|
Origine : Sciences Humaines N° Spécial N° 3 - Mai -Juin
2005
Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles http://www.scienceshumaines.com/
Gilles Deleuze a rencontré un grand écho auprès
d'un public non philosophe et assez hétérogène.
Comment expliquez-vous l'attrait de sa pensée hors du champ
philosophique institutionnel ?
Il y a bien d'autres exemples de philosophes dont les oeuvres ont
été lues et appréciées hors de l'institution
: de Henri Bergson à Michel Foucault, en passant par Jean-Paul
Sartre, c'est un trait typiquement français qui tient sans
doute à un certain héritage scolaire de la philosophie
dans le public cultivé, qui la rend en quelque sorte plus
assimilable qu'ailleurs. Dans le cas de G. Deleuze, ce qui est frappant,
c'est que sa philosophie, tout en présentant une certaine
puissance de séduction liée au style, est en même
temps une philosophie difficile, extrêmement composée,
texturée. Avec un peu d'entraînement, vous reconnaîtrez
partout des tours de main philosophiques assez virtuoses, mais masqués
ou habillés, comme chez les bons prestidigitateurs. Il faut
d'ailleurs s'entendre sur ce qu'on appelle un « écho
» public. Je connais peu de non-philosophes qui ont fait l'effort
de lire Spinoza et le problème de l'expression, Le Bergsonisme,
ou même le grand oeuvre deleuzien, Différence et Répétition
(1969). Sa popularité, G. Deleuze la doit surtout à
quelques livres publiés dans l'intention expresse de déplacer
la réception traditionnelle des livres de philosophie universitaire
: L'Anti-OEdipe (1972), Mille plateaux (1980), mais aussi Dialogues
(1977), le livre d'entretiens avec Claire Parnet, qui annonce déjà
le style direct, vraiment populaire, de L'Abécédaire
(1988-1989), ou encore Qu'est-ce que la philosophie ? (1992), que
beaucoup de curieux ont acheté en croyant y trouver une introduction
pédagogique à la philosophie...
Il faut ajouter à cela l'intérêt de G. Deleuze
pour la littérature, l'art et, plus tardivement, la politique.
A vrai dire, je crois que sa singularité tient moins à
sa popularité (bien réelle mais peu surprenante au
fond) qu'au fait qu'il se prête si bien à un double
régime de lecture : une lecture savante et une lecture populaire.
Les livres sur Franz Kafka, Marcel Proust, Francis Bacon ou le cinéma
touchent un public large mais ne sont pas moins « techniques
» que les autres. D'un autre côté, les denses
monographies qu'il a consacrées à quelques grandes
figures de l'histoire de la philosophie (Baruch Spinoza, Emmanuel
Kant, David Hume, Friedrich Nietzsche) sont recommandées
par les professeurs des khâgnes et des universités
mais je doute qu'elles soient beaucoup lues en dehors de ces cercles.
Ce Deleuze-là, qui a formé des générations
de jeunes philosophes (deleuziens ou non), reste une référence
beaucoup plus acceptable que Jacques Derrida du point de vue de
l'institution philosophique.
Qu'est-ce que la « pop'philosophie » ?
La pop'philosophie, c'est l'explication par G. Deleuze de sa propre
popularité. Elle résout d'une certaine manière
le paradoxe de la double réception que je viens d'évoquer.
Du point de vue d'une philosophie « pop » (non seulement
populaire, mais contemporaine de la musique pop et du pop art),
il n'y a plus « aucune question de difficulté ni de
compréhension », mais seulement un rapport de convenance.
C'est G. Deleuze qui le dit dans ses Pourparlers (1990). Sous cet
aspect, la philosophie ne diffère pas de la musique ou de
la peinture : les concepts doivent être essayés, ce
sont « des intensités qui vous conviennent ou non,
qui passent ou ne passent pas ». Voilà pourquoi ça
passe si bien, en dépit de la complexité objective
des textes. Les concepts eux-mêmes se nourrissent des matériaux
les plus divers, ils traînent derrière eux les machines,
les circuits de désir sur lesquels ils sont agencés.
