne les connaît pas, enchaîne Constant Koumbounis,
délégué FGTB chez Fabricom-GTI, une filiale
de Suez qui est un des principaux sous-traitants d’Electrabel
à Tihange. Ceux qui bossent pour des petits patrons, les
“marchands d’hommes”, ils ne parlent pas. Ils
se changent dans la camionnette et cassent la croûte sur leur
coffre à outils. Pour eux, le message de sécurité
n’est pas du tout le même... »
Dosimètre au vestiaire
Les travailleurs qui opèrent en zone ont droit à
un quota annuel d’irradiation. S’ils le dépassent,
ils sont interdits de centrale. Les salariés sont mis au
chômage technique, avec perte de revenus. Les intérimaires,
eux, perdent leur job. Ainsi, lorsqu’ils frôlent leur
quota, certains travailleurs laissent volontairement leur dosimètre
au vestiaire... Pour d’autres, c’est un ordre. «
Une fois, je travaillais la nuit ; il n’y avait pas d’agents
de radioprotection, témoigne Antonio, un intérimaire
français habitué depuis quatre ans aux petits contrats
[2]. Mon chef m’a demandé de déposer mon dosimètre
et d’aller reprendre le double de la dose. J’ai refusé
et j’ai été viré. »
Une exception ? Pas vraiment. Dans le rapport 2005 remis au directeur
d’EDF par l’inspecteur général pour la
sûreté nucléaire et la radioprotection, le «
défaut de port de dosimètres » était
repris dans les « situations répétitives et
à risque ». Et en Belgique ? « C’est déjà
arrivé à Doel, à Tihange, et à mon avis
ça arrive dans toutes les centrales nucléaires du
monde, lance Jean-Marc Pirotton. C’est bien sûr décrié
par la direction, mais il n’y a pas toujours un ingénieur
d’Electrabel derrière les sous-traitants... »
A court terme, ces « petits arrangements avec la radioactivité
» conviennent à tous : l’ouvrier peut continuer
à travailler, le sous-traitant est bien vu par l’exploitant
de la centrale car il passe pour bien gérer les doses de
ses travailleurs, et l’exploitant lui-même peut afficher
une dose collective annuelle en baisse. Ce qui est excellent pour
son image.
[David Leloup]
Article reproduit avec l’accord de son auteur et du magazine
« Imagine demain le monde ». Merci à eux.
http://www.imagine-magazine.com/
http://david-leloup.blogspot.com
Témoignages de ces travailleurs qui n’existent pas...
Christian, 45 ans. Robinetier sous-traitant.
« Il y a une compétition entre les centrales. Si l’une
d’elles fait son arrêt de tranche en trois semaines,
l’autre va vouloir un rendement aussi efficace. Il en va de
la crédibilité des responsables de centrales. (...)
Le patron dit : “Ce boulot doit être fini pour ce soir”,
mais toi tu ne sais pas ce que tu vas découvrir. Tu ne sais
pas si tu peux le faire d’ici ce soir et tu n’as pas
envie d’y passer la nuit. Alors tu bâcles le travail,
vite fait. Et tu t’en fous du résultat, du moment que
ça tient. Ce sera pour le suivant. Et le patron est content
que ce soit fi ni dans les temps. (...) Sur les robinets, on rognait
les plaques qui obstruent les tuyaux pour qu’elles s’ajustent
parfaitement. Tu mets du bleu de Prusse pour voir si l’empreinte
du tuyau forme un cercle parfait. Si c’est le cas, c’est
étanche. Mais quand on était pressé on mettait
une grosse couche de bleu comme ça on donnait l’impression
que c’était bien fait. Le gars d’EDF, il n’y
voit que du feu. (...) On nous punit tout le temps. Tu ouvres ta
gueule, on t’interdit de centrale. Si tu as des soucis avec
ta propre boîte, ou si tu menaces de faire grève, on
t’envoie de l’autre côté de la France.
Sur la route, tu croises des collègues du Sud qu’on
envoie dans le Nord et vice-versa. (...) Je connais les centrales
par cœur, si je voulais foutre la merde, c’est facile,
j’interviens sur le circuit primaire et le refroidissement
ne se fait plus. On entre là-dedans comme dans un moulin.
Tu prends le badge d’un gars, tu lui demandes le code, tu
entres à sa place et le tour est joué. » [A.d.H.]
Régis, 26 ans. Commis sous-traitant. Gagne environ 1 100
€ net, plus 65 € de défraiement journalier lors
des déplacements.
« Quand on commence, on fait les aéroréfrigérants
(tours de refroidissement, NDLR). C’est le sale boulot. On
nettoie le tartre. C’est bourré d’amibes. Y a
des gars qui tombent malades un mois plus tard. Des chiasses d’enfer.
Quand t’as fait ça pendant deux semaines et que t’as
bien bossé, on te laisse travailler à l’intérieur.
Comme s’il s’agissait d’une promotion. En fait,
tu entres en zone et tu te prends de la dose. Mais comme ça
se voit pas et que c’est plus propre, t’es content.
J’installe des sas autour des tuyaux pour que les robinetiers
puissent y travailler. » [A.d.H.]
Armand, 42 ans. Robinetier sous-traitant. Vingt ans de métier.
A arrêté il y a deux ans.
« Parfois tu bosses. Tu reçois une goutte d’eau
dans le cou. Ça vient d’en haut, un gars qui a mal
fermé sa vanne et ça pisse. Alors tu vas te faire
vérifier. Si c’est propre tant mieux, sinon, t’es
bon pour les emmerdes. (...) Quand la piscine du réacteur
est vidée, il faut la nettoyer. Alors tu te grouilles et
tu te couches à quatre pattes, vite fait parce que tu es
juste à côté du combustible et que ça
crache à mort. Un jour j’ai pris 1,5 rem en un quart
d’heure (plus du quart de la dose maximale légale par
an, NDLR). Tu prends un coup de mou. Tu es soudain tout fatigué...
