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Philosopher en temps de crise : Hobbes, Rawls et Bauman

Nous souhaitons inscrire notre travail dans le contexte de crise contemporain. Nous nous proposons de comparer trois philosophies, deux récentes, celle de Rawls et celle de Bauman, et la troisième beaucoup plus ancienne, celle de Hobbes. Il s’agit d’essayer de comprendre notre situation d’aujourd’hui et peut-être tenter d’esquisser de possibles solutions pour notre futur.

Le premier point de ce parcours est celui de savoir si le concept de crise convient pour parler de notre présent. Le fait que notre société est en crise est admis. Au-delà de la seule crise financière, de multiples crises sont relevées :

Crise de la philosophie et crise de la métaphysique en ce qui nous concerne comme domaine de recherche. Crise politique, crise sociale et crise économique au niveau collectif. Crise énergétique, crise alimentaire, crise écologique sur le plan de notre rapport à la nature. Crise du sens et des valeurs au niveau existentiel. Les crises sont donc multiples et profondes. La notion de crise de civilisation est évoquée de plus en plus souvent. La place des humains questionne l’ensemble de notre vie. Notre planète est en danger et par voie de conséquence l’humanité est en danger. Nous héritons de l’histoire du XXème siècle, ce qui nous contraint à assumer la crise de la modernité, la crise de la pensée des Lumières. Cette crise générale provoque le désarroi chez les humains. Une des solutions pour comprendre notre situation est de faire l’hypothèse d’une nouvelle période, époque que nous nommerons postmodernité selon la proposition de Lyotard en 1979. ( ) La condition postmoderne est celle de l’effondrement de la croyance dans les grands récits, en particulier dans celui du progrès, c’est une perte de confiance dans les promesses pour l’avenir.

La philosophie politique est concernée directement, la question de la légitimité du pouvoir au niveau local et au niveau mondial se pose régulièrement. L’espoir communiste et le désir de progrès social se sont transformés en leur contraire, ils ont conduit à la barbarie stalinienne, à des guerres et à des génocides. Le capitalisme d’Etat a reproduit les inégalités et l’injustice. Le productivisme a eu des effets désastreux. Dans le même temps, le libéralisme reste capitaliste et il continue à développer la domination et l’exploitation partout dans le monde au nom de la recherche de profit. Le droit du plus fort fonctionne ouvertement, il se déploie en regard du terrorisme dans une spirale infernale. Sur le plan des justifications, le relativisme accompagne le déclin de l’universalisme. La crise des postures d’autorité permet au cynisme de s’exprimer massivement sans obstacles. Nous constatons que la maltraitance des humains est l’un des autres noms de la politique de notre postmodernité. Cette observation est d’autant plus valable que l’on regarde le devenir de l’humanité dans son entier. La gestion capitaliste est devenue le seul horizon de la politique en acte. Ce qui interroge le politique comme domaine théorique.

Nous partirons de deux philosophies en temps de crise, celles de Hobbes et de Rawls, deux philosophies du contrat, puis nous aborderons ensuite les thèses de Zygmunt Bauman sur l’analyse du capitalisme contemporain.

Hobbes pense et écrit au XVIIème siècle en Angleterre. Le contexte est marqué par les guerres civiles et les discordes religieuses. Hobbes est confronté à de nouvelles façons de penser. Il se concentre sur la légitimité de la souveraineté et sur la science de cette époque. La modernité émerge, il prend au sérieux la crise générale de son époque. Le bouleversement touche la civilisation occidentale qui vient de découvrir qu’elle n’est pas seule au monde.

Rawls intervient dans la seconde partie du XXème siècle. Sa philosophie est une tentative pour prendre en compte le fait que nos sociétés sont devenues des sociétés pluralistes. Il a bien entendu la demande de justice dans son pays et dans le monde entier. Il a été réceptif à la demande d’égalité locale et globale. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a fondé la lutte pour obtenir la fin du colonialisme. Les critiques de l’ethnocentrisme ont d’abord été portées par la parole politique, puis elles ont été acceptées par la pensée universitaire, en particulier par les sciences humaines et sont devenues partie intégrante de l’appareillage critique de ces disciplines. Rawls a vécu les crises mondiales à répétition depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Il a bien perçu la montée de la crise de civilisation qui nous touche fortement aujourd’hui. Son intuition est pertinente et juste, la nécessité de la justice et de l’égalité est centrale dans notre contexte, que ce soit au niveau de chaque pays ou au niveau international.

