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Politix - Revue des sciences sociales du politique
n°69, avril 2005
Etrangers : la mise à l'écart
http://terra.rezo.net/article285.html
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Sommaire :
- "L'application du droit des étrangers en préfecture",
Alexis SPIRE
- "Être interné au Larzac La politique d'assignation
à résidence surveillée durant la guerre d'Algérie
(1958-1962)", Marc BERNARDOT
- " Personnel et internés dans les camps français
de la guerre d'Algérie - Entre stéréotypes
coloniaux et combat pour l'indépendance", Sylvie THÉNAULT
- "Le son de la guerre - Expériences africaines de
l'errance, des frontières et des camps", Michel AGIER
- "Éléments pour une sociologie de l'exil",
Smaïn LAACHER
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Présentation et mise en discussion :
le mercredi 20 avril 2005 de 9 h à 17 h ,
Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1)
12 place du Panthéon, Paris 5e - Salle n°1
Entrée libre dans la limite des places disponibles
Programme de la journée : <http://terra.rezo.net/article285.html>
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Editorial
: Une double actualité, politique et scientifique, a fait
surgir, dans le débat public, la question de la mise à
l'écart des étrangers. Des mesures politiques récentes,
nationales et européennes, sont venues renforcer les dispositifs
de contrôle et d'enfermement des migrants et susciter de vives
réactions de la part des différentes associations
défendant le droit des étrangers. La loi Sarkozy de
novembre 2003 a ainsi créé des centres et des locaux
de rétention administrative et affiché sa volonté
d'accélérer et de doubler le nombre de reconduites
à la frontière d'étrangers en situation irrégulière.
Parallèlement, le conseil européen « Justice
et Affaires intérieures » (devenu « Justice,
Liberté et Sécurité ») dont dépendent
les politiques d'asile et d'immigration a repris à son compte
en 2004, après quelques hésitations et le veto de
la Suède, la proposition de Tony Blair révélée
en février 2003 de créer des « zones sûres
» hors des frontières de l'Union européenne,
où seraient retenus les demandeurs d'asile le temps du traitement
de leur requête. Avalisée par le HCR (Haut commissariat
pour les réfugiés, rattaché à l'ONU)
par la voix de son principal responsable depuis 2001, Ruud Lübbers,
ancien premier ministre hollandais de centre droit, cette proposition
à la formulation de laquelle il a collaboré avec les
gouvernements des Pays-Bas et du Danemark et la commission européenne,
gagne en vertu humanitaire. Se trouve du même coup entérinée
l'idée d'une présence massive de « faux réfugiés
» parmi les demandeurs d'asile, de leur insertion dans des
réseaux criminels (traite des êtres humains, mafias
de passeurs) et de la nécessité d'un « partage
du fardeau » de l'immigration. Trouver des solutions de protection
dans les pays d'origine en débloquant des aides financières
pour les pays pauvres (comme le déclarait le ministre de
l'Intérieur allemand, Otto Schilly : « Les problèmes
de l'Afrique doivent être réglés en Afrique
avec le soutien del'Europe ») alimente des expériences
nouvelles : par exemple, procéder à des « projets-pilotes
» d'installation de « centres fermés de réception
» des exilés, chargés de les « trier »
avant leur entrée sur le territoire européen, dans
des pays aux marges de l'Europe (Croatie, Bulgarie, Ukraine…
qui déclinent vivement l'offre en refusant l'implantation
sur leur territoire de ces « étranges ghettos »)
ou hors de l'Europe (Maghreb, Libye ; anciennement « terroriste
», ce pays se voit reconnaître le statut d'État
sinon démocratique du moins d'État aidant la démocratie
européenne ; redevenu fréquentable, la levée
de l'embargo à son encontre s'est vite accompagnée
du rétablissement des relations diplomatiques et économiques).
La sélection peut d'ailleurs se faire sous un angle utilitariste,
en fonction de la demande de main-d'oeuvre des pays d'accueil, comme
le remarquait ouvertement le commissaire européen italien
Ricco Buttiglione, ancien ministre de Silvio Berlusconi ; la suggestion
a été reprise tout récemment, en décembre
2004, par le ministre de l'Intérieur français, Dominique
de Villepin, lorsqu'il a évoqué la possibilité
de « CDD pour les immigrés ».
