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Origine : échanges de mail avec <quentin at no-log.org>
Nous tentons ici une ébauche d’analyse à partir
de deux parcours distincts à l’intérieur de
deux établissements d’enseignement (universitaire et
collège) se revendiquant d’une filiation commune avec
un des principaux courants intellectuels contestataires des décennies
de l’après-guerre, le mouvement institutionnaliste.
La dégénerescence de ce dernier provoque sur les terrains
étudiés la formation de type de fonctionnement originaux,
qui, sous couvert d’autogestion et de « réseaucratie
», se révèlent comme éminemment régressifs
puisque présentant de très fortes similarités
avec les doctrines néo-manageriales elles-mêmes inspirées
des valeurs subversives qui se sont affirmées dans les années
60. Cette convergence, entre cette « récupération
» entrepreneuriale d’un coté et un « abandon
» politique de l’autre, attire fortement l’attention
sur ces modes d’aliénations contemporains qui se donnent
comme essence même d’un enseignement autonome en rationalisant
la soumission et le nihilisme. Leur généralisation
probable à tous les secteurs de nos sociétés,
à partir aussi bien de l’univers capitaliste que des
milieux « alternatifs » invite à dégager
quelques ébauches de chantiers susceptibles d’opérer
un décrochage d’avec ces mécanismes. Notamment
à partir de la réflexion institutionnaliste, nous
appellons ainsi à reconsidérer l’héritage
contestataire à partir de cette réalité, non
pour proposer un « retour » nostalgique mais bien au
contraire pour y trouver ce qui y est congruent au projet capitaliste
et ce qui permettrait de ressourcer une posture critique et radicale.
Le courant institutionnaliste s’est construit historiquement
au sortir de la seconde guerre mondiale en interrogeant puis en
s’émancipant progressivement du carcan marxiste-léniniste
à partir de multiples réflexions ; politiques (L.Trotski,
H.Marcuse, J.P.Sartre, E.Morin, C.Castoriadis,...), psychosociologiques
(J.L.Moreno, K.Lewin, Bion...), psycha-nalytique (S.Freud, W.Reich,
J.Lacan,...) et pédagogiques (C.Freinet). Il travaille sur
la bureaucratisation généralisée des institutions,
et plus globalement sur les phénomènes de dépossession
du pouvoir, autour de trois pratiques distinctes apparues successive-ment
: la psychothérapie institutionnelle (StAlban en 1940 avec
F.Tosquelles, La Borde en 1950 avec J.Oury et F.Guattari), la pédagogie
institutionnelle (Gennevilliers en 1960 avec F.Oury et A.Vasquez,
ainsi que R.Fontvielle et B.Bessière pour le courant autoges-tionnaire),
puis l’analyse institutionnelle socianalytique (interventions
de G.Lapassade et R.Loureau à la fin des années 60).
Tous visent à agencer des collectifs « autogérés
» ou plutôt auto-institué, c’est-à-dire
capables de considérer les forces instituantes (le non-dit,
le refoulé, l’innovant, ...) qui sourdent et bousculent
l’ordre institué (règles, normes, valeurs, statuts...).
Cette « libération de la parole » avant l’heure
se fait en révélant en permanence l’institution
prise comme réseau imaginaire et symbolique, c’est-à-dire
en « travaillant le milieu » par le dévoilement
constant des relations de pouvoirs, la création de multiples
lieux d’expression où se prennent les décisions,
la responsabilisation des patients, des élèves, des
sans-grades par la clarification et la discussion des statuts et
rôles de chacun, en refondant le rapport au « tiers
», soit la loi comme création collec-tive, en croisant
la dynamique des groupes et le travail de l’inconscient 1.
Ces thèmes, et cet esprit, annoncent évidemment l’avènement
du gauchisme, pris comme l’alternative non marxiste-léniniste
au capitalisme 2, qui éclatera au grand jour à partir
de Mai 68. Les pratiques institutionnalistes inspireront alors une
multitude d’expériences plus ou moins heureuses dans
la décennie suivante, pour être dépassé
par l’opportuniste surenchère pseudo-subversive 3 ou
« anti-institutionnelle » 4 de l’époque
comme l’antipsychiatrie (R.Laing, F.Cooper, M.Foucault, F.Basaglia,...)
ou l’anti-pédagogie (I.Illich, J.Rancière, L.Althusser,
Celma...).