Sur le plan de la méthode, nous sommes face à deux fictions pour deux philosophies politiques, deux théories du contrat. Hobbes s’appuie sur l’état de nature, Rawls sur le voile d’ignorance. Ces deux artifices sont nécessaires pour la construction des arguments en vue d’une transformation de la société, évolution souhaitée par ces deux auteurs. Comme toutes les théories du contrat, il s’agit d’une recherche sur l’origine et le fondement. L’espace politique proposé vient après la fiction. La société politique est alors synonyme de stabilité. C’est le cas pour les deux premiers auteurs étudiés. Hobbes part de l’état de nature pour aller vers une société politique organisée autour du Léviathan. Rawls voudrait sortir du conflit entre les diverses théories compréhensives du bien pour construire un consensus politique admissible par tout le monde. Les points de départ de ces deux philosophes sont différents et liés à leur situation dans l’espace temps. Hobbes est plongé dans l’Angleterre du XVIIème siècle et Rawls vit au USA au XXème siècle. Il s’agit dans les deux cas d’asseoir l’espace politique sur des bases stables et solides. Dans les deux philosophies, nous passons d’une instabilité à une fondation rationnelle, gage de réussite. Restent à penser les conflits et l’instabilité une fois le contrat établi. Hobbes propose un droit de fuite si l’individu est menacé dans sa vie. Nous sommes bien dans une communauté d’individus dominés par l’Etat absolu. Chez Rawls, la désobéissance civile est conçue, comme le reste de sa construction théorique, au niveau du système entier, il reste au niveau d’un idéal. Si le système est jugé juste, parce qu’il a satisfait à la procédure rationnelle, il faut accepter les lois injustes.

Pour bâtir une nouvelle conception politique, Hobbes développe un traité des passions, une anthropologie au travers de l’état de nature. Sa philosophie politique est l’écho de ses descriptions de la nature humaine. Hobbes propose un miroir où le lecteur peut se reconnaître. Son pacte est fondé sur l’individu. Son observation le conduit à fonder sa philosophie politique sur une définition de l’homme. Il questionne l’évidence aristotélicienne sur l’animal politique. Pour Hobbes, la capacité politique n’est ni première ni spontanée, elle devient possible avec le Léviathan dans un second temps. L’état de nature est un état de guerre, pas un état politique. La politique doit advenir avec la raison et la mise en place d’une législation créée par les humains.

Rawls, quant à lui, nous demande de faire une expérience de pensée pour construire son raisonnement. Il plaide pour le respect de l’égalité et de la justice sous la forme de l’équité à partir d’un constructivisme. Ce terme est important pour lui. La vision de l’homme qui est incluse dans cette démarche est différente de celle de Hobbes. Rawls part d’un homme doté de capacités rationnelles, apte à choisir une théorie du bien et capable de coopérer pour mettre en œuvre la nécessaire réciprocité du fonctionnement social harmonieux. Rawls a une vision positive de l’homme. Hobbes, au contraire, décrivait un homme calculateur et violent que la société doit encadrer d’une main de fer. La méthode est similaire chez les deux auteurs, le contenu diffère en particulier sur la conception de l’homme.

Le contexte de crise est présent pour ces deux philosophes. Il s’agit du début de la modernité, pour Hobbes, période qui est plongée dans une crise de légitimité politique, une crise intellectuelle et des guerres civiles. Une nouvelle classe émerge : la bourgeoise. Pour Rawls, le contexte est très différent, c’est celui de la montée de la postmodernité et de la perte de confiance dans le progrès. La crise des concepts modernes a commencé dans le domaine de l’art. Rawls est contemporain de la guerre du Vietnam et de la lutte pour les droits civiques au sein des USA. L’hégémonie du système américain est contestée à l’intérieur des Etats-Unis et à l’extérieur dans le rapport aux autres peuples. Il lui faut donc fonder une nouvelle légitimité, la théorie américaine classique doit composer avec ce que le langage politiquement correct nomme “ les minorités ” et le refus de l’impérialisme ouvertement dictatorial. Ceci explique l’existence des différentes théories compréhensives du bien comme point de départ de la démarche de Rawls.

