Pour comprendre les incidences sur le sujet du changement de norme
qui nous demande de gérer notre vie, nous pouvons nous référer
à une analyse qui montre que nous sommes passés du collectif
à l’individu dans le domaine social et dans le rapport
à la subjectivité.
Il s’agit de la contribution de Robert Castel, de Denis Merklen
et de Marc Bessin intitulée "Les politiques de l’individu"
qui a été présentée lors du séminaire
du 7 avril 2011 du CSPRP de l’Université Paris VII.
Un enregistrement de cette intervention est disponible sur le site
de l’Université Paris VII :
http://www.csprp.univ-paris-diderot.fr/
Le texte qui suit s’appuie sur une retranscription écrite
de la parole de ces trois sociologues. La fin du document est un
ajout personnel de Philippe Coutant le gestionnaire du site :
http://1libertaire.free.fr/
Début de l’intervention
Robert Castel explique qu’avant qu’existent les politiques
de l’individu, telles que nous les connaissons aujourd’hui,
la consistance de l’individu était construite par le
statut collectif et les régulations collectives. L’individu
était l’effet de l’inscription dans des collectifs.
Pour lui, il y a eu plusieurs étapes dans la constitution
de l’individu tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Il estime qu’il y a d’abord eu une désindividualisation
du statut de l’individu qui a d’abord été
encastré dans des systèmes de régulations collectives
et qu’ensuite l’individu est devenu un effet de l’inscription
dans les collectifs. Le statut de l’individu a pris appui
sur le collectif. Il se réfère à la notion
de modernité organisée contenue dans le livre de Peter
Wagner Liberté et discipline, les deux crises de la modernité.
Ce livre a été publié par les éditions
Métailié en 1996.
Ce terme a un sens proche de ce que lui-même a développé
avec le concept de « société salariale ».
La modernité organisée est la forme de société
qui était celle des pays occidentaux après la fin
de la seconde guerre mondiale. C’était le capitalisme
industriel, dont la prépondérance a existé
jusque vers la fin des années soixante-dix du XXe siècle.
Ce capitalisme industriel est celui qui a été nommé
par d’autres courants comme étant celui du fordisme.
Cette forme sociale a été dominante jusqu’à
la fin du capitalisme industriel. Les modes d’organisation
collectifs étaient coordonnés et légitimés
par la présence forte de l’Ètat social.
La modernité organisée succède à la
modernité libérale restreinte. Cette période
a suivi les révolutions du XVIIIe siècle et a duré
jusqu’au début du XXe siècle. La notion d’individu
était affirmée dans la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen de la Révolution Française,
l’individu était le fondement politique de la citoyenneté
et le lieu de la responsabilité morale. Mais, à ce
moment-là, la notion d’individu n’existait pas
pour tout le monde, elle était confisquée par une
minorité d’individus, les personnes des milieux populaires
ne pouvaient pas être des individus pour deux raisons :
* ils n’avaient pas accès à la citoyenneté
politique du fait du suffrage censitaire qui réservait le
droit de vote aux notables et aux propriétaires ;
* au niveau social, le paupérisme et les conditions de vie
du XIXe siècle les empêchaient de vivre dignement.
Le prolétaire n’était rien socialement, il
était frappé d’indignité sociale, il
n’avait aucun droit, c’était une non valeur sociale,
il n’avait aucune reconnaissance sociale. À l’époque,
c’était plutôt un non-individu qu’un individu
au sens de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen. La sortie de l’indignité se fera par l’intégration
dans la société et la nation. C’est en devenant
propriétaire de droits, qui découlent de l’appartenance
à des collectifs, qu’ils ont été d’abord
dés-individualisés. Avec l’exemple de l’ouvrier
qui cherche à se faire embaucher, nous pouvons constater
que cette situation qui met face à face deux individus est
celle de l’ouvrier qui se fait toujours avoir. Le prolétaire
est tellement peu un individu que face à l’employeur
qui impose ses conditions, il n’est jamais le plus fort. C’est
la racine de l’exploitation capitaliste, sur ce point l’analyse,
entre autres, de Marx du contrat libéral est irréfutable.