La révolution conservatrice des années Teatcher-Reagan-Mitterrand
marque un tournant considérable : tandis que les discours
sur le « libéralisme » et « l’individualisme
» profi-ten
t de l’atmosphère antiautoritaire et antiétatique
qui flotte encore pour briser toute vo-lonté collective,
quelques représentants du courant institutionnaliste tentent
d’entretenir les braises. L’université PVIII
(ex-Vincennes), où des « dissidents » d’un
Laboratoire d’Analyse Institutionnelle organisent des «
cours autogérés » de 2nd et 3ième cycle,
des conférences et des séminaires, et une école
« expérimentale » à proximité,
« classe-relais » pour collégiens « décrocheurs
» se réclamant de la pédagogie institutionnelle,
en sont quelques refuges 5. Notre passage à l’un, comme
auditeur libre - progressivement écarté - , comme
à l’autre, en tant que professeure contractuelle -
finalement démis-sionnaire -, durant la période 2002-2004,
et nos multiples interventions 6, nous ont progressivement convaincu
que le mythe faisant de ces lieux des « poches de résistan-ces
» face à l’ordre capitaliste bureaucratique voilait
une réalité autrement plus trou-blante.
Ces collectifs éducatifs, regroupant chacun quelques dizaines
de personnes touchés de plein fouet par toutes les précarités
(famille, emploi, papiers, logements,...), n’ont en ef-fet
qu’un rapport lointain avec l’élan qui animait
le courant institutionnaliste. Celui-ci cherchait l’articulation
profonde entre des analyses lucides et des pratiques courageuses
dans le souci constant d’élucider les fondements organisationnels,
idéologiques, imagi-naires de l’institution elle-même.
A l’opposé, le « cours autogéré
» et la classe relais « expérimentale »
frappent d’abord par la profonde duplicité qui existe
entre leurs sub-versives prétentions pédagogiques,
politiques, culturelles et une pratique qui ne repose que sur du
simulacre. « Qui fait la loi ici ? » avait coutume de
demander F.Oury. On ré-pond, ici, que c’est «
l’Assemblée Générale » hebdomadaire
des étudiants, là, que c’est le « Grand
Conseil » réunissant élèves et professeurs...
Mais « on fait zarma, ici ! [semblant, comme si] » déclare
Rachid... Car, à s’attarder un peu, on remarque sans
peine que le pouvoir indiscutable qui structure discours, attitudes
et travaux est détenu, ici, par un mandarin, et là
par une « coordinatrice », dissimulés à
l’école par un règlement de six règles
caricaturales, vieillies et inaltérables, quand les universitaires
ne s’en embarrassent même pas. Les critères d’évaluation
des élèves sont indiscutés et laissés
à l’arbitraire de chaque enseignant, comme ceux des
étudiants, appliqués en ca-timini lorsque la grande
parade de « l’auto-évaluation », évidemment
individuelle, prend fin. Les spectaculaires lieux de délibérations
et de débats ne sont, en fait, que de nou-velles façon
de valider, ici des modules, et là des notes de français.
Chacun préfère per-suader tout le monde qu’«
ici c’est l’autogestion », et que « là
il n’y a pas de chef ! », entretenant une confusion
généralisée qui fait du refus de tout pouvoir
une soumission sans failles devant des diktats non formulés,
qui transforme un groupe qui s’émancipe en une horde
souriante et mue l’indétermination fondamentale du
pouvoir en une an-goisse diffuse prête à se fixer sur
un leader ou un opposant providentiels. Sans dispositif collectif,
sans règles explicites, sans statuts clairs, l’arbitraire
et les rapports hiérarchi-ques ne s’exercent qu’à
travers des relations interpersonnelles, fatalement forcées
mais empruntes de connivences, de complicités, et d’affection
puisque dans cette instabilité fondamentale où le
conflit n’a pas lieu d’être, l’agressivité
est à fleur de peau. Paix pré-caire, donc, sans garantie
ni recours explicite commun, sinon une contractualisation systématique
qui dissout le collectif et l’intérêt général.
