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Origine : http://espacestemps.revues.org/article.php3?id_article=205
Le fait d'envisager la présence de policiers dans des établissements
scolaires, d'attendre de la police qu'elle « fasse du social
», montre bien l'ambiguïté des fonctions dévolues
à une institution qui est appelée à jouer un
rôle aussi bien préventif que répressif, et
se situe aux marges des sphères de la société
et de la justice, c'est-à-dire dans un espace qui échappe
aux catégories établies de droit civil et de droit
criminel, la police représentant pour cette raison une «
anomalie du point de vue de la rationalité juridique »
(p. 9).
C'est la naissance de cette institution, à la charnière
des 18 et 19e siècles, que Paolo Napoli se propose de retracer,
cette période étant selon lui fondamentale pour comprendre
le statut actuel de la police. L'auteur se donne pour objectif de
« déchiffrer toute la rationalité pratique véhiculée
par le terme de « police », celle-ci étant, à
la suite des travaux de Michel Foucault, définie comme «
le gouvernement des hommes et des choses » c'est-à-dire
comme « une rationalité administrative, dont le but
est de gérer la sécurité et le bien-être
physique et moral des hommes » (p. 11-12). L'approche est
explicitement présentée comme fonctionnaliste et technico-juridique,
puisque Paolo Napoli part de l'hypothèse selon laquelle la
police se distingue avant tout par un ensemble de procédures
normatives, un « mode de faire » spécifique.
Son étude est donc centrée sur la rationalité
normative, gouvernementale, à l'œuvre dans l'activité
de la police. Après un premier chapitre consacré à
l'histoire du concept de police, Paolo Napoli examine successivement
la police des marchés, des corporations, de l'opinion, la
notion d'administration et la police aux époques révolutionnaire
et impériale. Un dernier chapitre, consacré à
la science de la police des territoires de l'Empire, qui a joué
un rôle fondamental dans la réflexion politique et
économique allemande, permet une comparaison propre à
éclairer la spécificité du modèle policier
français.
La démonstration de l'auteur, qui s'appuie sur une argumentation
dont il faut souligner la densité théorique, est menée
en deux étapes. En premier lieu, la police subit à
l'âge classique une évolution qui en fait le produit
de la formation des États territoriaux modernes, c'est-à-dire
un outil d'intégration des individus dans la communauté
politique en même temps qu'une instance visant, par l'effet
de ses mesures sur les conduites individuelles, à remodeler
les rapports sociaux, c'est-à-dire une « instance constitutive
de la réalité sociale » (p. 62). Or ce projet
est remis en cause au cours du 18e siècle par l'émergence
du discours de l'économie politique (notamment de la physiocratie),
par les critiques formulées envers les entraves policières
à la circulation des idées, c'est-à-dire de
la marchandise que sont les livres, et par l'essor du concept d'administration
qui annexe peu à peu les tâches dévolues à
la police, tout en se définissant essentiellement à
travers les modes d'action et les procédures qu'elle met
en œuvre.
En second lieu, cet arrière-plan permet de comprendre les
débats dont la police fait l'objet pendant la période
révolutionnaire. La police se révèle difficile
à situer dans l'ordre juridique nouvellement établi
en raison de sa nature hybride, ce qui explique la récurrence
des débats sur son statut précis, débats au
terme desquels elle se voit attribuer un pouvoir de contrôle
de la société dans le domaine de la sécurité
à la fois des personnes, des biens et de l'État (à
travers la police politique). Sa spécificité vient
précisément des procédures mobilisées
pour exercer ce contrôle : à la jonction de la loi
et du social, elle établit, par les mesures qu'elle prend,
de la régularité en même temps qu'elle donne
lieu à l'émergence d'une rationalité propre
par les moyens qu'elle met en œuvre. Cette suprématie
des moyens sur les fins poursuivies fonde selon Paolo Napoli la
spécificité de la mesure policière qui réside
dans son « principe d'indétermination historique »,
c'est-à-dire dans « sa grande capacité d'adaptation
à la réalité » (p. 301). Ce résultat
conduit l'auteur à souligner l'existence d'une continuité
fondamentale entre l'Ancien Régime et la période révolutionnaire,
continuité qui réside à la fois dans l'organisation
de la police et, surtout, dans la permanence des catégories
du droit de police : « C'est précisément parce
qu'elles sont intimement liées aux nécessités
de la vie que les règles de police conservent cette neutralité
qui les fait s'adapter aux contextes les plus divers » (p.
288).
Premier mérite de cette étude, son choix méthodologique,
consistant à partir des réflexions de l'époque
étudiée et non d'une définition rigide empruntée
à la période contemporaine, lui permet d'échapper
au piège de l'anachronisme en ne réduisant pas la
police à une simple fonction d'auxiliaire de la justice.
Ceci permet au livre, et c'est là son second intérêt,
d'échapper à la facilité d'une lecture téléologique
de l'histoire, faisant de l'époque révolutionnaire
un moment de réalisation de valeurs telles que les droits
de l'homme ou la liberté. L'effort de contextualisation conceptuelle
de Paolo Napoli lui permet en outre de se démarquer de l'approche
traditionnelle de l'histoire des idées (et d'une partie de
l'histoire du droit), que son idéalisme implicite conduit
à extraire les textes étudiés de leur enracinement
historique : l'auteur prend également soin de se détacher
d'une lecture sociologique ou historique naïve faisant de l'évolution
des concepts (celui de police en l'occurrence) le simple reflet
de la réalité politique, institutionnelle ou sociale.
