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Des politiques sociales aux politiques de l’individu
Gérer sa vie

Pour comprendre les incidences sur le sujet du changement de norme qui nous demande de gérer notre vie, nous pouvons nous référer à une analyse qui montre que nous sommes passés du collectif à l’individu dans le domaine social et dans le rapport à la subjectivité.

Il s’agit de la contribution de Robert Castel, de Denis Merklen et de Marc Bessin intitulée "Les politiques de l’individu" qui a été présentée lors du séminaire du 7 avril 2011 du CSPRP de l’Université Paris VII. Un enregistrement de cette intervention est disponible sur le site de l’Université Paris VII :

http://www.csprp.univ-paris-diderot.fr/

Le texte qui suit s’appuie sur une retranscription écrite de la parole de ces trois sociologues. La fin du document est un ajout personnel de Philippe Coutant le gestionnaire du site :

http://1libertaire.free.fr/



Début de l’intervention

Robert Castel explique qu’avant qu’existent les politiques de l’individu, telles que nous les connaissons aujourd’hui, la consistance de l’individu était construite par le statut collectif et les régulations collectives. L’individu était l’effet de l’inscription dans des collectifs. Pour lui, il y a eu plusieurs étapes dans la constitution de l’individu tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Il estime qu’il y a d’abord eu une désindividualisation du statut de l’individu qui a d’abord été encastré dans des systèmes de régulations collectives et qu’ensuite l’individu est devenu un effet de l’inscription dans les collectifs. Le statut de l’individu a pris appui sur le collectif. Il se réfère à la notion de modernité organisée contenue dans le livre de Peter Wagner Liberté et discipline, les deux crises de la modernité. Ce livre a été publié par les éditions Métailié en 1996.

Ce terme a un sens proche de ce que lui-même a développé avec le concept de « société salariale ». La modernité organisée est la forme de société qui était celle des pays occidentaux après la fin de la seconde guerre mondiale. C’était le capitalisme industriel, dont la prépondérance a existé jusque vers la fin des années soixante-dix du XXe siècle. Ce capitalisme industriel est celui qui a été nommé par d’autres courants comme étant celui du fordisme. Cette forme sociale a été dominante jusqu’à la fin du capitalisme industriel. Les modes d’organisation collectifs étaient coordonnés et légitimés par la présence forte de l’Ètat social.

La modernité organisée succède à la modernité libérale restreinte. Cette période a suivi les révolutions du XVIIIe siècle et a duré jusqu’au début du XXe siècle. La notion d’individu était affirmée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de la Révolution Française, l’individu était le fondement politique de la citoyenneté et le lieu de la responsabilité morale. Mais, à ce moment-là, la notion d’individu n’existait pas pour tout le monde, elle était confisquée par une minorité d’individus, les personnes des milieux populaires ne pouvaient pas être des individus pour deux raisons :

* ils n’avaient pas accès à la citoyenneté politique du fait du suffrage censitaire qui réservait le droit de vote aux notables et aux propriétaires ;

* au niveau social, le paupérisme et les conditions de vie du XIXe siècle les empêchaient de vivre dignement.

Le prolétaire n’était rien socialement, il était frappé d’indignité sociale, il n’avait aucun droit, c’était une non valeur sociale, il n’avait aucune reconnaissance sociale. À l’époque, c’était plutôt un non-individu qu’un individu au sens de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La sortie de l’indignité se fera par l’intégration dans la société et la nation. C’est en devenant propriétaire de droits, qui découlent de l’appartenance à des collectifs, qu’ils ont été d’abord dés-individualisés. Avec l’exemple de l’ouvrier qui cherche à se faire embaucher, nous pouvons constater que cette situation qui met face à face deux individus est celle de l’ouvrier qui se fait toujours avoir. Le prolétaire est tellement peu un individu que face à l’employeur qui impose ses conditions, il n’est jamais le plus fort. C’est la racine de l’exploitation capitaliste, sur ce point l’analyse, entre autres, de Marx du contrat libéral est irréfutable.