Et pour penser la ligne de fuite ou le devenir imperceptible, Bob
Dylan ou Carlos Castaneda valent bien Maurice Blanchot. En fait,
la pop'philosophie conjugue les traits principaux de la méthode
deleuzienne : le rejet de l'interprétation en faveur d'une
construction directe des concepts, l'idée d'un bricolage
généralisé qui travaille avec les moyens du
bord en mélangeant les registres et les formes (c'est le
côté « art brut » de G. Deleuze), l'usage
de références légères ou a priori peu
légitimes (les films de série B, les écrivains
de la beat generation, etc.), enfin, la mise en oeuvre de procédés
fictionnels (personnages conceptuels, images, récits, etc.).
Si l'on ne retenait que les derniers critères (disons, la
forme d'expression pop), il faudrait bien reconnaître que
G. Deleuze n'est peut-être pas le philosophe le plus iconoclaste
de sa génération : Jean-François Lyotard, et
même J. Derrida dans son genre (pensez à Glas, 1974),
ont poussé plus loin la mise en cause des formes convenues
de l'adresse philosophique. G. Deleuze, lui, cultive une retenue,
une sobriété. Mille Plateaux n'est pas du tout un
livre « rhizomatique » : sous la luxuriance des références,
sous les digressions et le jeu de renvois d'un plateau à
l'autre, on perçoit à chaque ligne la puissante armature
d'une logique parfois presque dissertatoire. Le rhizome, c'est à
chacun de le faire à partir de là. La facture est
classique, il n'y a pas de sophistication inutile. Le succès
de G. Deleuze tient aussi à cela : avoir su conserver sous
une forme neuve tout le métier de la philosophie d'école,
en tenant en respect la pédanterie ou la préciosité
qui guettent les philosophes bavards nourris au lait de Martin Heidegger
ou de Jacques Lacan.
Pour G. Deleuze, selon une célèbre formule,
« philosopher, c'est créer des concepts ». Avez-vous
l'impression qu'il ait été entendu sur ce point, notamment
par ceux qui se disent deleuziens ?
Cette formule doit se comprendre à partir de ce qu'elle
refuse : il ne s'agit plus de lustrer les concepts hérités
de l'histoire de la philosophie, ni de proposer des analyses (Bertrand
Russell), ni d'interpréter inlassablement les figures ou
les paroles de l'être (M. Heidegger), mais de fabriquer, c'est-à-dire
d'inventer, des concepts - et pas pour le plaisir, mais en fonction
des problèmes qu'ils permettent de poser, et des faux problèmes
qu'ils permettent de défaire. Notez que cela n'annonce rien
de particulièrement révolutionnaire : le créateur
de concepts par excellence, c'est E. Kant ; sa Critique est un véritable
« synthétiseur de concepts ». Il ne faut donc
pas projeter sur la création de concepts on ne sait quelle
mystique de l'acte créateur. Si l'on en fait parfois toute
une affaire, c'est sans doute que cette idée rejoint l'inspiration
constructiviste de la pop'philosophie, avec son mot d'ordre : «
Rien à interpréter. » Mais pour créer
des concepts, encore faut-il avoir des problèmes à
poser ! Lorsqu'on n'en a pas la force, on se console en interprétant
- en interprétant G. Deleuze, par exemple. Bien entendu,
les deleuziens (ceux qui se disent tels, ou qu'on appelle ainsi
parce qu'ils font du philosophe leur sujet principal de recherche)
ne sont pas assez naïfs pour ne pas se rendre compte du dilemme
dans lequel ils se trouvent. Ils héritent de G. Deleuze une
injonction paradoxale : « Faites comme moi, faites autre chose
! » Mais ils ont trouvé une parade dans la forme du
commentaire « cartographique » : puisqu'il n'est pas
question de simplement répéter, on refait du G. Deleuze
« pli sur pli ». On le déplie, on le replie,
on exfolie les plateaux, on égrène les formules («
plans d'immanence », « lignes de fuite »), on
développe les exemples canoniques, au risque de tomber dans
une forme de maniérisme. Dans le meilleur des cas, cependant,
c'est-à-dire lorsqu'il est vraiment conforme à sa
vocation pédagogique, le commentaire deleuzien produit de
véritables outils. Voyez Le Vocabulaire de Deleuze de François
Zourabichvili (Ellipses, 2003). Cet exemple doit nous rappeler la
diversité de fait que recouvre cette appellation toujours
un peu narquoise : « les deleuziens ». Il faut espérer
que se manifestent bientôt des « postdeleuziens »,
comme on a pu parler de « postkantiens ». On les reconnaîtra
peut-être au fait qu'ils ne se laisseront pas intimider par
l'injonction d'avoir à créer des concepts.
