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La notion de démocratie fait partie des idéaux admis,
et elle sert à légitimer toutes sortes de sociétés.
Qui ne la respecte, ne la défend, ne souhaite ses bienfaits,
que ce soit pour son voisin ou pour lui-même ! Cependant, au-delà
de cette intuition première, il existe une difficulté
à la définir. Si l'on se contente de parler à son
propos d'un gouvernement du « peuple », par le « peuple
», pour le « peuple », l'imprécision du terme
prête à toutes les équivoques. En effet, s'il s'agit
seulement d'incarner les fictions [1] auquel le « peuple »
s'identifie, alors une tyrannie peut exprimer une aspiration populaire
profonde, comme cela a été le cas de Hitler, qui fut élu
« démocratiquement ». Qui dira ce que veut le peuple
sans risquer d'être contredit par les faits [2] ? Et cette incertitude
quant au contenu amène à se contenter de la forme, comme
si la neutralité du formalisme était la seule garantie
à laquelle on puisse prétendre. Cependant, cette forme
démocratique, objet d'un consensus si constant, est-elle si neutre
qu'elle le parait ? On cherchera à distinguer la forme (élection,
délégation, division des pouvoirs, etc.) sur laquelle
tout le monde sera d'accord, de ce qui est programmé implicitement
par cette forme, contenu sur lequel le silence est fait. Il s'agit d'un
problème classique de distinction du manifeste et du latent,
comme on voit.
Pour établir cette distinction forme manifeste/contenu latent
de la forme, on peut comparer quelques traits de l'intuition démocratique
que nous avons spontanément, et les conceptions freudiennes de
la « psychologie des foules » - texte qui ne promeut nulle
part ce bel idéal, non sans nous laisser dans un certain malaise
(peut-être celui de la civilisation). Trait distinctif le plus
évident : la démocratie en appelle au jugement libre de
chacun des sujets d'un État, seul avec sa raison au moment où
il doit faire un certain choix, essentiellement électoral. En
revanche, la Massen psychologie montre qu'il existe une contrainte entre
les frères qui constituent un groupe. Leur souci d'égalité
les plie devant la loi d'un chef. En ce sens la liberté de l'intuition
démocratique s'oppose aux contraintes qu'impose l'égalité
de la Massen psychologie, puisque cette dernière n'entraîne
rien de moins qu'une perte de la liberté. Est-ce à dire
que la liberté serait seulement un « sentiment »,
un affect qui ne prévaut qu'à la condition de l'inconscience
des contraintes qui pèsent en réalité ? On peut
en effet avoir l'impression d'être libre, alors qu'on ne l'est
pas du tout, au sens où les déterminismes sont tellement
inconscients que leurs impératifs paraissent tout naturels [3].
Cette comparaison pose d'autres questions qu'il faudrait éclaircir
: peut-on définir la démocratie comme le pouvoir ou le
contrôle des dirigés sur les dirigeants, selon des dispositifs
qui permettent d'éviter la tyrannie des seconds sur les premiers
? Si c'est le cas, alors la Massen psychologie l'emporte à coup
sûr, parce que dès que les hommes sont dirigés (et
ne l'ont-ils pas toujours été ?), ils vont s'organiser
selon les règles de la foule. On pourrait aussi définir
la démocratie comme ce qui empêche la fusion de groupes
opposés, et maintient l'hétérogénéité
sans jamais permettre la tyrannie d'un groupe sur un autre [4]. Cependant,
on retombe sur les mêmes données : l'existence de groupes
séparés fait elle-même partie d'un ensemble, elle
répond d'une certaine fiction. Par exemple en France, l'opposition
entre la droite et la gauche, née après la révolution
française, met en scène la fiction du meurtre du père
: il s'agit d'un régicide continué. On coupe des têtes
le plus souvent possible, activité certes distrayante, mais néanmoins
régie par un déterminisme strict. Cette fiction de notre
démocratie nous apparaît toute naturelle, alors qu'elle
est essentiellement idéologique, ou encore inconsciente, ce qui
revient au même. Dans d'autres pays, l'idée démocratique
existe sans doute selon les mêmes règles formelles, mais
seuls ceux qui disposent d'énormes moyens financiers pourront
s'en prévaloir. Ce sera alors le pouvoir de l'argent qui paraîtra
tout « naturel », etc.
Comment aborder cette difficulté à penser ce mot si évident
: « démocratie » ? Difficulté, car la présupposition
de l'idée démocratique serait qu'il existe une société
des ego, c'est-à-dire une société de sujets autonomes
qui auraient à porter des jugements et à décider
en conséquence « raisonnablement ». Or, rien n'est
moins certain, car d'où viennent ces ego ainsi constitués,
sinon du lien social lui-même ? Les ego sont déjà
le résultat du lien social, et ils sont donc déjà
déterminés dans ce qu'ils sont supposés décider.
Nul ne saurait l'ignorer : c'est d'une manière générale
depuis la fin de leur complexe d'Oedipe que les hommes sont dans notre
société républicaine plus au moins de droite ou
plus ou moins de gauche, et qu'ils ne changent pas d'opinion, sauf à
de rares exceptions. La démocratie ne modifie son orientation
que sur la base d'un faible pourcentage d'indécis elle est à
la merci de quelques dyslexiques. Tous les autres citoyens sont déterminés
dans les choix politiques dont ils sont supposés décider
« librement ». Ils tranchent pour des motifs dont ils ignorent
à peu près tout. L'idée démocratique se
pratique sur la base de présupposés qui échappent
à la conscience. Elle s'appuie sur l'hypothèse d'un Moi
unifié alors que ce Moi résulte d'un certain type de fiction
sociale.
L'aspiration à une plus grande égalité l'emporte
sur l'amour de la liberté
Dans l'état actuel des idées, ce sont les démocraties
occidentales qui servent de modèle et parmi elles, les États-Unis
d'Amérique, dont Alexis de Tocqueville fit un panégyrique
convaincant [5]. Tocqueville, depuis ses vingt ans, a toujours eu cette
conviction que le principe démocratique disposait d'un avantage
irrésistible. Selon lui, l'humanité s'achemine inéluctablement
vers la démocratie, définie comme un mouvement vers l'égalité
des conditions. C'est cette marche vers l'égalisation qui est
irrésistible, et c'est elle qui ne cesse d'enregistrer depuis
sept siècles des succès qui la renforce, quand bien même
n'impliquerait-elle pas nécessairement la liberté. On
peut lire par exemple dans l'introduction à De la démocratie
en Amérique : « Lorsqu'on parcourt les pages de notre Histoire,
on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements
qui, depuis sept cent ans ne tournent au profit de l'égalité
» [6]. Quant au motif qui peut ainsi pousser les hommes sur le
chemin de l'égalité, on remarque que, s'il est formulé
comme tel depuis les débuts de l'ère moderne, il était
auparavant actif sans être conscient (les hommes ne formulaient
aucune revendication d'égalité avant l'aube de la révolution
française). D'où provient alors ce principe, actif avant
d'être consciemment exprimé ?
Tocqueville explique le principe inconscient de cette marche en avant
de la démocratie par la main de Dieu : « Le développement
graduel et progressif de l'égalité est à la fois
le passé et l'avenir... De l'avenir de leur histoire, cette seule
découverte donnerait à ce développement le caractère
sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir
arrêter la démocratie paraîtrait alors lutter contre
Dieu même et il ne resterait aux nations qu'à s'accommoder
à l'État social que leur impose la providence »
[7].