Sur le plan analytique, la philosophie de Hobbes est un appel à la raison contre les anciennes théories héritées de la philosophie scolastique. Il considère les doctrines liées à la religion comme des élucubrations. Il qualifie la théologie de “ monstre pernicieux ”. Hobbes prend appui sur la science, il refuse l’intervention de la religion dans la société civile. Pour lui, les lois et le droit sont des créations humaines ou du moins il faut qu’elles le deviennent. Un pacte entre les hommes égoïstes est nécessaire, il est basé sur le renoncement des individus à leur souveraineté personnelle pour construire une nouvelle souveraineté collective. Il existe une continuité entre l’individu et la société. Il n’y a ni culpabilité ni moralisme chez Hobbes, seulement une nécessité politique. Sa vision de la souveraineté fait suite à une analyse de la nature humaine, à une description des passions humaines. Il pousse l’analyse à la limite. Sa vision de l’homme est pessimiste. Il propose une analyse du nouveau pouvoir à venir qu’il souhaite autoritaire afin de juguler la violence et les passions. L’Etat se doit de discipliner les humains. Il souhaite une vie confortable et tranquille. Le but ultime du Léviathan c’est la paix civile. La garantie de la possession des biens est un des enjeux de la situation. Hobbes décrit l’individu comme ayant toutes les caractéristiques d’un bourgeois, c'est-à-dire un être de calcul qui est très attaché à la notion d’intérêt et à la jouissance des biens. Sa conception de l’Etat autoritaire est indissociable de sa vision de l’homme. Hobbes n’est pas un penseur fascisant ou un ardent défenseur du totalitarisme, l’autorité désirée est une nécessité de la situation. D’autre part, il refuse que l’homme soit totalement dominé par le pouvoir absolu. Il défend le droit de fuite en cas de risque de mort pour le sujet. Il permet à l’individu de sauvegarder sa vie. En dernière instance, le droit de préservation de soi est plus fort que le pouvoir absolu.

Il est possible de comprendre la philosophie de cet auteur avec l’analyse proposée par Michel Foucault sur le lien entre le savoir et le pouvoir. Chez Hobbes, il y a bien un savoir lié au pouvoir. Le pouvoir absolu est la contrepartie du savoir sur l’homme. L’homme est incapable de se guider lui-même, seul le pouvoir autoritaire peut l’encadrer pour obtenir la paix civile et le transformer en vue de la coopération sociale. Léviathan a comme corollaire l’étude des passions humaines. Hobbes propose un des premiers actes de la société disciplinaire. Hobbes théorise un biopouvoir étatique. Dans l’état de nature, la vie brute provoque le chaos, l’absence de loi formalisée dans le droit permet au plus fort de capter ce qu’il désire, même indûment. D’autre part, même le plus faible peut, par ruse ou en utilisant les circonstances, éliminer le prédateur le plus fort. Seul la raison, défendant la préservation de soi, permettra au droit d’advenir. L’Etat se construit par la domination sur la vie humaine, c’est une nécessité pour aller vers une société apaisée, où il est possible vivre tranquillement de son industrie. Pour jouir des résultats de son travail, il faut que l’Etat garantisse la paix et le droit de propriété. Hobbes théorise les conditions de possibilité du développement de la classe bourgeoise. Du temps de Hobbes, cette classe ne peut pas revendiquer le pouvoir pour elle seule, elle n’a pas encore conscience d’elle-même. Rousseau un siècle plus tard pourra parler de la “ volonté générale ” comme base du contrat social, Hobbes ne le peut pas, les bourgeois sont encore des individus isolés. Ils sont comme des atomes agités par le mouvement brownien de l’état de nature. Seul l’Etat fort pourra faire cesser ce désordre. L’agrégat collectif bourgeois mettra beaucoup de temps à se constituer. C’est longtemps après que la bourgeoisie pourra revendiquer le pouvoir politique pour elle-même, il lui faudra avoir investi tous les domaines de la société. La révolution politique bourgeoise sera la conclusion d’un long processus.