Si on prend la même situation cent ans plus tard, il existe
alors des conventions collectives et ce n’est plus du tout
le même individu seul face à son patron, il n’est
plus nu, il prend appui sur des régulations collectives négociées
ou imposées qui ont force de loi. C’est le collectif
qui donne poids à l’individu, qui lui permet d’exister
avec une certaine indépendance. Les régulations collectives
du droit du travail homogénéisent le statut des différentes
catégories de travailleurs. Le droit à la protection
sociale est rattaché à des statuts professionnels.
C’est tout un édifice de juridictions sociales, où
le rôle de l’État est important. L’État,
c’est le collectif des collectifs, il synchronise et donne
force de loi aux systèmes de régulations collectives.
L’individu est doté d’un socle de ressources
et de droits qui lui donne les conditions minimales de son indépendance
économique et sociale. Il acquiert une certaine autonomie
et une indépendance possible face aux contraintes de la société.
L’exemple du droit à la retraite le montre clairement.
La condition du vieux travailleur était épouvantable
avant le droit à la retraite. Quand il ne pouvait plus travailler,
il était dans une dépendance totale face à
la charité philanthropique ou face à la prise en charge
aléatoire par ses enfants, souvent il finissait à
l’hospice pour indigents. Le droit à la retraite est
un élément fondamental de ce type d’individu.
Après le droit à la retraite, il ne vit pas dans l’opulence,
mais au moins il aura le minimum de ressources pour vivre par lui-même.
Ce droit est un droit inconditionnel, c‘est un droit dont
il bénéficie personnellement, il fait ce qu’il
veut de ses ressources. Mais, ce droit n’est pas lié
à sa personne, il découle de son appartenance à
une catégorie générale de salariés,
c’est lié à une régulation collective
avec des conditions de cotisations, d’âge, etc. Le droit
est attribué à un individu singulier et ce droit passe
d’abord par sa désindividualisation, c’est le
produit de ses appartenances collectives.
Nous pouvons constater une présence forte de l’individu
dans la modernité organisée, ce qui montre que les
misérables ont été intégrés au
sein de la communauté et la nation. La consistance que prend
l’individu ne doit rien à des politiques de l’individu,
au contraire ce sont des politiques collectives qui passent par
la désindividualisation et qui construisent les droits sur
lesquels prennent appui l’individu. Ce sont des droits qui
sont l’ossature de la conception de l’individu et qui
lui donnent l’autonomie dont il dispose.
Il y a un paradoxe dans cette construction, l’individu tire
son indépendance de ses inscriptions collectives qui sont
aussi des contraintes collectives. Cette indépendance suscite
et favorise une volonté d’émancipation qui se
retourne contre les conditions qui permettent cette relative autonomie.
Dans la modernité organisée, l’individu se met
à revendiquer sa liberté, c’est-à-dire
à contester son encastrement dans les collectifs dont il
pense qu’ils le contraignent, le briment, le répriment
alors que ce sont les conditions de sa liberté. C’est
assez paradoxal, à la fin de la modernité organisée,
au moment où elle a pris pleinement sa consistance dans les
années soixante et le début des années soixante-dix,
il y a en même temps une explosion de la contestation, une
révolte qui remet en question les structures de cette modernité
organisée. Mai 68 a représenté une sorte de
flambée de ces revendications. Il y a eu des mouvements de
contestation des structures de la modernité organisée
au nom de l’émancipation de l’individu.
Nous pouvons citer une illustration dans le domaine du travail
: il y a eu des contestations de la rigidité, des hiérarchies,
il y a aussi la forte présence du thème de l’autogestion
et ce qui était nommé à l’époque
« les luttes anti-institutionnelles », il y a également
eu une forte critique des autorités et des pouvoirs, du rôle
répressif de l’État, une dénonciation
du contrôle social. C’était bien une crise interne
de la modernité organisée avant la crise économique
qui continue encore aujourd’hui. C’était un changement
de régime du capitalisme et nous sommes toujours dedans,
c’est la sortie du capitalisme industriel dont la modernité
organisée était la grande synthèse. C’est
aussi ce qui a été appelé le compromis social
du capitalisme industriel, qui était une forme d’équilibre
boiteux entre les intérêts du marché, les intérêts
du capitalisme et les structures de protections collectives, qui
donnaient une certaine sécurité aux travailleurs,
une sécurité sociale qui va au-delà du monde
du travail.