Si on prend la même situation cent ans plus tard, il existe alors des conventions collectives et ce n’est plus du tout le même individu seul face à son patron, il n’est plus nu, il prend appui sur des régulations collectives négociées ou imposées qui ont force de loi. C’est le collectif qui donne poids à l’individu, qui lui permet d’exister avec une certaine indépendance. Les régulations collectives du droit du travail homogénéisent le statut des différentes catégories de travailleurs. Le droit à la protection sociale est rattaché à des statuts professionnels. C’est tout un édifice de juridictions sociales, où le rôle de l’État est important. L’État, c’est le collectif des collectifs, il synchronise et donne force de loi aux systèmes de régulations collectives.

L’individu est doté d’un socle de ressources et de droits qui lui donne les conditions minimales de son indépendance économique et sociale. Il acquiert une certaine autonomie et une indépendance possible face aux contraintes de la société. L’exemple du droit à la retraite le montre clairement. La condition du vieux travailleur était épouvantable avant le droit à la retraite. Quand il ne pouvait plus travailler, il était dans une dépendance totale face à la charité philanthropique ou face à la prise en charge aléatoire par ses enfants, souvent il finissait à l’hospice pour indigents. Le droit à la retraite est un élément fondamental de ce type d’individu. Après le droit à la retraite, il ne vit pas dans l’opulence, mais au moins il aura le minimum de ressources pour vivre par lui-même. Ce droit est un droit inconditionnel, c‘est un droit dont il bénéficie personnellement, il fait ce qu’il veut de ses ressources. Mais, ce droit n’est pas lié à sa personne, il découle de son appartenance à une catégorie générale de salariés, c’est lié à une régulation collective avec des conditions de cotisations, d’âge, etc. Le droit est attribué à un individu singulier et ce droit passe d’abord par sa désindividualisation, c’est le produit de ses appartenances collectives.

Nous pouvons constater une présence forte de l’individu dans la modernité organisée, ce qui montre que les misérables ont été intégrés au sein de la communauté et la nation. La consistance que prend l’individu ne doit rien à des politiques de l’individu, au contraire ce sont des politiques collectives qui passent par la désindividualisation et qui construisent les droits sur lesquels prennent appui l’individu. Ce sont des droits qui sont l’ossature de la conception de l’individu et qui lui donnent l’autonomie dont il dispose.

Il y a un paradoxe dans cette construction, l’individu tire son indépendance de ses inscriptions collectives qui sont aussi des contraintes collectives. Cette indépendance suscite et favorise une volonté d’émancipation qui se retourne contre les conditions qui permettent cette relative autonomie. Dans la modernité organisée, l’individu se met à revendiquer sa liberté, c’est-à-dire à contester son encastrement dans les collectifs dont il pense qu’ils le contraignent, le briment, le répriment alors que ce sont les conditions de sa liberté. C’est assez paradoxal, à la fin de la modernité organisée, au moment où elle a pris pleinement sa consistance dans les années soixante et le début des années soixante-dix, il y a en même temps une explosion de la contestation, une révolte qui remet en question les structures de cette modernité organisée. Mai 68 a représenté une sorte de flambée de ces revendications. Il y a eu des mouvements de contestation des structures de la modernité organisée au nom de l’émancipation de l’individu.

Nous pouvons citer une illustration dans le domaine du travail : il y a eu des contestations de la rigidité, des hiérarchies, il y a aussi la forte présence du thème de l’autogestion et ce qui était nommé à l’époque « les luttes anti-institutionnelles », il y a également eu une forte critique des autorités et des pouvoirs, du rôle répressif de l’État, une dénonciation du contrôle social. C’était bien une crise interne de la modernité organisée avant la crise économique qui continue encore aujourd’hui. C’était un changement de régime du capitalisme et nous sommes toujours dedans, c’est la sortie du capitalisme industriel dont la modernité organisée était la grande synthèse. C’est aussi ce qui a été appelé le compromis social du capitalisme industriel, qui était une forme d’équilibre boiteux entre les intérêts du marché, les intérêts du capitalisme et les structures de protections collectives, qui donnaient une certaine sécurité aux travailleurs, une sécurité sociale qui va au-delà du monde du travail.

