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Note de lecture
"Sociologie de la bourgeoisie", Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot
Victor étudiant henry 4 28-04-2010

Introduction

Peut-on parler de bourgeoisie face au flot grossissant des petits actionnaires, même si avec la crise financière des années 2000 ce flot tend à se tarir ?

Il s’agit ici de montrer que s’il existe une classe, c’est bien celle de la bourgeoisie, ces familles possédantes qui parviennent à se maintenir au sommet de la société.

La recherche trouve ici plusieurs obstacles dans la collecte des informations et des observations :

- la haute société cultive la discrétion sur son mode de vie mais surtout sur les richesses accumulées.

- la maîtrise de la présentation de soi : le bourgeois par l’art de la conversation et le maintien du corps contrôle l’image qu’il donne de lui-même.

Il s’agit donc de lever un coin du voile qui recouvre pudiquement les mystères de la bourgeoisie et de montrer ce qui constitue en classe sociale un groupe apparemment composite (industriels, hommes d’affaires, banquiers, exploitants agricoles, hauts fonctionnaires…).

La bourgeoisie constitue un groupe dont la position se définit par la possession des moyens de production. Les bourgeois sont riches mais d’une richesse multiforme, un alliage fait d’argent, de culture, de relations sociales et de prestige. Le pouvoir social étant aussi un pouvoir sur l’espace, la bourgeoisie exprime son unité profonde par la recherche systématique de l’entre-soi dans l’habitat et dans les lieux de villégiature.

Ce groupe se caractérise par une intense sociabilité à travers laquelle s’accumule et se gère une forme de richesse essentielle, le capital social. La densité des relations sociales conduit à une sorte de collectivisme paradoxal. La richesse des uns vient accroître celle des autres par la médiation d’une intense sociabilité.

I) Qu'est-ce que la richesse ?

1) Les représentations du sens commun

Etre riche se définit économiquement. La richesse est réduite à sa dimension matérielle, à l’achat de biens et de services.

Des richesses autres que monétaires

Ces représentations ordinaires ignorent les dimensions essentielles de la fortune chez les bourgeois :

- le capital social : manifesté lors de « grands rendez-vous » (enterrements solennels, grands prix hippiques…)

- le capital culturel : matérialisé dans certains aspects du patrimoine (œuvres d’art, livres…)

Ces différentes figures de l’aisance accumulent sur une minorité fortune, pouvoir et prestige.

« Les inégalités forment un système. C’est-à-dire qu’elles engendrent les unes sur les autres ; elles constituent un processus cumulatif, au terme duquel les privilèges s’accumulent à l’un des pôles de l’échelle sociale tandis qu’à l’autre pôle se multiplient les handicaps » (Bihr et Pfefferkorn).

La richesse a de plus un aspect familial et collectif. Elle est le fruit d’un processus collectif. Pour durer et être transmise la fortune doit s’appuyer sur la famille et sur le groupe, mais pour se constituer elle doit aussi mettre en œuvre les solidarités et les efficacités des réseaux qui mobilisent les semblables. Il y a une véritable conscience de la communauté des intérêts vitaux.

Méconnaissance des niveaux de fortune

Si la richesse est méconnue dans sa structure elle l’est aussi dans son ampleur réelle : le riche apparaît comme le voisin du dessus, quelqu’un que l’on suppose avoir des revenus confortables mais qui reste à portée d’observation et de représentation.

En 1998 pour 39% des Français la richesse commençaient avec un patrimoine de 305000 euros.

En 1994 97% des Français estimaient normal de gagner beaucoup par la réussite professionnelle.

L’idéologie libérale a annexé la logique méritocratique. Le travail reste la valeur fondamentale et la fortune est perçue comme résultat de l’effort.

2) La richesse est multidimensionnelle

La bourgeoisie c’est d’abord la richesse matérielle.

La richesse économique

En 2000 le plancher de l’impôt sur la fortune était de 4,7 millions de francs (716500 €). Le nombre des assujettis à l’ISF est passé de 179886 en 1997 à 271140 en 2001. Or l’assiette de l’ISF ne comprend pas le patrimoine professionnel, les œuvres et objets d’art. Les fortunes réelles sont bien au-delà de ces références fiscales.

La concentration de la fortune est l’une des caractéristiques les plus fortes. En 1999 les 10% les plus riches des ménages assujettis à l’ISF détiennent à eux seuls 35% du patrimoine net.

Il en résulte des inégalités de patrimoine qui n’ont aucune commune mesure avec les inégalités de revenu. Les écarts de patrimoine brut entre les 10% les plus riches et les 10% les moins pourvus sont de l’ordre de 1 à 880.

L’ISF

L’ISF, impôt de solidarité sur la fortune, a pour intérêt de donner quelques informations sur un aspect peu connu de la société française, celui de la grande richesse. Crée en 1982 sous le nom d’impôt sur les grandes fortunes sous le mandat Mitterrand, il fut supprimé avec le retour d’une majorité de droit à l’assemblée en 1986. il a été réintroduit en 1988 sous le nom d’ISF. L’assiette de l’ISF ne comprend pas les biens professionnels, les œuvres d’art, les valeurs mobilières et les autres éléments du patrimoine (qui représente au moins 25% du capital d’une société et que le redevable y exerce sa fonction principale). De plus la valeur de la résidence principale fait l’objet d’un abattement de 20%. Les données concernant le patrimoine net imposable sont donc loin d’épuiser ce qui serait une comptabilité exhaustive de la richesse.

