Introduction
Peut-on parler de bourgeoisie face au flot grossissant des petits
actionnaires, même si avec la crise financière des
années 2000 ce flot tend à se tarir ?
Il s’agit ici de montrer que s’il existe une classe,
c’est bien celle de la bourgeoisie, ces familles possédantes
qui parviennent à se maintenir au sommet de la société.
La recherche trouve ici plusieurs obstacles dans la collecte des
informations et des observations :
- la haute société cultive la discrétion sur
son mode de vie mais surtout sur les richesses accumulées.
- la maîtrise de la présentation de soi : le bourgeois
par l’art de la conversation et le maintien du corps contrôle
l’image qu’il donne de lui-même.
Il s’agit donc de lever un coin du voile qui recouvre pudiquement
les mystères de la bourgeoisie et de montrer ce qui constitue
en classe sociale un groupe apparemment composite (industriels,
hommes d’affaires, banquiers, exploitants agricoles, hauts
fonctionnaires…).
La bourgeoisie constitue un groupe dont la position se définit
par la possession des moyens de production. Les bourgeois sont riches
mais d’une richesse multiforme, un alliage fait d’argent,
de culture, de relations sociales et de prestige. Le pouvoir social
étant aussi un pouvoir sur l’espace, la bourgeoisie
exprime son unité profonde par la recherche systématique
de l’entre-soi dans l’habitat et dans les lieux de villégiature.
Ce groupe se caractérise par une intense sociabilité
à travers laquelle s’accumule et se gère une
forme de richesse essentielle, le capital social. La densité
des relations sociales conduit à une sorte de collectivisme
paradoxal. La richesse des uns vient accroître celle des autres
par la médiation d’une intense sociabilité.
I) Qu'est-ce que la richesse ?
1) Les représentations du sens commun
Etre riche se définit économiquement. La richesse
est réduite à sa dimension matérielle, à
l’achat de biens et de services.
Des richesses autres que monétaires
Ces représentations ordinaires ignorent les dimensions essentielles
de la fortune chez les bourgeois :
- le capital social : manifesté lors de « grands rendez-vous
» (enterrements solennels, grands prix hippiques…)
- le capital culturel : matérialisé dans certains
aspects du patrimoine (œuvres d’art, livres…)
Ces différentes figures de l’aisance accumulent sur
une minorité fortune, pouvoir et prestige.
« Les inégalités forment un système.
C’est-à-dire qu’elles engendrent les unes sur
les autres ; elles constituent un processus cumulatif, au terme
duquel les privilèges s’accumulent à l’un
des pôles de l’échelle sociale tandis qu’à
l’autre pôle se multiplient les handicaps » (Bihr
et Pfefferkorn).
La richesse a de plus un aspect familial et collectif. Elle est
le fruit d’un processus collectif. Pour durer et être
transmise la fortune doit s’appuyer sur la famille et sur
le groupe, mais pour se constituer elle doit aussi mettre en œuvre
les solidarités et les efficacités des réseaux
qui mobilisent les semblables. Il y a une véritable conscience
de la communauté des intérêts vitaux.
Méconnaissance des niveaux de fortune
Si la richesse est méconnue dans sa structure elle l’est
aussi dans son ampleur réelle : le riche apparaît comme
le voisin du dessus, quelqu’un que l’on suppose avoir
des revenus confortables mais qui reste à portée d’observation
et de représentation.
En 1998 pour 39% des Français la richesse commençaient
avec un patrimoine de 305000 euros.
En 1994 97% des Français estimaient normal de gagner beaucoup
par la réussite professionnelle.
L’idéologie libérale a annexé la logique
méritocratique. Le travail reste la valeur fondamentale et
la fortune est perçue comme résultat de l’effort.
2) La richesse est multidimensionnelle
La bourgeoisie c’est d’abord la richesse matérielle.
La richesse économique
En 2000 le plancher de l’impôt sur la fortune était
de 4,7 millions de francs (716500 €). Le nombre des assujettis
à l’ISF est passé de 179886 en 1997 à
271140 en 2001. Or l’assiette de l’ISF ne comprend pas
le patrimoine professionnel, les œuvres et objets d’art.
Les fortunes réelles sont bien au-delà de ces références
fiscales.
La concentration de la fortune est l’une des caractéristiques
les plus fortes. En 1999 les 10% les plus riches des ménages
assujettis à l’ISF détiennent à eux seuls
35% du patrimoine net.
Il en résulte des inégalités de patrimoine
qui n’ont aucune commune mesure avec les inégalités
de revenu. Les écarts de patrimoine brut entre les 10% les
plus riches et les 10% les moins pourvus sont de l’ordre de
1 à 880.
L’ISF
L’ISF, impôt de solidarité sur la fortune, a
pour intérêt de donner quelques informations sur un
aspect peu connu de la société française, celui
de la grande richesse. Crée en 1982 sous le nom d’impôt
sur les grandes fortunes sous le mandat Mitterrand, il fut supprimé
avec le retour d’une majorité de droit à l’assemblée
en 1986. il a été réintroduit en 1988 sous
le nom d’ISF. L’assiette de l’ISF ne comprend
pas les biens professionnels, les œuvres d’art, les valeurs
mobilières et les autres éléments du patrimoine
(qui représente au moins 25% du capital d’une société
et que le redevable y exerce sa fonction principale). De plus la
valeur de la résidence principale fait l’objet d’un
abattement de 20%. Les données concernant le patrimoine net
imposable sont donc loin d’épuiser ce qui serait une
comptabilité exhaustive de la richesse.
Par exemple Mme Bettencourt, avec un quart du capital de L'Oréal
et 3% celui de Nestlé, détient en 2002 17,2 milliards
d’euros actifs. Elle devance Bernard Arnault qui est à
près de 4 milliards d’euros en dessous…
La richesse sociale
Le capital économique doit être légitimé
par d’autres formes de capitaux, le capital culturel et le
capital social. Ce dernier est l’ensemble des « ressources
actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession
d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées
d’interconnaissance et d’interconnaissance ; en d’autres
termes à l’appartenance à un groupe comme ensemble
d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés
communes mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles
» (Bourdieu).