La note religieuse qui se répète ailleurs dans différentes
citations délimite une aire particulière de l'humanité,
celle du monde chrétien : « Les peuples chrétiens
me paraissent offrir de nos jours un effrayant spectacle ; le mouvement
qui les emporte est déjà assez fort pour qu'on ne puisse
le suspendre, et il n'est pas encore assez rapide pour qu'on désespère
de le diriger : leur sort est entre leurs mains mais bientôt il
leur échappe ».
Sans doute pourrait-on penser que cette description d'une marche précipitée
du monde chrétien vers la démocratie évoque le
mouvement eschatologique vers la fin des temps, tel qu'il est décrit
dans le monothéisme. Mais on conclura surtout que Tocqueville
donne le nom de Dieu, à défaut de pouvoir le nommer autrement,
à un processus « inconscient » [8].
« Inconscience » de cette marche vers l'égalité
qu'il faudrait donc essayer de comprendre, son principe laissant loin
derrière lui l'aspiration à la liberté. Il faut
soigneusement distinguer la liberté et l'égalité,
écrit Tocqueville : « les peuples démocratiques
montrent un amour plus ardent et plus durable pour l'égalité
que pour la liberté ». Si l'aspiration à l'égalité
est le moteur de l'histoire, la liberté n'accompagne qu'occasionnellement
ses pas, et peut manquer au rendez-vous. C'est ce que souligne la dernière
phrase de De la démocratie en Amérique : « ...mais
il dépend des nations que l'égalité les conduise
à la servitude ou à la liberté, aux lumières
ou à la barbarie, à la prospérité ou aux
misères ».
C'est finalement une contradiction si forte qui est posée entre
liberté et égalité, que l'on se demande si l'on
peut mettre ces deux notions sur le même plan [9]. En ce siècle,
les exemples du sacrifice de la liberté sur l'autel de l'égalité
sont trop nombreux pour que l'on ne s'interroge sur le ressort de cette
aspiration égalitaire. Aspiration à certains égards
effrayante, surtout si l'on considère que l'égalitarisme
signifie aussi la haine de l'inégal, de l'étranger. Racisme,
xénophobie, génocide, à elle seule, cette dimension
de folie autorise l'interrogation psychanalytique. Pourquoi cette violence
égalitaire ? On pensera d'abord que chaque homme voudra être
l'égal de ses semblables, dont il se sent dissemblable. Mais
en réalité, à quoi chaque homme se sent-il si intimement
dissemblable, sinon à lui-même ? L'égalité,
chacun y aspire pour être d'abord égal à l'inconnu
qu'il est pour lui, cette sorte de gouffre qui l'aspire il ne sait trop
où, désir d'il ne sait trop quoi. Et comment parviendrait-il
à se reconnaître, sans l'image d'un semblable ? Ce sont
ceux qui nous entourent, les prochains, qui nous disent à quoi
nous ressemblons, et ils ne tiendront jamais si bien ce rôle qu'en
étant identiques entre eux. Dans cette mesure, l'égalité
spéculaire masque la division subjective, le désir, et
elle maintient donc égales les forces du refoulement. L'égalité
forge le Moi autonome de chacun des frères. La liberté,
au contraire, serait celle du sujet, s'il affrontait son propre désir,
et ne cédait pas sur lui. C'est sans doute pourquoi l'égalité
importe plus que la liberté. La liberté concerne le sujet.
L'égalité, le Moi. Mais combien d'entre les hommes peuvent
regarder leur désir en face ?
En ce sens, quelle est la liberté qu'un homme peut espérer
lorsqu'il est ligoté de toute part dans la foule ? Et que peut
bien être ce sentiment exaltant de « liberté »
qu'il éprouve pourtant lorsqu'il est en accord avec la masse,
sinon l'affect du sujet qui, une fois qu'il a refoulé son désir,
oublié ses déterminismes, se trouve libéré
par le résultat de cette opération égalitaire ?
Ne voit-on pas de quoi il est ainsi « libéré »
? Mais de son désir justement, de ce désir solitaire et
inégal à tout. Cette liberté est le sentiment jubilatoire
que les hommes éprouvent en supplément de ce qu'ils ont
réussi à obtenir du point de vue de leur refoulement.
Moment de jubilation évoquant le stade du miroir, tel qu'il se
réalise au milieu et grâce au groupe, ce sentiment de liberté
est donc bien celui de l'inconscience. L'homo politicus est libre tant
qu'il ignore des déterminismes, qu'il peut ainsi mettre en acte
sans le savoir. La liberté est « source de toute grandeur
morale », écrit Tocqueville mais ajoute-t-il, il s'agit
seulement de la « liberté politique », qui contredit
toute autre notion de liberté. L'exigence de l'égalité
exerce une contrainte qui réduit à peu de choses et même
à un mot vide ce que la liberté promet [10].
Est-ce bien tout ce que l'on peut dire de la liberté ? Non,
bien sûr ! Car il y a d'abord cette liberté première,
plus grande que tout, aussi grande que le désir lui-même.
Il faut donc distinguer la « liberté éthique »,
celle du sujet qui répond de son désir, et la «
liberté politique », affect du Moi qui succède au
refoulement. Seul ce point de vue de la « liberté politique
» importe ici, et l'on remarque donc qu'elle passe au second plan
derrière l'aspiration à l'égalité. Faut-il
en conclure que la démocratie, qui s'en prévaut, va être
aussitôt infléchie dans le sens de la Massen psychologie
?
Les lois et la justice permettent-elles de pallier ce défaut
?
On pourrait penser que le terme de démocratie reprend son sens
grâce à l'application des lois. Cette garantie est mise
en relief dans De la démocratie en Amérique qui valorise
des institutions où ce sont « les lois » plus que
les hommes qui sont supposées diriger [11]. La loi serait ainsi
le meilleur instrument pour transcender les intérêts particuliers
et les effets de groupe, et apparaîtrait comme le véritable
fondement de la démocratie, puisque les peuples, les états,
les groupes sont toujours régis par la psychologie des foules,
qui ne sont démocratiques que par sentiment, ou accidentellement
en fonction de certaines fictions d'époque, d'ailleurs parfaitement
précaires [12].
Cependant, est-il si certain que le droit ne soit pas lui aussi une
fiction, puisqu'il ne cesse d'évoluer en fonction des croyances
d'époque ? Le droit des Femmes, par exemple, a radicalement changé
depuis un siècle en fonction d'une telle évolution. Il
paraît par exemple normal que les femmes américaines obtiennent
au moment d'une séparation d'importantes pensions alimentaires
de leurs époux, quand bien même ceux-ci n'auraient pas
commis d'autre faute que de ne plus les aimer. Mais en réalité,
cette législation protectrice correspond-elle à autre
chose qu'à un certain mythe de la femme et à la culpabilité
des hommes à leur égard ? Ce droit considère les
femmes comme des mineures abusées, et d'un certain point de vue,
il paraît injuste [13].