La philosophie de Rawls est basée sur une distribution égale des biens premiers, qu’il nomme “ position originelle ”. Sa fiction, “ le voile d’ignorance ”, lui permet de postuler que les hommes, sans connaître leur position dans la société, vont choisir l’égalité et la justice. Un point central de la différence entre Hobbes et Rawls tient au contenu de la fiction. Que recouvre ce voile ? Dans la situation originelle, personne ne connaît : sa place dans la société, son statut social, son appartenance à une classe sociale, ses capacités physiques, sa force, son intelligence, sa conception du bien ou son plan de vie, ses caractéristiques psychologiques, son optimisme ou son pessimisme, sa peur du risque, le type particulier de société dans laquelle il vivra, donc il ne connaîtra pas la situation politique et économique, de son pays ou le niveau de civilisation et de culture de sa région d’origine, il ne connaîtra pas non plus la génération à laquelle il appartiendra.

Sous ces conditions, Rawls affirme que les principes de justice que vont choisir les participants, c’est-à-dire les principes, qui vont diriger leur société et que l’État devra appliquer, seront ceux que des individus parfaitement rationnels choisiraient. Rawls construit sa fiction avec un individu non déterminé socialement, physiquement, culturellement ou sexuellement. Cette imagination présentée comme une expérience de pensée pose beaucoup de difficultés. Nous comprenons que Rawls opère ainsi pour trouver le cœur de l’homme : la personne morale dans un contexte où règne la pluralité. Rawls n’est plus dans la situation de Kant. Il opère par retrait pour pouvoir obtenir un choix rationnel en toute indépendance. Autant Hobbes procède par atteinte des limites de ce que l’homme possède comme côté négatif, autant Rawls enlève toutes les données qui déterminent l’homme et lui donnent son enracinement situationnel, sa consistance. Hobbes est à la limite de l’exagération dans l’appréhension des côtés négatifs des humains. Rawls, lui, arrive à la limite de l’exagération du côté positif. Rawls tend à nous présenter un homme désincarné, un humain qui flotte hors de tous ses ancrages déterminants. Cette solution est problématique, surtout qu’elle émerge dans le pays dominateur au niveau mondial et au sein de la classe dominante qui dirige les USA. Nous savons qu’il n’est pas facile d’accepter l’image négative que nous renvoient les autres humains en cas de difficultés. Il est assez rare que les dominants acceptent de ne plus dominer suite à une discussion rationnelle. Ici, Rawls en cumulant tous les avantages de sa situation nous demande de ne pas en tenir compte. Il élimine toutes les motivations qui sont à la source de la volonté de maintenir la domination au sein des Etats-Unis et la domination des USA sur le reste du monde. Il est possible que le cumul des avantages ne le conduise à une sorte de cécité politique. Nous pouvons nous demander si la domination, au travers de la philosophie de Rawls, ne veut pas tout garder de ses profits et de son pouvoir tout en voulant donner des leçons de politique au monde entier. Rawls pourrait tomber sous la critique de phallologocentrisme ( ) développée par Derrida et les critiques féministes. La parole philosophique de Rawls et sa logique ne seraient donc que celle du mâle blanc, le type même de la pensée issue des wasp. ( ) Le logos n’étant alors qu’une parole qui voile la brutalité de la situation. Rawls, en oubliant le désir et l’envie, construit un homme abstrait, un humain idéal qui n’existe pas dans la réalité de notre société. Comme il ne prend pas en compte la violence intrinsèque à son pays, ni la violence que produit son pays au niveau mondial, il reste un impensé dans son système : la réalité de la domination américaine, domination que l’on peut qualifier de structurelle et non de conjoncturelle. Cet “ oubli ” devient très gênant quand il propose une théorie politique générale sur le plan philosophique.

Une fois le voile d’ignorance posé, Rawls construit une théorie de la justice et un libéralisme politique basé sur l’équité. Pour bâtir sa construction, il présente la raison comme capacité instrumentale. Ce faisant, il donne raison à Adorno. Celui-ci en tire une conclusion totalement différente de Rawls. Pour Adorno, c’est le signe d’une société administré, d’une nouvelle étape dans le développement capitaliste qui annexe la raison. Au contraire, pour Rawls, l’aspect raisonnable des humains prouve la neutralité de son système, c’est ce qui permet la coopération sociale et donc à la réciprocité de fonctionner au sein de la société. Le constructivisme de Rawls suppose que les humains soient capables de choisir une théorie compréhensive du bien. Ceci implique que les humains soient également en capacité de choisir le bien en toutes circonstances.

La nouveauté de Rawls consiste dans sa prise en compte de la pluralité dans nos sociétés. Il s’agit d’une situation nouvelle qu’il assume pleinement. C’est à dire que cohabitent plusieurs théories compréhensives du bien et qu’aucune de ces théories ne peut prétendre à fonctionner pour toute la société. Ces théories peuvent être culturelles, religieuse ou communautaires.

