Origine : http://infos.samizdat.net/article285.html
http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=160
Le piratage est un impôt progressif
...et autres réflexions sur le futur de la distribution
en ligne
Par Tim O’Reilly
Les controverses sans fin sur le partage de fichiers en ligne m’incitent
à présenter quelques réflexions sur le sujet,
en tant qu’auteur, et en tant qu’éditeur. Bien
sûr, je n’écris et ne publie que de livres, pas
de films ou de la musique. Je pense cependant que quelques unes
des leçons tirées de mon expérience restent
valables pour ces domaines.
Leçon 1 - L’obscurité est une menace
bien plus grave que le piratage pour les auteurs et créateurs
Commençons par l’édition de livres. Plus de
100 000 livres sont publiés chaque année [1], avec
plusieurs millions de livres disponibles chez les éditeurs.
Cependant, moins de 10 000 de ces nouveaux livres atteignent des
ventes significatives et, même dans les plus grandes librairies,
moins de 100 000 livres disponibles sont en rayon. La plupart des
livres ne restent que quelques mois dans les rayons des plus grandes
chaînes, et ils attendent ensuite dans des entrepôts...
le moment d’être envoyés au pilon.
Les auteurs pensent qu’être publiés sera la
réalisation de leur rêve, mais pour tant d’entre
eux, ce n’est que le début d’une longue désillusion.
Des sites comme Amazon créent un magasin virtuel pour tous
les livres disponibles et projettent ainsi un peu de lumière
dans l’obscurité des entrepôts. Des livres qui
autrement resteraient invisibles peuvent être découverts
et achetés. Ceux des auteurs qui ont la chance de récupérer
leur droits de la part de leur éditeur les mettent souvent
gratuitement en ligne, dans l’espoir de trouver des lecteurs.
Le Web a été une aubaine pour les lecteurs, du fait
même qu’il rend plus facile de diffuser des recommandations
de lecture et d’acheter les livres une fois qu’on en
entend parler. Mais malgré cela, peu de livres survivent
à leur première ou deux premières années
de disponibilité. Videz les entrepôts et vous ne trouverez
pas preneur pour beaucoup d’entre eux, même en les donnant.
De nombreux livres traînent dans une obscurité méritée,
mais bien plus encore souffrent simplement du grand écart
entre l’offre et la demande.
Je ne connais pas la taille exacte de la totalité du catalogue
de CD [2], mais j’imagine qu’il doit être de taille
similaire. Des dizaines de milliers de musiciens éditent
eux-mêmes leurs CD. De rares élus ont un contrat d’enregistrement.
Parmi ceux-ci, seuls un nombre encore plus restreint voit leur disques
atteindre des ventes significatives. Le fond de stock des éditeurs
musicaux est inaccessible pour les consommateurs parce qu’ils
n’atteint jamais les magasins.
Il y a moins de films, bien sûr, en raison de leur coût
de production, mais même dans ce domaine, l’obscurité
est un ennemi permanent. Des milliers de réalisateurs indépendants
cherchent désespérément des canaux de distribution.
Quelques films indépendants, comme ceux des cinéastes
du mouvement danois du Dogma, parviennent aux salles. Mais pour
la plupart, leur visibilité est limitée à des
projections occasionnelles dans des festivals de cinéma locaux.
Le développement de la vidéo numérique offre
la promesse de faire de la réalisation de films une activité
aussi abordable que la création d’un groupe de rock
dans un garage, ou que l’écriture du grand roman américain
dans une mansarde.
Leçon 2 - Le piratage, est un impôt progressif
Pour tous les créateurs, qui travaillent pour la plupart
dans l’obscurité, être assez connu pour être
piraté serait le couronnement de leur carrière. Le
piratage est une sorte d’impôt progressif, qui peut
raboter quelques pour cent des ventes d’artistes connus (et
je dis peut car ceci est loin d’être prouvé),
en échange de bénéfices massifs pour les créateurs
bien plus nombreux à qui une visibilité plus grande
peut apporter des revenus supplémentaires.