La grande bourgeoisie cultive cette forme de capital par un travail
spécifique de sociabilité. Les grandes familles fortunées
fonctionnent volontiers sur le mode collectif (cocktail, dîner,
soirée de gala, vernissage…). Il se développe
ainsi un véritable travail social dans lequel les femmes
jouent un rôle central.
Des institutions jouent un grand rôle dans l’accumulation
et la gestion de cette forme de capital. Par exemple les clubs de
golf sont des lieux de rencontre où l’on se fait connaître
et reconnaître. L’institution la plus emblématique
de ce jeu social est le cercle introduit au XIXe siècle (le
cercle du Bois de Boulogne, le cercle de Deauville, le jockey club…).
Si les cercles présentent parfois un aspect oisif, les salles
à manger qu’ils possèdent sont des lieux où
les membres invitent clients et fournisseurs pour traiter des dossiers
importants. Elle constitue un lieu de refuge où les bourgeois
sont sûrs de rencontrer leurs semblables, choisis par la procédure
de cooptation (mode de fonctionnement essentiel à ce milieu).
Les cercles sont d’autant plus un lieu de concentration de
capital social que leurs membres sont généralement
affiliés à d’autres associations similaires.
Comme les réseaux familiaux les réseaux construits
à partir des clubs forment un entremêlement inextricable
de relations et d’alliances à partir des appartenances
croisées.
De plus ce réseau est international (par exemple l’Union
Interalliée créée en 1917). Les cercles reproduisent
ainsi le cosmopolitisme de leurs membres. En effet l’internationalisme
est l’une des caractéristiques fortes de la noblesse
et de la grande bourgeoisie.
La richesse culturelle
Le rapport à la culture légitime marquée par
une certaine familiarité, celle des lycées et des
universités, celle des musées et des salles de concert,
est spécifique. Les grands bourgeois ne sont pas des grands
savants. Ils sont les principaux clients des créateurs et
du marché de l’art. L’histoire de l’art
et de la littérature s’apprennent dans les salons familiaux
dans une relation à la fois éducative et affective
qui associe indélébilement la culture, les souvenirs
d’enfance et la mémoire vivante des générations
antérieures.
Un apprentissage ludique et affectif
Le patrimoine familial offre le soubassement d’un apprentissage
dont l’efficacité tient à son contexte, l’intimité
chaleureuse de la relation enchantée entre les petits enfants
et leurs grands-parents. La construction de cette familiarité
avec la culture est facilitée par la fortune matérielle.
Les demeures de ces familles sont exceptionnelles au point de devenir
des musées confiés par la suite à l’Institut
de France (par exemple le musée Nissim de Camando, l’hôtel
Jacquemart-André…).
Ce groupe social fournit l’essentiel du recrutement des commissaires-priseurs
des grandes ventes publiques
La compétition scolaire
La culture de la haute société ne se cantonne pas
à cette érudition d’amateurs d’art et
d’habitués des salles de vente. L’école
est aussi un domaine où excellent certaines de ces familles.
La conjoncture actuelle (concurrence dans le monde des affaires,
mondialisation des échanges, importance croissante des marchés
financiers et des risques…) accentue ce phénomène
de réussite scolaire. D’où l’élévation
du niveau d’exigence des écoles de la haute bourgeoisie.
Cependant la réussite peut être indépendante
du niveau scolaire
3) Le capital symbolique, expression des autres formes de richesse
Une véritable alchimie s’opère qui transfigure
la réalité sociale de la richesse. Celle-ci n’est
plus perçue comme n’étant qu’économique,
elle connote un ensemble de propriétés où l’aisance
matérielle s’accompagne de l’élégance
des manières et des présentations de soi, alliée
avec des relations brillantes dont le prestige rejaillit en miroir
sur chacun des membres du groupe.
Le nom des vieilles familles synthétise cette forme de capital,
le capital symbolique : le patronyme connote toutes les richesses
matérielles et immatérielles. Il renvoie aux possessions
et aux relations, aux patrimoines et aux savoirs. Le plus important
est la combinaison des éléments à travers laquelle
s’opère le travail de magie sociale qui transforme
les privilèges en qualités innées, inhérentes
à l’individu. Ainsi C’est parce que le patronyme
familial condense le crédit accumulé autour d’une
famille qu’il va de l’intérêt vital du
clan de défendre le capital irremplaçable qu’il
représente.
Une vente aux enchères
Une telle soirée permet la mise en scène des différentes
formes de capital. C’est un véritable rituel qui permet
d’affirmer sa propre excellence et son appartenance au groupe,
une forme d’accumulation et d’entretien de ce capital
symbolique (capacité de s’affirmer comme dominant et
de légitimer cette affirmation).
Ce capital symbolique donne une certaine assurance et estime de
soi à l’individu concerné. Aux riches «
le monde social donne ce qu’il y a de plus rare, de la reconnaissance,
de la considération, c’est-à-dire tout simplement
de la raison d’être » (Bourdieu).
Institution et consécration
La bourgeoisie a besoin plus que toute autre classe de rites d’institution.
La personne doit être certifiée dans son intégralité
(combinaison de qualités formant l’excellence, matérialisés
par les titres scolaires, les décorations, les nominations…).
Les cercles forment l’exemple type puisque la cooptation des
nouveaux membres est de l’ordre de l’adoubement. Cette
élection est une opération magique de « séparation
et d’agrégation », le processus tendant à
produire une « élite consacrée » (légitime),
une nouvelle noblesse (Bourdieu).
