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Origine : http://www.betapolitique.fr/Le-pouvoir-biometrique-01806.html
Le philosophe Xavier Guchet s’interroge sur les conséquences
de la construction d’un pouvoir biométrique, qui apparaît
comme un système de contrainte bien plus insidieux qu’un
simple contrôle policier. Loin de constituer un objet de rejet
par la population, la biométrie révèle l’ambivalence
de notre rapport aux usages techniques, notamment lorsqu’ils
introduisent une individualisation de nos rapport au pouvoir ou
valorisent l’efficience de nos comportements sociaux. Dès
lors, comment appréhender la violence de cette technique
? comment faire ressortir sa dimension coercitive ?
Je voudrais dans cet article m’appuyer sur des enquêtes
de terrain pour vérifier deux hypothèses de travail
: la première est que les enjeux politiques et sociaux de
la biométrie ne peuvent pas être compris en référence
à Big Brother. Les techniques biométriques n’ont
pas une signification essentiellement policière, même
si bien sûr la police en fait et en fera de plus en plus usage.
La seconde est que ces techniques sont les points d’appui
d’un nouveau biopouvoir au sens de Foucault, c’est-à-dire
d’un ensemble technologique qui fait entrer la vie dans un
régime de pouvoir inédit.
Au-delà de Big Brother
Concernant la première hypothèse, il faut commencer
par souligner que la biométrie n’est pas du tout dans
la situation des organismes génétiquement modifiés
(OGM) par exemple, elle ne suscite pas de rejet massif de la population,
bien au contraire. Les premiers usagers de ces techniques, par exemple
dans les écoles pour le contrôle d’accès
aux cantines, dans les aéroports pour le contrôle d’accès
aux zones réservées de sûreté mais aussi
pour le contrôle des visas, dans les postes consulaires pour
la délivrance des visas biométriques, ne leur opposent
aucune franche résistance.
Il existe bien sûr des militants anti-biométrie. Leur
analyse est que ces techniques d’identification contribuent
à instaurer un contrôle généralisé
de la population. Le pouvoir se doterait de moyens de contrôle
redoutables, laissant les citoyens complètement démunis,
rendus totalement transparents. L’une des actions les plus
spectaculaires de ce point de vue a été l’envoi
en juin 2005 d’un prospectus annonçant aux Grenoblois
la création de Libertys, la "carte de vie" contenant
plusieurs données biométriques et remplaçant
tous les documents actuels : carte d’identité, passeport,
permis de conduite, carte grise, carte vitale, carte d’électeur,
carte de paiement, carte de transport, forfait ski, etc. Cette "carte
de vie", qui n’est pas sans rappeler le projet de titre
d’identité polyvalent à la fin des années
60 [1], n’existe évidemment pas mais l’intention
des auteurs du canular était d’alerter les citoyens
sur le projet bien réel de carte d’identité
biométrique (projet INES) et l’intensification du contrôle
policier que cette nouvelle carte, si elle est effectivement mise
en circulation un jour, rendra possible.
Il est vrai que les policiers aux frontières sont justement
ceux qui ont émis le plus de réserves à l’encontre
de la biométrie (déployée dans certains postes
frontières à titre expérimental depuis le printemps
2005 pour le contrôle des visas biométriques). Les
rares prises de position contre la biométrie insistent généralement
sur la nature supposée policière de ces techniques.
L’origine policière et judiciaire de la biométrie
au 19e siècle, dans l’anthropométrie de Bertillon
[2] ou la dactyloscopie de Galton [3], est souvent évoquée
pour dénoncer l’instauration aujourd’hui d’un
Etat policier dans lequel les citoyens sont en passe d’être
tous contrôlés en permanence. Pourtant, l’étude
sur les usages de la biométrie par les policiers aux frontières
montre au contraire que ces techniques ne sont pas du tout naturelles
aux policiers.
Toutefois, indépendamment de la réception de ces
techniques par les policiers eux-mêmes, la biométrie
a surgi dans les débats comme un ensemble de techniques dont
le but est d’intensifier le contrôle policier sur les
citoyens, et qui sont par conséquent jugées liberticides.