Pour Rawls, la justice et le libéralisme politique sont des théories procédurales. Comme il n’est plus possible de réduire la société postmoderne à un point de vue unique, il transfère le respect des valeurs morales dans la procédure. Il inscrit le respect de l’égalité et de la justice à un second niveau du fonctionnement collectif. Ainsi la procédure juste peut garantir l’équité dans le domaine de la justice et le domaine politique. Les théories compréhensives du bien sont valables au niveau individuel et au niveau du groupe social auquel on appartient. Il propose une nouvelle façon de bâtir le fonctionnement collectif en insérant un niveau supplémentaire entre le niveau individuel ou communautaire et le niveau collectif général. Sans une procédure adéquate au niveau intermédiaire, on ne peut pas obtenir un consensus par recoupement. La société doit accepter cette complexité pour devenir équitable. La mise entre parenthèses du réel : domination, oppression, droit du plus fort,... est possible par le transfert de l’égalité et de la justice au sein des institutions. Son souhait d’œuvrer pour l’équité n’est pas contestable. Mais à son insu, de nombreuses questions subsistent. En premier lieu, la notion d’équité pose problème. Elle ne touche pas à la structure inégalitaire de la société. L’équité est tout à fait compatible avec une vision proportionnelle qui reproduit les inégalités. L’exemple le plus connu est celui des hausses de salaire en pourcentage. De l’employé de base à la plus haute hiérarchie chacun touche sa part, mais cette méthode accentue le niveau d’inégalité entre les différentes strates du social.

D’autre part, Rawls pense que les institutions sont neutres, qu’il est possible de voir l’Etat comme un outil rationnel au service de tous. Marx avait déjà critiqué le formalisme libéral et l’illusion de l’égalité entre les membres de la société. Le libre échange capitaliste s’appuie sur les institutions, sur des règles, des normes sociales, des normes transmises et intériorisées, sur le droit de propriété protégé par la législation. Rawls ne critique pas la propriété. On ne trouve pas dans son œuvre une critique du fait inégal, il assume l’idéologie libérale et la définition de la vie bonne : “ l’américan way of life ”. Sa procédure est idéaliste, elle reste une abstraction qui ne part pas du réel. Il passe sous silence la structure du système, il ne parle pas de la violence ni de ses causes en interne ni au niveau externe.

Pour ne pas reproduire les erreurs de Rawls et sa construction formelle à froid, il est possible de partir de la nature de l’homme, et du fonctionnement réel des sociétés humaines. Dans notre situation spatio-temporelle l’idéologie capitaliste et les pratiques habituelles de la société marchande sont considérées comme normales et évidentes. Pourtant, dans ce contexte, l’être humain veut acquérir encore et encore, il est compétitif et accumulateur, il se veut efficace, il est animé par la volonté de puissance. Derrière le voile d’ignorance se cachent les présupposés du capitalisme néolibéral. Rawls ne touche pas à l’illusion idéologique qui essaie de faire croire que “ tout le monde peut gagner ! ”. La crise financière actuelle est brutale, elle déchire le voile des illusions au milieu du centre mondial de la spéculation financière que sont les USA. D’un seul coup, le nombre des perdants s’amplifie de façon exponentielle. L’extension de la pauvreté est une donnée structurelle du capitalisme financier.

Hobbes, quant à lui, peut être interprété comme un philosophe de l’avant-garde de la classe bourgeoise qui n’a pas encore conscience d’elle-même. C’est la nouvelle classe qui émerge et qui se met sous protection du souverain absolu, tout en gardant le droit ultime de fuir. Hobbes déplace le cadre mental de son temps. Sa philosophie aura un impact important après sa disparition.

Il a une vision autoritaire du pouvoir politique que l’on doit déléguer au souverain pour que la bourgeoisie dispersée consolide ses positions. Pour comprendre sa position et ses arguments, il est nécessaire de se resituer dans son époque. Il adopte une théorie qui fonctionne comme un miroir, “ lis-toi toi-même ! ”. Aujourd’hui, le capitalisme bourgeois s’est largement déployé, il s’est même plusieurs fois renouvelé. Nous ne pouvons pas reprendre ses thèses, mais nous pouvons nous inspirer de sa démarche, c'est-à-dire nous servir de la raison pour analyser le cadre mental dans lequel nous baignons et ensuite envisager des transformations.

