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De la poïesis Open source à la poétique de l'apparaître

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De la poïesis Open source à la poétique de l'apparaître

par Sophie Gosselin (présenté à dans le cadre du colloque de l'ATEP en Tunisie, le 16 mars 2009)

Les pratiques artistiques, en tant qu'elles donnent forme aux partages du sensible, sont peut-être les mieux à même de témoigner de la reconfiguration actuelle du monde qui s'opère avec l'apparition du numérique. Et cela d'autant plus, paradoxalement, que le statut de l'art et les formes traditionnelles du faire art, de la poïesis artistique, se trouvent aujourd'hui mis en question.

Notre propos consistera à voir comment, à travers les nouvelles manières de faire art, à travers les nouvelles formes de la poïesis, s'esquisse une poétique de l'apparaître, qui configure une nouvelle façon d'appréhender le monde.

C'est à travers le faire art des pratiques de création qui s'inscrivent dans la mouvance du libre ou de l'open source que nous tenterons de dégager les lignes principales de cette poétique de l'apparaître. Ces pratiques nous permettent d'opérer un décâlage dans l'approche de la question artistique à l'ère du numérique en évitant la fétichisation techniciste consistant à donner trop d'importance aux outils et dispositifs par rapport aux pratiques et manières de faire qui les traversent.

En effet, si avec Foucault on peut penser le pouvoir comme technologie (c'est-à-dire comme des rapports de force se fixant en procédures ou techniques de domination), inversement la technologie peut être pensée comme rapport de force fixé/objectivé dans un artefact matériel. L'outil ne serait alors qu'un des éléments d'un réseau ou d'un dispositif d'une technologie du pouvoir. Penser à partir de l'outil c'est risquer de s'enfermer à l'intérieur du dispositif, se soumettre à la logique d'une technologie de pouvoir, à son logos. L'enjeu consiste à défaire les forces objectivées dans un artefact matériel et fixées dans un rapport déterminé pour les remettre en mouvement, en circulation.

Dans ce moment de basculement historique par lequel s'opère le passage de l'ère analogique à l'ère numérique, la poétique de l'apparaître aura pour tâche de nous rendre sensible aux circulations des forces libérées par la puissance de déterritorialisation du numérique, et de soutenir cette libération des forces d'une vision, d'une pensée, qui empêche leur reterritorialisation arraisonnante dans et par le logos technologique.

C'est en s'inscrivant dans la dynamique ouverte par le mouvement des logiciels libres que se sont petit à petit développées les pratiques de création open source. Le mouvement des logiciels libres prend sa source dans un geste qui vise précisément à rouvrir les sources afin que l'ensemble des personnes qui souhaitent s'y abreuver soient en mesure de le faire d'un point de vue juridique. Qu'est-ce à dire ? Remettre en question le système de copyright en tant qu'il privatise le résultat d'une production tout autant individuelle que collective, d'une production informatique par exemple qui n'aurait pu voir le jour si l'ensemble de la communauté des informaticiens, chercheurs, scientifiques, etc. n'avaient oeuvré ensemble à formuler les lois, protocoles et fonctionnement de l'informatique. C'est ainsi que la création de la licence GPL (General Public Licence) retourne de l'intérieur le système du copyright et invente le Copyleft.

“L’idée forte de la GPL et du copyleft est de créer un fonds commun duquel personne ne puisse retrancher pour un usage exclusif. Ainsi, ce qui appartient à chacun est disponible à tous également et ce que chacun améliore, tout le monde peut en bénéficier.”

Les idées portées par le mouvement des logiciels libres ont débordé le cadre de la production de logiciels sur les productions immatérielles de manière plus générale : production intellectuelle et artistique. Témoigne de ce débordement l'apparition dans les années 2000 de plusieurs licences ayant pour objet les contenus de la création. Parmi ces nombreuses licences, on peut en citer deux exemples : les Creatives Commons et la Licence Art Libre. Nous nous attarderons sur cette dernière pour comprendre les reconfigurations poïétiques qu'elle accompagne.

La Licence Art Libre est le résultat des Rencontres Copyleft Attitude organisées à Paris en 2000, réunissant des acteurs du monde du logiciel libre et des acteurs du monde de l'art contemporain. L'objectif de ces rencontres était de porter le Copyleft des logiciels à la création artistique et par là d'ouvrir le concept d'artiste à celui, plus large, de créateur, qui inclut notamment les créateurs de logiciels.