Par exemple Mme Bettencourt, avec un quart du capital de L'Oréal et 3% celui de Nestlé, détient en 2002 17,2 milliards d’euros actifs. Elle devance Bernard Arnault qui est à près de 4 milliards d’euros en dessous…

La richesse sociale

Le capital économique doit être légitimé par d’autres formes de capitaux, le capital culturel et le capital social. Ce dernier est l’ensemble des « ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interconnaissance ; en d’autres termes à l’appartenance à un groupe comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles » (Bourdieu).

La grande bourgeoisie cultive cette forme de capital par un travail spécifique de sociabilité. Les grandes familles fortunées fonctionnent volontiers sur le mode collectif (cocktail, dîner, soirée de gala, vernissage…). Il se développe ainsi un véritable travail social dans lequel les femmes jouent un rôle central.

Des institutions jouent un grand rôle dans l’accumulation et la gestion de cette forme de capital. Par exemple les clubs de golf sont des lieux de rencontre où l’on se fait connaître et reconnaître. L’institution la plus emblématique de ce jeu social est le cercle introduit au XIXe siècle (le cercle du Bois de Boulogne, le cercle de Deauville, le jockey club…). Si les cercles présentent parfois un aspect oisif, les salles à manger qu’ils possèdent sont des lieux où les membres invitent clients et fournisseurs pour traiter des dossiers importants. Elle constitue un lieu de refuge où les bourgeois sont sûrs de rencontrer leurs semblables, choisis par la procédure de cooptation (mode de fonctionnement essentiel à ce milieu).

Les cercles sont d’autant plus un lieu de concentration de capital social que leurs membres sont généralement affiliés à d’autres associations similaires. Comme les réseaux familiaux les réseaux construits à partir des clubs forment un entremêlement inextricable de relations et d’alliances à partir des appartenances croisées.

De plus ce réseau est international (par exemple l’Union Interalliée créée en 1917). Les cercles reproduisent ainsi le cosmopolitisme de leurs membres. En effet l’internationalisme est l’une des caractéristiques fortes de la noblesse et de la grande bourgeoisie.

La richesse culturelle

Le rapport à la culture légitime marquée par une certaine familiarité, celle des lycées et des universités, celle des musées et des salles de concert, est spécifique. Les grands bourgeois ne sont pas des grands savants. Ils sont les principaux clients des créateurs et du marché de l’art. L’histoire de l’art et de la littérature s’apprennent dans les salons familiaux dans une relation à la fois éducative et affective qui associe indélébilement la culture, les souvenirs d’enfance et la mémoire vivante des générations antérieures.

Un apprentissage ludique et affectif

Le patrimoine familial offre le soubassement d’un apprentissage dont l’efficacité tient à son contexte, l’intimité chaleureuse de la relation enchantée entre les petits enfants et leurs grands-parents. La construction de cette familiarité avec la culture est facilitée par la fortune matérielle.

Les demeures de ces familles sont exceptionnelles au point de devenir des musées confiés par la suite à l’Institut de France (par exemple le musée Nissim de Camando, l’hôtel Jacquemart-André…).

Ce groupe social fournit l’essentiel du recrutement des commissaires-priseurs des grandes ventes publiques

La compétition scolaire

La culture de la haute société ne se cantonne pas à cette érudition d’amateurs d’art et d’habitués des salles de vente. L’école est aussi un domaine où excellent certaines de ces familles. La conjoncture actuelle (concurrence dans le monde des affaires, mondialisation des échanges, importance croissante des marchés financiers et des risques…) accentue ce phénomène de réussite scolaire. D’où l’élévation du niveau d’exigence des écoles de la haute bourgeoisie. Cependant la réussite peut être indépendante du niveau scolaire

3) Le capital symbolique, expression des autres formes de richesse

Une véritable alchimie s’opère qui transfigure la réalité sociale de la richesse. Celle-ci n’est plus perçue comme n’étant qu’économique, elle connote un ensemble de propriétés où l’aisance matérielle s’accompagne de l’élégance des manières et des présentations de soi, alliée avec des relations brillantes dont le prestige rejaillit en miroir sur chacun des membres du groupe.

Le nom des vieilles familles synthétise cette forme de capital, le capital symbolique : le patronyme connote toutes les richesses matérielles et immatérielles. Il renvoie aux possessions et aux relations, aux patrimoines et aux savoirs. Le plus important est la combinaison des éléments à travers laquelle s’opère le travail de magie sociale qui transforme les privilèges en qualités innées, inhérentes à l’individu. Ainsi C’est parce que le patronyme familial condense le crédit accumulé autour d’une famille qu’il va de l’intérêt vital du clan de défendre le capital irremplaçable qu’il représente.

Une vente aux enchères

Une telle soirée permet la mise en scène des différentes formes de capital. C’est un véritable rituel qui permet d’affirmer sa propre excellence et son appartenance au groupe, une forme d’accumulation et d’entretien de ce capital symbolique (capacité de s’affirmer comme dominant et de légitimer cette affirmation).

Ce capital symbolique donne une certaine assurance et estime de soi à l’individu concerné. Aux riches « le monde social donne ce qu’il y a de plus rare, de la reconnaissance, de la considération, c’est-à-dire tout simplement de la raison d’être » (Bourdieu).

Institution et consécration

La bourgeoisie a besoin plus que toute autre classe de rites d’institution. La personne doit être certifiée dans son intégralité (combinaison de qualités formant l’excellence, matérialisés par les titres scolaires, les décorations, les nominations…). Les cercles forment l’exemple type puisque la cooptation des nouveaux membres est de l’ordre de l’adoubement. Cette élection est une opération magique de « séparation et d’agrégation », le processus tendant à produire une « élite consacrée » (légitime), une nouvelle noblesse (Bourdieu).