Quand tu dépasses la dose, tu es mis à l’écart.
(...) Il y a les portiques de détection C1, C2 et C3. C1,
on vérifie ce que tu as sur ta combi. C2, t’es en slip
et on vérifie ce que tu as sur la peau. C3, c’est le
portique à la sortie. Si ça sonne, t’es dans
la merde. Les normes qui font sonner les portiques sont étalonnées
en fonction de la radioactivité et de l’ancienneté
de la centrale. A Fessenheim (Alsace) les normes sont plus tolérantes
qu’à Chooz (dans les Ardennes, NDLR). (...) Impossible
d’obtenir mon dossier médical. C’est EDF qui
le garde. J’ai été vu par 36 000 médecins
aux quatre coins de la France. Il n’y a pas un dossier médical
à mon nom. De toutes façons, 6 mois après avoir
arrêté de bosser, le dossier n’existe plus...
» [A.d.H.]
[Propos recueillis par Alain de Halleux et publiés avec
son accord. Merci à lui. Christian, Régis et Armand
sont des prénoms d’emprunt. Leurs témoignages
ont été récoltés en France début
mars 2007.]
Candide au pays de l’atome
Alain de Halleux (réalisateur) et Michel Angely (Antoine), les Don Quichotte et Sancho Pança du nucléaire.
Sous des airs de simplet de service, Antoine Citoyen interroge
avec humour et pertinence nos sociétés hautement nucléarisées.
Attention : ses tribulations atomiques, diffusées sur Internet,
pourraient bien vous contaminer...
Alain de Halleux, bientôt 50 ans, 4 enfants, est inquiet.
La question de la sécurité nucléaire a fait
irruption dans sa vie l’an passé. Lors de la commémoration
des 20 ans de Tchernobyl, d’abord. Puis en juillet dernier,
quand le cœur d’un des réacteurs de la centrale
de Forsmark, en Suède, est passé à 7 minutes
de la fusion. Dans une indifférence médiatique quasi
générale. Ebranlé par ces événements,
ce licencié en chimie de l’UCL, vite devenu réalisateur,
crée alors Antoine Citoyen, un personnage de fiction qu’il
propulse au cœur de la réalité nucléaire
belge. Pour mieux la cerner. Et informer. Car une question obsède
Alain de Halleux et son double fictionnel, efficacement joué
par son excellent complice Michel Angely : sommes-nous prêts
en cas d’accident nucléaire à Tihange ou à
Doel ?
Antoine entame alors un authentique périple de « journaliste
citoyen » pour tenter de le savoir et poser, comme un enfant,
bien d’autres (im)pertinentes questions sur l’atome.
Les pharmacies belges ont-elles assez d’iodure de potassium
pour protéger du cancer de la thyroïde les populations
survolées par un éventuel nuage radioactif ? Est-il
possible d’assurer sa maison contre un accident nucléaire
? Les politiques connaissent-ils les conditions de travail déplorables
des ouvriers chargés de la maintenance des centrales ? Et
en cas d’accident nucléaire, qui ira « reboucher
le trou » ? Etcaetera.
« A Tchernobyl, de 600.000 à 800.000 personnes ont
été enrôlées de force par le pouvoir
de l’ex-Union soviétique pour faire le ménage
autour du réacteur », rappelle Alain de Halleux. «
Mais dans une démocratie libérale comme la nôtre,
qui accepterait de courir ce risque ? », s’interroge
Antoine en écho. Bref, où se cachent les pro-nucléaires
qui ont le courage d’être liquidateurs volontaires ?
Alain et Antoine les traquent dans la rue, dans les parcs publics,
à la mer... Sans grand succès. Au cours de ses pérégrinations,
Antoine croisera également des pompiers en colère,
un sénateur médusé, un commissaire européen
qui ne l’est pas moins, l’ex-patron de Suez en goguette
chez Ecolo, des environnementalistes, un syndicaliste... Loin de
l’apaiser, leurs paroles aiguiseront ses craintes.
Résultat : une première « saison » de
20 épisodes de 3 à 8 minutes diffusés gratuitement
et au compte-gouttes sur Internet depuis janvier (sur AntoineCitoyen.eu
et Google Video). « Je n’ai pas l’espoir que le
travail d’Antoine change quoi que ce soit, mais le fait de
bosser avec lui m’autorise à regarder mes enfants droit
dans les yeux le matin », explique Alain de Halleux, qui regrette
l’absence d’un vrai débat de société
sur le nucléaire. Parallèlement à cette «
thérapie fictionnelle » réalisée - pour
l’instant - sur fonds propres, le réalisateur prépare
un documentaire d’investigation sur les sous-traitants du
nucléaire en France, Belgique, Angleterre, Suède...
[David Leloup]
En savoir plus :
http://antoinecitoyen.eu/
Sources :
http://www.imagine-magazine.com/
http://david-leloup.blogspot.com/
Ces articles font partie d’un dossier de 8 pages sur le
nucléaire disponible dans le numéro de mai-juin du
magazine belge « Imagine ». S’il vous a plu, merci
de bien vouloir envisager d’acheter le magazine en version
papier ou électronique (PDF), voire de vous y abonner.
Notes
[1] Propos recueillis en mars 2007 par le réalisateur belge
Alain de Halleux, qui prépare un documentaire de 52 minutes
sur le sujet.
[2] « Travailler peut nuire gravement à votre santé
», Annie Thébaud-Mony, La Découverte, 2007,
p.105.
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