Nos systèmes de distribution pour les livres, la musique
et les films sont profondément biaisés en faveur des
nantis et en défaveur des démunis. Quelques produits
« stars » bénéficient de l’essentiel
du budget promotionnel, et sont distribués en grande quantité
; le sort de la majorité dépend, selon l’expression
du personnage Blanche Dubois [3] de Tennesse Williams « de
la bienveillance d’étrangers. »
La baisse des barrières à l’entrée dans
la distribution, et la disponibilité permanente de tout le
catalogue au lieu de sa restriction aux ouvrages les plus populaires
sont favorables aux artistes, puisqu’elles leur donnent une
chance de construire leur propre visibilité et leur propre
réputation, en travaillant avec les entrepreneurs du nouveau
média, qui seront les éditeurs et les distributeurs
de demain.
J’ai observé ma fille de 19 ans et ses amis écouter
d’innombrables groupes sur Napster ou Kazaa, et, enthousiastes
pour leur musique, aller en acheter les CD. Ma fille possède
maintenant plus de CD que je n’en ai acquis en toute une vie
d’écoute moins exploratoire. Qui plus est, elle m’a
fait connaître sa musique favorite, et moi aussi j’ai
acheté de ce fait des CD. Et, non... elle ne télécharge
pas Britney Spears, mais des groupes [rock] oubliés des années
60, 70, 80 et 90, et leurs équivalents dans d’autres
genres musicaux. C’est de la musique qui est difficile à
trouver, sauf en ligne, mais qui une fois trouvée conduit
à une recherche ciblée de CD, de vinyles, et d’autres
artefacts. eBay développe un business actif en la matière,
même si la RIAA n’a pas identifié l’opportunité
que cela représente.
Leçon 3 - Les consommateurs ne demandent pas mieux
que de respecter la légalité, s’ils le peuvent
« Piratage » est un mot lourd de sens, que nous réservions
autrefois à la copie/revente en gros de produits illégaux.
L’application récente de ce mot par l’industrie
musicale et cinématographique au partage de fichiers p2p
(pair à pair) fait obstacle au débat honnête.
Le partage de fichiers en ligne est l’oeuvre de passionnés
qui échangent leur musique parce qu’il n’y a
pas d’alternative licite. Le piratage est une activité
commerciale illégitime qui n’est un problème
significatif seulement dans les pays qui n’ont pas de mise
en oeuvre forte des lois existantes en matière de copyright
[4].
Chez O’Reilly, nous publions un grand nombre de nos livres
en ligne. Il y a des gens qui en profitent pour redistribuer des
copies non payées. (le problème principal, entre parenthèses,
n’est pas celui des réseaux de partage de fichiers,
mais celui des copies des CD que nous publions qui sont mis en ligne
sur des serveurs Web, copiés ou offerts à la vente
sur eBay). Ces copies piratées peuvent être désagréables
pour nous, mais elles sont loin de détruire notre activité.
Nous n’avons observé que peu ou pas de baisse des ventes
des livres qui sont ainsi offerts en ligne.
Qui plus est, la plupart de ceux qui sont en infraction réagissent
à des actions aussi minimes qu’une lettre polie leur
demandant de retirer les contenus en cause de leurs serveurs. Les
serveurs qui ignorent nos requêtes sont pour la plupart dans
des pays où les livres ne sont pas disponibles à la
vente, ou sont bien trop chers pour les consommateurs locaux.
Plus intéressant encore, nos activités visant le
respect de nos droits sont pilotées par nos clients. Nous
recevons des milliers de courriers électroniques de clients
nous informant de copies et de sites illégitimes. Pourquoi
? Parce qu’ils ont de l’estime pour notre entreprise
et nos auteurs, et qu’ils veulent que nos activités
continuent. Ils savent qu’il y a un moyen légitime
de payer pour l’accès en ligne - on peut souscrire
à notre service d’abonnement [5] pour seulement 9,95
$ par mois - et par conséquent ils perçoivent les
copies gratuites comme illégitimes.