Le cercle est une forme symbolique de la classe. Il ne suffit pas de faire fortune pour en être membre. En effet le groupe, constitué en assemblée plénière, désigne le candidat comme appartenant à la communauté. Avec la bourgeoisie on a donc une classe qui travaille sciemment et de manière permanente à sa construction dans un processus qui est tout à la fois positif et négatif, processus d’agrégation des semblables et de ségrégation des dissemblables. Le groupe est en perpétuelle définition et les frontières sont mouvantes. Familles, affaires, cercles : la bourgeoisie est un réseau de réseaux.

4) Définir un seuil de richesse

La multi dimensionnalité vient complexifier l’approche. Pour appréhender la richesse, est pris en compte le revenu disponible, ou le revenu médian ou moyen, par unité de consommation (le premier adulte compte pour 1 UC, le second pour 0,5 ou 0,7 selon l’échelle utilisée…). Le niveau auquel est fixé le seuil est assez arbitraire : celui au-dessus duquel se situe 10% des ménages ayant les revenus les plus élevés ou encore les revenus qui représentent le double des revenus médians par UC (seuil à des L’utilisation d’un indicateur à partir de données quantifiables (exprimées en unités monétaires) se heurte à un double obstacle : la composition des fortunes et leur extrême dispersion. Par exemple le patrimoine imposable au titre de l’ISF des 100 foyers fiscaux les plus fortunés représente 184 fois le patrimoine moyen des foyers qui se situent au bas de la dispersion. Une pareille dispersion rend difficile et non significative la construction d’un seuil de richesse. « La différence existant entre les ménages se situant tout juste du seuil de richesse et les plus riches parmi les riches est telle qu’on se demande ce que les premiers peuvent avoir en commun avec les seconds » (Bihr et Pfefferkorn).

Ces deux auteurs ont tout de même tenté de définir un seuil de richesse en prenant en compte la double dimension du revenu et du patrimoine de rapport. « Etre riche, c’est en définitive disposer à la fois de revenus substantiels et d’un patrimoine important. D’autant plus qu’il existe un lien étroit entre ces deux aspects : les revenus viennent alimenter l’accumulation patrimoniale qui, à l’inverse, vient grossir le flux des revenus, sous la forme des revenus patrimoniaux ». Ils proposent de retenir un seuil dont les revenus seraient égaux ou supérieurs aux revenus médians par UC. Si l’idée d’un seuil de richesse devenait largement diffusée, elle contribuerait à rendre illégitime toute richesse supérieure au seuil considéré.

Mais la richesse matérielle ne signifie pas nécessairement l’appartenance à la grande bourgeoisie. Cette dissociation du groupe et de la richesse conduit à la marginalisation relative et parfois provisoire des nouveaux riches, ces fortunés trop récents pour pouvoir être acceptés dans le cercle des nantis. La fortune du bourgeois n’est que la reconnaissance de qualités innées qui apparaissent ainsi partiellement distinctes du niveau de fortune. La relative indépendance de l’appartenance à la bourgeoisie par rapport à l’argent est constitutive de la force symbolique de la classe dominante.

Cerner les limites de la haute société implique de mesurer le capital culturel, le capital social et le capital symbolique. C’est ce que le couple Pinçon et Pinçon Charlot ont tenté de faire avec un questionnaire en forme de test diffusé à l’occasion d’une soirée thématique sur Arte consacrée à la bourgeoisie. Les questions posées aux téléspectateurs cernaient les dimensions objectives et matérielles mais aussi les aspects qui renvoient au vécu, à l’expérience. Ce test est une indication concrète pour l’élaboration d’une grille d’appréciation de la position sociale d’agents que l’on veut situer par rapport à la grande bourgeoisie. Il a permis de même de départager les bourgeois de la petite bourgeoisie intellectuelle. Il met de plus en avant la complémentarité des différents capitaux divisés ici en 4 thèmes (capital économique, capital social et familial, capital culturel et capital symbolique).

II) Noblesse et bourgeoisie : les enjeux du temps

1) La noblesse, survivance sociale ?

Les familles nobles aujourd’hui en France

Il subsiste en France entre 3500 et 4000 familles nobles, soit quelques dizaines de milliers de personnes. Si l’on ajoute aux familles de la noblesse authentique celles qui portent un patronyme d’apparence noble, on atteint un total de 10000 familles.

L’usage d’un titre usurpé n’est répréhensible que dans le cadre d’une procédure, les sanctions pénales (15000€ et un an d’emprisonnement) sont rarement appliquées. Ainsi les nobles restent les meilleurs garants et les plus intransigeants surveillants de l’authenticité de la noblesse revendiquée.

Mais la noblesse représente un groupe aux positions sociales disparates. Des nobles sont riches, d’autres sont pauvres. La noblesse se caractérise principalement par un capital symbolique.

Reconversion des différentes formes de capitaux

Après la révolution, la noblesse s’est reconvertie, devenant banquière ou industrielle. Ceux qui manquèrent cette adaptation se virent condamnés à une sorte de retraite étriquée sur leurs terres et à une lente détérioration de leur position en raison de la dégradation du patrimoine foncier.

Le capital industriel et financier est devenu indispensable aux nobles pour le maintien d’une position dominante que ne saurait assurer seul la possession de biens fonciers. Ces formes de capitaux requièrent un capital scolaire, se traduisant par un investissement dans un cursus scolaire passant par les institutions non plus par le préceptorat privé. Ainsi certaines écoles reproduisent les valeurs et les manières de faire du milieu familial (à Paris : Les Oiseaux, Sainte Marie, Franklin…).

Le château, emblème de la noblesse

Les rapports au domaine familial dont le château constitue le cœur sont divers :

- familles rurales, traditionnelles, attachées aux valeurs aristocratiques traduisant une certaine forme de passéisme.