La Licence Art Libre est introduite par un préambule qui donne des droits à l'utilisateur en plus des droits classiques habituellement reconnus à l'auteur. Le préambule indique que son objet est de « permettre au public de faire un usage créatif des oeuvres d'art ».

Ce préambule est suivi d'une série de définitions en relation au concept d'oeuvre.

Celui-ci est redéfinit en tant qu' « oeuvre commune » comprenant « l'oeuvre originelle ainsi que toutes les contributions postérieures (les originaux conséquents et les copies) ».

Le concept d' « oeuvre commune » fait éclater l'unicité de la notion d'oeuvre : l'oeuvre ne correspond plus à une forme objectale (liée à un auteur unique), mais à un processus de production collectif/collaboratif par lequel se définit un espace commun.

« Copier, diffuser, transformer librement les œuvres sans qu’il n’y ait de captation définitive, sans qu’il soit possible d’en arrêter le cours, permet de poser les conditions à la création d’un espace commun où l’intelligence circule et peut déployer toute sa puissance. » (Antoine Moreau)

Par rapport à la conception classique du processus de production artistique, les pratiques open source font sauter deux de ses éléments structurants :

_l'oeuvre n'est pas le résultat d'une création ex-nihilo, inventée de toute pièce par le génie de l'artiste, mais le fruit d'une recomposition de sources préexistantes, de matériaux récupérés, réagencés, retravaillés, retransformés.

_l'artiste n'est plus pensé au singulier mais au pluriel, il est toujours déjà pris dans une dynamique collective qui le déborde.

Or si le dispositif juridique de la Licence permet de mettre des mots sur une recomposition des pratiques de création à l'ère numérique, celui-ci ne permet pas de penser ce qui se joue dans et à travers cette recomposition, c'est-à-dire les mutations anthropologiques et métaphysiques qu'elle engage. On pourrait même pousser plus loin l'interrogation en se demandant si le fait de penser ces recompositions à partir de la loi, de la légalité, ne neutralise pas par avance ce qui de ces mutations pourraient être véritablement révolutionnaire et radicalement déstabilisant ? Si l'effet de légalité ne neutraliserait pas ce qui de ces pratiques échappe à toute régulation, à tout dispositif de contrôle, à toute traçabilité ? Ce qui de cette poïétique fait sens au-delà ou en-deçà de toute signification, dans le mouvement d'une ouverture, d'une poussée de l'apparaître irréductible à toute effectuation : dans les forces qui ouvrent les conditions même de l'apparaître. Ces forces se situent nécessairement dans l'infra, en-deçà de leur apparition phénoménale. Elles renvoient à la nécessité immédiate, intempestive, impertinente et impersonnelle d'un sens qui surgit dans le monde, à même le monde, en tant que monde.

Il faudra donc déplacer le regard, redoubler le premier déplacement opéré par le Copyleft.

Celui-ci a opéré un premier déplacement en redéfinissant l'oeuvre comme « oeuvre commune », comme ensemble de transformations et circulations mises en jeu dans l'acte de création collectif. Mais cette définition reste emprisonnée dans la conception classique de la théorie de la communication : les informations circulent d'un point A à un point B à un point C, etc. (émetteur→récepteur/émetteur→récepteur/émetteur…), et ce qui compose l'oeuvre est le résultat de toutes les modifications apportées à l'information en chaque point du réseau. L'oeuvre commune est objectivée non plus dans un objet unique mais dans une multiplicité de versions, dans une pluralité d'objets qui sont des versions différentes d'un objet « originel ». C'est ce qui permet de dire à la Licence que « l'oeuvre commune » est composée de « l'oeuvre originelle » et de toutes les « contributions postérieures ». Présupposant un avant et un après, localisant une origine d'où se développerait l'ensemble des transformations postérieures, inscrivant les circulations dans la linéarité d'un temps univoque, objectivable, maîtrisable, traçable : un temps subordonné à l'axiomatique spatialisante. De l'autre côté, le créateur se trouve réduit à la figure du contributeur, c'est-à-dire à ce sujet intentionnel et maître de sa parole et de sa production qui décide de rentrer dans la communauté des contributeurs pour mettre en partage des contenus, des informations, des choses. On retrouve là tout les soubassements métaphysiques de ce que Derrida a identifié sous le terme de métaphysique de la présence.