Une autre élément factuel a été souligné
par Jon Schull, l’ancien directeur technique de Softlock,
la société qui a travaillé avec Stephen King
pour son expérience de livre électronique Riding the
Bullet. Softlock a utilisé un système de gestion de
droits numériques fort, et comptait sur la « superdistribution
» pour réduire le coût d’hébergement
du contenu, selon l’idée que les clients redistribueraient
des copies à leurs amis, qui alors auraient simplement besoin
de télécharger une clé pour déverrouiller
leur copie. En pratique, la plupart des copies furent cependant
téléchargées directement, et très peu
furent transmises de client à client. Softlock conduisit
une enquête auprès de ses clients pour comprendre pourquoi
l’activité de transmission de client à client
avait été aussi réduite. Leur réponse,
de façon surprenante, fut qu’ils n’avaient pas
compris que la redistribution était désirée.
Les clients n’ont pas redistribué de copies parce qu’ils
« pensaient que ce n’était pas bien »
La façon la plus simple d’obtenir que les consommateurs
arrêtent d’échanger des copies numériques
illicites de contenus musicaux ou de films est de leur donner une
alternative licite, à un juste prix.
Leçon 4 - Le vol a l’étalage est une
menace plus grave que le piratage
Alors que peu de ceux qui mettent des livres sur des serveurs Web
publiquement accessibles cherchent à tirer profit de cette
activité, ceux qui vendent des CD sur eBay contenant des
copies de fichiers PDF ou HTML de dizaines de livres pratiquent
en fait le piratage, c’est-à-dire la copie organisée
de contenus pour la revente.
Mais même dans ce contexte, nous voyons peu de raisons d’adopter
des lois plus restrictives en matière de copyright, ou des
systèmes de gestion de droits numériques (DRMS) forts,
puisque les lois existantes nous permettent de poursuivre les quelques
pirates délibérés.
Il n’y a pas de problème significatif de piratage
aux Etats-Unis et en Europe. Le fait que les logiciels de Microsoft
aient été accessibles depuis des années sur
des sites de téléchargement ou plus récemment
sur les réseaux p2p d’échanges de fichiers n’a
pas empêché cette société de devenir
l’une des plus grandes et plus profitables du monde. Les estimations
de « manque à gagner » supposent que les copies
illicites auraient été payées ; mais à
l’opposé on ne tient pas compte des copies qui sont
vendues comme « mises à jour » à cause
de la familiarité qu’ont permis les copies illicites.
Le problème réel est analogue, au plus, à
celui du vol à l’étalage, qui représente
une perte agaçante pour les activités commerciales.
Au total, en tant qu’éditeur qui distribue également
ses livres en version électronique, nous évaluons
le problème du piratage comme une taxe sur notre activité
plus mineure que celle résultant du vol à l’étalage.
Si l’on reprend mon observation que « l’obscurité
est un danger plus grand que le piratage », le vol à
l’étalage d’un seul exemplaire peut conduire
à une perte de vente d’exemplaires bien plus nombreux.
Si une librairie a seulement un exemplaire de votre livre, ou un
disquaire un exemplaire de votre disque, le vol de cet exemplaire
les font disparaître du champ d’achats possibles du
client potentiel suivant. Et puisque le système de gestion
de stock dit que l’exemplaire n’a pas été
vendu, il se peut qu’il ne soient pas commandés à
nouveau pour des semaines ou des mois, ou même à jamais.
J’ai souvent demandé à un libraire pourquoi
il n’avait pas d’exemplaires d’un de mes livres,
pour me faire dire, après une brève vérification
dans l’inventaire : « Mais nous en avons. L’inventaire
dit que nous avons encore un exemplaire en stock, et nous n’avons
pas vendu depuis des mois, donc il n’y a pas de raison d’en
recommander. » Il faut insister pour convaincre l’interlocuteur
qu’il se peut que l’absence de vente soit due à
l’absence dans les rayons.
Comme une copie en ligne n’est jamais épuisée,
on a au moins l’occasion d’une vente, au lieu d’être
soumis aux énormes efficacités et aux goulots d’étranglement
arbitraires du système de distribution.