- familles parisiennes mais qui ont gardé la maison de famille où la mémoire de la lignée est entretenue et transmise.

Le château est emblématique de l’identité noble et pour une part au principe de cette « croyance en l’existence d’une différence essentielle avec ceux qui ne sont pas issus de la noblesse » (Saint Martin).

François Pinault et le château de la Mormaire

Né dans un milieu modeste il a accumulé aujourd’hui la deuxième fortune professionnelle française. Ce nouveau riche manifeste les signes d’un rapprochement avec les modes de vie grands bourgeois basés sur la tradition familiale (achat du château de Mormaire qu’il a restauré dans le style Louis XIII, collection d’œuvres d’art et de sculptures monumentales).

L’anoblissement, une consécration qui se mérite

En France la régénération par l’anoblissement n’existe plus. Pourtant toute une partie roturière de la haute société française se réclame de l’aristocratie et de ses valeurs. L’anoblissement paraît être une consécration recherchée là où elle est encore possible (en Belgique par exemple).

La transmission de fortunes importantes suppose l’intériorisation du respect des ancêtres, du devoir de transmettre, du sentiment d’être membre d’une lignée. Le cas d’Albert Frère (Belge à la tête d’une fortune immense construite à partir de la sidérurgie, liée aujourd’hui au secteur de la communication et de la finance) où la trajectoire économique et familiale paraît connaître son apothéose dans l’anoblissement, en est l’exemple type. Fait baron par le roi Baudoin, il ajoute le titre à l’argent entrant ainsi dans le cercle très fermé de ceux qui ne doivent qu’à leur naissance d’être au sommet de la société, atteignant ainsi le point culminant du massif des dominants, celui où les formes de capital s’accumulent.

Permanence du prestige de la noblesse

Le prestige de la noblesse est inégalement ressenti dans les différents secteurs de la société. Inexistant dans le monde universitaire ou de la recherche, ailleurs il en va tout autrement. En effet la bourgeoisie ne paraît pas insensible aux charmes de la noblesse puisque les mariages mixtes entre ces deux groupes sont fréquents. Elle sait utiliser une partie du capital symbolique véhiculé par un grand nom.

Le milieu populaire aussi est concerné puisque des revues comme Gala ou Point de vue consacrant une surface rédactionnelle important à célébrer les princes, ont un lectorat majoritairement issu de ce milieu. Une certaine déférence envers les nobles.

Prenons l’exemple de la noblesse russe émigrée. Elle traduit à quel point le prestige de l’aristocratie peut résister à des bouleversements sociaux radicaux. Ayant fui les révolutions de 1917, elle s’est réfugiée en France, Belgique et en Espagne. La haute société bénéficie de ce privilège rare d’être chez elle à l’étranger. Ce capital cosmopolite permet de faire face aux crises politiques.

Un prestige inaltérable

En 1996 le Bottin Mondain de la société russe a recensé les familles d’immigrés appartenant à la haute société. Pour la famille Cheremetieff qui possède des centaines de milliers d’hectares de terres agricoles et de nombreuses usines, neuf membres sont mentionnés. Leur palais (celui du quai de la Fontanka à Saint-Pétersbourg, ceux d’Ostankino et de Kouskovo à Moscou) ont été transformés en musées.

L’un des privilèges des classes dominantes serait ainsi de pouvoir se jouer des atteintes du temps et des vicissitudes historiques comme si l’excellence ne pouvait être frappée d’obsolescence.

Ce prestige fait même l’objet d’un marché, celui de la légitimité. En Angleterre la Manorial Society fondée en 1906 est spécialisée dans la vente de titres nobiliaires. S’opère ainsi une vente du capital symbolique. Mais que vaut un titre acheté, sinon la disqualification de l’acheteur ?

La technologie sociale mise en œuvre par la bourgeoisie française, celle d’un rapprochement lent et raisonné avec la noblesse, semble être plus efficace.

2) Noblesse et bourgeoisie

Cyril Grange dans son Bottin Mondain démontre que « c’est essentiellement au XXe siècle que s’est opéré le rapprochement progressif des élites anciennes avec les nouvelles aristocraties bourgeoises. Ceci s’est accompagné d’une uniformisation des comportements et du système de représentation de la noblesse et d’une frange mondaine de la bourgeoisie.

Les quartiers de bourgeoisie

La bourgeoisie a su se créer ses quartiers bourgeois un peu à la manière des quartiers de noblesse. A travers la transmission des héritages, la bourgeoisie cherche et trouve une forme de légitimation à sa position dominante. En créant des dynasties, la haute bourgeoisie contribue à maintenir, à son profit, la croyance dans la qualité spécifique de la noblesse. Elle rejoint cette catégorie en substituant au mythe méritocratique de la République celui de l’innéité des compétences, des dons et des vertus de lignées. En s’appuyant ainsi sur le temps et la durée pour légitimer ses privilèges, la haute bourgeoisie se fond dans une nouvelle noblesse où la particule et le titre n’ont plus qu’une importance relative, la possession des différentes formes de capitaux étant le critère essentiel de l’appartenance.

L’excellence se mesurait à l’ancienneté, à cette accumulation des générations, la durée permettant de transformer le labeur opiniâtre en don, en qualités innées et transmissibles, en excellence naturelle n’ayant rien à voir avec le mérite besogneux des parvenus. Mais le travail est aujourd’hui valorisé, glorifié notamment par ceux qui doivent tout à leur profession. En France la domination symbolique passe par un travail d’occultation de la fortune matérielle au profit des autres formes de richesse. Il s’agit de faire admettre que les dominants doivent d’abord à leurs qualités personnelles leurs privilèges (logique méritocratique). Pour cela un travail sur la personne elle-même est nécessaire, sur son apparence physique, sur le maintien du corps, bases d’une bonne éducation qui passe donc par une incorporation des manières, des goûts, de toute une affectivité spécifique.