Les débats autour des usages de la biométrie [4] se
déterminent très souvent à partir de motifs
comme la défense des libertés individuelles, la protection
des données personnelles et le problème de l’interconnexion
des fichiers. Dans ce contexte, la référence à
Big Brother est presque systématique. Rares sont les articles
de presse qui n’y font pas allusion. La biométrie est
presque toujours discutée à l’intérieur
d’une opposition entre d’un côté le pouvoir
et ses communicants qui expliquent que la biométrie, à
terme, produira davantage de sécurité et de confort
dans la vie quotidienne, et de l’autre côté ceux
qui expliquent que la biométrie nous prépare un Etat
totalitaire et policier. Les citoyens doivent alors entrer en résistance
contre ce pouvoir pour défendre leur liberté.
L’énumération des nombreuses applications prometteuses
de la biométrie, ainsi que la référence à
la menace orwellienne, servent alors de cadre obligé pour
les discussions et les prises de position. En invalidant la grille
d’analyse orwellienne [5], je ne veux pas laisser entendre
que les techniques biométriques sont sans rapport au pouvoir.
Toutefois, pour décrire précisément les mécanismes
et les acteurs de ce pouvoir, il faut abandonner la référence
à Big Brother et insister sur les différents lectures
politiques possibles des usages sociaux des techniques biométriques.
La biométrie comme nouveau biopouvoir
La biométrie constitue un pouvoir inédit qui n’est
pas sans rappeler ce que Foucault appelait le biopouvoir. Selon
lui, des mécanismes de pouvoir se répartissent en
deux grandes technologies politiques. La première est un
ensemble de mécanismes de dressage des corps individuels
-les disciplines- qui fonctionnent à partir du 18e siècle
dans des institutions comme l’école, la caserne, la
prison. Foucault les appelle anatomo-politique. La seconde est un
ensemble de mécanismes dont la finalité est la maximisation
de la vie à l’échelle des populations (natalité,
l’hygiène publique, l’immigration...). Foucault
l’appelle bio-politique. Le biopouvoir a prise en même
temps sur les corps individuels et sur la masse des êtres
vivants : il est à la fois discipline des corps et régulation
des populations.
L’intérêt de la notion de biopouvoir est qu’elle
permet justement de décrire des mécanismes de pouvoir
en abandonnant l’idée que le pouvoir est une réalité
homogène, exercée par un individu ou un petit nombre
d’individus considérés comme les sujets du pouvoir.
Le biopouvoir est plutôt un ensemble de mécanismes,
de micro-pouvoirs hétérogènes, régionaux,
multiples, qui s’exercent en des points innombrables et n’émanent
pas d’une instance souveraine qui leur serait extérieure.
Les enquêtes empiriques révèlent que pour comprendre
les mécanismes et les effets du pouvoir relayé par
la biométrie, il faut suivre l’analyse de Foucault
et adopter une conception technologique du pouvoir. Or, la mise
en discussion de la biométrie repose bien souvent sur la
conception, même tacite, d’un pouvoir homogène,
unifié et totalitaire dont Big Brother est censé donner
une illustration éclairante. Les craintes qui s’expriment,
comme la crainte du grand fichier unique contenant toutes les informations
sur tout le monde ou celle d’un contrôle en continu
et en temps réel de tous les individus (à leur insu),
ne font que traduire la conception d’un pouvoir qui émane
d’une instance souveraine, qui est en pleine cohérence
avec elle-même, qui a des buts homogènes et qui s’exerce
de manière indifférenciée sur tout le monde.
Malheureusement cette grille de lecture du pouvoir se révèle
inapplicable aux usages des techniques biométriques. Ici,
nous sommes plus proches du biopouvoir foucaldien que de Big Brother.
Contrôle individualisant et gestion de flux
1984 contient une idée du pouvoir que l’usage ritualisé
de Big Brother masque trop rapidement. La société
orwellienne est incontestablement une société dans
laquelle le pouvoir est très individualisant et discipline
les corps. En ce sens, la biométrie est au service d’un
pouvoir de ce type, contrôlant tout le monde, en permanence.