Que peut-on en conclure, sinon qu'entre droit et justice il y a une
confusion que ne ferait d'ailleurs jamais un homme de loi qui sait toujours
que le droit n'a qu'un rapport approximatif avec la justice [14]. Un
passage de De la démocratie en Amérique donne une intuition
de cette confusion qui donne sa force au droit : « C'est une chose
surprenante que la puissance d'opinion accordée en général,
par les hommes, à l'intervention des tribunaux. Cette puissance
est si grande qu'elle s'attache encore à la forme judiciaire
quand la substance n'existe plus ; elle donne un corps à l'ombre
». Le lecteur s'arrête devant cette belle définition
de la loi, si chargée de sens : « elle donne un corps à
l'ombre ». Mais en réfléchissant, il peut se demander
si elle n'exprime pas au plus juste la confusion entre le droit et la
justice. En effet, le droit ne met en jeu rien d'autre que le principe
d'égalité. Tous les hommes ne sont-ils pas égaux,
au moins devant la loi ? Et l'on ne s'étonnera pas, si, le plus
souvent, la réclamation de justice repose sur le rêve d'être
au moins égal à soi, pour nombre de ceux qui se plaignent
d'avoir été lésé. On voit sur quoi repose
la confusion qui amène à demander justice au droit : c'est
que tous les hommes, au regard de ce rêve, naissent inégaux
entre eux. Ils naissent d'abord inégaux à ce qu'ils voudraient
être. Leurs corps manquent de substance, et le semblable, pensent-ils,
les spolient toujours. C'est cette perte de substance, la castration,
qui régit leur aspiration à l'égalité, fondée
sur cette inégalité à eux-mêmes. Ils cherchent
ainsi à donner de la consistance à leur corps et à
le faire égal à celui du prochain. Et c'est en ce sens
que l'on peut dire qu'il s'agit, grâce au droit, de donner un
corps à l'ombre. « Ne peut-on comprendre de cette façon
la production constante de nouvelles lois, destinées à
pallier ce manque indéfini ?
La justice diffère du droit, puisqu'elle est soutenue par une
fiction du même ordre que celle de l'égalité : il
s'agit de ramener ceux qui détiennent un pouvoir quelconque,
au même niveau que les frères. On peut donc se demander
si le droit ne répond pas lui aussi d'une fiction qui se méconnaît,
celle que l'on retrouve dans la contradiction du fantasme justicier,
si bien mise en scène par Oedipe et par Hamlet. Il met en acte
un rêve à la fois meurtrier et justicier, en prônant
une loi, celle de l'égalité des frères, contre
une autre loi, celle des pères qui la précède logiquement.
Le droit, les différentes réglementations semblent ainsi
toujours retarder par rapport à la réclamation de justice
des sujets pris un par un [15].
Toutefois, quand bien même le droit serait-il contaminé
par la fiction, on voit tout de suite son intérêt par rapport
à l'ordre politique. Le premier n'a pas de sujet, le droit est
anonyme et répond de ce qui est écrit dans les codes.
Quant à l'action politique, elle réclame pour être
appliquée un bras dans lequel un groupe ou une nation se reconnaît.
Le chef subjective la fiction collective. Ainsi, l'administration du
droit est, elle, par principe distincte de la structure du groupe, c'est-à-dire
du pouvoir d'État et de ses agents. On dégage ainsi les
motifs métapsychologiques sur lesquels repose la séparation
des pouvoirs exécutif et judiciaire, si sensible dans la relative
indépendance du droit et des fictions politiques. Il s'agit,
dans cette distinction elle-même, de la contradiction soulignée
plus haut entre différents pôles de l'idée démocratique,
celui qui privilégie l'égalité d'un coté,
et de l'autre l'exercice de la liberté, bien que cette dernière
soit seulement politique. La réclamation d'égalité
formalisée par les lois annule le désir de tous les sujets
pris un par un, selon la neutralité des commandements judiciaires.
Quant à la liberté, si elle est seulement « liberté
politique », et si elle ne saurait se mettre en acte dans la neutralité
de lois qui neutralisent le sujet, elle réclame une délégation
à un sujet qui représente tous les autres.
De même qu'il existe une contradiction entre la liberté
et l'égalité, de même le pouvoir juridique et exécutif
se distinguent. Ce n'est pas tant que le pouvoir judiciaire résulterait
d'une collectivisation des fictions d'époque, tenant la balance
égale entre les extrêmes et édictant la règle
commune. C'est plutôt que la loi écrite est une loi sans
sujet, neutre en ce sens, et éliminant de ce fait sans recours
la dimension de la liberté. En revanche, le pouvoir exécutif
s'incarne en un sujet -et le plus souvent un seul. il permet ainsi le
passage à l'acte du rêve collectif.
Les rêves politiques des hommes demanderont toujours à
être subjectifs. Toute société humaine est donc
d'abord politique avant d'être « de droit » et il
n'a encore jamais existé de société qui soit seulement
« de droit ». De sorte que le judiciaire reste toujours
à la remorque de l'exécutif. On en verra pour preuve que
la lettre de la loi ne suffit jamais pour modifier à elle seule
l'usage politique [16]. Il n'est donc pas du tout certain que, dans
cette contradiction entre liberté et égalité, le
droit sera le plus fort (même s'il peut sembler l'être au
niveau de la « politique-spectacle »).
Nécessité d'expliciter le formalisme démocratique
par le contenu de la « psychologie des masses »
Une fois démontés les rouages législatif, judiciaire
et exécutif de l'institution démocratique, les considérationsde
Freud sur le fonctionnement du liensocialprésentent un intérêt
plus évident. De quoi s'agit-ildans le petit texte sur la Massen
psychologie, sinon d'établir la relation qui existe entre le
lien social et l'inconscient de chaque sujet pris isolement ? Il est
d'usage de considérer W. Reich comme le premier qui aurait cherché
à articuler entre eux l'inconscient et le lien social. En réalité,
c'est Freud qui a innové en la matière. Au delà
du texte déjà cité, qui vise spécifiquement
la structure politique, Freud a cherché à penser le lien
social en examinant les fictions [17] qui lient les hommes entre eux,
et plus spécifiquement les religions [18]. Dans Moise et le monothéisme,
par exemple, la fiction religieuse prend une fonction précise,
celle de refouler le désir. La version biblique de Moïse
apportant la loi sert à occulter le meurtre de Moïse. Voilà
pourquoi la fiction lie fortement entre eux les hommes d'une certaine
aire culturelle. C'est qu'ils ont besoin d'elle pour maintenir le refoulement
de leur désir. De même, dans notre aire culturelle, tous
les névrosés qui ont rêvé qu'ils étaient
les premiers pour leurs mères - c'est-à-dire qu'elles
étaient vierges -, peuvent refouler ce désir grâce
à la fiction chrétienne de la Vierge Marie. La représentation
conjointe de la virginité et de la maternité est le fait
du fantasme névrotique, mais le fantasme diffère de la
fiction. Dans le fantasme, il existe une contradiction vierge/mère,
et la fiction est justement inventée par le névrosé
pour résoudre une telle contradiction. Elle la refoule, puisque
dans le discours raisonnable cette contradiction n'est pas admissible.
Nul ne peut penser raisonnablement que sa mère est vierge, et
réservée à son seul usage. C'est possible au contraire
dans la fiction religieuse (relire Saint Thomas démontrant que
Marie était toujours vierge après son accouchement).
Le refoulement du fantasme opéré par la fiction joue
seulement sur ce qui n'est pas logique (sur la contradiction). En conséquence,
elle ne refoule pas la totalité du complexe concerné,
c'est-à-dire l'ensemble contradictoire qui structure le désir.
C'est facile à effectuer : l'un des pôles reste conscient
mais il est tenu à l'extérieur, remis aux bons soins de
la fiction. De ce fait, le pôle qui lui est contradictoire, perd
sa valeur, sombre dans le refoulement. Par exemple, dans le complexe
névrotique mère-vierge, il est suffisant qu'un seul des
termes soit refoulé : les catholiques mettent en position d'idéal
la Vierge, ce qui n'est pas le cas des réformés. Par exemple
encore, le complexe paternel comporte une contradiction entre le père
vivant, celui de la puissance phallique, et le père mort, qui
permet la symbolisation : les animistes privilégient la première
figure, et les monothéistes, la seconde (etc.).