Si les affrontements physiques ne sont pas si rares, entre mandarins
ou entre « racailles » de banlieue, la violence sourde
s’exerce surtout par les menaces de bannissement symbolique
du clan, comme ces visites forcées chez un psychiatre aux
ordonnances généreuses pour les jeunes, ou bien plus
triviales : une étudiante en vue, rendue confiante par les
week-end réguliers dans la résidence secondaire d’un
professeur, n’hésite pas à présenter
furtivement sa carte de fonctionnaire de police à ses contradicteurs.
C’est l’auto-servitude, le contrôle permanent,
devenu naturel, de tous et de chacun pour le respect d’ordres
non énoncés, qui fait tenir ensemble l’édifice
institutionnel, qui rend muet celui qui s’épanchait
dans le couloir pour dénoncer le droit de cuissage ou simplement
se plaindre légitimement d’une injustice d’un
éducateur, et qui rend sourd à tout propos et tout
texte qui ouvrirait une interrogation, une brèche dans cet
univers à la fois mouvant et figé, mystérieux
et transparent. Cette intériorisation est une surimplication
imposée par ces limites inexis-tantes qu’il faut deviner,
par la disparition du « tiers » : le « groupe-classe
» n’existe plus à l’école «
expérimentale » qui ne pratique que des quasi-cours
particuliers, et les heures des professeurs peuvent être illimitées,
parfois jusqu’au bénévolat ; à l’université,
c’est tout simplement le savoir, identifié comme une
vieillerie, qui disparaît. Enseigner l’Analyse Institutionnelle
en ces murs reviendrait évidemment à les faire s’écrouler
dans l’instant ; maîtres et disciples, dans ce face-à-face
métaphorique, ne peuvent alors que piéger et se piéger.
Inquestionnables, ces « expériences autogestion-naires
historique » se veulent, et finalement sont, en elle-même
la quintessence de ce qu’y s’y transmet, et on ne manque
pas de d’opposer aux propos inopportuns la chance d’y
participer. Zones de relégation pour déviants idéologiques
et exclus du système, ces établissements de banlieue
préfèrent convier à la dénégation
collective plutôt qu’au tra-vail sérieux sur
leur réalité de « classe de taré »
et de « distributeur de diplômes ». L’organisation
des cours et de l’école ne demande pas seulement la
soumission ou le consentement ; elle est en dernière instance
ce qui doit être appris, un savoir-être à in-tégrer
par l’individu. Double-bind évident, schizoïdie
patente : les enseignements portent la contradiction très
haute entre les prétentions affichées et les actes
posés. En pre-mière approximation ce seraient donc
des lieux essentiels de non-apprentissage : peu d’élèves
du collège finissent l’année scolaire, les meilleurs
peuvent ne pas avoir baissé de niveau, tandis que l’équipe
pédagogique se contente d’avoir rempli sa mission et
se désole des difficultés de la jeunesse. A l’université,
on peut, lors d’une soutenance de thèse de Sciences
de l’Education à dominante philosophique, pointer le
manque de « problématique », « d’interprétation
et d’analyse », l’absence de « justifications
», « fondements » et de « présupposés
philosophiques » du travail autant que de « pers-pectives
», des jugements totalement erronés sur un philosophe
classique, et décerner un « Très Honorable »....
Les enseignants reconnaissent la vacuité totale des travaux
étudiants, invoquant la « dépolitisation générationnelle
», ou « le-niveau-qui-baisse ». Mais si à
l’école classée ZEP l’impératif
de « socialisation » stoppe net les demandes d’explication,
à l’université les concepts institutionnalistes
sont pliés, tordus et finale-ment retournés pour dissimuler
et rationaliser le malaise qui l’imbibe : ce salmigondis parvient
à faire passer le mandarinat et le népotisme pour
de la « transversalité », l’analphabétisme
assermenté pour de « l’auto-formation »,
la concurrence déchaînée pour de « l’auto-évaluation
», le mutisme et l’autocensure pour une disponibilités
aux « analyseurs », le paternalisme méprisant
pour de « l’interculturel », la psychologisation
sauvage et le narcissisme ostentatoire pour l’élucidation
des « implications », la confu-sion des rôles,
statuts et tâches pour une « polyvalence », et
finalement le règne du charisme et de l’opportunisme
pour de « l’autogestion » 7. Le n’importe
quoi prétend toujours signifier plus qu’il ne le laisse
paraître 8, formant une nasse où s’enferment
les plus motivés - et les plus fragiles, persuadés
que le Maître est au-delà de sa propre théo-rie,
dans des sphères d’une pureté inexprimable...