Le cercle est une forme symbolique de la classe. Il ne suffit pas
de faire fortune pour en être membre. En effet le groupe,
constitué en assemblée plénière, désigne
le candidat comme appartenant à la communauté. Avec
la bourgeoisie on a donc une classe qui travaille sciemment et de
manière permanente à sa construction dans un processus
qui est tout à la fois positif et négatif, processus
d’agrégation des semblables et de ségrégation
des dissemblables. Le groupe est en perpétuelle définition
et les frontières sont mouvantes. Familles, affaires, cercles
: la bourgeoisie est un réseau de réseaux.
4) Définir un seuil de richesse
La multi dimensionnalité vient complexifier l’approche.
Pour appréhender la richesse, est pris en compte le revenu
disponible, ou le revenu médian ou moyen, par unité
de consommation (le premier adulte compte pour 1 UC, le second pour
0,5 ou 0,7 selon l’échelle utilisée…).
Le niveau auquel est fixé le seuil est assez arbitraire :
celui au-dessus duquel se situe 10% des ménages ayant les
revenus les plus élevés ou encore les revenus qui
représentent le double des revenus médians par UC
(seuil à des L’utilisation d’un indicateur à
partir de données quantifiables (exprimées en unités
monétaires) se heurte à un double obstacle : la composition
des fortunes et leur extrême dispersion. Par exemple le patrimoine
imposable au titre de l’ISF des 100 foyers fiscaux les plus
fortunés représente 184 fois le patrimoine moyen des
foyers qui se situent au bas de la dispersion. Une pareille dispersion
rend difficile et non significative la construction d’un seuil
de richesse. « La différence existant entre les ménages
se situant tout juste du seuil de richesse et les plus riches parmi
les riches est telle qu’on se demande ce que les premiers
peuvent avoir en commun avec les seconds » (Bihr et Pfefferkorn).
Ces deux auteurs ont tout de même tenté de définir
un seuil de richesse en prenant en compte la double dimension du
revenu et du patrimoine de rapport. « Etre riche, c’est
en définitive disposer à la fois de revenus substantiels
et d’un patrimoine important. D’autant plus qu’il
existe un lien étroit entre ces deux aspects : les revenus
viennent alimenter l’accumulation patrimoniale qui, à
l’inverse, vient grossir le flux des revenus, sous la forme
des revenus patrimoniaux ». Ils proposent de retenir un seuil
dont les revenus seraient égaux ou supérieurs aux
revenus médians par UC. Si l’idée d’un
seuil de richesse devenait largement diffusée, elle contribuerait
à rendre illégitime toute richesse supérieure
au seuil considéré.
Mais la richesse matérielle ne signifie pas nécessairement
l’appartenance à la grande bourgeoisie. Cette dissociation
du groupe et de la richesse conduit à la marginalisation
relative et parfois provisoire des nouveaux riches, ces fortunés
trop récents pour pouvoir être acceptés dans
le cercle des nantis. La fortune du bourgeois n’est que la
reconnaissance de qualités innées qui apparaissent
ainsi partiellement distinctes du niveau de fortune. La relative
indépendance de l’appartenance à la bourgeoisie
par rapport à l’argent est constitutive de la force
symbolique de la classe dominante.
Cerner les limites de la haute société implique de
mesurer le capital culturel, le capital social et le capital symbolique.
C’est ce que le couple Pinçon et Pinçon Charlot
ont tenté de faire avec un questionnaire en forme de test
diffusé à l’occasion d’une soirée
thématique sur Arte consacrée à la bourgeoisie.
Les questions posées aux téléspectateurs cernaient
les dimensions objectives et matérielles mais aussi les aspects
qui renvoient au vécu, à l’expérience.
Ce test est une indication concrète pour l’élaboration
d’une grille d’appréciation de la position sociale
d’agents que l’on veut situer par rapport à la
grande bourgeoisie. Il a permis de même de départager
les bourgeois de la petite bourgeoisie intellectuelle. Il met de
plus en avant la complémentarité des différents
capitaux divisés ici en 4 thèmes (capital économique,
capital social et familial, capital culturel et capital symbolique).
II) Noblesse et bourgeoisie : les enjeux du temps
1) La noblesse, survivance sociale ?
Les familles nobles aujourd’hui en France
Il subsiste en France entre 3500 et 4000 familles nobles, soit
quelques dizaines de milliers de personnes. Si l’on ajoute
aux familles de la noblesse authentique celles qui portent un patronyme
d’apparence noble, on atteint un total de 10000 familles.
L’usage d’un titre usurpé n’est répréhensible
que dans le cadre d’une procédure, les sanctions pénales
(15000€ et un an d’emprisonnement) sont rarement appliquées.
Ainsi les nobles restent les meilleurs garants et les plus intransigeants
surveillants de l’authenticité de la noblesse revendiquée.
Mais la noblesse représente un groupe aux positions sociales
disparates. Des nobles sont riches, d’autres sont pauvres.
La noblesse se caractérise principalement par un capital
symbolique.
Reconversion des différentes formes de capitaux
Après la révolution, la noblesse s’est reconvertie,
devenant banquière ou industrielle. Ceux qui manquèrent
cette adaptation se virent condamnés à une sorte de
retraite étriquée sur leurs terres et à une
lente détérioration de leur position en raison de
la dégradation du patrimoine foncier.
Le capital industriel et financier est devenu indispensable aux
nobles pour le maintien d’une position dominante que ne saurait
assurer seul la possession de biens fonciers. Ces formes de capitaux
requièrent un capital scolaire, se traduisant par un investissement
dans un cursus scolaire passant par les institutions non plus par
le préceptorat privé. Ainsi certaines écoles
reproduisent les valeurs et les manières de faire du milieu
familial (à Paris : Les Oiseaux, Sainte Marie, Franklin…).
Le château, emblème de la noblesse
Les rapports au domaine familial dont le château constitue
le cœur sont divers :
- familles rurales, traditionnelles, attachées aux valeurs
aristocratiques traduisant une certaine forme de passéisme.