À partir de la modernité organisée, il y a eu deux mouvements :

1 – La récupération dans la société telle qu’elle se transforme actuellement d’une conception de l’individu qui avait commencé à émerger et à mûrir de façon souterraine dans la modernité organisée. Le livre Le nouvel esprit du capitalisme de Chiapello et Boltanski est typique de ce mouvement. Cet ouvrage parle de la reprise de la critique artiste qui contient une visée d’émancipation et une promotion de l’individu. Ceci va inspirer les techniques de management et cela va déboucher sur la conception néo-libérale de l’individu comme entrepreneur de lui-même.

2 – Le second mouvement est celui de la montée du chômage et de précarité, une dynamique de décollectivisation et de fragmentation sociale, qui joue contre le collectif sur le plan du travail. La décollectivisation de l’organisation du travail est un phénomène massif et ses conséquences en terme de précarité et de chômage sont importantes. Cela fait surgir de nouvelles catégories d’individus qui ne sont plus inscrits dans les systèmes de protections collectives ou qui sont très peu protégés. Vous avez, par exemple, les chômeurs de longue durée, les jeunes non formés qui galèrent, ce sont des groupes d’individus en déficit par rapport aux formes de protection collectives qui donnaient sa densité à l’individu dans la modernité organisée. Ce sont des individus fragiles et vulnérables qui manquent de consistance sociale.

Ce sont les politiques de l’individu qui ciblent ces catégories fragiles et ont mission de travailler sur eux. Robert Castel résume son propos en disant que du temps de l’individu fort, il n’y avait pas de politiques de l’individu.

Dans la deuxième partie de cette intervention, Denis Merklen explique que la mise en place des politiques de l’individu constitue une nouvelle orientation, un changement dans la conception de l’individu, ce n’est pas le même individualisme qui fonctionne. Cette nouvelle orientation peut apparaître être en continuité avec les politiques sociales classiques de l’État social, c’est une forme d’intervention professionnalisée sur autrui. Il y avait dans ces interventions une écoute et une réparation, une forme de relation de service telle que le décrivait Goffman. Les politiques de l’individu ont une cible et un mode d’action, une technique. La cible c’est maintenant l’individu lui-même, ce qui est une différence radicale d’avec la modernité organisée, parce qu’à ce moment-là c’était un processus collectif. Avant, il existait une politique collective pour la protection sociale, pas une politique pour l’individu, aujourd’hui c’est l’individu qui est visé. Pour protéger l’individu, il a d’abord fallu installer des protections pour l’ensemble de la population comme la Sécurité Sociale. Il y avait un ordre social avec des marges de liberté pour l’individu, où l’État avait son rôle pour instituer les régulations et les protections collectives. Dans ce cadre, l’individu dispose de portions de temps et de ressources, c’est la protection collective qui produit l’individu et un effet : l’émergence de l’individualisme. L’histoire sociale du XIXe et du XXe siècle rend possible l’individu. Ensuite, une autre conception apparaît, il y a une redéfinition, avant c’est l’individu avec sa liberté individuelle qui définit le sens de sa vie. Aujourd’hui, le modèle pour les politiques de l’individu, c’est l’individu entrepreneur.

Le processus se déroule en deux temps :

1 – Il y a d’abord la caractérisation des catégories d’individus à problèmes et la définition des interventions pour remettre en selle l’individu, pour le réintégrer, le réarmer.

2 – Ensuite, il y a la mise en place d’une approche individualisée pour chaque personne, celle-ci est abordée avec son histoire personnelle. L’individu doit raconter sa vie, il est soumis à une injonction biographique.

Cette nouvelle conception de l’individu a d’abord été utilisée dans le social, puis cela a essaimé partout. La vie sociale est vue comme une concurrence généralisée, l’individu qui a besoin d’aide est un perdant, il a raté sa performance sociale, l’aide met en évidence l’échec.

Toute personne dépendante, désavantagée ou déstabilisée peut avoir besoin d’aide pour reprendre pied afin de reprendre le combat. La cause du problème est indéterminée et imprévisible, le cadre c’est la société du risque. Dans un deuxième temps, les causes des difficultés sont à chercher dans le parcours de chaque individu.

Les situations singulières sont regroupées dans des catégories, des populations cibles comme les chômeurs. La responsabilité est individuelle, l’issue est également individuelle. L’individu se doit de construire un projet et de chercher des ressources.