Les nouvelles dynasties bourgeoises, nées dans l’industrie et la banque, à travers leurs quartiers de bourgeoisie attestent d’une ancienneté relative, qui devient rapidement suffisante, à la troisième génération pour autoriser l’alliance avec les dynasties de la noblesse et pour constituer la confrérie des grandes familles. L’enjeu ? Passer d’une domination économique (domination matériellement fondée) à une domination symbolique (domination ancrée dans les représentations et les mentalités).

Les ruses de l’endogamie

Le mariage, singulièrement dans la bourgeoisie ne concerne pas seulement un homme et une femme : il met en relation deux familles et au-delà deux réseaux d’alliances. Pour réussir ces alliances le bourgeois fait appel à des technologies sociales spécifiques. On apprend aux jeunes à s’apprécier et à s’aimer (vacances communes, rallyes…).

Les bonnes raisons de l’endogamie

Les mariages endogames présentent l’avantage de maintenir le patrimoine et les fortunes à l’intérieur du groupe. L’association entre dynasties bourgeoises et nobles, tout en brouillant les frontières, confortent les unes et les autres (échanges de différentes formes de capitaux).

Le milieu des grandes familles est toutefois étroit (« on est tous cousins »). Par exemple chez les Rothschild, si l’on considère Amschel comme le fondateur de la lignée, à la troisième génération, les enfants de ses 5 fils se sont mariés entre eux. Les mariages entre cousins germains sont fréquents dans le milieu bourgeois, contestant ainsi la loi qui veut que la consanguinité soit associée à la dégénérescence. Cette endogamie sociale permet de limiter l’érosion des fortunes due à leur division lors des successions.

Nuances

Il existe des exceptions à cette fusion entre bourgeoisie et noblesse. La bourgeoisie allemande garde sa distance vis-à-vis de la noblesse (Kocka) alors qu’en France la société de cour par son rôle assimilateur a permis une interpénétration de l’aristocratie et de l’élite bourgeoise. Ainsi « à partir de 1760 les notions de valeur et d’honneur qui avaient jusqu’alors défini la spécificité nobiliaire sont relayées par une notion nouvelle, celle du mérite, valeur bourgeoise typique du troisième ordre, que la noblesse intègre, fait sienne, qu’elle accepte et reconnaît officiellement comme critère de nobilité » (Chaussinand-Nogaret).

Familles, réseaux et répertoires

Les grandes familles sont unies entre elles. Ces liens forment un réseau, une trame serrée, qui rassemblent les membres d’une même génération dans une vaste confrérie impliquant une maîtrise des arbres généalogiques complexes du milieu. A l’évocation du nom d’une personne, il importe de la situer dans la structure des alliances et cousinages (d’où le succès du Bottin Mondain, manifestation publique du capital familial).

Ces grandes familles sont grandes car les alliances entrecroisées, nécessaires au maintien de la lignée, multiplient les liens entre leurs différentes branches.

Listes et annuaires se multiplient aussi produisant un effet de groupe lié à l’énumération elle-même et constituent par là un indicateur de plus pour démontrer que ces familles sont mobilisées, conscientes de leur appartenance à un ensemble dont elles ne cessent de définir et repérer les contours.

L’étiquette et le protocole : le code de bonne conduite d’un groupe très conscient de lui-même

Les grandes familles de la bourgeoisie et de la noblesse ont non seulement conscience des limites de leur milieu mais elles sont également très au fait de la place et de la position des uns et des autres à l’intérieur même du groupe. Par exemple les enterrements (révélateurs du capital social du mort sont une des occasions de la mise en scène de cette connaissance interne du milieu.

Temps et pouvoir

Noblesse et bourgeoisie sont complices dans le partage des richesses et celui du pouvoir et gèrent en commun leur capital temps (pouvoir sur le temps). En effet la fortune, par sa transmission, permet de former une dynastie, véritable dénégation de l’éphémère. Le bourgeois ne meurt jamais tout à fait, son nom demeure, un nom qui devient celui d’une lignée.

III) Les espaces de la bourgeoisie

La ville est un lieu où les familles les plus aisées s’épanouissent. Regroupées dans des quartiers bien délimités, elles y cultivent un entre soi qui n’est possible que parce que le pouvoir social est aussi un pouvoir sur l’espace. Cet entre soi géographique assure le plaisir d’être en compagnie de ses semblables à l’abri des remises en cause et des promiscuités gênantes. Mais en permettant le partage des richesses, il constitue aussi un élément des stratégies mises en œuvre pour assurer la reproduction des positions dominantes, avec l’éducation et le contrôle sur leurs relations. La proximité spatiale facilite la sociabilité travail social essentiel à travers lequel le groupe cultive et accroît son capital social.

Cette ségrégation spatiale poussée à l’extrême est en fait une agrégation, le choix raisonné d’une classe qui exprime ainsi sa conscience de la communauté profonde des intérêts du groupe.

1) Les beaux quartiers des grandes cités

Les quartiers résidentiels de la haute société sont toujours des quartiers neufs construits par et pour elle-même (griffe spatiale). Les formes architecturales, les équipements urbains et commerciaux, l’allure des passants marquent socialement ces quartiers et en font l’un des facteurs importants de la sociabilité adéquate des jeunes tout en procurant aux familles résidentes un cadre conforme à leurs attentes et à leurs modes de vie.