On voit là déjà de quelles manières cette redéfinition de l'oeuvre pourra être reprise dans et par le s clivages de la philosophie traditionnelle, mais aussi par et dans les termes de l'économie capitaliste. On voit déjà quelle reterritorialisation pourra s'opérer à partir de ce qui, dans les technologies numériques, constitue un véritable potentiel de déterritorialisation.

Or pour éviter cela, pour accompagner le mouvement de déterritorialisation qui s'opère malgré toutes ces tentatives, par en-dessous, nous devons opérer un deuxième déplacement.

Ce déplacement consiste à déplacer le regard des unités objectivées (que sont les émetteurs/récepteurs de l'information, l'information elle-même qui circulerait entre eux et le réseau structurant qui rendrait possible ces circulations : internet) vers les marges indéterminées qui se dessinent entre ou plutôt en-deçà de ces unités objectivées.

Prenons un exemple : l'oeuvre intitulée « 535 » initiée par Antoine Moreau et présentée dans son mémoire de DEA qui a pour objet le Copyleft et la création artistique, en ces termes. Voici ce qu'il en dit :

« De la rencontre naît des tiers.

535 est le numéro que porte une « sculpture confiée » par nous [Antoine Moreau] le 27 mars 2004 à Guillaume Fayard, bibliothécaire et poète, lors de notre venue à Apt sur l’invitation de jivezi […] Les « sculptures confiées » […] est un travail que nous poursuivons depuis 1994 et qui consiste à confier à une personne de rencontre un objet de façon à ce qu’elle le confie également à quelqu’un d’autre et ainsi de suite, sans qu’il n’y ait de propriétaire définitif ni de point de chute final. Ainsi, cette enveloppe en kraft brun 21/29,7 cm contenant certainement quelque chose à l’intérieur, numérotée 535, confiée à Guillaume Fayard qui, peu de temps après l’avoir eu entre les mains, en fit un poème.

Peu de temps après, pour donner suite à la lecture du texte qui raconte l’expérience vécue avec la sculpture n° 535 nous écrivons à notre tour un poème calqué sur celui de l’auteur.

Il s’agit de deux versions identiques, mais différentes dans leur présentation.

D’un objet confié est né un poème qui lui-même a généré un autre poème et qui se sont prolongés dans l’édition à tirage limité d’un cahier qui les réunit ensemble. Ceci réalisé par jivezi, lien vivant entre Guillaume Fayard et nous-même.

Ainsi, outre ce qui s’écrit, voit-on bien ce qui est à l’œuvre : un transport que la confiance propulse et que le copyleft institue. La sculpture confiée, un objet sans qualité apparente, ne se pose pas comme point d’arrivée et station finale. Au contraire, c’est un point de départ qui s’offre à la reprise et à la re-création.

Le poème se poursuit, par l’amitié créée. »

« 535 » prend forme dans la mise en oeuvre d'un double geste : celui d'un transport d'affect propulsé par une confiance, une foi, une croyance en l'autre et celui d'une institution qui encadre légalement le transport d'affect. Double mouvement du Désir et de la Loi. Dans les deux cas, l'enjeu est celui d'une reconnaissance : reconnaissance par l'autre et de l'autre dans l'espace du désir et l'espace de la loi, dans l'ambivalence qui lie amitié et politique. Mais il y a un autre mouvement, souterrain, infra, qui échappe au cadre de la loi mais qui en définit cependant les conditions de possibilité, ce mouvement est porté par le désir lui-même comme tiers, comme mouvement du tiers, le désir en tant qu'il échappe à toute intentionnalité, qu'il dépasse la subjectivité, qu'il la déborde. Car dans la réécriture du poème de Guillaume par Antoine, il y a nécessairement une part d'étrangeté qui surgit, qui n'appartient ni à l'un ni à l'autre, il y a ce tiers qui apparaît et qui ne correspond ni au poème de l'un ni au poème de l'autre, ni aux deux points postulés dans l'échange. Dans le processus de réécriture est à l'oeuvre un processus d'altérification 1) qui fait que quelque chose échappe et à l'un et à l'autre. Quel est le statut de ce tiers ? A quelle subjectivité ou subjectivation renvoie-t-il ?