- familles parisiennes mais qui ont gardé la maison de famille
où la mémoire de la lignée est entretenue et
transmise.
Le château est emblématique de l’identité
noble et pour une part au principe de cette « croyance en
l’existence d’une différence essentielle avec
ceux qui ne sont pas issus de la noblesse » (Saint Martin).
François Pinault et le château de la Mormaire
Né dans un milieu modeste il a accumulé aujourd’hui
la deuxième fortune professionnelle française. Ce
nouveau riche manifeste les signes d’un rapprochement avec
les modes de vie grands bourgeois basés sur la tradition
familiale (achat du château de Mormaire qu’il a restauré
dans le style Louis XIII, collection d’œuvres d’art
et de sculptures monumentales).
L’anoblissement, une consécration qui se mérite
En France la régénération par l’anoblissement
n’existe plus. Pourtant toute une partie roturière
de la haute société française se réclame
de l’aristocratie et de ses valeurs. L’anoblissement
paraît être une consécration recherchée
là où elle est encore possible (en Belgique par exemple).
La transmission de fortunes importantes suppose l’intériorisation
du respect des ancêtres, du devoir de transmettre, du sentiment
d’être membre d’une lignée. Le cas d’Albert
Frère (Belge à la tête d’une fortune immense
construite à partir de la sidérurgie, liée
aujourd’hui au secteur de la communication et de la finance)
où la trajectoire économique et familiale paraît
connaître son apothéose dans l’anoblissement,
en est l’exemple type. Fait baron par le roi Baudoin, il ajoute
le titre à l’argent entrant ainsi dans le cercle très
fermé de ceux qui ne doivent qu’à leur naissance
d’être au sommet de la société, atteignant
ainsi le point culminant du massif des dominants, celui où
les formes de capital s’accumulent.
Permanence du prestige de la noblesse
Le prestige de la noblesse est inégalement ressenti dans
les différents secteurs de la société. Inexistant
dans le monde universitaire ou de la recherche, ailleurs il en va
tout autrement. En effet la bourgeoisie ne paraît pas insensible
aux charmes de la noblesse puisque les mariages mixtes entre ces
deux groupes sont fréquents. Elle sait utiliser une partie
du capital symbolique véhiculé par un grand nom.
Le milieu populaire aussi est concerné puisque des revues
comme Gala ou Point de vue consacrant une surface rédactionnelle
important à célébrer les princes, ont un lectorat
majoritairement issu de ce milieu. Une certaine déférence
envers les nobles.
Prenons l’exemple de la noblesse russe émigrée.
Elle traduit à quel point le prestige de l’aristocratie
peut résister à des bouleversements sociaux radicaux.
Ayant fui les révolutions de 1917, elle s’est réfugiée
en France, Belgique et en Espagne. La haute société
bénéficie de ce privilège rare d’être
chez elle à l’étranger. Ce capital cosmopolite
permet de faire face aux crises politiques.
Un prestige inaltérable
En 1996 le Bottin Mondain de la société russe a recensé
les familles d’immigrés appartenant à la haute
société. Pour la famille Cheremetieff qui possède
des centaines de milliers d’hectares de terres agricoles et
de nombreuses usines, neuf membres sont mentionnés. Leur
palais (celui du quai de la Fontanka à Saint-Pétersbourg,
ceux d’Ostankino et de Kouskovo à Moscou) ont été
transformés en musées.
L’un des privilèges des classes dominantes serait ainsi
de pouvoir se jouer des atteintes du temps et des vicissitudes historiques
comme si l’excellence ne pouvait être frappée
d’obsolescence.
Ce prestige fait même l’objet d’un marché,
celui de la légitimité. En Angleterre la Manorial
Society fondée en 1906 est spécialisée dans
la vente de titres nobiliaires. S’opère ainsi une vente
du capital symbolique. Mais que vaut un titre acheté, sinon
la disqualification de l’acheteur ?
La technologie sociale mise en œuvre par la bourgeoisie française,
celle d’un rapprochement lent et raisonné avec la noblesse,
semble être plus efficace.
2) Noblesse et bourgeoisie
Cyril Grange dans son Bottin Mondain démontre que «
c’est essentiellement au XXe siècle que s’est
opéré le rapprochement progressif des élites
anciennes avec les nouvelles aristocraties bourgeoises. Ceci s’est
accompagné d’une uniformisation des comportements et
du système de représentation de la noblesse et d’une
frange mondaine de la bourgeoisie.
Les quartiers de bourgeoisie
La bourgeoisie a su se créer ses quartiers bourgeois un
peu à la manière des quartiers de noblesse. A travers
la transmission des héritages, la bourgeoisie cherche et
trouve une forme de légitimation à sa position dominante.
En créant des dynasties, la haute bourgeoisie contribue à
maintenir, à son profit, la croyance dans la qualité
spécifique de la noblesse. Elle rejoint cette catégorie
en substituant au mythe méritocratique de la République
celui de l’innéité des compétences, des
dons et des vertus de lignées. En s’appuyant ainsi
sur le temps et la durée pour légitimer ses privilèges,
la haute bourgeoisie se fond dans une nouvelle noblesse où
la particule et le titre n’ont plus qu’une importance
relative, la possession des différentes formes de capitaux
étant le critère essentiel de l’appartenance.
L’excellence se mesurait à l’ancienneté,
à cette accumulation des générations, la durée
permettant de transformer le labeur opiniâtre en don, en qualités
innées et transmissibles, en excellence naturelle n’ayant
rien à voir avec le mérite besogneux des parvenus.
Mais le travail est aujourd’hui valorisé, glorifié
notamment par ceux qui doivent tout à leur profession. En
France la domination symbolique passe par un travail d’occultation
de la fortune matérielle au profit des autres formes de richesse.