Le changement est radical puisque la cible passe du chômage comme phénomène collectif aux chômeurs pris un à un. Le dispositif est individualisé, cette idéologie doit être nommée comme telle, elle est passée de l’assurance chômage à l’individu responsable de son état et c’est à lui d’agir. Avant, il s’agissait de protéger le travailleur dans un contexte économique par une assurance collective. Ici, l’individu est en première ligne, le raisonnement est très différent, c’est l’opposé de la situation précédente. La vision des problèmes sociaux, des causes, des effets et des solutions a été totalement redéfinie. Le contexte actuel c’est la responsabilisation et l’activation de l’individu.

La politique de l’individu touche tous les sujets, François Dubet l’a montré pour l’école. Son objet est la production d’un individu en soi, la question ne concerne plus les problèmes d’intégration sociale. Auparavant, la dynamique sociale cherchait à réguler socialement les rapports sociaux et les conflits. Maintenant, c’est une intervention sur l’individu dont il s’agit, afin de le réarmer, il n’est plus question du social, il n’y a plus de société, elle s’est dissoute et il ne reste que des individus.

Sur le mode d’intervention technique des politiques de l’individu, nous nous situons dans la suite de l’intervention sociale antérieure, deux personnes sont en jeu, mais la cible a changé, c’est la singularité individuelle qui est maintenant en cause.

Les politiques de l’individu sont très différentes du travail social classique, on commençait par identifier les dysfonctionnements, les manques. La méthode employait un schéma tutélaire, le but était le retour dans la société, la réintégration. Dans le cadre des politiques de l’individu, il ne s’agit pas d’une intégration dans la société, le but est de renforcer l’individu et de le préparer au combat par le développement personnel et éventuellement la formation. Il n’est plus question de la société, mais d’un jeu social entre gagnants et perdants, d’un combat. Chaque individu doit admettre sa responsabilité.

La méthode proposée est de suivre un projet que l’on construit, de se rendre mobile et d’accepter la prise de risque dans le jeu de la concurrence entre les individus où l’on gagne et où l’on peut perdre. La fin du modèle tutélaire et de l’État social s’appuie sur la critique du contrôle social. La technologie dit viser l’autonomie, on parle volontiers de coaching, le but c’est l’activation de la personne et cela passe par une injonction assez forte à la mobilisation. Le positionnement est net contre le modèle de la tutelle ou de l’action sociale collective. C’est la figure singulière et ses capacités qui sont mises en avant. Contre le contrôle social, c’est la personne dans sa singularité qui est en jeu, sa mobilisation permanente est vigoureusement souhaitée. L’individu doit rester actif et il est sous surveillance.

Les politiques de l’individu combattent la paresse et ont une crainte très clairement exprimée : que l’individu puisse vivre sur la politique sociale, vivre sur la collectivité est intolérable. Cela passe par la consigne du refus de l’assistanat.

Denis Merklen conclut en remarquant que les maîtres mots des politiques de l’individu sont l’activation et la responsabilisation personnelles.

Dans la troisième partie de cette séance de travail, Marc Bessin continue l’analyse en disant que ces politiques de l’individu sont maintenant appliquées partout. La notion de « compte individuel » qui est maintenant très répandue est significative de cette évolution. Il estime qu’il faut s’interroger sur les dimensions normatives de ce changement de conception dans le rapport individu – société.

Il explique qu’on fait remplir des questionnaires de vie aux individus et qu’on demande beaucoup à ceux qui ont le moins et c’est assorti d’une culpabilisation.

D’autre part, il existait des critiques de la société salariale parce que l’État social reproduisait des inégalités, en particulier dans le domaine du genre. Les politiques de l’individu veulent répondre à cette critique et aussi à celle qui remettait en cause l’approche globale antérieure.

Pour le RMI à la fin des années 80, les débats résistaient aux politiques de l’individu. La politique de la ville restait collective, mais ensuite nous avons assisté à une régression des politiques sociales. Le passage au RSA a été marqué par la mise en place d’une logique de la contre-partie, son nom même parle du Revenu de Solidarité Active, il faut être actif.

