"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale
Cécilia Gutel
Note de Lecture


Origine : http://lectures.revues.org/13294

Depuis la publication du Président des riches 1, le couple Pinçon-Charlot n’a pas chômé : connus pour leur engagement sociologique d’héritage bourdieusien, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon inscrivent leur dernier ouvrage dans la continuité du projet de chronique sociale et documentaire entamé il y a quatre ans. Forts de leur expérience de recherche auprès de la grande bourgeoisie, les chercheurs proposent de décrypter les pratiques sociales oligarchiques des élites économiques et financières à travers une analyse marxiste qui redonne la part belle aux rapports sociaux de classe. Il s’agit donc de révéler les imbrications étroites entre les différents pouvoirs et notamment entre les sphères économiques et politiques afin de mieux comprendre la domination et la violence qu’elles recèlent.

Les relations d’alliance entre les élites financières et les élites bourgeoises ne sont pas nouvelles ; il suffit de relire les travaux précédents des auteurs2 pour se convaincre des liens discrets mais néanmoins puissants qui unissent depuis longtemps ce monde à part de notables figurant dans le Gotha. En revanche, ce qui est apparu insolite aux chercheurs et qui a motivé leur désir d’écriture, c’est le constat d’un affichage de plus en plus délibéré des amitiés et des soutiens des uns envers les autres. L’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy en 2007 a illustré ce changement, dont la symbolique était donnée par la commémoration de sa victoire au Fouquet’s sur la prestigieuse avenue des Champs Élysées où l’on a vu « le président nouvellement élu réunir ses fidèles soutiens de campagne, grands patrons d’industrie, décideurs financiers, ou artistes » 3.

Les sociologues ont alors débuté, à partir de l’analyse de documents variés tels que des extraits de presse ou des documents officiels (rapports parlementaires, projets de lois, réformes, circulaires etc.), un travail minutieux de recensement des différentes formes de reconnaissance ainsi que des liens qui se tissent entre les uns et les autres. Avec ce deuxième ouvrage qui rend compte de l’élection à la Présidence de la République de François Hollande, les sociologues poursuivent leurs réflexions en démontrant l’effacement des idéologies traditionnelles spécifiques à la « droite » ou à la « gauche » au profit d’une idéologie libérale décomplexée. Dans cette perspective, certains auteurs n’hésitent plus à parler de la naissance d’une « deuxième droite » 4 pour qualifier le tournant politique, aujourd’hui parfaitement assumé, par le Parti Socialiste qui s’attache, depuis son accession au pouvoir, à étoffer les liens déjà pré-tissés par son prédécesseur de l’Union pour un Mouvement Populaire. La mise en exergue de la domination des plus riches et de la violence qu’elle contient, est le fil conducteur de l’ouvrage. Les auteurs se penchent d’abord sur le sort des « salariés jetables » qui voient fermer leurs usines ou, dans le meilleur des cas, précariser leurs emplois. Ils invitent le lecteur à mettre en parallèle cet état de fait avec la « délinquance des riches », principalement financière, aujourd’hui largement impunie et trop souvent absente des explications médiatiques relatives à la « crise ». Les auteurs insistent sur le fait que la violence symbolique est d’autant plus opérante qu’elle est acceptée par le dominé, à tel point qu’il peine à penser sa relation avec le dominant dans d’autres termes que les catégories de pensée que ce dernier lui impose et qui sont, par conséquence, garantes du maintien des positions de chacun. Or c’est cet implicite social, trop souvent occulté, qui amène les individus à poser des constats défaitistes et amers qu’il conviendrait au contraire d’interroger.

Plusieurs lectures de l’ouvrage sont possibles. Certains, plus familiers des lectures sociologiques, seront frappés par la pertinence du parallèle précédemment établi par les auteurs avec une œuvre classique dans laquelle Norbert Élias s’intéresse aux relations dans la société de cour 5. En effet, c’est sous Louis XIV que l’étiquette, définie par le « rang » des individus, est devenue un instrument de domination particulièrement efficace. Dans cette configuration, les plus grands écarts en termes de statuts sociaux allaient de pair avec le côtoiement des privilégiés et de leurs serviteurs, qui s’effectuait dans une proximité spatiale considérable. Ainsi, le roi disposait d’un pouvoir qualifié alors d’« absolu » puisqu’il pouvait jouer de l’équilibre entre les rangs pour maintenir une domination en sa faveur. Le livre permettra sans doute à d’autres lecteurs de mieux comprendre des enjeux de pouvoir rendus de plus en plus opaques et situés bien au-delà des simples oppositions partisanes.

Les faits sociaux ne sont en rien « naturels » ou « normaux », ils ne sont que les révélateurs du rapport entre les différents groupes occupant des places hiérarchisées au sein d’une même société. Ils ne sont en rien immuables ; la sociologie ne cesse de nous surprendre en démontrant l’étonnante capacité des agents sociaux à les transformer. C’est, il me semble, la leçon de l’ouvrage des Pinçon-Charlot, une leçon somme toute élémentaire en science sociale : une réflexion sur ce qui s’acquiert (pourquoi et comment), un décryptage nécessaire de l’actualité politique française dans le but d’une ré-appropriation des questions sociales par tous et toutes.

D’aucuns diront que la carrière des deux sociologues a pris une « tournure plus militante »6, parfois dans le but de disqualifier leurs propos, mais il est probable que leurs lecteurs réguliers observeront plutôt un changement de registre : après les œuvres « savantes », le couple s’est davantage engagé dans un effort de diffusion plus large de ses travaux, dont témoigne notamment la parution de la bande-dessinée de Marion Montaigne Riche, pourquoi pas toi ? 7. Si le schème marxiste peut poser débat au sein des spécialistes des sciences sociales, n’oublions pas de saluer ces travaux importants qui permettent de reconsidérer la question de l’accessibilité de la culture scientifique.

Notes

1 Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon, Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Zones, 2010. Compte rendu de Jean-François Blanchard pour Lectures : http://lectures.revues.org/1218.

2 Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France (Payot, 1996) ; Voyage en grande bourgeoisie (Presses Universitaires de France, 1997) ; Sociologie de la bourgeoisie (La découverte, 2000) et Les Ghettos du Gotha (Seuil, 2007).

3 Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon, Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Zones, 2010. Compte rendu de Jean-François Blanchard pour Lectures : http://lectures.revues.org/1218.

4 Jean-Pierre Garnier, Louis Janover, La deuxième droite, Agone, collection « Contre-feux », 2013. Compte rendu de Marie-Pierre Wynands pour Lectures : http://lectures.revues.org/11978.

5 Norbert Élias, La société de cour, Calmann-Lévy, 1974.

6 Marion Montaigne, Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Riche. Pourquoi pas toi ? ». Compte rendu de Patrick Cotelette pour Lectures : http://lectures.revues.org/13182.

7 Marion Montaigne, Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Riche. Pourquoi pas toi ?, Dargaud, 2013. Compte rendu de Patrick Cotelette pour Lectures : http://lectures.revues.org/13182.

************

Cécilia Gutel, « Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2014,

mis en ligne le 20 janvier 2014.

URL : http://lectures.revues.org/13294