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Origine : http://www.passant-ordinaire.com/revue/print.asp?id=580
Le Passant ordinaire n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
Plutôt punir que prévenir : les psychopathes
sont à la rue par Loïc Wacquant
A treize reprises en l’espace de deux ans, Andrew Goldstein
fut hospitalisé auprès des services psychiatriques
de New York, parfois amené par la police, le plus souvent
en urgence, mais toujours de son bon vouloir. Schizophrène
violent, le jeune homme solitaire, fils d’un radiologue du
Delaware et ancien élève d’un lycée d’élite
de la ville, agresse treize personnes durant cette période,
dont deux psychiatres, une infirmière, un travailleur social
et un thérapeute. Treize fois, il est remis aux portes de
l’hôpital malgré ses suppliques réitérées
: incapable de supporter ses crises hallucinatoires, il souhaite
être placé dans un établissement de soins de
long terme. En novembre 1998, il plaide en ces mot son internement
à la salle des urgences du Jamaica Hospital dans le Queens
: « Se plaint d’entendre des voix, des gens qui le suivent
et qui habitent à l’intérieur de lui. Ils m’ont
retiré mon cerveau, je ne sais pas pourquoi. J’entends
ces voix qui me disent que quelque chose va arriver… Je ne
peux pas m’en sortir » 1. Mais les hôpitaux ont
pour instruction de l’Etat de « diminuer leur décompte
», c’est-à-dire de se débarrasser des
patients le plus vite possible (en 21 jours maximum) de sorte à
atteindre leurs objectifs de réduction budgétaire,
et les résidences psychiatriques de quartier sont toutes
archi-pleines, avec des listes d’attente interminables –
et sur lesquelles la priorité est supposément accordée
aux psychopathes… sortant de prison, de plus en plus nombreux.
Le 15 décembre 1998, Andrew Goldstein est une dernière
fois déchargé du North General Hospital au 22e jour
de son séjour, avec une provision de médicaments correspondant
à une semaine de traitement et un formulaire lui enjoignant
de s’adresser auprès d’un autre centre de soin
déambulatoire.
Le 3 janvier 1999, alors qu’il attend le métro dans
la station de la 23e rue et Broadway, Goldstein est pris d’un
accès psychotique et projette subitement sur la voie une
inconnue qui avait le malheur de se trouver à côté
de lui : « J’ai ressenti une sensation, comme quelque
chose qui entrait en moi, comme un fantôme ou un esprit ou
quelque chose comme ça. J’ai ressenti le besoin urgent
de pousser, de bousculer, de taper. Quand le train est arrivé,
le sentiment a disparu puis il est revenu… J’ai poussé
la femme qui avait les cheveux blonds ». Kendra Webdale, 32
ans, est écrasée par la rame et meurt sur le coup.
Malgré son lourd passif psychiatrique (son dossier médical
est gros de 3 500 pages), Goldstein est jugé « compétent
» pour passer devant les tribunaux, au motif que, lorsqu’il
prend ses médications, « il n’est pas si handicapé
qu’il ne puisse aider à sa propre défense ou
supporter le stress d’un procès »2. Faute d’avoir
été pris en charge par le secteur sanitaire et social
de l’Etat autrement que par intermittence et sous urgence,
le jeune psychotique est aujourd’hui assuré d’être
définitivement pris en charge par son secteur pénitentiaire
: il risque la réclusion à perpétuité.