Cette nouvelle logique est celle d’une transformation des usagers hors de la logique de droit vers une logique des besoins. La logique de besoins renvoie à l’individu, elle implique de dire sa vie, de parler de son mal-être, de son histoire passée et de sa biographie. Apparaît alors la notion de « projet » qui doit exposer l’avenir pour soi. Il s’agit bien de devenir entrepreneur de soi-même dans le cadre d’une logique d’accompagnement.

Nous sommes passés d’une relation d’aide à une aide à la relation. L’individu doit être dans la relation, dans son projet et il est question de ses compétences. Il doit « se bouger », être à même de s’activer, de se projeter dans l’avenir. C’est bien une relation mais dans une toute autre logique. C’est la fin du tutélaire, c’est une transformation de la logique normative. Les politiques de l’individu constituent un changement de norme. Le nouveau registre demande à l’individu de définir son projet pour les mois ou les années à venir, les politiques de l’individu sont une aide à la relation que l’individu doit construire.

Ce changement de perspectives contient une logique de proximité des besoins et non plus une logique de droit. C’est également une logique pragmatique où c’est l’individu qui doit trouver ses modalités personnelles pour s’en sortir. Ce n’est plus une vision à long terme, les politiques de l’individu sont centrées sur une logique du présent, ce n’est plus une prise en charge dans le temps basée sur le collectif, c’est personnel et pour le temps court de l’immédiateté. L’enjeu du débat concerne donc la fin de la logique d’assurance collective basée sur le temps long.

Lors de la discussion, Robert Castel revient sur la notion de décollectivisation. Il estime que c’est un processus très fort, même si la société n’est pas que l’association de purs individus, les logiques collectives sont affaiblies.

Fin de l’intervention faite lors de ce séminaire à l’Université Paris VII.

Les politiques de l’individu sont une individualisation des processus qui auparavant étaient collectifs et l’aide est maintenant basée sur un contrat, où il est demandé à la personne de « construire son projet de vie ».

Ces politiques de l’individu participent du changement de norme, où maintenant l’injonction normative nous préconise de gérer notre vie individuellement. Gérer sa vie ou se gérer, c’est valable particulièrement en cas de difficultés sociales. La notion de projet de vie est typique de notre nouvelle situation et de la fin du capitalisme industriel fordiste où l’individualisme gestionnaire est la règle.

Les conséquences sur le sujet sont l’affaiblissement des ses protections collectives et son isolement. Il est rendu responsable des difficultés liées au fonctionnement de l’économie. Ses possibilités de subjectivation sont amoindries parce qu’il doit concentrer toute son énergie à être entrepreneur de lui-même alors qu’il reste un prolétaire avec peu de ressources et qu’il ne peut pas agir sur ce qui l’isole et le dépossède de ses possibilités subjectives. Pour pouvoir être entrepreneur de soi-même, il faut déjà disposer d’un capital culturel important, d’un réseau relationnel conséquent et d’une assise sociale solide, toutes choses dont ne peuvent se servir les chômeurs des classes populaires ou les jeunes des cités défavorisées.

La précarité est devenue structurelle, elle est liée à l’organisation du travail et à la mondialisation - globalisation capitaliste. Demander de se mobiliser aux chômeurs alors que les emplois disponibles en nombre réduit sont précaires et prétendre que c’est leur responsabilité individuelle qui est engagée s’ils sont dans cette situation relève de la tromperie organisée parce que la précarité est le seul horizon qu’ils peuvent connaître. Comme le note Robert Castel dans l’article État social : la protection de tous par la propriété sociale, [ ] on ne peut pas exiger de quelqu’un qui n’a pas de travail et qui a des difficultés familiales ou sociales, qui n’a donc pas les moyens de son indépendance sociale, de construire un projet de vie, de définir une trajectoire de vie. Exiger de lui qu’il soit parfait pour pouvoir mériter totalement la contrepartie qu’on lui donne comporte une déviation grave. Aujourd’hui, l’injonction à être responsable s’adresse indistinctement à tout le monde, alors que tout le monde n’est pas à égalité devant cette exigence. Il y a là une injustice à demander plus à ceux qui ont le moins. Il faut dénoncer cette posture moralisatrice qui déplace le poids des mécanismes économiques et sociaux sur les individus, en condamnant et culpabilisant des gens comme si leur situation était de leur faute. On va soupçonner les chômeurs d’être des chômeurs volontaires, des paresseux, comme s’il y avait eu en trente ans deux millions et demi de paresseux en plus. Cette observation montre qu’il s’agit d’un dispositif de pouvoir destiné à soumettre la population, en particulier les plus faibles.