Une fois qu'une certaine fiction aura été choisie, elle
refoule le terme de la contradiction qu'elle résout. Elle sera
ainsi contradictoire avec d'autres choix, et la différence culturelle
établie de la sorte aura comme enjeu le refoulement lui-même.
La « croyance » est inversement proportionnelle au refoulement,
et l'intolérance trouve sa racine dans la crainte du retour du
refoulé comme de la modalité de jouissance qu'il implique.
On comprend qu'il sera insupportable pour les névrosés
d'une certaine culture de voir fonctionner dans une autre culture un
mode de jouissance qu'ils ont eux-mêmes refoulé. La culture
musulmane, par exemple, paraîtra inquiétante du point de
vue chrétien, à proportion de la place qu'elle accorde
aux femmes, conséquence de l'impossibilité de pardonner
les pêchés (puisque tout est déjà écrit
dans la main d'Allah). Exclusion des femmes, privilège des hommes,
voilà autant de caractéristiques qui, transposées
dans notre culture, évoqueront une homosexualité incompatible
avec la dogmatique chrétienne [19].
Il n'existe pas d'inconscient collectif, mais seulement des fictions
collectives, qui permettent de comprendre l'organisation horizontale
d'une foule, selon un axe qui donne sa cohésion culturelle à
un groupe donné. Pourquoi les hommes seraient-ils unis entre
eux, en effet, sinon parce que chaque frère a besoin du soutien
d'un autre frère pour organiser et donc maintenir la force de
son propre refoulement ? Ce que chacun ne veut pas savoir de son désir,
il le refoule grâce à une fiction, mais celle-ci prendra
sa valeur de vérité et sa force uniquement dans la mesure
où elle sera accréditée par d'autres. Le fantasme
vire ainsi en cette instance extérieure, la fiction dont il n'est
pas responsable. (Le tabou de la virginité par exemple, paraîtra
supportable lorsqu'il sera présenté culturellement sous
la forme du dogme catholique de la Vierge Marie, etc.). Le lien social
trouve ainsi sa cohésion dans une croyance commune, qui assure
l'identification horizontale du groupe, offrant sa caution à
son vecteur égalitaire : « Tu crois à la même
chose que Moi, Toi mon frère en refoulement ! ».
« Mais à quoi crois-tu, sinon à un certain mythe
paternel ? » C'est lui qui variera selon les cultures. Le père
jouisseur prévaut dans le totémisme, le père mort
est au premier plan dans le monothéisme, prolongé par
une impersonnalité du père, à l'œuvre dans
la modernité depuis Descartes (dépersonnalisation qui
n'enlève d'ailleurs rien à son efficace). Ces formalisations
programment aussitôt une organisation verticale laissant au chef
une place définie par l'idéal - c'est-à-dire ce
qui résulte du refoulement. Cette double détente de la
fiction ne permet-elle pas de situer le registre qui correspond au discours
politique ?
Collectivisation politique des fantasmes
Prenons le problème en considérant le devenir du désir
inconscient : à un certain moment de son déploiement le
fantasme pousse le sujet à agir, bien qu'il ignore les motifs
inconscients de cette action. Tel sujet par exemple, se lancera dans
une action aventureuse qu'il justifiera de façons multiples :
par l'appât du gain, par la gloire, etc. Sa performance pourra
aussi avoir l'air d'être gratuite, comme lorsqu'il réalisera
un exploit sportif. Ou encore elle sera au contraire hautement idéalisée,
à l'occasion d'une action héroïque ou d'un fait d'arme
militaire. En réalité, du point de vue du fantasme inconscient,
le héros aura peut-être voulu mourir, ou il aura tenté
de se faire vaincre, fidèle en cela au rêve de l'enfant
qui ne jouit jamais si bien qu'en étant battu [20]. Plus simplement
encore, un acte quelconque permet de s'identifier en tranchant les aliénations.
La plupart des actions sont ainsi accomplies au nom de bonnes raisons,
et l'ignorance du désir qui les animent « en réalité
» n'apparaît jamais. Reste seulement un vague sentiment
d'absurdité : on s'interroge sur le pourquoi de tant d'efforts.
Mais ce n'est pas seulement cette inconscience qui permet de considérer
que tout acte relève de la catégorie de l'acte manqué,
et cela alors même qu'il semble avoir rempli ses objectifs conscients.
Par exemple, l'homme qui a voulu être père paraît
avoir réussi lorsqu'il a effectivement un enfant, etc., ou encore
celui qui entreprend une action aventureuse, comme César franchissant
le Rubicon, semble réussir lorsqu'il traverse ce fleuve. Cependant,
du point de vue du fantasme inconscient l'acte aura pourtant échoué
(ce qui énervera évidemment beaucoup ce pauvre César,
qui s'empressera de chercher d'autres Rubicon à franchir, jusqu'à
ce qu'il rencontre son Styx final, son vœu secret). N'est-il pas
clair que celui qui réussit à être sujet de l'action,
ne peut pas être en même temps objet de la jouissance ?
Ce n'est pas tellement que l'objet se déroberait toujours au
désir selon le cauchemar de Tantale, c'est plutôt que l'objet
qui voudrait jouir est celui là même qui agit pour le faire,
et qu'il perd sa qualité d'objet dès qu'il fait le moindre
mouvement. Par conséquent une part du fantasme sera toujours
manquée, et plus le sujet agira, plus il faudra qu'il agisse
pour réaliser cette part perdue. L'action appelle l'action, et
celui qui court ne saura rapidement plus s'il poursuit où s'il
est poursuivi [21]. L'acte échoue parce que le fantasme comporte
deux versants contraires adossés l'un à l'autre, et formant
un vel : ou bien être l'objet de la jouissance, ou bien être
le sujet de l'action. Les implications de ces considérations
sur le discours politique sont d'importance.
Pourquoi déléguer ?
La conception occidentale de la démocratie repose sur l'idée
d'une délégation, qui est accordée pour un certain
temps par un vote, procédure qui semble tout « naturellement
» représenter un progrès : l'élu se trouve
dans une autre position que celle du souverain, ou du monarque [22].
On essaiera de mesurer en quoi. Remarque préliminaire : le vote
à lui seul, ne suffit pas à définir la délégation,
qui peut se dispenser des suffrages explicitement exprimés. Le
roi, le tyran, le chef de l'État éclairé, voilà
autant de personnages qui sont à même de mettre en scène
la fiction. Le vote apporte un élément supplémentaire
: il implique une égalité des citoyens au moment où
ils posent cet acte de l'élection.
A quelle instance psychique fait appel cette décision, supposée
libre et raisonnable ? Au « Moi » pensera-t-on, puisque
jamais le sujet ne saurait déléguer son désir,
sinon en disparaissant comme sujet, et en apparaissant comme «
Moi », en effet. Le principe démocratique dispose ainsi
d'un attrait irrésistible puisant sa force dans celle du refoulement
lui-même. Quoi de plus important pour chaque sujet que d'arriver
à se constituer comme un « Moi autonome » ? Et il
n'y arrivera jamais si bien que grâce aux fictions et à
l'appui qu'elles apportent au refoulement. Cependant, cette «
autonomie » du Moi, n'est relative qu'au désir refoulé,
et en réalité ce pauvre Moi reste divisé et en
proie à l'inconsistance. Où trouvera-t-il sa force sinon
au dehors ? Il la cherchera auprès de son frère, dans
le spectacle d'un lui-même qui n'est pas lui, mais toujours un
autre, supposé détenir les règles de la normalité.