Rawls, lui, essaie de justifier une voie égale et juste pour le libéralisme. Son intuition est pertinente. Le monde après 1945 est en proie à une demande forte d’égalité et de justice, en particulier contre le colonialisme. Rawls essaie de proposer une réforme du libéralisme de son époque. Pour notre part, nous préférons parler de capitalisme au lieu de libéralisme, puisque ce système, tout en ayant évolué, n’a pas changé de nature, il reste fondé sur l’exploitation, l’extorsion de plus-value, et sur la domination institutionnelle très hiérarchisée. Il nous semble que Rawls échoue dans sa tentative, il ne prend pas en compte la puissance en acte que nous analysons comme une domination basée sur l’oppression et l’exploitation. Il passe à côté de la structure de la société contemporaine. Il propose une vision de l’homme désincarné, inconsistant. Sa garantie d’une société juste et égalitaire est construite sur une méthode procédurale. Mais, il reste muet sur le contrôle des institutions, point critique si souvent soulevé à propos du fonctionnement des institutions nationales ou internationales.

En situant ces deux philosophies dans l’espace temps, il est possible d’essayer d’appréhender le fond du débat. Le contenu proposé reste primordial pour l’analyse et la méthode.

L’exemple de Hobbes nous semble le plus pertinent pour philosopher en temps de crise aujourd’hui. Rawls bute sur le libéralisme en acte et le relativisme au niveau idéologique. Rawls conserve l’essentiel du cadre mental de son époque. Son intention d’œuvrer pour l’égalité et la justice a été marquante, mais elle ne s’est suivie d’aucun changement réel. Le Léviathan n’a pas été réalisé, lui non plus, mais l’intention de Hobbes a servi de base à Locke, Rousseau, Kant, … Hobbes a proposé une rationalité pour analyser les maux de son temps. Rawls est salué comme un grand philosophe, mais sa descendance politique se résume à la reprise de l’équité par les défenseurs du libéralisme pour atténuer un peu les effets des désordres du capitalisme. Rawls ne nous transmet pas de solution pour comprendre la rationalité de l’irrationalité du capitalisme contemporain.

Notre époque a été nommée “ postmodernité ” par Lyotard. Elle est devenue une sorte de crise permanente dont nous avons du mal à en comprendre le fonctionnement et à en analyser les ressorts. Le cadre mental officiel devient un obstacle à la pensée et à la vie humaine. Nous sommes donc devant un défi pour la philosophie. La philosophie dans la crise peut commencer par une analyse de la structure de la domination dans notre contexte. Nous pouvons éviter de reproduire le formalisme de Rawls, qui opère par soustraction. Le pessimisme de Hobbes reste d’actualité. Les hommes sont toujours violents et cupides. La soif de pouvoir et le désir de richesses sont toujours là. C’est certainement un aspect de notre immanence humaine. L’humanité est en danger parce que notre planète est en danger. L’écologie questionne la philosophie. La raison doit composer avec l’œil et le désir. La raison, en acceptant ses propres limites, peut remettre l’ouvrage sur le métier. La pluralité, point de départ de Rawls, est réelle. La transversalité de la condition humaine se réalise au travers de l’universalité du système capitaliste, qu’il est possible de voir comme le règne du spectacle et de la marchandise. L’analyse peut, en partant du réel actuel, reposer les questions fondamentales de la dette, de la croissance, du partage des richesses, du rapport à la nature. Nous pouvons donc questionner à nouveau la structure même de nos sociétés, notre organisation sociale, pour essayer de savoir comment influer sur les décisions qui engagent notre vie. La transcendance a échoué, le formalisme abstrait également, les questions politiques et existentielles restent entières.