La griffe spatiale

Les belles adresses attirent la convoitise des affaires, des sièges sociaux des grandes sociétés, des commerces de luxe à la recherche de localisations dignes de l’image qu’ils entendent donner d’eux-mêmes. Ces beaux quartiers deviennent un enjeu dans la stratégie de communication.

Mais les familles de la haute société voient leur quartier perdre ce qui en faisait pour elle l’attrait, d’être entre soi. Ces quartiers sont envahis par les promeneurs et les employés conduisant à un mélange social. D’où la désertification de plus en plus massive de ces quartiers des populations privilégiées dont le pouvoir sur l’espace trouve sa limite dans le pouvoir des affaires et des Etats.

La géographie sociale des beaux quartiers

l’exode vers l’ouest : au XVIIe le Marais constituait le quartier résidentiel de la noblesse. Mais dès le début un mouvement s’est dessiné vers l’ouest, résultat d’une concurrence entre les familles et les affaires (faubourg saint Germain ? les Grands boulevards ?les Champs-Élysées ?le XVIe arrondissement ? Neuilly-sur-Seine). A Marseille le déplacement des beaux quartiers serait plutôt le résultat d’une mise en cohérence des différents habitats bourgeois. Comme à Paris où la haute société a son triangle mythique « Neuilly-Auteuil-Passy », Marseille a ses trois P (Perier, Paradis, Prado).

Un espace bien délimité : les familles fortunées de Paris sont nombreuses à habiter le centre ouest de Paris. L’habitat bourgeois est concentré. Non seulement les assujettis à l’ISF sont proportionnellement plus nombreux dans les beaux quartiers de l’ouest, mais ils y paient aussi un impôt plus élevé : les fortunes sont d’autant plus grandes qu’elles se trouvent dans des zones où elles sont les plus nombreuses. La concentration est extrême à Paris : 19,5% des assujettis à l’ISF pour 3,6% de la population française.

Une communauté idéologique : la concentration sur un espace restreint des familles les plus fortunées produit une homogénéité idéologique qui se lit dans les résultats électoraux. Il y a une corrélation nette entre le vote conservateur et le taux d’embourgeoisement des circonscriptions.

2) Les lotissements chics

Les barrières de l’entre soi peuvent être symboliques ou matérielles. La violence symbolique suffit à dresser une frontière infranchissable : tout, dans un quartier select, remet l’intrus à sa place, dominée. Les habitants par leur allure, leur hexis corporelle, sont une remise en cause du corps de l’étranger à ce monde, parfois suffisamment malmené par l’existence pour qu’un sentiment de honte, infondé mais violent, envahisse celui qui ne peut que prendre acte qu’il n’est pas à sa place.

D’autres cas de figure : villas et hameaux totalement privés dont l’entrée est gardée, lotissements clôturés de stations balnéaires, vastes lotissements non clos.

La villa Montmorency

Au cœur du 16e arrondissement dans le parc du château de Boufflers, cette villa est inaccessible au promeneur. C’est un espace totalement privé, privatisation qui a un coût (salaires gardiens, entretien de l’espace…). Ses résidents sont organisés en une structure syndicale depuis 1853.

Les qualités architecturales et urbaines, l’ampleur des espaces disponibles, le soin accordé aux constructions font de cette villa un lieu de vie mondaine assurant un entre soi comparable à celui que l’on peut trouver dans un cercle.

Hautes murailles pour la Haute société

Partout les riches vivent à l’écart, préservés des promiscuités indésirables (au Maroc sur la colline d’Anfa à Casablanca par exemple, à Mexico « Lomas Virreyes », « paseo de las Lomas »…). La séparation est d’autant plus marquée que ces lotissements chics sont plus proches des quartiers pauvres. Dans les pays pauvres tels que le Brésil où la favela échoue au pied du « condominio » (lotissement chic), ce phénomène est encore plus marqué puisque les inégalités sont telles que les barrières symboliques ne suffisent plus à arrêter ceux qu’autant d’opulence révolte.

Dans tous ces pays où l’individuel prime sur le collectif, l’entreprise privée sur l’Etat, la concurrence sur la protection sociale, le marché sur la réglementation, il est paradoxal de voir à quel point les grands bourgeois, partisans de l’individualisme théorique, adoptent pour eux même un collectivisme pratique (lotissement, cahier des charges, service de sécurité contraignant…). On a affaire à un protectionnisme urbain.

3) Les lieux de villégiature

L’invention du voyage et du séjour d’agrément revient aux hautes classes dont l’initiative en ce domaine apparaît ancienne et féconde. Parce qu’elle en avait les moyens, la bourgeoisie s’est constamment appliquée à reproduire sa vie sociale dans les différents espaces qu’elle a investis. Pour leurs vies quotidiennes et pour leurs loisirs, la bourgeoisie préfère urbaniser elle-même des terres vierges. Mais il y a des contre-exemples comme celui des Portes-en-Ré.

Portes-en-Ré

C’est une île dans l’île. A l’origine petit village pauvre de paysans, de maraîchers et de paludiers. Puis à partir de 1950 suite à l’exode rural, le village devient le lieu de villégiature pour les vieilles familles fortunées attirées constituant petit à petit un ensemble de charme qui connaîtra un succès grandissant.

4) La multi territorialité

Rares sont les familles du bottin mondain qui n’indiquent qu’une seule adresse. La multi territorialité apparaît systématique et caractéristique du mode de vie grand bourgeois. Ces territoires multiples (appartement parisien ; château en province…) sont révélateurs d’une double insertion dans la société : dans la profondeur d’une mémoire familiale, dans la modernité d’une vie mondaine parisienne. Le pouvoir social se manifeste ainsi sur l’espace.