Il s’agit de faire admettre que les dominants doivent d’abord
à leurs qualités personnelles leurs privilèges
(logique méritocratique). Pour cela un travail sur la personne
elle-même est nécessaire, sur son apparence physique,
sur le maintien du corps, bases d’une bonne éducation
qui passe donc par une incorporation des manières, des goûts,
de toute une affectivité spécifique.
Les nouvelles dynasties bourgeoises, nées dans l’industrie
et la banque, à travers leurs quartiers de bourgeoisie attestent
d’une ancienneté relative, qui devient rapidement suffisante,
à la troisième génération pour autoriser
l’alliance avec les dynasties de la noblesse et pour constituer
la confrérie des grandes familles. L’enjeu ? Passer
d’une domination économique (domination matériellement
fondée) à une domination symbolique (domination ancrée
dans les représentations et les mentalités).
Les ruses de l’endogamie
Le mariage, singulièrement dans la bourgeoisie ne concerne
pas seulement un homme et une femme : il met en relation deux familles
et au-delà deux réseaux d’alliances. Pour réussir
ces alliances le bourgeois fait appel à des technologies
sociales spécifiques. On apprend aux jeunes à s’apprécier
et à s’aimer (vacances communes, rallyes…).
Les bonnes raisons de l’endogamie
Les mariages endogames présentent l’avantage de maintenir
le patrimoine et les fortunes à l’intérieur
du groupe. L’association entre dynasties bourgeoises et nobles,
tout en brouillant les frontières, confortent les unes et
les autres (échanges de différentes formes de capitaux).
Le milieu des grandes familles est toutefois étroit («
on est tous cousins »). Par exemple chez les Rothschild, si
l’on considère Amschel comme le fondateur de la lignée,
à la troisième génération, les enfants
de ses 5 fils se sont mariés entre eux. Les mariages entre
cousins germains sont fréquents dans le milieu bourgeois,
contestant ainsi la loi qui veut que la consanguinité soit
associée à la dégénérescence.
Cette endogamie sociale permet de limiter l’érosion
des fortunes due à leur division lors des successions.
Nuances
Il existe des exceptions à cette fusion entre bourgeoisie
et noblesse. La bourgeoisie allemande garde sa distance vis-à-vis
de la noblesse (Kocka) alors qu’en France la société
de cour par son rôle assimilateur a permis une interpénétration
de l’aristocratie et de l’élite bourgeoise. Ainsi
« à partir de 1760 les notions de valeur et d’honneur
qui avaient jusqu’alors défini la spécificité
nobiliaire sont relayées par une notion nouvelle, celle du
mérite, valeur bourgeoise typique du troisième ordre,
que la noblesse intègre, fait sienne, qu’elle accepte
et reconnaît officiellement comme critère de nobilité
» (Chaussinand-Nogaret).
Familles, réseaux et répertoires
Les grandes familles sont unies entre elles. Ces liens forment
un réseau, une trame serrée, qui rassemblent les membres
d’une même génération dans une vaste confrérie
impliquant une maîtrise des arbres généalogiques
complexes du milieu. A l’évocation du nom d’une
personne, il importe de la situer dans la structure des alliances
et cousinages (d’où le succès du Bottin Mondain,
manifestation publique du capital familial).
Ces grandes familles sont grandes car les alliances entrecroisées,
nécessaires au maintien de la lignée, multiplient
les liens entre leurs différentes branches.
Listes et annuaires se multiplient aussi produisant un effet de
groupe lié à l’énumération elle-même
et constituent par là un indicateur de plus pour démontrer
que ces familles sont mobilisées, conscientes de leur appartenance
à un ensemble dont elles ne cessent de définir et
repérer les contours.
L’étiquette et le protocole : le code de bonne conduite
d’un groupe très conscient de lui-même
Les grandes familles de la bourgeoisie et de la noblesse ont non
seulement conscience des limites de leur milieu mais elles sont
également très au fait de la place et de la position
des uns et des autres à l’intérieur même
du groupe. Par exemple les enterrements (révélateurs
du capital social du mort sont une des occasions de la mise en scène
de cette connaissance interne du milieu.
Temps et pouvoir
Noblesse et bourgeoisie sont complices dans le partage des richesses
et celui du pouvoir et gèrent en commun leur capital temps
(pouvoir sur le temps). En effet la fortune, par sa transmission,
permet de former une dynastie, véritable dénégation
de l’éphémère. Le bourgeois ne meurt
jamais tout à fait, son nom demeure, un nom qui devient celui
d’une lignée.
III) Les espaces de la bourgeoisie
La ville est un lieu où les familles les plus aisées
s’épanouissent. Regroupées dans des quartiers
bien délimités, elles y cultivent un entre soi qui
n’est possible que parce que le pouvoir social est aussi un
pouvoir sur l’espace. Cet entre soi géographique assure
le plaisir d’être en compagnie de ses semblables à
l’abri des remises en cause et des promiscuités gênantes.
Mais en permettant le partage des richesses, il constitue aussi
un élément des stratégies mises en œuvre
pour assurer la reproduction des positions dominantes, avec l’éducation
et le contrôle sur leurs relations. La proximité spatiale
facilite la sociabilité travail social essentiel à
travers lequel le groupe cultive et accroît son capital social.
Cette ségrégation spatiale poussée à
l’extrême est en fait une agrégation, le choix
raisonné d’une classe qui exprime ainsi sa conscience
de la communauté profonde des intérêts du groupe.
1) Les beaux quartiers des grandes cités
Les quartiers résidentiels de la haute société
sont toujours des quartiers neufs construits par et pour elle-même
(griffe spatiale). Les formes architecturales, les équipements
urbains et commerciaux, l’allure des passants marquent socialement
ces quartiers et en font l’un des facteurs importants de la
sociabilité adéquate des jeunes tout en procurant
aux familles résidentes un cadre conforme à leurs
attentes et à leurs modes de vie.