On l'a déjà montré : c'est en ce sens que l'aspiration
à l'égalité semble irrésistible et constitue
l'idée force de la « démocratie ».
Mais tirons maintenant la conséquence politique : pour ce «
moi » unifié et raisonnable, la « délégation
» paraît inévitable, non pas parce que la démocratie
directe serait techniquement irréalisable, mais à proportion
du refoulement dont sa constitution résulte. « On »
délègue en se refoulant comme sujet. Ainsi s'ouvre le
champ de la jouissance propre au politique, celle qui laisse les hommes
pantelants devant leurs postes de télévision, devant un
monde dont ils sont spectateurs pendant le temps où ils délèguent
[23].
Comment va s'effectuer le passage à l'acte du fantasme, une
fois passé à la moulinette fictionnelle ? Tout laisse
penser que, de même que la fiction présente le fantasme
sous une forme tronquée, travestie et surtout déléguée,
de même le passage à l'acte sera lui aussi délégué
à celui qui sera capable d'incarner le sujet de la fiction, précisément
refoulé dans le passage du fantasme à la fiction. L'homme
politique représente le sujet dérobé de la fiction,
et assure sa pérennité à un certain moment de son
histoire. On définit ainsi le discours politique comme la délégation
nécessitée par la mise en acte des fictions en jeu dans
une certaine culture. Le chef politique agit pour ceux qui refoulent
leurs fantasmes grâce à la fiction, alors que cette dernière
reste dépourvue de sujet à cause de ce passage lui-même.
Ce « mandat », aussi impératif que le refoulement,
présente bien des avantages : une fois l'action déléguée,
les frères peuvent se situer à l'autre pôle du fantasme,
c'est-à-dire celui d'objet de jouissance, bien qu'ils puissent
encore agir, au nom du chef.
A quelle place se trouve ce leader, lorsqu'il incarne une fiction qui
permet de maintenir le refoulement ? S'il apparaît comme seul
sujet de l'acte, il occupe une place d'exception. Il est celui grâce
à qui peuvent se réaliser les deux faces du fantasme,
la clef de voûte d'une jouissance sans pareille : le Roi [24]
! Pendant le temps de son mandat, il représente une exception
nécessaire au fantasme, sinon de chacun, du moins de tous ceux
qui veulent à la fois refouler leur fantasme et en jouir quand
même. On voit ainsi ce qu'il y a de nécessaire dans le
culte de la personnalité, quand bien même ne prendrait-il
pas une allure tyrannique. Une seule personne incarne le pouvoir, car
seul un sujet manque à la horde des frères pour qu'ils
puissent agir innocemment [25]. En ce sens, non seulement le chef fait
exception, mais il représente de plus un coupable en puissance.
Il est structuralement au-dessus de la Loi puisque par définition,
la Loi n'a pas de sujet, et qu'il incarne ainsi la possibilité
de sa transgression, pour qu'elle fonctionne [26]. Son ordre autorisant
potentiellement le passage à l'acte du fantasme, toutes les turpitudes
lui seront à l'avance prêtées, quand bien même
ne les commettrait-il pas.
De cette façon, la politique prend pour chacun des individus
du groupe culturel concerné une place par rapport au fantasme,
dont elle comportera les caractéristiques au même titre
que la fiction. L'action pourra se donner une foule de bonnes raisons
: le bien commun, la patrie, l'honneur, l'humanitarisme, le droit, etc.,
au même titre que l'action journalière des sujets particuliers.
Mais ces motifs restent secondaires par rapport aux causes inconscientes.
Voilà pourquoi la politique n'appartient pas au domaine de la
pensée rationnelle, puisqu'elle cherche à résoudre
contradictoirement une contradiction du fantasme. Il est rare qu'un
individu change d'opinion politique, parce qu'il aurait été
convaincu par des arguments rationnels, qui resteront au second plan
derrière l'identification au chef, si l'on peut appeler ainsi
ce transfert de sujet qui permet à chacun de se décharger
du poids de son acte. Ce n'est pas que le vote serait un « non
acte » : c'est l'acte unique qui extrait le Moi de l'isoloir (belle
métaphore du refoulement, de ce point de vue).
Il existe ainsi un moyen de passer à l'acte économique
et en somme banal. Comme la contradiction interne au fantasme risque
d'inhiber l'action, rien ne sera plus commode que la délégation,
réalisation du rêve à moindre frais, qui permet
à celui qui agit de le faire au nom de ce qu'il ignore de son
propre désir. Il passe à l'acte innocemment sinon impunément,
quand bien même il le ferait pour la bonne cause, pour se plier
aux règles d'un « devoir » dont il ignore qu'il sert
sa jouissance. Comme c'est pratique ! Grâce à ces caractéristiques,
celui qui agit peut toujours prétendre à l'innocence,
puisqu'il n'a pas réussi à réaliser son objectif.
« J'ai agi, mais je n'en ai pas joui », peut-il déclarer.
Et il le dira encore plus facilement s'il le fait au nom du «
devoir », c'est-à-dire des fictions en vigueur à
son époque, fictions dont il est en apparence irresponsable.
On a reconnu cette fameuse obéissance kantienne à la «
loi » dont Eichmann sut plus tard se réclamer. Voilà
bien la « neutralité » de la loi dont il était
question tout à l'heure ! Quel plaisir que de concrétiser
de la sorte les deux pôles du fantasme, c'est-à-dire d'une
part agir par délégation, et d'autre part être l'objet
de la jouissance dans cet acte lui-même. On mesure quelle énorme
jouissance met en scène la politique [27]. Le politique se présente
comme solution de la contradiction structurale du fantasme, par le biais
de la fiction partagée. C'est pourquoi pendant une guerre, les
névrosés se portent à merveille, puisqu'ils réalisent
ainsi les deux pôles contradictoires de leurs fantasmes [28].
L'action politique présentera encore d'autres caractéristiques
du fantasme que l'on a déjà évoqué. Le fantasme
n'est pas seulement contradictoire entre jouissance (objet) et acte
(sujet). Il comporte aussi, sur le versant de l'acte, des variantes
contradictoires entre elles, dont une seulement sera privilégiée.
On l'a vu, la foule s'organise horizontalement lorsqu'un frère
cherche auprès d'un autre frère quelle est la valeur de
vérité de la fiction qu'il partage avec lui. Mais comme
cette fiction ne reprend à son compte qu'une seule des différentes
possibilités du fantasme, tout ce qui est contradictoire à
la fiction collective sera refoulé. En ce sens, l'étranger
représente le retour du refoulé. Lorsque deux frères
se mettent d'accord sur une certaine fiction, ils auront tous les deux
refoulé la même modalité insupportable du fantasme.
En ce sens, ils pourront affronter ensemble le même ennemi qui
représente ce qu'il y a de diabolique dans leurs propres désirs.
Contre cet ennemi, le chef politique ordonne une bataille dont l'enjeu
vital n'est autre que le succès du refoulement lui-même
(i. e. : de l'idéal qui en résulte) [29].
Comment peut-on maintenant considérer le contenu latent de la
forme démocratique ?