À partir de la modernité organisée, il y a
eu deux mouvements :
1 – La récupération dans la société
telle qu’elle se transforme actuellement d’une conception
de l’individu qui avait commencé à émerger
et à mûrir de façon souterraine dans la modernité
organisée. Le livre Le nouvel esprit du capitalisme de Chiapello
et Boltanski est typique de ce mouvement. Cet ouvrage parle de la
reprise de la critique artiste qui contient une visée d’émancipation
et une promotion de l’individu. Ceci va inspirer les techniques
de management et cela va déboucher sur la conception néo-libérale
de l’individu comme entrepreneur de lui-même.
2 – Le second mouvement est celui de la montée du
chômage et de précarité, une dynamique de décollectivisation
et de fragmentation sociale, qui joue contre le collectif sur le
plan du travail. La décollectivisation de l’organisation
du travail est un phénomène massif et ses conséquences
en terme de précarité et de chômage sont importantes.
Cela fait surgir de nouvelles catégories d’individus
qui ne sont plus inscrits dans les systèmes de protections
collectives ou qui sont très peu protégés.
Vous avez, par exemple, les chômeurs de longue durée,
les jeunes non formés qui galèrent, ce sont des groupes
d’individus en déficit par rapport aux formes de protection
collectives qui donnaient sa densité à l’individu
dans la modernité organisée. Ce sont des individus
fragiles et vulnérables qui manquent de consistance sociale.
Ce sont les politiques de l’individu qui ciblent ces catégories
fragiles et ont mission de travailler sur eux. Robert Castel résume
son propos en disant que du temps de l’individu fort, il n’y
avait pas de politiques de l’individu.
Dans la deuxième partie de cette intervention, Denis Merklen
explique que la mise en place des politiques de l’individu
constitue une nouvelle orientation, un changement dans la conception
de l’individu, ce n’est pas le même individualisme
qui fonctionne. Cette nouvelle orientation peut apparaître
être en continuité avec les politiques sociales classiques
de l’État social, c’est une forme d’intervention
professionnalisée sur autrui. Il y avait dans ces interventions
une écoute et une réparation, une forme de relation
de service telle que le décrivait Goffman. Les politiques
de l’individu ont une cible et un mode d’action, une
technique. La cible c’est maintenant l’individu lui-même,
ce qui est une différence radicale d’avec la modernité
organisée, parce qu’à ce moment-là c’était
un processus collectif. Avant, il existait une politique collective
pour la protection sociale, pas une politique pour l’individu,
aujourd’hui c’est l’individu qui est visé.
Pour protéger l’individu, il a d’abord fallu
installer des protections pour l’ensemble de la population
comme la Sécurité Sociale. Il y avait un ordre social
avec des marges de liberté pour l’individu, où
l’État avait son rôle pour instituer les régulations
et les protections collectives. Dans ce cadre, l’individu
dispose de portions de temps et de ressources, c’est la protection
collective qui produit l’individu et un effet : l’émergence
de l’individualisme. L’histoire sociale du XIXe et du
XXe siècle rend possible l’individu. Ensuite, une autre
conception apparaît, il y a une redéfinition, avant
c’est l’individu avec sa liberté individuelle
qui définit le sens de sa vie. Aujourd’hui, le modèle
pour les politiques de l’individu, c’est l’individu
entrepreneur.
Le processus se déroule en deux temps :
1 – Il y a d’abord la caractérisation des catégories
d’individus à problèmes et la définition
des interventions pour remettre en selle l’individu, pour
le réintégrer, le réarmer.
2 – Ensuite, il y a la mise en place d’une approche
individualisée pour chaque personne, celle-ci est abordée
avec son histoire personnelle. L’individu doit raconter sa
vie, il est soumis à une injonction biographique.
Cette nouvelle conception de l’individu a d’abord été
utilisée dans le social, puis cela a essaimé partout.
La vie sociale est vue comme une concurrence généralisée,
l’individu qui a besoin d’aide est un perdant, il a
raté sa performance sociale, l’aide met en évidence
l’échec.
Toute personne dépendante, désavantagée ou
déstabilisée peut avoir besoin d’aide pour reprendre
pied afin de reprendre le combat. La cause du problème est
indéterminée et imprévisible, le cadre c’est
la société du risque. Dans un deuxième temps,
les causes des difficultés sont à chercher dans le
parcours de chaque individu.
Les situations singulières sont regroupées dans des
catégories, des populations cibles comme les chômeurs.
La responsabilité est individuelle, l’issue est également
individuelle. L’individu se doit de construire un projet et
de chercher des ressources.