Les rapports entre les « réalités » et
les « représentations », deux sphères
dont la séparation aboutit à la production de deux
artefacts à la valeur heuristique réduite, sont ici
l'objet d'une articulation beaucoup plus subtile, l'auteur reprenant
sur ce point nombre d'arguments formulés par l'initiateur
de l'histoire des concepts (Begriffsgeschichte), Reinhart Koselleck.
Signalons enfin – et ce n'est pas là un moindre mérite
– le remarquable chapitre consacré à la science
de la police et au caméralisme allemands, qui permet au public
français d'accéder à la fois à des sources
et à une historiographie peu connues.
L'ouvrage se caractérise également par des prises
de position à la fois fermes et parfois provocantes dans
leur formulation, incitant ainsi à une discussion qu'on se
bornera ici à ouvrir. Paolo Napoli développe en effet
trois thèses entrelacées : celle de la continuité
des procédures et des modes d'action de la police, celle
de leur autonomie par rapport aux valeurs nouvelles promues à
partir de 1789, et (par conséquent) celle de l'absence de
rupture par rapport à l'Ancien Régime dans la naissance
de la police moderne. De ces trois thèses, c'est la seconde
qui constitue la clé de voûte de la démonstration
de Paolo Napoli : ce dernier souligne en effet la « relative
inertie de […] l'outil réglementaire, par rapport aux
valeurs […] nouvelles » de la fin du 18e siècle
(p. 16), et cette idée revient comme un leitmotiv dans l'ouvrage,
dont la conclusion réaffirme la continuité normative
de la police moderne avec celle de l'Ancien Régime, à
la fois dans son organisation et surtout dans la rationalité
pratique que révèle son modus operandi.
Si l'analyse des procédures de police est convaincante pour
les raisons mentionnées ci-dessus, l'autonomie qui leur est
accordée dans l'économie générale des
mécanismes de régulation politique, sociale et économique
de la fin du 18e et du début du 19e siècle paraît
plus problématique. Elle repose en effet sur l'idée
de l'indépendance de ces procédures par rapport à
des valeurs ou à des conceptions juridico-philosophiques
; le traitement désincarné et décontextualisé
desdites valeurs et conceptions auquel l'histoire des idées
nous a habitué rend a priori cette idée séduisante.
Mais elle fait peut-être un peu rapidement bon marché
des acteurs qui sont derrière ces procédures et ces
modes de faire policiers : tant ceux qui les élaborent, que
ceux qui sont chargés de les mettre en place. La thèse
d'une convergence entre Turgot et Necker sur les modalités
que doit suivre la politique économique apparaît ainsi
peu convaincante, tandis que le respect par le personnel de police
des procédures policières est, dans la pratique concrète
à l'échelle locale, postulé plus que démontré.
Ce dernier point aurait nécessité une étude
qui aurait très largement débordé le cadre
de l'objet de l'étude de Paolo Napoli, et dont l'absence
ne peut donc pas lui être reprochée. Une autre réserve,
qui concerne à la fois la deuxième et la troisième
thèse de l'ouvrage, provient de la réduction du champ
de compétence de la police qui se voit dessaisie d'une grande
partie de ses prérogatives en matière de régulation
de la production et des échanges – même si, par
exemple dans le domaine de la salubrité publique, l'héritage
du Traité de police de Delamare (rédigé dans
les années 1720) est effectivement largement conservé
au début du 19e siècle. Paolo Napoli affirme à
ce propos que l'opposition mercantilisme-libéralisme, porteuse
d'une téléologie libérale, n'est pas recevable.
Pour rester dans le domaine (ô combien sensible aujourd'hui)
de la régulation économique, les travaux de Simone
Meyssonnier, de Jean-Pierre Hirsch ou de Philippe Minard ont montré
que cette opposition était en effet simpliste et qu'elle
résultait de la rétro-projection de catégories
élaborées au cours du 19e siècle. Mais ils
ont également souligné que le règlement demeure
un outil essentiel de cette police économique. Il y a donc
continuité d'une procédure technique précise
; celle-ci ne s'en intègre pas moins dans des valeurs, des
projets socio-économiques et des jeux d'intérêts
concrets qui ont fortement évolué de Colbert à
Guizot. Refuser de faire des conceptions et des contenus théoriques
des valeurs absolues : soit ! Mais en faisant une nouvelle fois
abstraction du rôle des acteurs et de leurs pratiques, ne
risque-t-on pas de réifier les procédures techniques
et les modes d'action des institutions ?
On l'aura compris, ce livre a le grand mérite d'ouvrir une
perspective très neuve et stimulante à bien des égards,
susceptible également d'enrichir les problématiques
non seulement de l'histoire des institutions, mais aussi d'un champ
en renouvellement important depuis une vingtaine d'années,
celui de l'histoire intellectuelle.
Paolo Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, sociétés,
Paris, La Découverte, collection « Armillaire »,
2003. 311 pages. 25 euros.
Guillaume Garner
* Historien, il enseigne à l'École Normale Supérieure
Lettres et Sciences Humaines de Lyon. Il a produit une thèse
sur l'histoire des discours économiques en Allemagne au 18e
et au début du 19e siècle.
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