La griffe spatiale
Les belles adresses attirent la convoitise des affaires, des sièges
sociaux des grandes sociétés, des commerces de luxe
à la recherche de localisations dignes de l’image qu’ils
entendent donner d’eux-mêmes. Ces beaux quartiers deviennent
un enjeu dans la stratégie de communication.
Mais les familles de la haute société voient leur
quartier perdre ce qui en faisait pour elle l’attrait, d’être
entre soi. Ces quartiers sont envahis par les promeneurs et les
employés conduisant à un mélange social. D’où
la désertification de plus en plus massive de ces quartiers
des populations privilégiées dont le pouvoir sur l’espace
trouve sa limite dans le pouvoir des affaires et des Etats.
La géographie sociale des beaux quartiers
l’exode vers l’ouest : au XVIIe le Marais constituait
le quartier résidentiel de la noblesse. Mais dès le
début un mouvement s’est dessiné vers l’ouest,
résultat d’une concurrence entre les familles et les
affaires (faubourg saint Germain ? les Grands boulevards ?les Champs-Élysées
?le XVIe arrondissement ? Neuilly-sur-Seine). A Marseille le déplacement
des beaux quartiers serait plutôt le résultat d’une
mise en cohérence des différents habitats bourgeois.
Comme à Paris où la haute société a
son triangle mythique « Neuilly-Auteuil-Passy », Marseille
a ses trois P (Perier, Paradis, Prado).
Un espace bien délimité : les familles fortunées
de Paris sont nombreuses à habiter le centre ouest de Paris.
L’habitat bourgeois est concentré. Non seulement les
assujettis à l’ISF sont proportionnellement plus nombreux
dans les beaux quartiers de l’ouest, mais ils y paient aussi
un impôt plus élevé : les fortunes sont d’autant
plus grandes qu’elles se trouvent dans des zones où
elles sont les plus nombreuses. La concentration est extrême
à Paris : 19,5% des assujettis à l’ISF pour
3,6% de la population française.
Une communauté idéologique : la concentration sur
un espace restreint des familles les plus fortunées produit
une homogénéité idéologique qui se lit
dans les résultats électoraux. Il y a une corrélation
nette entre le vote conservateur et le taux d’embourgeoisement
des circonscriptions.
2) Les lotissements chics
Les barrières de l’entre soi peuvent être symboliques
ou matérielles. La violence symbolique suffit à dresser
une frontière infranchissable : tout, dans un quartier select,
remet l’intrus à sa place, dominée. Les habitants
par leur allure, leur hexis corporelle, sont une remise en cause
du corps de l’étranger à ce monde, parfois suffisamment
malmené par l’existence pour qu’un sentiment
de honte, infondé mais violent, envahisse celui qui ne peut
que prendre acte qu’il n’est pas à sa place.
D’autres cas de figure : villas et hameaux totalement privés
dont l’entrée est gardée, lotissements clôturés
de stations balnéaires, vastes lotissements non clos.
La villa Montmorency
Au cœur du 16e arrondissement dans le parc du château
de Boufflers, cette villa est inaccessible au promeneur. C’est
un espace totalement privé, privatisation qui a un coût
(salaires gardiens, entretien de l’espace…). Ses résidents
sont organisés en une structure syndicale depuis 1853.
Les qualités architecturales et urbaines, l’ampleur
des espaces disponibles, le soin accordé aux constructions
font de cette villa un lieu de vie mondaine assurant un entre soi
comparable à celui que l’on peut trouver dans un cercle.
Hautes murailles pour la Haute société
Partout les riches vivent à l’écart, préservés
des promiscuités indésirables (au Maroc sur la colline
d’Anfa à Casablanca par exemple, à Mexico «
Lomas Virreyes », « paseo de las Lomas »…).
La séparation est d’autant plus marquée que
ces lotissements chics sont plus proches des quartiers pauvres.
Dans les pays pauvres tels que le Brésil où la favela
échoue au pied du « condominio » (lotissement
chic), ce phénomène est encore plus marqué
puisque les inégalités sont telles que les barrières
symboliques ne suffisent plus à arrêter ceux qu’autant
d’opulence révolte.
Dans tous ces pays où l’individuel prime sur le collectif,
l’entreprise privée sur l’Etat, la concurrence
sur la protection sociale, le marché sur la réglementation,
il est paradoxal de voir à quel point les grands bourgeois,
partisans de l’individualisme théorique, adoptent pour
eux même un collectivisme pratique (lotissement, cahier des
charges, service de sécurité contraignant…).
On a affaire à un protectionnisme urbain.
3) Les lieux de villégiature
L’invention du voyage et du séjour d’agrément
revient aux hautes classes dont l’initiative en ce domaine
apparaît ancienne et féconde. Parce qu’elle en
avait les moyens, la bourgeoisie s’est constamment appliquée
à reproduire sa vie sociale dans les différents espaces
qu’elle a investis. Pour leurs vies quotidiennes et pour leurs
loisirs, la bourgeoisie préfère urbaniser elle-même
des terres vierges. Mais il y a des contre-exemples comme celui
des Portes-en-Ré.
Portes-en-Ré
C’est une île dans l’île. A l’origine
petit village pauvre de paysans, de maraîchers et de paludiers.
Puis à partir de 1950 suite à l’exode rural,
le village devient le lieu de villégiature pour les vieilles
familles fortunées attirées constituant petit à
petit un ensemble de charme qui connaîtra un succès
grandissant.
4) La multi territorialité
Rares sont les familles du bottin mondain qui n’indiquent
qu’une seule adresse. La multi territorialité apparaît
systématique et caractéristique du mode de vie grand
bourgeois. Ces territoires multiples (appartement parisien ; château
en province…) sont révélateurs d’une double
insertion dans la société : dans la profondeur d’une
mémoire familiale, dans la modernité d’une vie
mondaine parisienne. Le pouvoir social se manifeste ainsi sur l’espace.
IV) Une classe internationale
La multi territorialité revêt une dimension internationale.