Le fait qu’il n’y a pas de travail pour tout le monde est avéré. Les millions de paresseux dont parle Castel en sont la démonstration, c’est un état structurel puisqu’il dure depuis de nombreuses années et qu’il touche des millions de personnes. Notre société refuse de regarder cette situation en face et continue dire que l’emploi est la priorité. De fait, c’est la précarité qui reste au centre du dispositif afin d’obliger les pauvres à accepter les emplois qu’ils refusent. Cela produit du travail obligatoire à tour de rôle, par intermittence. C’est une gestion des ressources humaines qui dépasse le niveau des entreprises et qui est devenue une règle économique pour obtenir des salaires peu élevés et de la main d’œuvre facilement. C’est également une règle sociale et politique qui implique diverses institutions comme Pôle Emploi et les Caisses d’Allocations Familiales, les Impôts, etc. Cette règle et ces méthodes sont validées au niveau de l’État, c’est un choix politique, même s’il n’est pas admis comme tel.

La demande d’autonomie sur le projet de vie est en réalité une nouvelle modalité du contrôle social afin que les faibles et les pauvres restent soumis sans chercher à se plaindre et sans jamais avoir les moyens de mettre en place des collectifs qui pourraient agir sur le plan social et politique. C’est un outil de gestion au sein de l’orthopédie sociale contemporaine. Cette volonté de rectification sociale a changé de méthodes par rapport au moment où Foucault l’avait décelée. Elle a toujours deux volets :

- un volet économique pour avoir une main d’œuvre à bon marché pour les travaux peu valorisés, pénibles, sales, à horaires décalés ou à temps partiels contraints tels qu’ils existent dans le nettoyage, la restauration et l’hôtellerie, le maraîchage, la grande distribution, etc.

- un volet politique où les rapports de classes sont à l’œuvre. Les dominants en tant que groupe social souhaitent toujours renforcer leur puissance et affaiblir celle des dominés.

Cette orthopédie sociale contemporaine est incluse dans l’apartheid social, où chacun doit rester à sa place, sinon on suspend les aides sociales et si besoin on utilise la répression policière. Cela fait partie de la gestion différentielle des populations. Gérer sa vie ne veut pas dire la même chose pour les pauvres avec un niveau d’études peu élevé que pour les personnes ayant une assise culturelle importante et un réseau relationnel bien développé.

Cette gestion différentielle est nommée apartheid social par certaines analyses. Ce terme est une façon de parler de la séparation entre les groupes sociaux à la fois sur le plan de l’habitat, les banlieues ou les « cités » par exemple, sut le plan du travail, de la consommation, de la vie politique, de la vie culturelle, etc. La gestion et la violence sécuritaire font partie de ce phénomène, qui est à la fois un résultat du fonctionnement de notre société et une condition de possibilité pour la volonté politique qui souhaite maintenir et élargir la séparation. Comme nous venons de le voir, le premier aspect de cette orthopédie sociale est celui de l’exploitation, le second celui de la domination.

L’exigence d’autonomie dans le cadre de l’individualisation marquée par le manque est bien une injonction normative qui est à la base de la violence sociale et politique contre les pauvres de notre époque. La désubjectivation en est la conséquence inévitable. Comme l’affaiblissement politique des classes populaires reste toujours un objectif important, la domination peut l’atteindre de cette façon, puisque le collectif ne représente plus rien pour les pauvres.

Le capitalisme postfordiste renforce sa puissance en nous laissant croire que tout dépend de nous au niveau individuel, le bénéfice est économique et politique. Dans notre contexte, la norme individualisante et gestionnaire est un bon instrument pour continuer à faire fonctionner la production de subjectivité comme processus d’assujettissement et le pouvoir comme producteur d’une efficience.