Ce tiers révèle que la circulation de l'écrit a mis en jeu bien plus qu'un simple échange d'information passant d'un point à un autre, d'un émetteur à un récepteur. Ce qui est mis en circulation à travers l'écrit c'est une charge affective qui mobilise tout un jeu de forces. Ce tiers révèle une zone d'indétermination qui fait vaciller les limites de la subjectivité. Il ne correspond pas à l'addition du 1er poème et du 2nd poème, mais à l'espacement de leur différance. Ce tiers n'est tributaire d'aucun auteur, il est bien plutôt le lieu d'une dépense improductive, le lieu d'une dépossession et en même temps la condition de possibilité de l'échange, de l'oeuvre commune. Ce lieu atopique qui divise toujours déjà de l'intérieur toute subjectivité. Ce lieu où les subjectivités se croisent et se multiplient. Du tiers naît la rencontre.

Ce tiers est comme la ligne du double profil de Rubin, figure paradoxale où le profil de deux visages ne prend forme que par et dans la ligne. Cette ligne non figurale, non substancielle, est ce qui permet le battement incessant du regard entre les deux visages et l'horizon dans lequel ces deux visages prennent forme. Elle dessine l'horizon du monde, l'inframince 2) (pour reprendre le terme de Marcel Duchamp) comme lieu atopique du passage du possible au devenir. L'inframince comme seuil de l'apparaître. Cette ligne s'ouvre à même le monde comme espacement de la différance. La différance n'est pas ici à entendre dans le sens d'un différé spatio-temporel, mais comme différance ontologique à même le temps présent, différance des temps, de la multiplicité des temps à même le présent. La multiplicité des temps jaillit de la division du présent lui-même.

C'est parce que ce tiers traverse toujours déjà, spectralement, l'ensemble des subjectivités, que des rencontres sont possibles. Ce tiers spectral n'est pas à confondre avec un potentiel à actualiser, ou avec une virtualité proto-subjective. Ce tiers s'ouvre comme espacement de la différance à même le réel : l'absence au coeur de la présence, la mort au coeur de la vie.

Il ne s'agira plus alors d'oeuvrer pour produire du tiers, mais oeuvrer depuis le tiers : oeuvrer depuis l'inframince comme seuil de l'apparaître.

Oeuvrer pour produire du tiers c'est ce qu'ont engagé Antoine Moreau et Guillaume Fayard avec « 535 ». Ils nous invitent par là à repenser la question de la composition. Le passage d'un auteur à un autre décompose le mouvement de l'oeuvre (en multiples versions) et en même temps donne à voir une recomposition de l'oeuvre elle-même. Il met en scène le processus de production comme processus de différenciation et de génération dans le temps et l'espace.

Oeuvrer depuis le tiers ce serait repenser la question même de l'apparaître.

« Trois. Trois à déployer un champ de forces. Puis trois autres. Étrangers. Tous ils seront Tout. Tout a commencé le soir.

À l'origine du Tout, les forces spectrales remettent en cause l'univers pour l'homme. Elles précèdent l'homme dans le temps. L'homme s'élabore d'après les forces spectrales. Il vit perpétuellement sa naissance. - On naît demain -

Tout a pris dans la matérialité de la ligne de mort blanche. Le matin. Une décharge. […] Tous furent traversés de toute part de corps. Tous furent corps. Tout-corps en tension chorégraphique. […]

Tracer. Tracer des corps, des corps-traces. Exécution sommaire d'une ligne. Ligne de vitesse infinie. Ligne atopique qui se dresse comme l'éclair dans le Double profil de Rubin. Éclaireur. Les corps s'en-mêlent autour d'une ligne qui ouvre le pas. […]

Des mouvements télescopiques fusent de-ci de-là. Des corps se meuvent, s'émeuvent. Des corps. Des corps qui touchent, des corps se touchent dans la distance, dans les épisodes de la distance. Des corps immémoriaux, des corps sporadiques, des corps phénoménaux, des corps médiumniques, des corps historiques, des corps sensibles, des corps singuliers, asymétriques, instables. Des corps qui échangent, écrivent, circulent. Des corps qui pensent, s'articulent, déambulent. Des corps qui font leur apparition.

Tous ils seront Tout.

Des corps humains éprouvent le lieu. Le lieu. Un monastère dépouillé. Des corps et graphes ont pris possession d'un lieu. Un lieu de résidence. Performing art forum. Des cellules monacales où l'on dort, des salles communes où l'on mange, où l'on parle, où l'on travaille, une chapelle où l'on travaille également, un jardin que l'on cultive, un cimetière, des dépendances. Résider. Donner lieu. Dans et hors du lieu. Dans le dehors du lieu. Donner lieu aux signes-fantômes.»