Ces mesures de regroupement forcé de personnes dont le seul
délit est d'avoir franchi une frontière ont soulevé
de multiples protestations et ce d'autant plus qu'elles ont coïncidé
avec des événements dramatiques (en juillet 2004,
sauvetage de 27 Africains par le bateau Cap Anamur appartenant à
une ONG allemande entre la Libye et l'île de Lampedusa, qui
voit l'Italie refuser l'accostage, mettre en accusation les sauveteurs
et renvoyer les exilés après avoir refusé leurs
demandes d'asile ; début août, 72 exilés partis
de la Libye sont recueillis par un cargo allemand après une
semaine de dérive ; la Libye fait alors une déclaration
publique sur les « risques d'invasion » de son territoire
par les immigrés et de reconstitution de réseaux terroristes
islamistes). L'écho dans la presse ou dans la rue est cependant
resté le plus souvent cantonné aux spécialistes.
Amnesty international, la Fédération internationale
des droits de l'homme, Statewatch, chacune séparément,
ont condamné leur caractère illégal. En France,
la CIMADE, dans son rapport de 2003, dénonce « la rupture
d'équilibre entre usages de la contrainte et respect des
personnes » que les représentants de l'État
avaient jusqu'alors tenté de maintenir. La durée de
rétention serait passée de 12 à 32 jours, le
nombre d'étrangers placés dans des centres de rétention
(28 200) serait en hausse de 22 % par rapport à 2002, dans
« des conditions proches de la garde-à-vue ».
Le GISTI critique la confusion volontaire entre immigration et asile,
la transformation des « réfugiés » en
« demandeurs d'asile » d'emblée soupçonnés
d'être des profiteurs aux « demandes infondées
» venant très souvent de « pays sûrs ».
Les dispositifs adoptés attesteraient ainsi publiquement
du statut d'indésirables des étrangers devenus des
migrants encombrants dont la mise à l'écart s'imposerait
d'autant plus qu'ils importeraient avec eux des illégalismes
dangereux pour l'ordre démocratique.
Les dénonciations prennent des formes inédites jusqu'alors,
qui ne vont pas sans fortes controverses au sein des associations
défendant la cause des étrangers. Il s'agit de rendre
visible, aux yeux d'une opinion publique peu informée et
peu mobilisée, la multiplication, partout en Europe, des
lieux, formels et informels, où des exilés se trouvent
retenus et privés de leur droit de se déplacer (et
souvent de leurs droits personnels) : ce que tente de faire le réseau
Migreurop. Il s'agit également de lutter contre le nouveau
vocabulaire en vigueur parmi les responsables politiques pour désigner
ces espaces de surveillance totale, sorte de novlang orwélienne
visant à euphémiser et masquer leur réalité
et à anesthésier les indignations possibles. «
Points d'accueil », « points de contacts », «
centres d'accueil », « centres d'assistance »,
« zones de transit », « portails de l'immigration
» : autant de mots, en effet, employés alternativement
ou conjointement pour éviter explicitement le terme de camp
(et avec lui, la « vocation implicite » de ces espaces
de relégation, comme le rappelait Georges Perec à
propos d'Ellis Island transformé lors de la seconde guerre
mondiale en lieu de détention pour tous les groupes «
anti-américains » : communistes, Japonais, Allemands).
À côté de cette actualité brûlante,
une historiographie a renouvelé la connaissance sur les camps
en montrant leur invention dès la première guerre
mondiale et leur continuation dans une logique d'exception sous
les différentes Républiques. Si une sociologie politique,
à la suite des travaux de Foucault sur la prison, a remis
au goût du jour l'analyse des formes d'emprisonnement comme
sciences du gouvernement, l'ethnologie n'a pas été
en reste et a permis d'examiner sous un angle neuf les relations
entre « guerres et paix », entre « logique guerrière
et logique humanitaire », notamment en Afrique, et les itinéraires
chaotiques des populations déplacées. La collaboration
avec la revue Cultures et Conflits s'inscrit dans ce renouvellement
des problématiques en cours. Elle a permis une réflexion
commune sur les mécanismes et les dispositifs de construction
d'une altérité entre « eux et nous »,
entre « étrangers » et « nationaux ».