Toutefois, dans le monde d’Orwell, le Parti s’occupe
aussi de gérer la natalité, les flux de populations,
l’hygiène publique. Il fait fonctionner aussi des mécanismes
de la régulation des populations caractéristiques
de ce que Foucault appelait la biopolitique.
Foucault constatait que dans l’histoire du gouvernement des
hommes, les deux technologies anatomo-politique et biopolitique
ne s’articulaient pas forcément très bien. Certes,
elles se sont articulées l’une à l’autre,
notamment autour de la question de la sexualité ; cependant
leur articulation demeurait imparfaite. 1984 décrit au contraire
une société dans laquelle les deux technologies ont
parfaitement fusionné leurs mécanismes. La caractéristique
principale de 1984 n’est pas l’intensification du contrôle
des gens par le pouvoir ; elle est dans le recouvrement parfait
des deux technologies anatomo- et biopolitiques.
Les techniques biométriques, quel que soit le contexte d’usage
(cantines scolaires, postes consulaires, postes frontières),
font apparaître leur nature à la fois anatomo- et biopolitiques.
En effet, le dispositif de l’identification biométrique
fonctionne le plus souvent en relation avec d’autres "outils"
de gestion de flux. Dans un collège, des logiciels permettent
un suivi des élèves en temps réel [6]. Aux
frontières, grâce à la lecture optique d’une
information numérisée sur les titres d’identité
et/ou de voyage, le logiciel Covadis permet au policier qui contrôle
le document de consulter automatiquement un certain nombre de fichiers
(fichier des personnes recherchées, etc).
Le dispositif biométrique est donc le plus souvent un élément
dans un ensemble beaucoup plus vaste qui comprend d’autres
outils. La finalité de cet ensemble est autant la gestion
des flux de personnes que le contrôle des individus. En collège,
le contrôle d’accès biométrique au self
permet certes de savoir avec certitude qui mange et qui ne mange
pas (finalité de contrôle), mais aussi d’assurer
une meilleure gestion des flux de demi-pensionnaires. Par ailleurs,
ce contrôle d’accès au self a permis l’amélioration
du recouvrement des créances de cantine : un écran
est placé au-dessus de la borne biométrique et du
portillon dont elle commande l’ouverture, si les parents de
l’élève n’ont pas réglé
les frais de cantine, le portillon ne se débloque pas, un
message "retard de paiement" s’affiche à
l’écran et l’élève doit s’expliquer
[7]. Dans ce cas précis le dispositif biométrique
fonctionne indissociablement comme un instrument de contrôle
des individus et comme un "outil" de gestion.
On retrouve ici, dans une certaine mesure du moins, ce que Foucault
appelait anatomo- et biopolitique. C’est bien la vie, celle
des corps et celle des populations, qu’il s’agit de
faire entrer dans un régime de pouvoir inédit. Il
est incontestablement question de discipline puisque pour faire
fonctionner la machine, les élèves aussi bien que
les passagers contrôlés aux frontières doivent
être dressés à bien placer leurs doigts ou leur
main sur le capteur (ce qui ne va pas toujours sans difficulté
pour les usagers, au début du moins). Par ailleurs, s’assurer
qu’un élève est bien à la cantine c’est
en un sens s’assurer qu’il va se nourrir normalement
(tel est au demeurant le constat fait spontanément par un
élève : maintenant, je ne vais plus pouvoir choisir
de manger ou de ne pas manger...) : la biométrie est bien
reliée à des préoccupations nutritionnelles
c’est-à-dire sur des intérêts de nature
biopolitique.
Pouvoir, savoir et identité
La biométrie fait donc fonctionner un contrôle très
individualisant, et en même temps ce contrôle est mis
au service d’un ensemble de techniques de gestion de flux
et de régulation des populations, de leurs déplacements,
de leur santé etc. La biométrie articule les deux
technologies politiques constitutives du biopouvoir au sens de Foucault.
Foucault explique que le biopouvoir est étroitement lié
à la production d’un savoir. Le savoir de l’individu
n’est pas produit indépendamment du pouvoir qui s’exerce
sur lui, il est produit dans l’exercice même du pouvoir.