Ce texte fût écrit suite à une expérience à laquelle j'ai participé. Elle consista pour un groupe de six personnes, réunies au Performing Art Forum lors d'une université d'été autour de la performance, de la danse et de la chorégraphie (à St Erme, près de Reims, dans un monastère réhabilité), [elle consista] à mettre en circulation des signes sur une durée de 12 heures environ. Il s'agissait d'ouvrir une chorégraphie des signes, de donner corps à ce que nous avons appelé des « signes-fantômes ». Qu'est-ce que les signes-fantômes ? C'est l'autre face de la monnaie-signe, celle qui permet le commerce et l'échange. C'est sa face fantôme, la face défaite de toute finalité ou intentionnalité de signification, celle qui indique la présence paradoxale, spectrale, d'un il y a. Le signe-fantôme comme condition de possibilité même d'un faire signe. Sa propriété est l'impropre, l'instabilité d'un faire signe qui ne répond plus d'aucun encrage, d'aucun référent. Il erre, jamais à sa place, il n'a pas de place. Il peut s'incorporer mais toujours dans des corps différents qu'il vient hanter ou posséder. C'est le signe comme pharmakon.

L'expérience : pendant une journée, chacun devait vaquer à ses occupations ordinaires et en même temps, dans un temps parallèle, mettre en circulation et donner corps aux signes-fantômes. Ainsi, le matin, une personne traça sur la table, avec du sucre, une ligne blanche, en écho à la ligne de mort figurant sur un diagramme présenté le jour précédent aux six personnes, au moment de l'introduction à l'expérience.

Comment ce signe, produit intentionnellement, en étant mis en circulation, allait se transformer en signe-fantôme ? Passer d'un corps à un autre, prendre possession des corps jusqu'à en devenir méconnaissable.

Il s'agissait d'inverser l'idée selon laquelle c'est par le langage qu'advient la connaissance des choses (corps concrets ou corps abstraits), pour dire au contraire que c'est le corps-langage, en tant que signes-fantômes, qui prend possession des choses. La connaissance des choses se fait en inventant, en pratiquant autrement le monde. De même que le monde s'invente en connaissant, en faisant un usage méconnaissable de nos corps et de nos signes, de ce qui du langage nous échappe. Il s'agissait de mettre les signes à l'épreuve de la répétition dans le temps et dans l'espace, et de rendre sensible la part du signe qui au cours du processus d'itération échappe à toute intentionnalité de signification. Il s'agissait de rendre sensible la part spectrale du signe.

Ainsi, cette ligne de mort blanche, telle une amorce, a déclenché des apparitions détonantes, des étonnements.

Quelqu'un, seul dans la cuisine, s'est mis à danser sur la ligne de sucre avec ses doigts, a filmé cette danse et la transmise à quelqu'un d'autre, qui a dansé à son tour avec son corps devant deux autres personnes, donnant naissance à ce qui par la suite est devenu une espèce de personnage conceptuel (« Oïka »). Au même moment, une autre personne traçait la ligne blanche avec de la farine dans la cour d'entrée. Et un autre, au hasard d'une errance, traversait en voiture la ligne de mort du front de la 1ère guerre mondiale (le Chemin des Dames aux bois des buttes) dont il recueilla, avec son téléphone portable, des photos, dont la stèle de Guillaume Apollinaire, blessé sur ce même front. Et toujours dans ce temps hors du temps, dans ce temps parallèle, dans l'enceinte du monastère, un autre filmait à vol d'oiseau, dans le prolongement virtuel de la ligne de mort blanche tracée plus tard avec la farine, le parcours d'Oïka, traversant par là même un petit cimetière où sont enterrés des moines.

Tout cela n'est qu'une fraction de cette chorégraphie des signes-fantômes qui s'est déployée au cours de cette journée, et dont les gestes n'obéissaient à aucune concertation préalable, sinon à celle de donner des corps multiples aux signes-fantômes, signes qui se sont déployés au gré des circulations et rencontres, signes qui ont pris corps en autant de surfaces d'inscription : papier, email, sms, tableaux, jardins, vidéo, corps, etc.

La ligne de mort a alors fonctionné comme une ligne-prisme à partir de laquelle les signes se sont déployés pour prendre corps, dans des matières, des temps et des espaces différents.