Leçon 5 - Les réseaux de partage de fichiers
ne menacent pas les livres, la musique ou l’édition
de films. Ils menacent les éditeurs existants.
Les industriels de la musique et du cinéma aiment suggérer
que les réseaux de partage de fichiers vont détruire
leurs industries.
Ceux qui développent cet argument se trompent radicalement
sur la nature de l’activité d’édition.
Editer n’est pas un rôle qui peut être détruit
par une nouvelle technologie, quelle qu’elle soit, dans la
mesure où son existence est rendue obligatoire par des considérations
mathématiques. Des millions d’acheteurs et des millions
de vendeurs ne peuvent pas se trouver sans un ou plusieurs intermédiaires
qui segmentent le marché en segments plus gérables.
En réalité, il y a en général une écologie
très riche d’intermédiaires. Les éditeurs
agrègent les auteurs pour les détaillants. Les détaillants
agrègent les consommateurs pour les éditeurs. Les
grossistes agrègent les petits éditeurs pour les détaillants
et les petits détaillants pour les éditeurs. Les distributeurs
spécialisés ouvrent de nouveaux chemins en développant
des canaux de distribution particuliers.
Ceux d’entre nous qui ont observé le développement
du Web comme nouveau média éditorial ont vu cette
écologie évoluer en moins d’une décennie.
Dans les premiers temps du Web, la rhétorique dominante affirmait
que nous allions vers un âge de désintermédiation,
que chacun(e) serait son propre éditeur. Mais en peu de temps,
les propriétaires de sites se sont mis à payer des
intervenants extérieurs pour qu’ils les aident à
accroître leur visibilité sur Yahoo !, Google et autres
moteurs de recherche (les équivalents de Barnes & Noble
et Borders [6] pour le Web), et les auteurs sur le Web à
contribuer avec enthousiasme à des sites comme AOL, MSN,
ou sur le versant technologique, Cnet, Slashdot, O’Reilly
Network ou d’autres éditeurs. Pendant ce temps, des
auteurs, de Matt Drudge à Dave Winner, en passant par Cory
Doctorow, se faisaient connaître en publiant pour ce nouveau
média.
Comme Jared Diamond l’a souligné dans son livre Guns,
Germs and Steel, des contraintes mathématiques constituent
l’arrière-fond du développement de toutes les
organisations sociales complexes.
Il n’y a rien dans la technologie qui change la dynamique
fondamentale par laquelle des millions de produits potentiellement
fongibles parviennent à des consommateurs potentiels. Les
moyens de l’agrégation et de la sélection peuvent
changer avec les technologies, mais le besoin d’agrégation
et de sélection est constant. L’usage par Google des
recommandations implicites par les pairs dans l’ordre de présentation
des résultats aux requêtes joue largement le même
rôle que l’utilisation par les gros détaillants
des statistiques détaillées de ventes pour sélectionner
leur offre de ventes.
La question à laquelle nous sommes confrontés n’est
pas de savoir si des technologies comme les réseaux p2p de
partage de fichiers saperont le rôle des créateurs
ou des éditeurs, mais celle de savoir comment les créateurs
peuvent utiliser de nouvelles techniques pour accroître la
visibilité de leurs oeuvres. Pour les éditeurs, la
question est de savoir s’ils vont comprendre comment jouer
leur rôle dans le nouveau média avant que quelqu’un
d’autre ne le comprenne. L’édition est une niche
écologique : de nouveaux éditeurs se précipiteront
pour la remplir si les vieux y échouent.
En en revenant aux principes fondamentaux, on comprend que l’édition
n’est pas qu’une affaire d’agrégation physique
d’un produit, mais requiert une agrégation intangible
et la gestion de la réputation. Les gens utilisent Google
ou Yahoo !, Barnes & Noble ou Borders, HMV ou MediaPlay, parce
qu’ils croient qu’ils y trouveront ce qu’ils cherchent.
Et ils s’adressent à des éditeurs spécifiques
comme Knopf ou O’Reilly, parce que nous avons construit la
confiance dans notre capacité à trouver des sujets
intéressants et des auteurs doués.