IV) Une classe internationale

La multi territorialité revêt une dimension internationale. De plus la haute société pratique depuis plusieurs générations des échanges matrimoniaux et des relations suivies à l’échelle internationale. Les grandes familles ont construit des réseaux internationaux depuis longtemps (les Rothschild par exemple). Ce cosmopolitisme distingué va de pair avec leur implication dans la vie économique.

1) L’internationalisation croissante des affaires

L’accumulation capitaliste va de pair avec l’internationalisation des affaires et des réseaux. Mais le fait nouveau dans ce processus de mondialisation réside dans l’apparition d’investisseurs institutionnels qui gèrent des fonds spéculatifs ou des fonds de pension d’origine anglo-saxonne. Ces « zinzins » ne connaissent pas les frontières. En fait ils suivent l’exemple d’une bourgeoisie d’affaires. En effet le cosmopolitisme bourgeois a comme principe celui des affaires.

2) Un mode de vie internationale

L’habitus cosmopolite

La personnalité des enfants de la grande bourgeoisie est constituée dans un système éducatif qui privilégie une insertion internationale se traduisant par l’apprentissage de langues étrangères avec les recours à des nurses étrangères, aux collèges internationaux (notamment en Suisse avec Le Rosey, les écoles de Notre-Dame-de-Sion…). Pendant ces années les jeunes acquièrent un capital précieux de relations internationales matérialisé par des carnets d’adresses à l’échelle mondiale. « Pouvoir rencontrer des interlocuteurs privilégiés dans 60 pays relevant de 225 professions différentes, c’est un atout, il faut l’utiliser » (Annuaire 1994 de l’association des anciens élèves de Roches et de Normandie).

Le milieu familial amplifie cette culture cosmopolite par les réceptions où la présence d’invités étrangers va toujours de soi, par les voyages et séjours,

Les réseaux internationaux

Les activités comme la chasse, la pêche, le polo, le yachting, le golf ou le ski sont le support d’échanges intenses entre les familles dispersées aux quatre coins du monde. Le cercle de l’Union Interalliée est affilié avec 100 clubs à travers le monde, ce qui permet à ses membres de toujours disposer, en voyage, d’un lieu où retrouver leurs semblables.

Une école internationale en Normandie

L’école des Roches à Verneuil-sur-Avre a été créée en 1898 par Edmond Demolins et a fusionné en 1941 avec le collège de Normandie. Laïque, internationale, une soixantaine de nationalités y sont passées. Le Bottin Mondain fournit 2084 adresses à l’étranger pour les quelque 42500 mentions de la liste. 102 pays sont mentionnés mais cette diversité est inégale (431 mentions pour la Belgique, 368 pour la Suisse, 238 pour les Etats-Unis).

Les grandes manifestations mondaines prennent un caractère international (bal des Débutantes, Grands prix hippiques…) avec une certaine prédilection sure pour les manifestations à but caritatif (le Bal de la Rose à Monaco…) trouvant ainsi dans leur « générosité » une légitimation aux revenus et aux richesses accumulées.

Le Bottin Mondain trouve ses homologues à l’étranger : l’annuaire espagnol officiel du grand monde, le Debrett anglais…

L’anglomanie française

Si les grandes familles sont facilement polyglottes, elles marquent depuis longtemps une préférence pour la langue anglaise. Parler couramment américain est devenu une nécessité. L’aristocratie anglaise influence la haute société française depuis le 19e siècle. Un certain rapport à la nature fait de nonchalance fascine la bourgeoisie française. Voici les indices de cette anglomanie :

- les cercles français ont copié les clubs anglais jusque dans leurs appellations.

- depuis 1951 les notices biographiques des Français sont regroupées dans un ouvrage who’s who ?

- le thé demeure un rituel symbolique de la sociabilité mondaine…

Cette anglomanie est aujourd’hui en déclin au bénéfice des Etats-Unis.

Des lieux de villégiature internationale

Même à l’étranger le souci de la recherche de la compagnie de gens qui vous ressemblent est constant. La bourgeoisie internationale s’est dotée de lieux de villégiature abrités des promiscuités et des risques inhérents au contact avec les populations avec laquelle on cherche à garder ses distances : le cosmopolitisme distingué ne signifie pas le mélange sans principes.

L’île moustique

A l’extrémité sud est de l’arc des Caraïbes, cette île est consacrée au confort de séjours enchanteurs pour grandes fortunes. Elle se compose de 75 villas gérées par la Mustique Company qui emploient 300 salariés. L’île est entièrement contrôlée par cette compagnie privée.

Ces lieux de villégiature sont un instrument de gestion et d’accumulation du capital international. Le groupe de pairs dispose d’un espace collectivisé dans son usage bien que chacun de ses éléments reste la propriété d’une famille.

V) Fabrication et entretien du grand bourgeois

La combinaison des différentes formes de capitaux qui définit la richesse doit être transmise de génération en génération pour assurer le maintien des familles bourgeoises à leur niveau social. Cela suppose la maîtrise des conditions de socialisation des jeunes, un contrôle efficace de l’éducation des futurs héritiers. Fabriqué par des techniques éducatives légitimes, le grand bourgeois doit être aussi entretenu en parfait état de conservation par des activités permettant aux intéressés de rester en haut de la pyramide sociale.

1) L’enfance des chefs

La famille

L’importance du nom comme emblème d’excellence qui n’appartient en propre à aucun des membres du groupe familial, est révélatrice de cette insertion de l’individu dans un ensemble qui le transcende et qui lui donne sa force. Le riche héritier est redevable de ses choix et ses actes devant la famille. Passer le relais est une obligation, transmettre le patrimoine en l’enrichissant tel est son devoir.