Le formalisme démocratique serait-il finalement à la
merci de la constitution du Moi, c'est-à-dire en butte aux forces
du refoulement ? Ce n'est pas tant que, de même que le «
moi autonome » se présente plutôt sous les allures
d'un clown, de même la démocratie présenterait bien
des aspects dignes du cirque (la « politique-spectacle »).
Après tout, le clown est un personnage distrayant et ses tours
sont préférables à ceux du tyran. Pendant qu'il
nous fait rire, le temps passe sans trop de casse. C'est plutôt
que, tandis que le spectacle de cette scène nous occupe l'esprit,
d'autres enjeux passent au second plan (et se sont eux qui, un jour,
explosent au milieu de la scène : guerre, racisme, xénophobie,
etc.). On peut penser par exemple que la plupart de ceux qui ont voté
pour l'idéal de l'Europe, l'ont fait indépendamment des
conséquences prévisibles. De même, un vote à
gauche ou à droite est d'avantage affectif que guidé par
un contenu politique, qui se montre d'ailleurs à peu près
équivalent dans la pratique. Et si chacun sait qu'il n'y a pas
de changement effectif de politique, on se demande alors quel est l'enjeu
réel qui anime si puissamment la perspective démocratique.
Cela ne veut-il pas dire que l'enjeu effectif de l'affect démocratique
est le changement lui-même, c'est-à-dire mettre à
bas le pouvoir en place selon la scénographie, meurtrière
à moindre frais, de l'égalité des frères
? Auquel cas l'idée démocratique serait d'abord une scénographie
œdipienne d'époque, bien nécessaire en un temps où
le ciel est en train de se vider de son panthéon.
On voit maintenant quel est le contenu programmé par la «
forme » démocratique. Il s'agit en quelque sorte de l'exercice
légal, civique, du meurtre des pères de la fiction, le
vote exprimé ne se faisant que très approximativement
sur des idées et bien plutôt sur des individus qui incarnent
certains rêves du temps, ces fictions s'opposant à d'autres
fictions. Par exemple, la gauche contre la droite, constituant, dans
cette opposition elle-même la fiction continuée de la chute
du pouvoir théocratique (pour ce qui concerne la France) [30].
En réalité, ce que la démocratie telle que nous
l'entendons met en œuvre grâce aux suffrages, c'est une autre
fiction, celle qui consiste à pouvoir mettre le père par
terre après l'avoir tout d'abord mis en place. Le pouvoir pour
le peuple de changer ses délégués, alors même
qu'ils font à peu près la même politique, apporte
quelque chose de plus à la simple délégation du
fantasme. C'est déjà le fantasme de meurtre lui-même
qui crève l'écran à l'heure du vote [31].
Ne faut-il pas le savoir, si l'on veut que l'affect débarrasse
le plancher, et que les enjeux effectifs apparaissent ? Dans la mesure
où la « démocratie » se présente comme
un idéal, c'est-à-dire ce qui résulte du refoulement
de son contenu oedipien, son formalisme ne sera efficace que lorsque
cet encombrant contenu aura débarrassé le plancher, et
avec lui, les spécialistes du sourire parfois sympathiques, mais
souvent beaucoup moins, qui appuient leur pouvoir sur lui.
[1] On emploiera ici le terme « fiction » au sens d'un
récit programmant la réalisation du désir du sujet,
en premier lieu selon la modalité grammaticale du conditionnel
: « Si... alors... Le « si » explicite les autres,
le lien social, résultat actuel. Le « alors », l'effectuation
du désir remise au futur (jeu des enfants, programme politique,
religions, etc.).
[2] Contrairement aux conclusions de bien des commentateurs, lorsque
Rousseau écrit dans le Contrat Social « que la volonté
générale est toujours bonne et vise toujours le bien commun
», cela n'implique pas que la volonté empirique du peuple
soit bonne par essence.
[3] Par exemple, pour ce qui concerne les relations amoureuses, l'union
libre semble établir un lien léger tout empreint de liberté,
alors que ce type de relation correspond à une haine de la famille
qui est un déterminisme d'époque.
[4] Madison, l'un des pères fondateurs de la démocratie
américaine voyait dans la fragmentation et la désunion
un garant de la liberté individuelle : « ...la société
sera divisée en tant de partis, d'intérêts et de
classes de citoyens, que les droits de l'individu, ou de la minorité
ne seront guère menacés par... la majorité ».
Federalist : 51/323.
[5] Tocqueville écrit par exemple au chapitre premier de la
deuxième partie de De la démocratie en Amérique,
sous le titre de Comment on peut dire rigoureusement qu'aux États-Unis
c'est le peuple qui gouverne : « En Amérique le peuple
nomme celui qui fait la loi et celui qui l'exécute, lui-même
farine le jury qui punit les infractions à la loi ; non seulement
les institutions sont démocratiques dans leurs principes mais
encore elles sont démocratiques dans tout leur développement
; ainsi le peuple nomme directement ses représentants et les
choisit en général tous les ans, afin de les tenir plus
complètement dans sa dépendance. C'est donc réellement
le peuple qui dirige, et quoique la forme du gouvernement soit représentative,
il est évident que les opinions, les préjugés et
les intérêts et même les impatiences du peuple ne
peuvent trouver d'obstacle durable qui les empêche de se produire
dans la direction journalière de la société ».
[6] Et un peu plus loin : « le développement graduel de
l'égalité des conditions est donc un fait providentiel,
et en a les principaux caractères : il est universel, il est
durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine,
tous les événements comme tous les hommes servent à
son développement. Serait-il sage de croire qu'un mouvement social
qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d'une
génération ? Pense-t-on qu'après avoir détruit
la féodalité et vaincu les rois, la démocratie
reculera devant les bourgeois et les riches ? S'arrêtera-t-elle
maintenant qu'elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles
? Où allons-nous donc ? Nul ne saurait le dire ; car déjà
les termes de comparaison nous manquent : les conditions sont plus égales
de nos jours parmi les chrétiens qu'elles ne l'ont jamais été
dans un aucun temps et dans aucun pays du monde ; ainsi la grandeur
de ce qui est déjà fait empêche de prévoir
ce qui peut se faire encore. Le livre entier qu'on va lire a été
écrit sous l'impression de terreur religieuse produite dans l'âme
de l'auteur par la vue de cette révolution irrésistible
qui marche depuis tant de siècles a travers tous les obstacles,
et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer au milieu des ruines qu'elle
a faites ».
[7] Tocqueville remarque à la page 63 de De la démocratie
en Amérique « le peuple règne sur le monde politique
américain comme Dieu sur l'univers. Il est la cause et la fin
de toute chose ; tout en sort et tout s'y absorbe ». Cette analogie
entre Dieu et le peuple évoque sans doute la fiction religieuse
qui a unit ce peuple avant de se laïciser, si tant est qu'elle
le soit.
[8] Appréciation conforme d'ailleurs à la description
de Tocqueville « La démocratie a donc été
abandonnée à ses instincts sauvages ; elle a grandi comme
ces enfants privés des soins paternels qui s'élèvent
d'eux-mêmes dans les rues de nos villes, et qui ne connaissent
de la société que ses vices et ses misères ».
[9] Lorsqu'il compare la liberté et l'égalité
Tocqueville ne peut s'empêcher de remarquer : « ce n'est
pas que les peuples dont l'état social est démocratique
méprisent naturellement la liberté ; ils ont au contraire
un goût instinctif pour elle. Mais la liberté n'est pas
l'objet principal et continu de leurs désirs ; ce qu'ils aiment
d'un amour éternel, c'est l'égalité ; ils se lancent
vers la liberté par impulsion rapide et par effort soudain et
s'il manque le but, ils se résignent. Mais rien ne saurait les
satisfaire sans l'égalité. Ils consentiraient plutôt
à périr qu'à la perdre ».