Maintenant, venons en au partage de fichiers musicaux. Comment
les gens trouvent-ils sur Kazaa ou sur n’importe lequel des
services de partage de fichiers post-Napster ? Tout d’abord,
il se peut qu’ils recherchent un morceau qu’ils connaissent
déjà. Mais ces recherches d’un morceau ou d’un
artiste déjà connu sont fondamentalement limitées,
puisqu’elles reposent sur le marketing d’un espace de
noms (artiste/morceau) qui est extérieur au service de partage
de fichiers. Pour supplanter vraiment le système existant
de distribution de la musique, tout système de substitution
doit développer ses propres mécanismes de marketing
et de recommandation de nouveaux titres musicaux.
Et de fait, on voit déjà de tels mécanismes
émerger. Les réseaux de partage de fichiers dépendent
fortement de la plus efficace des techniques de marketing : le bouche
à oreille. Le temps passant, tous ceux qui ont étudié
l’évolution de précédents médias
verront que les recherches reposant sur une connaissance préexistante
ou sur le bouche à oreille sont seulement les solutions de
facilité pour le développement des nouveaux systèmes.
Avec la maturation du marché, le marketing payant se développera,
et étape par étape, nous développerons la même
riche écologie d’intermédiaires qui caractérisent
les marchés de médias existants.
Les nouveaux médias n’ont pas remplacé historiquement
ceux qui leurs préexistaient, mais ont plutôt étendu
les marchés, au moins à court terme. Il y a des occasions
d’arbitrages renouvelés entre le nouveau média
de distribution et l’ancien, et par exemple, la montée
en puissance des réseaux de partage de fichiers a nourri
l’échange de vinyles et CD (non disponibles par les
canaux commerciaux classiques) sur eBay.
Dans le futur, il se peut que les services d’édition
musicale en ligne remplacent les CD et d’autres médias
de distribution physique, tout comme la musique enregistrée
a relégué les éditeurs de partitions dans un
marché de niche, et, pour beaucoup, ont transformé
le piano domestique en un emblème nostalgique bien éloigné
du centre familial d’accès à la musique qu’il
constituait autrefois. Mais le rôle des artistes et des éditeurs
musicaux ne disparaîtra pas. La question n’est pas alors
celle de la mort de l’édition de livres, de l’édition
musicale ou de la production de films, mais plutôt celle de
savoir qui seront les éditeurs.
Leçon 6 - Ce qui est gratuit finit par être
remplacé par un service payant de meilleure qualité
Une question à mes lecteurs : combien d’entre vous
reçoivent-ils toujours leurs courrier électronique
à travers des connexions téléphoniques pair
à pair par UUCP, ou le vieil Internet « gratuit »,
et combien payent 19,95$ ou plus à un fournisseur de services
? Combien d’entre vous regardent-ils la télévision
« gratuite » et combien payent de 20 à 60$ pour
le câble ou la télévision par satellite ? (et
ne parlons même pas de louer des cassettes ou DVD de films
par rapport à acheter des copies physiques de vos films préférés).
Des services comme Kazaa fleurissent en l’absence d’alternatives
concurrentielles. Je prédis avec confiance qu’une fois
que l’industrie musicale offrira un service qui donne accès
à un ensemble similaire de morceaux, qui s’abstient
de mettre en oeuvre un onéreux système de protection
anti-copie, qui inclut des méta-données plus exactes
et d’autres formes de valeur ajoutée, il y aura des
centaines de millions d’abonnés payants. Ceci, bien
sûr, s’ils évitent d’attendre trop longtemps,
auquel cas Kazaa lui-même commencera à offrir ces avantages
dans un service payant (ou le ferait en l’absence d’obstacles
juridiques). Tout comme AOL, MSN, Yahoo !, Cnet et bien d’autres
ont construit collectivement un secteur de nouveaux médias
qui représente des milliards de dollars à partir du
Web « gratuit », les « éditeurs »
bâtiront sur les réseaux de partage de fichiers.