Il n’y a pas de production de savoir de l’individu sans
exercice d’un pouvoir sur l’individu, il n’y a
pas d’extériorité du savoir par rapport au pouvoir,
le savoir est en réalité un pouvoir-savoir. Cette
connexion interne entre un savoir produit et un pouvoir exercé
est manifeste dans le cas scolaire : l’élève
est l’objet d’un contrôle individualisant (l’administration
sait en temps réel s’il a mangé ou pas et peut
informer les parents) et entre en même temps dans un régime
de savoir (on peut ainsi apprendre, si le tourniquet ne se débloque
pas, les raisons qui peuvent expliquer le retard de paiement, les
difficultés rencontrées par la famille : d’autres
savoirs-pouvoirs peuvent alors être activés qui font
intervenir le médecin scolaire, l’assistante sociale
etc.). Les élèves n’ont certes pas attendu la
biométrie pour être amenés à parler de
leurs difficultés personnelles à l’école.
En revanche, ce qui est inédit, c’est la manière
dont ces discours sont sollicités : ce sont les acteurs qui
le provoquent (dans un collège la surveillance des bornes
n’est pas confiée au personnel de la vie scolaire mais
au personnel de gestion), ce sont les lieux où ils sont produits
(dans la file d’accès au self, devant le portillon
bloqué pour continuer l’exemple précédent).
Les techniques d’identification biométrique nous confrontent
non pas à une généralisation des contrôles
policiers à l’ensemble de la société,
mais à un couplage de plus en plus précis, et de plus
en plus automatisé, entre les deux technologies anatomo-
et biopolitiques : l’intensification du contrôle très
individualisant des personnes est mise au service d’impératifs
de gestion de flux, ce qui se traduit par une requalification purement
fonctionnelle de l’identité individuelle. La biométrie
n’identifie les individus qu’à l’intérieur
de son propre système de référence : celui
des données numérisées dans des puces électroniques
et/ou dans des bases de données. Ces techniques n’ont
d’intérêt qu’à partir du moment
où la priorité est d’identifier les individus
qui se branchent sur des flux (de passagers, d’informations,
etc). L’identité individuelle est alors requalifiée
de façon à ce que les deux technologies politiques
s’articulent l’une à l’autre : l’automatisation
des procédures de l’identification doit rendre compatibles
deux exigences initialement incompatibles, l’intensification
du contrôle des individus et la fluidification des circulations
de toutes sortes. C’est bien de gouvernementalité au
sens de Foucault qu’il est question.
Xavier Guchet
[1] Piazza P., Histoire de la carte nationale d’identité,
Paris, Odile Jacob, 2004
[2] Alphonse Bertillon fonde en 1870 le premier laboratoire de
police scientifique et contribue à développer l’anthropométrie
judiciaire (appelée le système Bertillon) : il découvrit
qu’en prenant quatorze mensurations (taille, pieds, main,
nez, oreilles, etc.) sur n’importe quel individu, il n’y
avait qu’une seule chance sur deux cent quatre-vingt-six millions
pour qu’on retrouve les mêmes chez une autre personne
(Ndr).
[3] C’est l’étude de l’empreinte des doigts
(empreintes digitales) ; Plusieurs méthodes ont été
utilisées pour la dactyloscopie à partir des travaux
de Galton, mais aujourd’hui, ce sont des logiciels informatiques
qui permettent l’étude et la comparaison des dactylogrammes
(Ndr).
[4] Cf. le débat sur Internet et en régions organisé
au printemps 2005 par le Forum des droits sur l’Internet
http://www.foruminternet.org/
[5] Qui au demeurant s’en tient à une lecture sommaire
et tronquée de 1984 : le monde orwellien n’est en effet
pas seulement, et n’est peut-être même pas essentiellement
un monde caractérisé par un contrôle intensifié
des individus jusque dans leur vie intime.
[6] En conciliant l’usage des téléphones mobiles
avec la gestion des absences et retards, avec la mise en ligne des
notes, en temps réel et sans attendre le bulletin trimestriel...
[7] Cette observation a été faite au printemps 2004,
les choses peuvent avoir changé depuis.
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