Le changement est radical puisque la cible passe du chômage
comme phénomène collectif aux chômeurs pris
un à un. Le dispositif est individualisé, cette idéologie
doit être nommée comme telle, elle est passée
de l’assurance chômage à l’individu responsable
de son état et c’est à lui d’agir. Avant,
il s’agissait de protéger le travailleur dans un contexte
économique par une assurance collective. Ici, l’individu
est en première ligne, le raisonnement est très différent,
c’est l’opposé de la situation précédente.
La vision des problèmes sociaux, des causes, des effets et
des solutions a été totalement redéfinie. Le
contexte actuel c’est la responsabilisation et l’activation
de l’individu.
La politique de l’individu touche tous les sujets, François
Dubet l’a montré pour l’école. Son objet
est la production d’un individu en soi, la question ne concerne
plus les problèmes d’intégration sociale. Auparavant,
la dynamique sociale cherchait à réguler socialement
les rapports sociaux et les conflits. Maintenant, c’est une
intervention sur l’individu dont il s’agit, afin de
le réarmer, il n’est plus question du social, il n’y
a plus de société, elle s’est dissoute et il
ne reste que des individus.
Sur le mode d’intervention technique des politiques de l’individu,
nous nous situons dans la suite de l’intervention sociale
antérieure, deux personnes sont en jeu, mais la cible a changé,
c’est la singularité individuelle qui est maintenant
en cause.
Les politiques de l’individu sont très différentes
du travail social classique, on commençait par identifier
les dysfonctionnements, les manques. La méthode employait
un schéma tutélaire, le but était le retour
dans la société, la réintégration. Dans
le cadre des politiques de l’individu, il ne s’agit
pas d’une intégration dans la société,
le but est de renforcer l’individu et de le préparer
au combat par le développement personnel et éventuellement
la formation. Il n’est plus question de la société,
mais d’un jeu social entre gagnants et perdants, d’un
combat. Chaque individu doit admettre sa responsabilité.
La méthode proposée est de suivre un projet que l’on
construit, de se rendre mobile et d’accepter la prise de risque
dans le jeu de la concurrence entre les individus où l’on
gagne et où l’on peut perdre. La fin du modèle
tutélaire et de l’État social s’appuie
sur la critique du contrôle social. La technologie dit viser
l’autonomie, on parle volontiers de coaching, le but c’est
l’activation de la personne et cela passe par une injonction
assez forte à la mobilisation. Le positionnement est net
contre le modèle de la tutelle ou de l’action sociale
collective. C’est la figure singulière et ses capacités
qui sont mises en avant. Contre le contrôle social, c’est
la personne dans sa singularité qui est en jeu, sa mobilisation
permanente est vigoureusement souhaitée. L’individu
doit rester actif et il est sous surveillance.
Les politiques de l’individu combattent la paresse et ont
une crainte très clairement exprimée : que l’individu
puisse vivre sur la politique sociale, vivre sur la collectivité
est intolérable. Cela passe par la consigne du refus de l’assistanat.
Denis Merklen conclut en remarquant que les maîtres mots
des politiques de l’individu sont l’activation et la
responsabilisation personnelles.
Dans la troisième partie de cette séance de travail,
Marc Bessin continue l’analyse en disant que ces politiques
de l’individu sont maintenant appliquées partout. La
notion de « compte individuel » qui est maintenant très
répandue est significative de cette évolution. Il
estime qu’il faut s’interroger sur les dimensions normatives
de ce changement de conception dans le rapport individu –
société.
Il explique qu’on fait remplir des questionnaires de vie
aux individus et qu’on demande beaucoup à ceux qui
ont le moins et c’est assorti d’une culpabilisation.
D’autre part, il existait des critiques de la société
salariale parce que l’État social reproduisait des
inégalités, en particulier dans le domaine du genre.
Les politiques de l’individu veulent répondre à
cette critique et aussi à celle qui remettait en cause l’approche
globale antérieure.
Pour le RMI à la fin des années 80, les débats
résistaient aux politiques de l’individu. La politique
de la ville restait collective, mais ensuite nous avons assisté
à une régression des politiques sociales. Le passage
au RSA a été marqué par la mise en place d’une
logique de la contre-partie, son nom même parle du Revenu
de Solidarité Active, il faut être actif.