Rawls vivait aux USA, il avait sous les yeux un domaine qui est à la base de la puissance de ce pays : le complexe militaro-industriel. Les nombreuses crises et guerres du XXème siècle ont mis en évidence la possibilité de mettre en œuvre la mort industrielle. Dès la guerre de 1914 – 1918 en Europe, l’industrie chimique et l’industrie mécanique étaient présentes. Lors de la seconde guerre mondiale le lien entre l’industrie et l’armée a été massif. La Shoah a eu comme base matérielle la chimie avec le Zyklon B et la logistique des transports ferroviaires. Au niveau organisationnel ce génocide a fonctionné de façon industrielle, l’utilisation de la notion d’usine de la mort est parfaitement justifiée. C’est un produit de notre civilisation, comme l’ont été les bombardements sur Dresde et les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Aux USA, le projet Manhattan, qui a permis de créer et tester ces bombes atomiques, est typique de la mise en place du complexe militaro-industriel. Cette intrication entre la production industrielle et la guerre est un des points clés de la puissance impérialiste américaine. Sans l’industrie l’armée des USA n’est rien et l’inverse est également vrai, sans l’armée l’industrie américaine manque de débouchés. Dans ce cadre, l’institution étatique a un rôle primordial, elle n’est pas neutre. Rawls a combattu dans le pacifique lors de la seconde guerre mondiale, il était contemporain de tout cela. Il n’aborde jamais cette gestion de la violence étatique. Pas un mot, non plus, sur l’étouffement de la parole des victimes japonaises du nucléaire.

Pour prendre en compte l’évolution du capitalisme contemporain, il est possible de s’appuyer sur les analyses de Zygmunt Bauman à propos du coût humain de la mondialisation. Celui-ci emploie la notion de postmodernité. Son exemple est intéressant pour philosopher en temps de crise.

Zygmunt Bauman est un théoricien polonais. Il est né à Poznam en Pologne en 1925, il enseigne à l'université anglaise de Leeds. Il a enseigné la philosophie et sociologie à l’Université de Varsovie. Il a combattu contre le nazisme dans les rangs de l’armée russe. Il a été contraint de quitter la Pologne communiste en 1968 lors des persécutions antisémites. Il a rejoint l'université de Leeds en 1973 comme professeur de sociologie. ( )

Son œuvre n’est pas très connue en France. Il parle ouvertement de la postmodernité qu’il qualifie de “ vie liquide ”. Cette métaphore lui permet d’opposer la modernité considérée comme “ solide ” à notre époque postmoderne.

“ Alors que l’ambition de la modernité solide était de remodeler l’éphémère en durable, le chaos en ordre, l’art de vivre dans une modernité liquide consiste surtout à nager en sûreté dans des raz-de-marée que l’on ne peut maîtriser. ” ( )

Les liens humains sont fragiles et dans une situation de constants changements. L’individu post-moderne se trouve dans une situation difficile et périlleuse. D’un côté, il est obligé d’agir sans formule disciplinaire pour orienter son action ; de l’autre il est plongé dans une logique et dans un vécu déresponsabilisant. Le lien de causalité est perçu comme diffus, voire complètement dissous. L’individu, plongé dans la “ vie liquide ”, est à la fois libre de ce qui pesait auparavant sur sa conscience et prisonnier d’une sorte de présent perpétuel et d’un réel assez insaisissable dans un décor, dont il ne perçoit pas vraiment la continuité. Il est plongé dans une certaine irréalité du temps confronté à des rencontres aléatoires. La recherche d'une authenticité est en partie mythique. La vie est ressentie comme n’ayant ni but ni destination. Le monde postmoderne est composé de fragments disparates, dont notre raison hésitante a beaucoup de mal à trouver la cohérence d'ensemble. Pour l'individu, c'est à la fois un fléau et une chance, car le jugement éthique autrefois confisqué par des grands systèmes de régulation morale lui revient aujourd'hui en propre. L’incertitude fait partie de la postmodernité, nous ne pouvons pas trancher facilement, les phénomènes ne sont pas univoques, ils peuvent être en même temps positifs et négatifs, ce qui est paradoxal.

Le pivot de son analyse c’est la séparation entre le pouvoir et la politique. La politique est locale, territorialisée ; le pouvoir réel est celui des grands groupes financiers et industriels et ce pouvoir s’exerce loin des Etats. La politique est toujours territoriale, et de ce fait elle a toujours un temps de retard sur l’économie fluide. En quelques années, les forces dominantes, qui détiennent l'argent et le pouvoir d'organiser le monde dans leur intérêt, ont trouvé d'autres stratégies, plus légères, moins contraignantes. Les Etats-nations sont en voie d'affaiblissement rapide, ils ne sont plus les moteurs du progrès social, et nous ne reviendrons pas en arrière.