Les autres, les plus nombreux, rigo-lent un bon coup, puis désertent,
si la précarité de leurs situations individuelles
le per-mettent, ou tentent de tirer leur épingle du jeu :
« C’est facile de mentir en fait, c’est tout ce
que vous demandez... » lâche Michael, 16 ans, après
une séance de travail qui se passe enfin sans encombre...
Ces derniers redoubleront d’efforts pour épauler les
en-seignants, eux-mêmes en concurrence et soucieux de «
productivité » et de « renom-mée »,
afin de faire taire toute parole non-conforme, critique, divergente,
qui risquerait de dévoiler leurs jeux de dupes. On apprend,
donc... Y apprend-on plus qu’ailleurs la « rat race
», la guerre de tous contre tous ? Ici, dans tous les cas,
on l’habille de toutes les vertus d’une tabula rasa,
naturellement révolutionnaire ; car le projet explicite de
ces établissements, pour peu qu’on y prête l’oreille,
veut être celui d’une réseaucratie, a-hiérarchique,
sans pouvoirs ni centre ni limite précise, informelle, conviviale
et humani-sée, « collant » à la réalité
première des groupes sociaux, évitant les intermédiaires
qui pourraient entraver l’échange et la communication,
transformant les lourdes procédures de décisions et
d’action en prises d’initiatives individuelles mises
à l’épreuve du suc-cès....
Simulacre, interpersonnel, menaces, auto-servitude, surimplication
et savoir-être sous couvert de démocratisation radicale
: Ce type d’organisation masquant son caractère largement
infantilisant sous une phraséologie subversive a été
pointé de manière simi-laire dans les enseignements
d’IUFM, dans certaines écoles et entreprises particulière-ment
en pointe où s’exerce un néo-management ayant
intégré la remise en cause de l’autoritarisme
bureaucratique des années 60-70 9. Il s’y déploie
un pouvoir multiforme, un contrôle personnalisé, des
évaluations insidieuses, une logomachie déstabilisante,
un flou généralisé qui forment des individus
complètement désemparés face à cette
« auto-rité mise à nue » 10. Ce rapprochement
est lisible sur nos terrains, puisque la coordina-trice de l’école
« expérimentale » est intervenante en IUFM et
dans une autre université de la région, l’équipe
pédagogique comptait un transfuge du secteur « communication
et management » (ce qui ne semble pas rare dans l’Education
Nationale), l’enseignant res-ponsable des « cours autogérés
» intervient depuis plus de dix ans à EDF, cas d’école
du néo-management et l’université abrite depuis
peu un département « création d’entreprise
et pratiques manageriales ». Une continuité semble
s’être donc établie entre ces « pédagogies
» en phase terminale et des « ressources humaines »
revigorées. Ce qui y est à l’œuvre, de
part et d’autre d’une frontière évanescente,
c’est le noyau ima-ginaire du capitalisme, « l’expansion
illimitée de la maîtrise rationnelle » 11, pénétrant
loin dans l’intimité de la vie et de la pensée
de chacun tel qu’il produit un individu désa-busé,
nihiliste, apte à vivre autant dans la profonde précarité
que dans le divertissement continuel, habitant une société
lui échappant totalement, langage compris, perçue
au-tant comme une contrainte que comme une fiction éclatée
12.
Cette « montée de l’insignifiance » commune
à ces descriptions et aux deux terrains décrits plus
haut est hautement significative : C’est évidemment
lorsque le collectif se rend insaisissable qu’il est le plus
prégnant, le conformisme le plus aplatissant opère
sans retenue quand il est nié par un « individualisme
» hautement revendiqué, et l’imaginaire le plus
enfoui règne en maître implacable dès qu’est
décrété l’évidence de la transparence.