Dans les semaines qui suivent le drame, la famille de la victime
dépose six plaintes contre les six hôpitaux qui ont
relâché Goldstein en 1998, plus une demande de dommages
civils de vingt millions de dollars pour maltraitance médicale
de la part du système hospitalier de la ville. Un observateur
averti de la scène psychiatrique new-yorkaise leur donne
raison : « En quinze ans de reportages sur la politique publique
de santé mentale, je n’ai jamais vu le système
dans un tel état de désorganisation. Des coupes budgétaires
sans précédent ont sapé les dispositifs de
sécurité qui étaient en place jusqu’ici
». Et de citer six facteurs qui laissent augurer une accentuation
du traitement pénal des psychopathes dans l’Etat de
New York pour les années à venir3 : les six mille
derniers malades, dont les hôpitaux psychiatriques publics
s’efforcent de se délester (notamment en les déversant
sur les refuges pour sans-abri, au besoin en maquillant leurs dossiers,
alors qu’on estime que 3 000 des 7 200 pensionnaires des refuges
municipaux de New York souffrent déjà d’afflictions
mentales graves), sont deux fois plus nombreux que les cohortes
précédentes à avoir des antécédents
criminels ; les résidences d’accueil offrant une surveillance
médicale en continu sont déjà remplies à
craquer ; les hôpitaux ont désormais pour politique
de remettre à la rue les malades au bout de trois semaines
maximum (période après laquelle le tarif de remboursement
des soins par l’Etat tombe de 775 dollars par jour à
175 dollars, prix auquel l’hôpital perd de l’argent)
; le flot des détenus souffrant de troubles psychiques relâchés
par les geôles et les prisons est à son étiage
et ne cesse de monter ; la rétraction des programmes fédéraux
d’assistance aux pauvres et aux handicapés laisse sans
filet de secours un nombre croissant de malades ; enfin, les organismes
chargés du contrôle de la médecine psychiatrique
ont vu leurs budgets et leurs personnels amputés.
Dans la foulée, les parents de Kendra Webdale lancent, avec
le soutien empressé des deux partis politiques en place,
une campagne visant, non pas à réformer le système
de santé publique de sorte à remédier aux carences
médicales criantes qui ont abouti à la mort de leur
fille, mais à instaurer des mesures coercitives obligeant
les psychopathes à prendre leur médication, sous peine
d’être écroués et internés contre
leur gré. Au lieu de restaurer les financements nécessaires
pour parer à la pénurie chronique de places dans les
cliniques, de personnels et de médicaments qui livrent à
eux-mêmes des milliers de psychopathes, la « Loi de
Kendra », débattue par l’assemblée parlementaire
de New York au printemps 1999 et soutenue avec une belle unanimité
par le gouverneur (républicain) George Pataki et le président
de l’assemblée (démocrate) Sheldon Silver, autorisera
la mise sous contrôle judiciaire puis l’enfermement
forcé des malades qui refusent (ou sont incapables) de suivre
leur traitement 4. Encore une loi qui, plutôt que de traiter
la déréliction mentale des démunis en amont,
par des moyens sociaux et médicaux, tentera d’en endiguer
les conséquences en aval par une gestion punitive et ségrégative.
Avertissement
Mail de Loïc Wacquant septembre 2010
Merci de retirer toute mention de l'ouvrage PUNIR LES PAUVRES de
votre site: il s'agit d'une version contrefaisante, version truquee
et tronquee de mon travail publiee sans contrat ni bon a tirer par
Agone, contre ma volonte explicite et expresse. Cet ouvrage est
une tromperie; ce n'est pas le mien; il ne figure pas a ma bibliographie,
merci de ne pas me l'attribuer. Vous pouvez lire la version complete
et conforme de mon travail en anglais, PUNISHING THE POOR, Duke
University Press, 2008.
Cordialement,
Loïc Wacquant
Professor, University of California, Berkeley
Chercheur, Centre de sociologie européenne, Paris
http://sociology.berkeley.edu/faculty/wacquant/
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Department of Sociology
University of California-Berkeley
Berkeley CA 94720 USA
fax 510/642-0659
(1) Cité par Michael Winerip, « Bedlam on the Streets
: Increasingly, the Mentally Ill Have Nowhere to Go », New York
Times Magazine, 23 mai 1999, pp. 42-44. Lors de précédentes
hospitalisations, Goldstein s’était plaint de devenir
violet, d’avoir rapetissé jusqu’à ne mesurer
que quinze centimètres, d’avoir perdu son cou, d’avoir
un pénis surdimensionné pour avoir mangé de la
nourriture contaminée, d’un « voisin homosexuel
» qui lui dérobait ses excréments pour les dévorer,
etc.
(2) « Man claims Ghost drove him to push woman to her death
» et « Subway killing suspect is ruled fit for trial
», The New York Times, 4 mars et 6 avril 1999.
(3) Michael Winerip, « Bedlam on the Streets », art.
cit., pp. 48-49.
(4) « Medication law illegal, advocates for mentally ill
say » et « Kendra’s Law makes progress : Pataki,
Silver back mandatory treatment for mental patients », The
Buffalo News, 23 février et 20 mai 1999.
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