Pourquoi est-ce que vous paieriez un morceau que vous pourriez
avoir gratuitement ? Pour la même raison que vous achèterez
un livre que vous pourriez emprunter dans une bibliothèque
publique, ou achèterez un film sur DVD que vous pourriez
regarder à la télévision ou louer pour le week-end.
Parce que ce sera pratique, facile à utiliser, à cause
du choix, de la facilité de sélection, et pour les
enthousiastes à cause du simple plaisir de posséder
quelque chose auquel vous tenez.
Le service rendu à l’heure actuel par les systèmes
de partage de fichiers est au mieux médiocre. Des étudiants
et d’autres personnes disposant de temps libre le trouve adéquat.
Mais il laisse beaucoup à désirer : copies redondantes
de qualité médiocre, disponibilité intermittente
de certaines oeuvres, identification incorrecte de l’artiste
ou du morceau, et bien d’autres défauts.
Des contradicteurs pourront affirmer que le Web démontre
précisément ce dont ils ont peur, que le contenu sur
le Web est « gratuit », que la publicité est
un modèle commercial insuffisant pour les fournisseurs de
contenus, et que les modèles d’abonnement ont échoué.
J’affirme cependant que nous n’avons pas vu la fin
de l’histoire.
Les sites sur abonnement sont en pleine croissance. Les professionnels
de l’informatique peuvent être vus comme des pionniers
sur ce marché. Par exemple, O’Reilly’s Safari
Books Online connaît une croissance de 30% par mois, et représente
maintenant une source de revenu représentant plusieurs millions
de dollars pour nous et d’autres éditeurs.
La plupart des observateurs semblent aussi ne pas remarquer que
l’lnternet est déjà vendu lui-même sur
abonnement. Ce sur quoi nous travaillons est le développement
de services à valeur ajoutée de qualité. Qui
plus est, il y a déjà des fournisseurs de services
intégrés verticalement (en particulier AOL Time Warner)
qui fournissent une connectivité de base mais possèdent
de vastes bibliothèques de contenu attractif.
Lorsqu’on considère les services de contenu en ligne
sur abonnement, les analogies avec la télévision sont
instructives. La télévision gratuite financée
par la publicité a été largement supplantée
ou plutôt complétée par les abonnements au câble.
Qui plus est, le chiffre d’affaires des services de base du
câble a lui-même été complété
par diverses agrégations de chaînes à valeur
ajoutée ; HBO, l’une de ces chaînes, est maintenant
la plus rentable de la télévision. Et pendant ce temps,
sur l’lnternet, les gens payent à leur fournisseur
de services 19,95$ par mois pour l’équivalent du service
de base du câble, et une occasion idéale de construire
un service à valeur ajoutée, à savoir un service
de téléchargement de musique est ignorée du
fait du manque de vision de l’industrie musicale existante.
Une autre leçon de la télévision est que les
gens préfèrent les abonnements au payperview [7],
sauf pour quelques événements très spéciaux.
Qui plus est, ils préfèrent les abonnements à
de grands « bouquets » de chaînes plutôt
qu’à des chaînes individuelles. Ce qui fait que
les gens s’abonnent au « bouquet » cinéma,
au « bouquet » sports, etc. Les ballons d’essai
de paiement au morceau lancés par l’industrie phonographique
marcheront peut-être, mais je prédis qu’à
long terme, des abonnements illimités mensuels, peut-être
segmentés par genre musical, domineront.
Leçon 7 - Il y a plusieurs façons d’y
arriver
L’étude d’autres marchés de médias
montre cependant qu’il n’y a pas de solution magique
unique. Une compagnie intelligente maximise ses revenus sur toutes
ses lignes de revenus, se rendant compte que les vraies occasions
s’ouvrent lorsqu’elle fournit les meilleurs services
aux clients qui au bout du compte paient ses factures.
Chez O’Reilly, nous avons conduit des expériences
de distribution en ligne de nos livres depuis des années.
Nous savons que nous devons offrir une alternative en ligne convaincante
avant que quelqu’un d’autre ne le fasse. Comme le dit
un proverbe Hawaïen, « personne ne nous a promis demain.