Cette nouvelle logique est celle d’une transformation des
usagers hors de la logique de droit vers une logique des besoins.
La logique de besoins renvoie à l’individu, elle implique
de dire sa vie, de parler de son mal-être, de son histoire
passée et de sa biographie. Apparaît alors la notion
de « projet » qui doit exposer l’avenir pour soi.
Il s’agit bien de devenir entrepreneur de soi-même dans
le cadre d’une logique d’accompagnement.
Nous sommes passés d’une relation d’aide à
une aide à la relation. L’individu doit être
dans la relation, dans son projet et il est question de ses compétences.
Il doit « se bouger », être à même
de s’activer, de se projeter dans l’avenir. C’est
bien une relation mais dans une toute autre logique. C’est
la fin du tutélaire, c’est une transformation de la
logique normative. Les politiques de l’individu constituent
un changement de norme. Le nouveau registre demande à l’individu
de définir son projet pour les mois ou les années
à venir, les politiques de l’individu sont une aide
à la relation que l’individu doit construire.
Ce changement de perspectives contient une logique de proximité
des besoins et non plus une logique de droit. C’est également
une logique pragmatique où c’est l’individu qui
doit trouver ses modalités personnelles pour s’en sortir.
Ce n’est plus une vision à long terme, les politiques
de l’individu sont centrées sur une logique du présent,
ce n’est plus une prise en charge dans le temps basée
sur le collectif, c’est personnel et pour le temps court de
l’immédiateté. L’enjeu du débat
concerne donc la fin de la logique d’assurance collective
basée sur le temps long.
Lors de la discussion, Robert Castel revient sur la notion de décollectivisation.
Il estime que c’est un processus très fort, même
si la société n’est pas que l’association
de purs individus, les logiques collectives sont affaiblies.
Fin de l’intervention faite lors de ce séminaire
à l’Université Paris VII.
Les politiques de l’individu sont une individualisation des
processus qui auparavant étaient collectifs et l’aide
est maintenant basée sur un contrat, où il est demandé
à la personne de « construire son projet de vie ».
Ces politiques de l’individu participent du changement de
norme, où maintenant l’injonction normative nous préconise
de gérer notre vie individuellement. Gérer sa vie
ou se gérer, c’est valable particulièrement
en cas de difficultés sociales. La notion de projet de vie
est typique de notre nouvelle situation et de la fin du capitalisme
industriel fordiste où l’individualisme gestionnaire
est la règle.
Les conséquences sur le sujet sont l’affaiblissement
des ses protections collectives et son isolement. Il est rendu responsable
des difficultés liées au fonctionnement de l’économie.
Ses possibilités de subjectivation sont amoindries parce
qu’il doit concentrer toute son énergie à être
entrepreneur de lui-même alors qu’il reste un prolétaire
avec peu de ressources et qu’il ne peut pas agir sur ce qui
l’isole et le dépossède de ses possibilités
subjectives. Pour pouvoir être entrepreneur de soi-même,
il faut déjà disposer d’un capital culturel
important, d’un réseau relationnel conséquent
et d’une assise sociale solide, toutes choses dont ne peuvent
se servir les chômeurs des classes populaires ou les jeunes
des cités défavorisées.
La précarité est devenue structurelle, elle est liée
à l’organisation du travail et à la mondialisation
- globalisation capitaliste. Demander de se mobiliser aux chômeurs
alors que les emplois disponibles en nombre réduit sont précaires
et prétendre que c’est leur responsabilité individuelle
qui est engagée s’ils sont dans cette situation relève
de la tromperie organisée parce que la précarité
est le seul horizon qu’ils peuvent connaître. Comme
le note Robert Castel dans l’article État social :
la protection de tous par la propriété sociale, [
] on ne peut pas exiger de quelqu’un qui n’a pas de
travail et qui a des difficultés familiales ou sociales,
qui n’a donc pas les moyens de son indépendance sociale,
de construire un projet de vie, de définir une trajectoire
de vie. Exiger de lui qu’il soit parfait pour pouvoir mériter
totalement la contrepartie qu’on lui donne comporte une déviation
grave. Aujourd’hui, l’injonction à être
responsable s’adresse indistinctement à tout le monde,
alors que tout le monde n’est pas à égalité
devant cette exigence. Il y a là une injustice à demander
plus à ceux qui ont le moins. Il faut dénoncer cette
posture moralisatrice qui déplace le poids des mécanismes
économiques et sociaux sur les individus, en condamnant et
culpabilisant des gens comme si leur situation était de leur
faute. On va soupçonner les chômeurs d’être
des chômeurs volontaires, des paresseux, comme s’il
y avait eu en trente ans deux millions et demi de paresseux en plus.