[10] « ...Il n'est rien en plus fécond en merveille que
l'art d'être libre ; mais il n'y a rien de plus dur que l'apprentissage
de la liberté », Alexis de Tocqueville, De la démocratie
en Amérique.
[11] Selon Tocqueville le droit, la loi écrite occupe un rôle
central dans la démocratie américaine. Il écrit
par exemple : « Le président peut faillir sans que l'État
souffre, parce que le président n'a qu'un devoir borné.
Le Congrès peut errer sans que l'union périsse, parce
qu'au-dessus du Congrès réside le corps électoral
qui peut changer l'esprit en changeant ses membres. Mais si la Cour
Suprême venait jamais à être composée d'hommes
imprudents ou corrompus, la confédération aurait à
craindre l'anarchie ou la guerre civile ».
[12] Si l'on en croit Tocqueville dans De la démocratie en Amérique,
la loi transcende les intérêts particuliers, comme si ce
qui est édicté sous forme législative échappait
aux croyances et aux effets de groupe. On peut lire par exemple à
la page 105 de l'édition de La Pléiade : « souvent
l'européen ne voit dans le fonctionnement public que la force
; l'américain y voit le droit. On peut donc dire qu'en Amérique
l'homme n'obéit jamais à l'homme, mais à la justice
ou à la loi ».
[13] Je me contente seulement ici d'évoquer l'idéologie
spontanée du droit. Pour une critique plus acerbe, on relira
par exemple L. Althusser, dans son petit texte La solitude de Machiavel
: « ...les idéologues bourgeois se sont mis pour très
longtemps à raconter dans le droit naturel leur merveilleuse
histoire de l'État, celle qui commence par l'État de nature,
et continue par l'État de guerre, avant de s'apaiser dans le
contrat social par quoi naît l'État et le droit positif.
Histoire complètement mythique, mais qui fait plaisir à
entendre, car finalement elle explique à ceux qui vivent dans
l'État qu'il n'y a aucune horreur à l'origine de l'État,
mais la nature et le droit, que l'État n'est rien d'autre que
du droit, est pur comme le droit, et comme ce droit est dans la nature
humaine, quoi de plus naturel et de plus humain que l'État ?...
Nous savons comment Marx répond : par l'histoire des pillages,
des vols, des exactions, par la dépossession violente des paysans
anglais chassés de leurs terres et leur fermes détruites
pour qu'ils soient à la rue par une tout autre histoire autrement
saisissante que la rengaine moralisante des idéologies du capitalisme
» (Futur Antérieur 1 : Printemps 1990).
[14] C'est cependant cette confusion, cette croyance qui selon Tocqueville
est au fondement des républiques américaines, croyance
tellement forte selon cet auteur, qu'il écrit : « Lorsque
les républiques américaines commenceront à dégénérer,
je crois qu'on pourra aisément le reconnaître : il suffira
de voir si le nombre de jugements politiques augmente ».
[15] Encore une fois, je ne traite ici que de l'idéologie du
droit dans son innocence. Rien n'empêche de penser qu'il existe
aussi une manipulation de cette idéologie. Une Polizeiwissenschaft
qui avalise médiatiquement une répression au nom du droit.
Grâce au droit, un pouvoir politique n'a même plus besoin
de se légitimer : « ...Ce n'est pas seulement la théorie
démocratique de la légitimation qui est éliminée
- mais aussi la théorie autoritaire du pouvoir, de Hobbes à
Schmitt : il n'y a plus ni amis ni ennemis. Le lien social, son incidence
aussi bien sur les procès de coopération que de légitimation
sont rendus dérisoires. « Pourquoi faut-il obéir
? » : ce problème est évacué par une phénoménologie
de l'obéissance que l'on prend pour la réalité
normative, pour un cadre général de référence
immuable. La nécessité du pouvoir est non pas démontrée
mais postulée. L'existence du pouvoir, de ce pouvoir actuel,
a la même nature opaque mais inviolable nécessité
qu'un événement naturel. » (Toni Negri,Polizeiwissenschaft,
Futur Antérieur 1 : Printemps 1990).
[16] Tocqueville lui-même fait remarquer que certains peuples
possèdent des constitutions à peu près équivalentes
à celles des États-Unis mais que les résultats
sont entièrement différents. C'est le cas, écrit-il,
du Mexique : « Les habitants du Mexique, voulant établir
le système fédératif, prirent pour modèle
et copièrent presque entièrement la constitution fédérale
des anglo-américains, leurs voisins. Mais en transposant chez
eux la lettre de la loi, ils ne purent transposer en même temps
l'esprit qui la vivifie ».
[17] On trouve de bons exemples de la relation entre idée démocratique
et fiction religieuse dans les écrits de Tocqueville. La démocratie
américaine aurait selon lui pris son essor grâce à
un mélange intime de religion et d'esprit de liberté.
En ce sens, la démocratie des puritains de la Nouvelle Angleterre
contredit l'esprit de la révolution française, appuyée
sur une opposition entre la religion et l'esprit de liberté.
Comme le fait remarquer Tocqueville : « En Amérique c'est
la religion qui mène aux lumières ; c'est l'observance
des lois divines qui conduit l'homme à la liberté ».
Et un peu plus loin : « J'en ai déjà dit assez pour
mettre en son vrai jour le caractère de la civilisation anglo-américaine...
Elle est le produit... de deux éléments parfaitement distincts...
mais qu'on est parvenu en Amérique à incorporer en quelque
sorte l'un dans l'autre et à combiner merveilleusement. Je veux
parler de l'esprit de religion et de l'esprit de liberté ».
Tocqueville insiste de cette façon sur le caractère théocratique
de la République américaine en son fondement. La Révolution
américaine diffère en ce sens radicalement de la Révolution
française. « Le grand avantage des Américains -
écrit Tocqueville - est d'être arrivés à
la démocratie sans avoir à souffrir des révolutions
démocratiques et d'être nés égaux au lieu
de le devenir ». Chaque homme dans la République américaine
tient sa position de « moi autonome » à partir de
son rapport à Dieu, fondant ce qu'il faut bien appeler une démocratie
théocratique (Cf. la constitution américaine).
[18] Des théoriciens aussi dissemblables que K. Schmitt et J.
Schumpeter ont souligné fortement que la « démocratie
» peut s'interpréter comme une sécularisation du
dogme chrétien.
[19] Ce fait de civilisation permet d'évaluer, le retentissement
des fictions sur le comportement individuel : l'homosexualité
dans nos sociétés est considérée comme un
choix prohibé ou marginal, alors qu'il était le fait prévalant
dans presque toutes les sociétés totémiques de
l'antiquité, au Japon, etc., où il faisait partie de la
normalité. Cette constatation massive montre que la fiction a
un rôle de refoulement qui infléchit notablement le destin
des névroses individuelles, en leur offrant un certain choix
à l'exclusion d'un autre.
[20] Autre exemple, tel sujet voudra être père ou mère
et i1 réalisera ce vœu en croyant qu'il accède effectivement
à 1a paternité ou à la maternité. En réalité,
du point de vue de son désir inconscient, il aura donné
un enfant à son père ou à sa mère, en leur
payant ainsi ce qu'il leur doit et en purgeant sa culpabilité
à leur égard. En dépit de ce qu'il croit, il n'aura
accédé à la paternité ou à la maternité
qu'en tant qu'enfant.