Toute éducation repose sur des formes implicites et explicites d’apprentissage et d’inculcation. Dans le cas des familles de la haute société, la part de l’explicite est plus importante qu’ailleurs puisque les objectifs à atteindre sont plus clairement définis.

La maison de famille, écrin de la mémoire de la lignée, forme le jeune héritier au culte des ancêtres tout comme le rituel mettant en scène le grand-père et le futur héritier à travers une promenade dans le château et le temps à la manière d’un chemin de croix.

Le capital culturel se transmet à la fois de manière implicite par la décoration et le mobilier des demeures et de manière explicite dans un effort constant pour éduquer les goûts et développer les connaissances.

Les écoles de la bourgeoisie

L’école comme deuxième instance de socialisation conforte les expériences liées au milieu familial. Les écoles pour la haute société forment le corps et l’esprit en prenant du travail d’éducation réalisé au sein de la famille. Cette éducation doit prendre en charge la totalité de la personnalité des enfants, en homologie avec la fortune et la multiplicité des formes de capitaux. Mais cette importance de l’école comme lieu de transmission ne se traduit pas par un usage exclusif des écoles privées. Par exemple à Paris la ségrégation spatiale est si forte que les familles bourgeoises réunies au sein de même quartier (Neuilly, 16ème…) dominent assez pour pouvoir contrôler les établissements publics de leur quartier particulièrement les écoles maternelles et primaires. A l’âge de l’adolescence où apparaissent les relations amoureuses, l’encadrement est plus systématique exigeant des établissements plus sélectifs.

Les établissements privés sont souvent à vocation internationale (l’Ecole des Roches en Normandie, Notre Dame des Oiseaux, Sainte Marie à Neuilly…). Les méthodes pédagogiques y sont fondées sur une responsabilité des jeunes (autogestion préférée à l’autoritarisme). Disposant en raison de leur fortune d’une grande liberté apparente, les héritiers doivent apprendre très tôt à se contrôler en acquérant un esprit de responsabilité.

De plus les étudiants doivent apprendre à vivre entre eux en maîtrisant les techniques de gestion de leur capital social. Ainsi la présentation de soi n’est pas laissée au choix des élèves (délaissement d’une tenue « assez décontracté pour le dîner au profit de « l’uniforme bourgeois »).

On y a apprend aussi aux élèves l’art de bien parler en public. Par exemple à l’école des Roches des concours d’éloquence étaient organisés jusque dans les années 90.

L’accent est mis sur les pratiques sportives, compléments indispensables du rapport au corps. Il s’agit de contrôler le corps et de lui donner cette prestance qui fait dire de quelqu’un qu’il a « de la classe », qu’il marque dans son hexis corporel son appartenance à la classe supérieure. Il s’agit d’arriver aux manifestations corporelles de l’excellence qui sont « toutes choses qui se disent et se lisent dans les signes du corps que sont la posture, le maintien, l’allure que l’on doit avoir fière, le port de tête que l’on doit avoir altier, le regard élevé et surtout pas baissé, la hauteur de voix, la diction qui doit être posée » (Gaulejac). Veblen insiste et affirme que la succession des générations finit même par modeler les corps. Le sport permet aussi de contrecarrer les effets nocifs d’une existence trop douillette, d’où la pratique de sports présentant certains dangers.

La vie des établissements scolaires est rythmée par les voyages collectifs et les excursions culturelles afin de familiariser les élèves aux œuvres et à l’histoire tout en entretenant leurs relations.

Les rallyes

Les rallyes qui participent à la socialisation des jeunes existent depuis les années 50. Au fil des années le rallye grossit pour atteindre 200 jeunes dans sa phase finale au moment des grandes soirées dansantes. Avant cela il sera passé par les visites culturelles (mêlant culture, réseaux familiaux et sociabilité), par l’apprentissage du bridge et de la danse (enseignement des techniques de la mondanité), le tout se faisant sous le contrôle des mères qui engagent des frais considérables (de 7600€ pour 100 jeunes à plus de 30500€ pour un effectif plus important) particulièrement au cours des grandes soirées nécessitant une infrastructure musicale, la location d’une salle, un buffet... Il s’agit de parfaire une éducation parfaite.

Une sociabilité cultivée

Les rallyes sont des groupes informels dont les membres sont soigneusement sélectionnés par les mères. Ces jeunes apprennent à se connaître, se reconnaître, finalement à organiser leur vie affective et sexuelle en conformité avec les obligations matrimoniales d’une reproduction sociale efficace. Ils commencent dès l’âge de 10-13 ans par des sorties culturelles pour se terminer par des grandes soirées dansantes. Les enfants apprennent que la culture, pour eux, c’est la vie.

Les rallyes ont pour but d’assurer la continuité de la dynastie en évitant toute mésalliance. Il n’y a pas de libre concurrence dans l’économie affective grande bourgeoise.

Cette éducation totale est liée à la définition même du bourgeois, qui ne doit rien à sa position dans les rapports de production, tout en lui devant tout. Toute la croyance qui fait accepter les inégalités fondamentales, si bien qu’elles ne cessent de durer, repose sur l’alchimie qui transforme l’héritier en être de nature différente, supérieure. L’habilité bourgeoise est dans ce tour de passe-passe qui permet d’esquiver l’objectivité de la situation dans la subjectivité de la définition.

2) La sociabilité mondaine

« Quand on porte son attention sur « la bonne société » aristocratique, on se rend immédiatement compte à quel point l’individu y dépend de l’opinion des autres membres de cette société. Quel que soit son titre de noblesse, il ne fait effectivement parti de cette « bonne société » que pour autant que les autres en sont convaincus, qu’ils le considèrent comme un des leurs » (Elias).