C’est dire comment l’archaïsme des phénomènes
semble inséparable de leur apparente sophistication et surtout
comment l’effondrement du sens des mots, des actes et des
choses constitue l’exact revers de l’émergence
d’un ordre fort et indiscutable, l’un impliquant l’autre
tout en le rendant impossible...
Tout un programme.
Loin de chercher à entretenir le mythe nihiliste qu’ont
véhiculés les discours pseudo-subversifs des années
70, celui d’un pouvoir total et omniprésent capable
de « récupé-rer » éternellement
une résistance sans fin, notre démarche veut voir
dans l’histoire oc-cidentale l’œuvre d’un
imaginaire perpétuellement créateur dont les significations
cen-trales, notamment la raison, oscillent entre le fantasme du
contrôle, d’accumulation et de puissance, et un projet
d’autonomie individuel et collectif.
Ainsi le courant institutionnaliste, fortement porteur d’un
projet d’émancipation, se voit aujourd’hui retourné
en une cynique ingénierie sociale poussant plus loin encore
les pro-cessus d’aliénations. Il semble alors possible
d’interroger ce qui, dans ses sources, ses concepts, son histoire,
ses pratiques, ses visées, bref dans son institution, appartenait
déjà à l’imaginaire de la rationalisation,
du contrôle et de la maîtrise, ou ce qui a pu lui donner
prise, et de même ce qui dans l’intention qui était
la sienne a été progressive-ment supprimé,
oublié, mutilé, ou tordu pour en émasculer
les potentialités émancipatri-ces. Il ne s’agit
pas d’ignorer l’inscription de ce mouvement, et, partant,
de nos établis-sements, dans une époque en évolution,
mais de poser l’évolution ici décrite comme
s’étant effectuée à partir des ressources
propres du courant institutionnaliste : il y a ré-surgence
d’une hétéronomie sociale mais certainement
pas manipulation extérieure. Fi-nalement, qu’est-ce
qui était récupérable, et qu’est-ce qui
ne l’était pas ou sur quoi est-il possible de fonder
un ailleurs du gauchisme historique comme lui-même a pu opérer
une critique du marxisme à partir des même constatations
?
De la même manière, il semble possible d’opérer
un retour lucide et motivé sur la pé-riode «
gauchiste », les mouvements politiques et sociaux des années
60-70, dont la dé-fense inconditionnelle n’est pas
plus un gage de subversion que leur critique argumentée n’est
une dérive réactionnaire. Les conquêtes inestimables
qu’elles ont menées, au-jourd’hui progressivement
rognées, ne doivent aveugler ni devant l’échec
interne de ces contestations tous azimut, qui se sont révélées
incapables de s’instituer et de composer une force politique
durable, ni devant les effets délétères que
ce tournant civilisationnel a opéré. Car non seulement
ces mobilisations passagères ont laissé le champ libre
aux offensives capitalistes, mais elles ont largement concouru,
à travers des idéaux déli-rants, au discrédit
de toute valeur, tout pouvoir, toute institution, toute conception
his-torique de la société, soit à l’effondrement
de l’auto-représentation de celle-ci. Il ne s’agit
certainement pas de gloser sur un « libéralisme-libertaire
», contre-feu idéologique 13, mais là aussi
de chercher en quoi l’imaginaire de ces mouvements d’autonomie
avait trait, était congruent, ou pouvait être réduit
essentiellement aux formes déjà insti-tuées
de bouleversements continus et radicaux que constitue le capitalisme
historique et la course techno-scientifique.