[21] Transportant avec elle cette perte de jouissance, l'action sera
donc toujours de quelque façon surplombée par 1a mort.
En effet, pour supporter le Vel de la contradiction du fantasme sans
être inhibé, celui qui agit devra mettre en jeu son Etre-pour-la-mort,
puisqu'il est mort pour la jouissance à chaque fois qu'il veut
l'atteindre, contradiction qu'il ne résout qu'en repoussant sa
réalisation plus loin, stoïquement, joyeusement. C'est pourquoi
tout acte confronte à l'Etre-pour-la-mort, épreuve qui
ne vaut pas seulement pour les actes héroïques, mais pour
tout ce qui fait acte. On dégage ainsi une dimension sacrificielle
de tout acte, un héroïsme quotidien de l'action même
de celle qui paraît 1a moins noble, la plus simple. Outre que
l'acte méconnaît son motif, il accomplit l'inaccomplissement.
[22] Et cela, même si ce dernier est éclairé,...«
Quelque soit sa position -dit Tocqueville -s'il ne tyrannise point,
il gêne, il comprime, i1 énerve, i1 éteint, il hébète,
et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un
troupeau d'animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le
berger ».
[23] Place structurale des Médias : la « société
du spectacle », comme conséquence de cette notion de la
démocratie.
[24] On pense à cet aphorisme de Machiavel : « Il faut
être seul pour fonder un État ».
[25] Dans ces carnets de captivité, Althusser fait dire à
Napoléon : « Je fais mes plans avec les rêves de
mes soldats ». Le chef est ainsi défini comme celui qui
est capable de passer à l'acte, tandis que ses soldats dorment.
Il agit en leur nom, et en ce sens ils se reconnaissent en lui comme
sujet de l'inconscient. Et si cette place est bien celle du sujet de
l'inconscient, il sera supposé aussi libre et débridé
que lui. Question un vrai chef est-il celui qui contredit la loi qu'il
impose ? Hitler ressemblait-il à un aryen ? Non, puisqu'il était
demi juif.
[26] On trouvera un petit exemple de cette fonction de l'exception
dans cette histoire juive : le Grand Rabbin s'écrie un jour à
la fin d'une prière : « Oh Mon Dieu, tu es tellement puissant
que, devant Toi, je ne suis rien ». C'est alors que l'apprenti
rabbin qui l'avait écouté dévotement s'écrie
à son tour : « Oh Mon Dieu, tu es tellement puissant que
devant Toi je ne suis rien ! ». Furieux, le Grand Rabbin se tourne
aussitôt vers son apprenti en lui disant : « Non mais alors,
ça ne va pas de te prendre pour rien ? ». Cette réplique
laisse entendre que l'aide du Rabbin occupe une certaine place dans
la hiérarchie : il est déjà forcément quelque
chose, et il ne saurait prétendre occuper la place du «
rien », cette vacuité devant Dieu qui est entièrement
délégué dans la fiction au chef de la synagogue.
Cette petite histoire ne vaut-elle pas d'ailleurs pour d'autres branches
du monothéisme ? Le Messie de la religion chrétienne se
comporte comme ce Rabbin, puisque, seul intercesseur entre l'homme et
Dieu, il aura été crucifié à la place de
tous les chrétiens, qui sont en quelque sorte interdits de suicide
depuis son sacrifice. On pourrait montrer que le processus même
de l'évangélisation fonctionne selon la structure de ce
trait d'esprit : chaque frère de la horde des chrétiens
peut toujours dire à son frère : « Non mais ça
ne va pas de te prendre pour le Christ ? », chacun étant
appelé à s'identifier au Messie, qu'il n'est pourtant
pas, pendant la communion, selon un mouvement en droit universel (Katolicos).
[27] . Ce rapport de la fiction au fantasme apparaît crûment
à l'occasion de l'accomplissement de certains actes, comme celui
de tuer. Rien de plus banal dans le fantasme, que le désir de
tuer le père ou le rival. Mais cette impulsion meurtrière
est inhibée par un amour qui lui est directement proportionnel.
Cependant, grâce à la fiction politique, un homme peut
recevoir l'ordre de tuer de la part du chef de son groupe : il réalisera
de la sorte son fantasme, c'est-à-dire jouir du meurtre, tout
en étant débarrassé de l'inhibition de l'amour,
qu'il voue au chef de son groupe. « On » peut ainsi tuer,
jouir, au nom de la fiction, à condition d'en recevoir l'ordre.
De sorte qu'obéir est à soi seul une jouissance : elle
réclame seulement la fiction, la loi justificatrice.
[28] Adnan Houbballah, qui travaillait à Beyrouth comme psychanalyste
pendant la guerre civile, citait récemment l'exemple d'un milicien
qui reçoit l'ordre de son chef d'aller sur la ligne de démarcation
et de « tirer sur tout ce qui bouge ». Il voit arriver une
mère de famille et sa fille ; la mère de famille le regarde
sans bouger et il ne tire pas, mais au moment où cette mère
se déplace pour protéger sa fille il ouvre le feu, puisqu'elle
a bougé. Le fantasme de tuer s'est ainsi réalisé
grâce à la fiction de la milice, qui voulait que l'on tire
sur tout ce qui bouge le long de la ligne de démarcation.
[29] Dans l'aire protestante, par exemple, la jouissance sera organisée
en niant l'existence de la vierge, ce qui revient à dénier
la position idéalisée de la femme, alors que dans l'aire
catholique, c'est l'affirmation contraire qui est largement valorisée.
Et les croyants de chacune de ces religions considéreront les
autres comme le diable, c'est-à-dire comme un retour de leur
propre refoulé.
[30] Plusieurs philosophes de la post-modernité assurent que
tous les idéaux de 1a modernité, qu'il s'agisse du marxisme
ou du libéralisme seraient désormais obsolètes.
Finies, les pensées globalisantes, disent-ils ! Pourtant une
remarque s'impose. Faut-il que l'idée démocratique semble
« naturelle », pour qu'elle n'apparaisse même plus
comme un idéal aussi puissant que ceux dont on annonce la fin
! La démocratie apparaît en effet comme la fiction la plus
enracinée, celle qui résiste à la corrosion post-moderne.
On ne s'étonnera d'ailleurs pas qu'elle soit ici en compagnie
de l'idée humanitaire et de celle du Droit. Ces sœurs marchent
du même pas puisqu'elles reposent sur une définition de
l'essence de l'homme qui fait de chacun 1e frère de l'autre,
la fraternité étant 1e seul nom de cette essence purement
spéculaire (à juste titre, dernier rejeton de la maxime
républicaine française).
[31] Si 1e formalisme démocratique (manifeste) découvre
un contenu (latent) celui du passage à l'acte du fantasme du
meurtre du père, à l'époque de la sécularisation
de la religion dans certaines sociétés, l'efficacité
de cette lecture formalisme/contenu mériterait d'être explorée
à travers plusieurs exemples : notamment la difficulté
d'exporter l'idée démocratique dans des sociétés
encore théocratiques. Ou encore, comment une société
fortement hiérarchisée comme celle qui fut en oeuvre dans
le « socialisme réel », est minée de l'intérieur
par le défaut de mise en acte du fantasme qu'elle promeut. Ou
aussi, de quelle façon le fascisme (invention du père)
fut et est un retour du refoulé de l'aspiration démocratique
(société des frères).
Cet article est tiré de Multitudes
Site Web de la revue multitudes :
http://multitudes.samizdat.net
Le lien d'origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=933