De plus la haute société pratique depuis plusieurs
générations des échanges matrimoniaux et des
relations suivies à l’échelle internationale.
Les grandes familles ont construit des réseaux internationaux
depuis longtemps (les Rothschild par exemple). Ce cosmopolitisme
distingué va de pair avec leur implication dans la vie économique.
1) L’internationalisation croissante des affaires
L’accumulation capitaliste va de pair avec l’internationalisation
des affaires et des réseaux. Mais le fait nouveau dans ce
processus de mondialisation réside dans l’apparition
d’investisseurs institutionnels qui gèrent des fonds
spéculatifs ou des fonds de pension d’origine anglo-saxonne.
Ces « zinzins » ne connaissent pas les frontières.
En fait ils suivent l’exemple d’une bourgeoisie d’affaires.
En effet le cosmopolitisme bourgeois a comme principe celui des
affaires.
2) Un mode de vie internationale
L’habitus cosmopolite
La personnalité des enfants de la grande bourgeoisie est
constituée dans un système éducatif qui privilégie
une insertion internationale se traduisant par l’apprentissage
de langues étrangères avec les recours à des
nurses étrangères, aux collèges internationaux
(notamment en Suisse avec Le Rosey, les écoles de Notre-Dame-de-Sion…).
Pendant ces années les jeunes acquièrent un capital
précieux de relations internationales matérialisé
par des carnets d’adresses à l’échelle
mondiale. « Pouvoir rencontrer des interlocuteurs privilégiés
dans 60 pays relevant de 225 professions différentes, c’est
un atout, il faut l’utiliser » (Annuaire 1994 de l’association
des anciens élèves de Roches et de Normandie).
Le milieu familial amplifie cette culture cosmopolite par les réceptions
où la présence d’invités étrangers
va toujours de soi, par les voyages et séjours,
Les réseaux internationaux
Les activités comme la chasse, la pêche, le polo,
le yachting, le golf ou le ski sont le support d’échanges
intenses entre les familles dispersées aux quatre coins du
monde. Le cercle de l’Union Interalliée est affilié
avec 100 clubs à travers le monde, ce qui permet à
ses membres de toujours disposer, en voyage, d’un lieu où
retrouver leurs semblables.
Une école internationale en Normandie
L’école des Roches à Verneuil-sur-Avre a été
créée en 1898 par Edmond Demolins et a fusionné
en 1941 avec le collège de Normandie. Laïque, internationale,
une soixantaine de nationalités y sont passées. Le
Bottin Mondain fournit 2084 adresses à l’étranger
pour les quelque 42500 mentions de la liste. 102 pays sont mentionnés
mais cette diversité est inégale (431 mentions pour
la Belgique, 368 pour la Suisse, 238 pour les Etats-Unis).
Les grandes manifestations mondaines prennent un caractère
international (bal des Débutantes, Grands prix hippiques…)
avec une certaine prédilection sure pour les manifestations
à but caritatif (le Bal de la Rose à Monaco…)
trouvant ainsi dans leur « générosité
» une légitimation aux revenus et aux richesses accumulées.
Le Bottin Mondain trouve ses homologues à l’étranger
: l’annuaire espagnol officiel du grand monde, le Debrett
anglais…
L’anglomanie française
Si les grandes familles sont facilement polyglottes, elles marquent
depuis longtemps une préférence pour la langue anglaise.
Parler couramment américain est devenu une nécessité.
L’aristocratie anglaise influence la haute société
française depuis le 19e siècle. Un certain rapport
à la nature fait de nonchalance fascine la bourgeoisie française.
Voici les indices de cette anglomanie :
- les cercles français ont copié les clubs anglais
jusque dans leurs appellations.
- depuis 1951 les notices biographiques des Français sont
regroupées dans un ouvrage who’s who ?
- le thé demeure un rituel symbolique de la sociabilité
mondaine…
Cette anglomanie est aujourd’hui en déclin au bénéfice
des Etats-Unis.
Des lieux de villégiature internationale
Même à l’étranger le souci de la recherche
de la compagnie de gens qui vous ressemblent est constant. La bourgeoisie
internationale s’est dotée de lieux de villégiature
abrités des promiscuités et des risques inhérents
au contact avec les populations avec laquelle on cherche à
garder ses distances : le cosmopolitisme distingué ne signifie
pas le mélange sans principes.
L’île moustique
A l’extrémité sud est de l’arc des Caraïbes,
cette île est consacrée au confort de séjours
enchanteurs pour grandes fortunes. Elle se compose de 75 villas
gérées par la Mustique Company qui emploient 300 salariés.
L’île est entièrement contrôlée
par cette compagnie privée.
Ces lieux de villégiature sont un instrument de gestion
et d’accumulation du capital international. Le groupe de pairs
dispose d’un espace collectivisé dans son usage bien
que chacun de ses éléments reste la propriété
d’une famille.
V) Fabrication et entretien du grand bourgeois
La combinaison des différentes formes de capitaux qui définit
la richesse doit être transmise de génération
en génération pour assurer le maintien des familles
bourgeoises à leur niveau social. Cela suppose la maîtrise
des conditions de socialisation des jeunes, un contrôle efficace
de l’éducation des futurs héritiers. Fabriqué
par des techniques éducatives légitimes, le grand
bourgeois doit être aussi entretenu en parfait état
de conservation par des activités permettant aux intéressés
de rester en haut de la pyramide sociale.
1) L’enfance des chefs
La famille
L’importance du nom comme emblème d’excellence
qui n’appartient en propre à aucun des membres du groupe
familial, est révélatrice de cette insertion de l’individu
dans un ensemble qui le transcende et qui lui donne sa force. Le
riche héritier est redevable de ses choix et ses actes devant
la famille. Passer le relais est une obligation, transmettre le
patrimoine en l’enrichissant tel est son devoir.