La lutte politique aujourd’hui ne peut faire l’économie
d’une critique en acte des mou-vements contestataires actuels,
largement héritiers du gauchisme des 70’s dans leurs
formes, leurs folklores, voir leurs horizons 14. Les caractéristiques
« réseaucratiques », évoquées plus
haut à titre d’hypothèses de travail, se retrouvent
largement dans les col-lectifs en luttes, voire « altermondialistes
» qui forment alors un « post-gauchisme » fa-talement
en continuité avec les aliénations dénoncées
15. Se poursuit, alors, sous des formes apparemment moins rigides,
mais perverses et certainement plus amples, le pro-cessus de dépossession
généralisée inaugurée par la bureaucratisation
des organisations ouvrières au siècle dernier. Si
aucune « recette » d’aucune sorte ne peut, ni
ne doit, dans ce domaine suppléer à l’inventivité
des gens en action, il doit être possible de bri-ser le mythe
trompeur d’un type d’organisation ayant définitivement
rompu avec l’imaginaire capitaliste bureaucratique, comme
celui d’une condamnation à vivre éternel-lement
dans le même univers. Refuser l’aveuglement et l’impuissance,
c’est alors cher-cher à transformer les rapports qu’un
collectif entretien avec ses soubassements imagi-naires, ses déterminations
sociales-historiques - et notamment gauchistes -, ses structu-res
de pouvoir. C’est chercher à constituer des collectifs
conscients de leurs imperfec-tions, de leurs propres limites, de
leur mortalité, c’est-à-dire capable de mener,
quelles qu’en soient les formes, des analyses internes 16,
que l’on peut tenir pour une réinven-tion radicale
de l’Analyse Institutionnelle.
Septembre 2006
1 Pour une synthèse : LAPASSADE.G, LOURAU.R, 1971 ; «
Clefs pour la sociologie », Seghers ; ARDOINO.J, LOURAU.R,
1994 ; « Les pédagogies institutionnelles »,
Puf ; OURY.J, 1976 ; « Psychiatrie et psychothérapie
institutionnelle », Payot.
2 GOMBIN.R, 1971 ; « Les origines du gauchisme », Seuil
3 CASTORIADIS.C, 1986 ; « Les mouvements des années
60 » in « La montée de l’insignifiance
», 1996, Seuil
4 LAPASSADE.G, 1974 ; « Socianalyse et potentiel humain »,
Gauthiers-Villars
5 Les citations et documents évoqués sont en possessions
des auteurs.
6 NAFISSA.N, « C’est pire que si il n’y avait
rien... », Revue du MAUSS, oct/nov 2006 ; QUENTIN, NAFISSA,
2005, « post-gauchisme et néo-managment »
7 Sur ces « fariboles », voir BOUMARD.P, 1989 ; «
Les savants de l’interieur. L’analyse de la société
scolaire par ses acteurs », Armand Colin, pp.36, 84-85, 100,
et sur les dérives narcissiques et autres « égogestionnaires
», voir Guigou.J, 1987 ; « La Cité des ego »
Ed. l’Impliqué.
8 Dans la grande tradition d’une partie de l’intelligentsia
de l’après-guerre, dans ses version sartrienne, lacanienne
ou deleuzienne Cf. Castoriadis.C, 1977, « Les carrefours du
labyrinthe », 1978, Seuil, p.152 ssq.
9 LE GOFF.J.P, 1999 ; « La barbarie douce. Essai sur la modernisation
de l’entreprise et de l’école », La Découverte
; BOLTANSKI.L, CHIAPELLO.E, 1999 ; “ Le nouvel esprit du capitalisme
”, Gallimard ; BOUTONNET.R, 2003 ; « Journal d’une
institutrice clandestine », Ramsay
10 MENDEL.G, 2000 ; « Pour une histoire de l’autorité
», La Découverte
11 CASTORIADIS.C, 1996 ; « La ‘rationalité’
du capitalisme », in « Figures du pensable »,
1999, Seuil
12 GAUCHET.M, 2000 ; « La démocratie contre elle-même
», Gallimard ; LE GOFF.J.P, 2002 ; « La démocratie
post-totalitaire », La Découverte
13 CHATELET, 1998 « Vivre et penser comme des porcs »,
Folio
14 SOMMIER.I, 2001 ; « Les nouveaux mouvements contestataires
», Flammarion
15 LIATARD.B, LAPON.D, 2005 ; « Un imaginaire groupal entre
idéal démocratique et esprit du capitalisme : tentative
d’analyse interne dans un SEL », Revue du MAUSS n°22
16 BOUMARD.P, 1988; “L’analyse interne”, in HESS.R,
SAVOYE.A, (dir.) 1988 ; « Perspectives de l’analyse
institutionnelle », Paris, méridiens Klincksieck
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