La ligne-prisme est, comme dans la figure du double profil de Rubin, celle qui ouvre les subjectivités et initie le mouvement qui rend pathique ces subjectivités, qui leur permet de se toucher. Ces subjectivités sont mues par le désir de renouer le contact, de s'embrasser, de se toucher, mais ne peuvent y arriver que par l'intermédiaire de cette ligne-prisme. Les subjectivités se rencontrent dans l'espacement de la différance qui a pour corps le langage. Le langage n'est pas seulement ce qui véhicule entre deux pôles, comme dans la conception traditionnelle de la communication, mais plutôt, il y a cette offrande qu'est le langage, qui offre le désir à deux corps qui se différencient à partir de lui comme tiers. Le langage lui-même c'est le différend absolu. Le langage ne provoque ni la différence, ni la relation : il provoque un spectre, un tiers qui offre le désir, un tiers désirant, un battement. C'est à partir de corps abstrait, de cet abstractbody qu'est le langage que s'effectue un battement inaltérable entre la présence et l'absence, ce qui se révèle dans l'écart de langue du français à l'anglais dans le terme de « personne » qui est tout autant présence (somebody) qu'absence (nobody). Mais dans la présence et dans l'absence, il y a bien toujours ce corps (-body), ce corps abstrait du langage, ce spectre d'où tout peut arriver. Le langage en personne. C'est dans ce corps tiers que les subjectivités peuvent se réunir, c'est par le tiers qu'advient la rencontre.

S'ouvre alors à nous une toute autre pensée de la communication, une pensée de la communication qui ne réduise pas le langage à du code. C'est cette réduction du langage au code (à partir de stimuli ou de signaux) que présuppose, à chaque fois, la pensée cognitiviste. La question consiste pour elle à déterminer la ligne la plus rapide qui mènera du codage au décodage, de l'émission à la réception. Au lieu de penser le langage comme circulation d'informations, au lieu de penser internet comme véhicule de flux, il s'agira pour nous de voir entre ou en-deçà des flux, entre ou en-deçà des mailles du réseau, entre ou en-deçà des sujets, de voir comment, dans le milieu atopique ouvert par ce tiers, qui a pour corps l'abstracbody du langage, se déploie une multiplicité de subjectivités. En deçà du de la capture, il y a. Le il y a spectralise la présence, il lui donne la possibilité même de se présenter.

Du tiers naît la rencontre.

La poétique de l'apparaître oeuvre depuis le tiers, depuis le passage du possible au devenir, depuis le milieu, en-deçà des points de la communication, au coeur du langage entendu comme abstractbody.

Elle se dégage d'une poétique de la composition ou de la production en tant que celle-ci reste soumise à la loi du logos technologique. Qu'est-ce à dire ? Qu'elle ne peut penser les nouvelles configurations de l'apparaître ouvertes par le passage de l'ère analogique à l'ère numérique que du point de vue de l'apparence (de la connexion, du simulacre, de la réalité augmentée, etc.). Qu'elle évacue ce qui de ces nouvelles conditions de l'apparaître appartient au régime de l'apparition (spectrale), ce qui de l'apparaître échappe à tout logos et engage la mise en jeu d'autres techniques, des techniques qui créent les conditions de l'apparaître. Ces techniques de l'apparaître ne dépendent d'aucune technologie, mais consistent en autant de manières d'ouvrir le monde à son dehors.

Ouvrir le monde à son dehors, ce serait alors la tâche d'une poïesis à venir, d'une poïesis qui n'aurait peut-être même plus pour nom « art », mais qui conserverait ce qui de l'art déclos le sens du monde. La poétique de l'apparaître nous invite à voir dans le profil du monde, à travers la ligne-prisme où le possible se fait devenir. Ni derrière les phénomènes, ni en s'arrêtant aux phénomènes, mais voir entre les deux, dans le battement des deux, dans les circulations infranumériques qui s'y déploient. La poétique de l'apparaître nous ouvre la voie d'une manière de voir, de penser, de pratiquer, au-delà de la métaphysique et de la physique, une voie que nous nommons l'infraphysique.

1) un dégradé s'effectue entre les deux couleurs littéraires, un spectre en somme, et un processus d'altérification, le spectral prenant corps
2) Nous reprenons le concept d' « inframince » à Marcel Duchamp, Notes.