Cette observation montre qu’il s’agit d’un dispositif
de pouvoir destiné à soumettre la population, en particulier
les plus faibles.
Le fait qu’il n’y a pas de travail pour tout le monde
est avéré. Les millions de paresseux dont parle Castel
en sont la démonstration, c’est un état structurel
puisqu’il dure depuis de nombreuses années et qu’il
touche des millions de personnes. Notre société refuse
de regarder cette situation en face et continue dire que l’emploi
est la priorité. De fait, c’est la précarité
qui reste au centre du dispositif afin d’obliger les pauvres
à accepter les emplois qu’ils refusent. Cela produit
du travail obligatoire à tour de rôle, par intermittence.
C’est une gestion des ressources humaines qui dépasse
le niveau des entreprises et qui est devenue une règle économique
pour obtenir des salaires peu élevés et de la main
d’œuvre facilement. C’est également une
règle sociale et politique qui implique diverses institutions
comme Pôle Emploi et les Caisses d’Allocations Familiales,
les Impôts, etc. Cette règle et ces méthodes
sont validées au niveau de l’État, c’est
un choix politique, même s’il n’est pas admis
comme tel.
La demande d’autonomie sur le projet de vie est en réalité
une nouvelle modalité du contrôle social afin que les
faibles et les pauvres restent soumis sans chercher à se
plaindre et sans jamais avoir les moyens de mettre en place des
collectifs qui pourraient agir sur le plan social et politique.
C’est un outil de gestion au sein de l’orthopédie
sociale contemporaine. Cette volonté de rectification sociale
a changé de méthodes par rapport au moment où
Foucault l’avait décelée. Elle a toujours deux
volets :
- un volet économique pour avoir une main d’œuvre
à bon marché pour les travaux peu valorisés,
pénibles, sales, à horaires décalés
ou à temps partiels contraints tels qu’ils existent
dans le nettoyage, la restauration et l’hôtellerie,
le maraîchage, la grande distribution, etc.
- un volet politique où les rapports de classes sont à
l’œuvre. Les dominants en tant que groupe social souhaitent
toujours renforcer leur puissance et affaiblir celle des dominés.
Cette orthopédie sociale contemporaine est incluse dans
l’apartheid social, où chacun doit rester à
sa place, sinon on suspend les aides sociales et si besoin on utilise
la répression policière. Cela fait partie de la gestion
différentielle des populations. Gérer sa vie ne veut
pas dire la même chose pour les pauvres avec un niveau d’études
peu élevé que pour les personnes ayant une assise
culturelle importante et un réseau relationnel bien développé.
Cette gestion différentielle est nommée apartheid
social par certaines analyses. Ce terme est une façon de
parler de la séparation entre les groupes sociaux à
la fois sur le plan de l’habitat, les banlieues ou les «
cités » par exemple, sut le plan du travail, de la
consommation, de la vie politique, de la vie culturelle, etc. La
gestion et la violence sécuritaire font partie de ce phénomène,
qui est à la fois un résultat du fonctionnement de
notre société et une condition de possibilité
pour la volonté politique qui souhaite maintenir et élargir
la séparation. Comme nous venons de le voir, le premier aspect
de cette orthopédie sociale est celui de l’exploitation,
le second celui de la domination.
L’exigence d’autonomie dans le cadre de l’individualisation
marquée par le manque est bien une injonction normative qui
est à la base de la violence sociale et politique contre
les pauvres de notre époque. La désubjectivation en
est la conséquence inévitable. Comme l’affaiblissement
politique des classes populaires reste toujours un objectif important,
la domination peut l’atteindre de cette façon, puisque
le collectif ne représente plus rien pour les pauvres.
Le capitalisme postfordiste renforce sa puissance en nous laissant
croire que tout dépend de nous au niveau individuel, le bénéfice
est économique et politique. Dans notre contexte, la norme
individualisante et gestionnaire est un bon instrument pour continuer
à faire fonctionner la production de subjectivité
comme processus d’assujettissement et le pouvoir comme producteur
d’une efficience.
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