» La mise en concurrence avec des offres alternatives gratuites
nous force à explorer de nouveaux médias de distribution
et de nouvelles formes d’édition.
En addition au service sur abonnement Safari mentionné plus
haut, nous publions un vaste réseau de sites « gratuits
» financés par la publicité dans O’Reilly
Network. Nous avons publié un certain nombre de livres sous
des licences de publication ouverte, où la redistribution
libre et gratuite [8] est explicitement autorisée. Nous le
faisons pour plusieurs raisons : pour promouvoir des produits qui
pourraient autrement être ignorés, pour construire
la fidélité des membres de communautés en ligne,
et parfois, parce qu’un produit ne peut plus être vendu
économiquement par les canaux traditionnels, et nous préférons
le rendre disponible gratuitement plutôt que de le voir disparaître
complètement du marché.
Nous publions aussi beaucoup de nos livres sur CD-Rom, dans un
format baptisé « bibliothèque sur CD »,
qui contient typiquement une demi-douzaine de livres sur un CD.
Et bien sûr nous continuons de publier des livres imprimés.
L’existence de copies en lignes gratuites est parfois utilisée
pour promouvoir un sujet ou un auteur (des livres comme La Cathédrale
et le Bazaar ou The Cluetrain Manifesto devinrent des best-sellers
en version papier suite à leur forte présence en ligne).
Nous mettons en ligne des extraits significatifs de tous nos livres,
de façon à ce que les lecteurs puissent avoir une
idée de ce qu’ils contiennent. Nous avons même
trouvé des moyens d’intégrer nos livres dans
les systèmes d’aide en ligne pour des produits logiciels,
y compris Dreamweaver et Microsoft Visual Studio.
Il est remarquable que certains de nos hybrides livre imprimé/livre
en ligne qui ont eu le plus de succès utilisent des présentations
de contenu différentes dans chaque contexte. Par exemple,
une grand part du contenu de notre livre à succès
Programming Perl (dont nous avons vendu plus de 600 000 exemplaires
en version papier) est accessible en ligne comme documentation standard
de Perl. Mais l’ensemble sans parler des avantages d’un
exemplaire papier, ou du plaisir esthétique d’une maquette
à fort design de marque n’est disponible qu’en
version papier. Des façons diverses de présenter la
même information et le même produit augmentent la dimension
et la richesse du marché.
C’est la leçon finale. « Donnez au wookie ce
qu’il veut ! » comme le disait Han Solo dans le premier
Stars Wars. Donnez-lui d’autant de façons que vous
pouvez en inventer, à un juste prix, et laissez-le choisir
ce qui lui convient le mieux.
La version originale anglaise de ce texte a été publiée
sur The O’Reilly Network le 12 novembre 2002 à l’URL
suivant:
http://www.openp2p.com/pub/a/p2p/2002/12/11/piracy.html
Version française par Topolino d’après une traduction
de l’anglais par Philippe Aigrain pour Freescape.
Notes :
[1] Comme la plupart de ceux cité dans cet article, ce chiffre
fait référence au marché américain -
NdT.
[2] Le nombre de disques édités par les éditeurs
professionnels aux USA en 2001 était de 37 000. Ce nombre
a chuté a 25 000 en 2002 - NdT.
[3] Dans Un tramway nommé désir - NdT.
[4] On a évité de traduire ici copyright par «
droits d’auteurs et droits voisins » pour éviter
toute confusion par rapport à l’intention originale
de l’auteur - NdT.
[5] Safari Books Online : http://safari.oreilly.com
[6] Principales chaînes de libraires aux Etats-Unis - NdT.
[7] Télévision à « péage »
comme par exemple Canal+ en France - NdlR.
[8] Les licences utilisées sont la GNU FDL et l’Open
Publication Licence (aujourd’hui fondue dans une licence Creative
Commons). La reproduction en masse commerciale est sujette à
autorisation dans ces licences - NdT.
Mis en ligne le mercredi 5 janvier 2005
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