Le numéro de Cultures et Conflits, qui paraît en même
temps que Politix, porte sur les processus internationaux de production
des diverses technologies politiques de mise à l'écart
des étrangers et le considérable retournement de perspective
à l'oeuvre dans les politiques d'immigration et d'asile.
Cette livraison de Politix présente, quant à elle,
des travaux portant sur les diverses manières, historiquement
situées, de reléguer les étrangers et les effets
qu'elles entraînent sur leurs personnalités et leurs
comportements. Elle cherche à éclairer deux phénomènes
étroitement liés. Un regard historique montre combien
les solutions actuellement adoptées pour « gérer
les flux migratoires irréguliers » et qui consistent
à enfermer et priver du « droit à avoir des
droits » des personnes dont la « faute » principale
est d'être des exilés ne sont pas nouvelles : imaginées
en d'autres temps et pour d'autres groupes, elles sont devenues
des solutions technocratiques prêtes à l'emploi et
« recyclées » pour l'occasion. C'est insister
alors sur deux points. D'une part, l'euphémisation des discours
politiques et les recours à un argumentaire humanitaire pour
justifier les procédures de mise à l'écart
peuvent s'analyser comme les signes d'uneadvoiding blame politics
c'est-à-dire d'une politique publique qui anticipe et intègre
les critiques possibles à son encontre (moins ainsi le signe
d'un maintien d'une sensibilité au sort des plus vulnérables
qu'une attention vigilante aux réactions de la presse, des
personnalités imposantes et des collectifs mobilisés).
D'autre part, les interprétations des étrangers comme
porteurs de tous les illégalismes ne sont que l'envers répressif
des interprétations misérabilistes et humanitaires
ne voyant en eux que des malheureux sans ressource (et non des acteurs
possibles de leur destinée et de leur cause). Les unes et
les autres, aujourd'hui entremêlées, empêchent
de comprendre ce que vivent concrètement les exilés
et ce dont ils « sont capables » dans les épreuves
qu'ils affrontent, ce qui n'est qu'une autre forme de déni
d'humanité. Les articles présentés ici sont
ainsi à lire en relation les uns avec les autres (même
si chacun a son intérêt en lui-même) et constituent
ensemble l'esquisse d'une analyse sur cette « histoire sans
parole » qui est celle des migrants d'aujourd'hui.
Enfermés dans des catégories et des routines bureaucratiques,
comme le montre Alexis Spire à propos de la naturalisation
des étrangers dans les années 1970 à un moment
où l'immigration n'est pas constituée en enjeu politique
majeur, les « immigrés » sont l'objet d'autres
identifications et d'autres routines, bien plus dépersonnalisantes
encore et plus opprimantes, lorsque la conjoncture politique est
à la guerre. C'est ce que mettent en évidence, chacun
à leur façon, Marc Bernardot et Sylvie Thénault,
à partir d'une étude des camps où sont détenus
les « Algériens » lors de la guerre d'Algérie.
Les perceptions qui leur sont appliquées tout comme les dispositifs
instaurés pour la gestion des camps sont issus des technologies
militaires ou policières mises en place pour encadrer, contrôler
voire combattre les colonisés. Ces deux historiens suggèrent
ainsi que la logique d'exception mise en oeuvre par les responsables
de la politique et de la guerre du moment n'exclut pas la réactivation
de savoirs et de savoir-faire coloniaux anciens ; elle n'exclut
pas non plus leur disponibilité pour d'autres usages postérieurs
dans des conjonctures plus ordinaires. Deux autres articles s'intéressent
cette fois aux migrants eux-mêmes. Michel Agier examine la
formation d'espaces et de modes de vie liés à la guerre,
à la fuite et au confinement des personnes déplacées
et réfugiées dans les espaces humanitaires des camps
de réfugiés. À partir d'une enquête en
Guinée, en Sierra Leone et au Libéria, il interroge
les changements culturels durables engendrés par l'expérience
des personnes qui ont fui durant près de quinze ans le «
son de la guerre ». Smaïn Laacher s'efforce, quant à
lui, de reconstituer, à partir des épreuves traversées
par les exilés qu'il a rencontrés à Sangatte
ou lors d'observations de la Commission de recours des réfugiés,
les transformations subjectives auxquelles ils sont obligés
pour faire leur place dans un pays qui refuse de leur en concéder
une.
Le comité editorial.
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ZPAJOL liste sur les mouvements de sans papiers
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