Toute éducation repose sur des formes implicites et explicites
d’apprentissage et d’inculcation. Dans le cas des familles
de la haute société, la part de l’explicite
est plus importante qu’ailleurs puisque les objectifs à
atteindre sont plus clairement définis.
La maison de famille, écrin de la mémoire de la lignée,
forme le jeune héritier au culte des ancêtres tout
comme le rituel mettant en scène le grand-père et
le futur héritier à travers une promenade dans le
château et le temps à la manière d’un
chemin de croix.
Le capital culturel se transmet à la fois de manière
implicite par la décoration et le mobilier des demeures et
de manière explicite dans un effort constant pour éduquer
les goûts et développer les connaissances.
Les écoles de la bourgeoisie
L’école comme deuxième instance de socialisation
conforte les expériences liées au milieu familial.
Les écoles pour la haute société forment le
corps et l’esprit en prenant du travail d’éducation
réalisé au sein de la famille. Cette éducation
doit prendre en charge la totalité de la personnalité
des enfants, en homologie avec la fortune et la multiplicité
des formes de capitaux. Mais cette importance de l’école
comme lieu de transmission ne se traduit pas par un usage exclusif
des écoles privées. Par exemple à Paris la
ségrégation spatiale est si forte que les familles
bourgeoises réunies au sein de même quartier (Neuilly,
16ème…) dominent assez pour pouvoir contrôler
les établissements publics de leur quartier particulièrement
les écoles maternelles et primaires. A l’âge
de l’adolescence où apparaissent les relations amoureuses,
l’encadrement est plus systématique exigeant des établissements
plus sélectifs.
Les établissements privés sont souvent à vocation
internationale (l’Ecole des Roches en Normandie, Notre Dame
des Oiseaux, Sainte Marie à Neuilly…). Les méthodes
pédagogiques y sont fondées sur une responsabilité
des jeunes (autogestion préférée à l’autoritarisme).
Disposant en raison de leur fortune d’une grande liberté
apparente, les héritiers doivent apprendre très tôt
à se contrôler en acquérant un esprit de responsabilité.
De plus les étudiants doivent apprendre à vivre entre
eux en maîtrisant les techniques de gestion de leur capital
social. Ainsi la présentation de soi n’est pas laissée
au choix des élèves (délaissement d’une
tenue « assez décontracté pour le dîner
au profit de « l’uniforme bourgeois »).
On y a apprend aussi aux élèves l’art de bien
parler en public. Par exemple à l’école des
Roches des concours d’éloquence étaient organisés
jusque dans les années 90.
L’accent est mis sur les pratiques sportives, compléments
indispensables du rapport au corps. Il s’agit de contrôler
le corps et de lui donner cette prestance qui fait dire de quelqu’un
qu’il a « de la classe », qu’il marque dans
son hexis corporel son appartenance à la classe supérieure.
Il s’agit d’arriver aux manifestations corporelles de
l’excellence qui sont « toutes choses qui se disent
et se lisent dans les signes du corps que sont la posture, le maintien,
l’allure que l’on doit avoir fière, le port de
tête que l’on doit avoir altier, le regard élevé
et surtout pas baissé, la hauteur de voix, la diction qui
doit être posée » (Gaulejac). Veblen insiste
et affirme que la succession des générations finit
même par modeler les corps. Le sport permet aussi de contrecarrer
les effets nocifs d’une existence trop douillette, d’où
la pratique de sports présentant certains dangers.
La vie des établissements scolaires est rythmée par
les voyages collectifs et les excursions culturelles afin de familiariser
les élèves aux œuvres et à l’histoire
tout en entretenant leurs relations.
Les rallyes
Les rallyes qui participent à la socialisation des jeunes
existent depuis les années 50. Au fil des années le
rallye grossit pour atteindre 200 jeunes dans sa phase finale au
moment des grandes soirées dansantes. Avant cela il sera
passé par les visites culturelles (mêlant culture,
réseaux familiaux et sociabilité), par l’apprentissage
du bridge et de la danse (enseignement des techniques de la mondanité),
le tout se faisant sous le contrôle des mères qui engagent
des frais considérables (de 7600€ pour 100 jeunes à
plus de 30500€ pour un effectif plus important) particulièrement
au cours des grandes soirées nécessitant une infrastructure
musicale, la location d’une salle, un buffet... Il s’agit
de parfaire une éducation parfaite.
Une sociabilité cultivée
Les rallyes sont des groupes informels dont les membres sont soigneusement
sélectionnés par les mères. Ces jeunes apprennent
à se connaître, se reconnaître, finalement à
organiser leur vie affective et sexuelle en conformité avec
les obligations matrimoniales d’une reproduction sociale efficace.
Ils commencent dès l’âge de 10-13 ans par des
sorties culturelles pour se terminer par des grandes soirées
dansantes. Les enfants apprennent que la culture, pour eux, c’est
la vie.
Les rallyes ont pour but d’assurer la continuité de
la dynastie en évitant toute mésalliance. Il n’y
a pas de libre concurrence dans l’économie affective
grande bourgeoise.
Cette éducation totale est liée à la définition
même du bourgeois, qui ne doit rien à sa position dans
les rapports de production, tout en lui devant tout. Toute la croyance
qui fait accepter les inégalités fondamentales, si
bien qu’elles ne cessent de durer, repose sur l’alchimie
qui transforme l’héritier en être de nature différente,
supérieure. L’habilité bourgeoise est dans ce
tour de passe-passe qui permet d’esquiver l’objectivité
de la situation dans la subjectivité de la définition.
2) La sociabilité mondaine
« Quand on porte son attention sur « la bonne société
» aristocratique, on se rend immédiatement compte à
quel point l’individu y dépend de l’opinion des
autres membres de cette société. Quel que soit son
titre de noblesse, il ne fait effectivement parti de cette «
bonne société » que pour autant que les autres
en sont convaincus, qu’ils le considèrent comme un
des leurs » (Elias).
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