Quelle place occupe G. Deleuze dans ce que les Américains
appellent la «French theory» ? Quels liens peut-on faire
entre lui et les autres grandes figures de cette French theory,
notamment J. Derrida et M. Foucault ? Le rapprochement vous semble-t-il
arbitraire ?
Ce rapprochement est naturellement dicté par l'effet de
génération et les contingences du « transfert
culturel ». Mais il ne faut pas exagérer l'homogénéisation
produite par l'exportation « en gros » de nos penseurs
« sixties ». En pratique, les usagers américains
ont eu assez de flair pour reconnaître les leurs et pour comprendre,
par exemple, que G. Deleuze et J. Derrida (le supplément
et le rhizome, la déconstruction et la schizoanalyse) ne
faisaient pas bon ménage, qu'ils présentaient des
« configurations » incompatibles, comme on dit en informatique.
Et de fait on a vu apparaître très tôt des deleuziens
américains, aussi exclusifs dans leurs attachements théoriques
que l'étaient leurs collègues derridiens. Pour les
moins sectaires, la jonction M. Foucault-G. Deleuze pouvait s'autoriser
d'un dialogue bien réel entre ces deux penseurs, et de problèmes
communs. On a également tenté des montages plus contestables
: Jean Baudrillard-G. Deleuze, J.-F. Lyotard-G. Deleuze. Mais il
faut juger la production intellectuelle dans ce qu'elle présente
de meilleur. Il faut cesser de prendre les universitaires américains
pour des idiots qui ne seraient capables de restituer nos penseurs
que dans un vague brouet où toutes les différences
se perdent.
La question, dans tous les cas, est de savoir ce que la French
theory a permis de produire. L'intérêt de G. Deleuze
pour les Américains, de ce point de vue, c'est qu'il pensait
d'emblée la manière dont la philosophie peut s'engrener
sur des pratiques (c'est un des aspects de la pop'philosophie).
La pensée de G. Deleuze (et Félix Guattari) a essaimé
dans les départements d'art, les écoles d'architecture
et, au-delà, chez les créateurs de réseaux
Internet, les musiciens électroniques, les adeptes du corps
prothétique, etc. Ont-ils fait autre chose qu'adapter un
vocabulaire et quelques images à une pratique qu'ils avaient
déjà par ailleurs (comme l'association des surfeurs
avait pu se reconnaître dans le livre de G. Deleuze sur le
pli) ?
Signe des temps, on assiste parallèlement à une sorte
de récupération scolastique qui n'a rien à
envier au travail des deleuziens français : « readers
», colloques thématiques, monographies savantes se
comptent maintenant par dizaines chaque année...
Élie During
Enseignant la philosophie à l'université Paris-X-Nanterre,
il a notamment coordonné La Métaphysique, Flammarion,
coll. « GF Corpus », 1998, et coécrit Matrix,
machine philosophique, Ellipses, 2003.
|
|