Bauman pense que l’économie s’est détachée des contingences liées au principe de gravité. Il s’interroge sur la validité des politiques de lutte contre le chômage quand les multinationales délocalisent massivement. Pour lui, nous sommes dans un désordre mondial. Il pense que la mondialisation s’impose à nous beaucoup plus que nous ne la choisissons. Il estime que l’universalité des Lumières contenait un projet pour l’humanité, alors que la mondialisation ne contient pas ce type de projet, ce qui provoque une crise sur le sens et crée le climat d’incertitude que nous connaissons actuellement. ( )

Bauman analyse le déclin des États et leur multiplication selon la même causalité. Les États sont expropriés de leur force d’intervention économique, ils ne conservent que les forces de répression, ils sont devenus des appareils de sécurité pour les méga-entreprises. L’État n’a plus le droit ni la possibilité de toucher à la sphère économique. En 2000, les échanges financiers étaient de l’ordre de 1 300 milliards de dollars par jour, soit 50 fois le volume des transactions commerciales journalières de l’époque, et presque autant que le montant des réserves des banques nationales, qui étaient de 1 500 milliards de dollars à ce moment là. Selon des chiffres de 2002, la tendance est la même :

“ On appelle globalisation financière la constitution d’un marché mondial des capitaux, c’est le processus le plus avancé, les flux les plus importants en valeur, les plus rapides, les plus fluides et les plus constants concernent les capitaux. Chaque jour le volume des transactions sur le marché des changes est plus que 60 fois supérieur au volume journalier du commerce mondial. Cette circulation est caractérisée par une unité de lieu : les bourses sont connectées par de puissants réseaux informatiques et de télécommunication et une unité de temps, le décalage horaire qui les sépare permettant que le système ne s’arrête jamais, une bourse ouvrant avant que l’autre ne ferme. ( ) ”

Un internaute expliquait en octobre 2007 comment gagner de l’argent via Internet il expliquait ceci :

“ Le Forex (ou Foreign Exchange Market) est le marché des devises. C’est en fait le plus gros marché financier au monde avec un volume journalier de 1 900 milliards de dollars échangés. J’ai bien dit journalier. Par comparaison le marché du New York Stock Exchange (NYSE) était de 9 600 milliards de dollars pour l’année 2003 ”. ( )

En conséquence, l’État n’a plus la force de faire face à la spéculation financière. Bauman poursuit son analyse en disant qu’il n’y a pas de contradiction entre extra-territorialité du capital financier et la faiblesse croissante des États, ce sont deux faces du même problème. L’union se fait sur la libre circulation de l’information et des capitaux, l’État faible est une condition pour que se reproduise l’économie liée au capital financier. Dans ce cadre, il estime que la notion même de politique est problématique.

Cette analyse du rôle pénal des États est assez proche de celle de Loïc Wacquant. Celui-ci parle des “ prisons de la misère ” et des choix de société qui ont choisi de “ punir les pauvres ” ( ).

Pour Zygmunt Bauman, en particulier dans son livre sur “ Le coût humain de la mondialisation ”, nous sommes bel et bien pris dans une stratégie de la différenciation. Il met en rapport la fin des espaces publics de discussion, qui permettaient l’échange et la mise au point de normes collectives, avec la généralisation des nouvelles agoras : les centres commerciaux. Il est évident que le pouvoir mondialisé cherche à contrôler l’espace. La modernité avait eu à faire avec l’ennemi externe, ici nous sommes dans une lutte contre l’ennemi intérieur. La survie dans les mégalopoles implique une séparation - exclusion. Cette séparation permet d’éviter le contact avec le différent social, de ne pas avoir à se confronter aux pauvres et d’être engagé dans un processus amour - haine tel celui qui existait au dix-neuvième siècle entre les classes sociales.

Ce constat est du même ordre que celui qui note un changement radical dans la façon de faire la guerre. La technologie actuelle permet de tuer l’ennemi sans le rencontrer ni le voir physiquement. La guerre a été souvent assimilée à un jeu vidéo, les soldats ne voient pas forcément les morts qu’ils ont tués au cours des combats.

Zygmunt Bauman revient sur la notion de panoptikon employée par Michel Foucault. Il explique que le panoptique était une machine de guerre contre la différence, contre la liberté de choix et contre la diversité. Le passage de la modernité à la postmodernité c’est le passage de la surveillance conçue pour que les humains ne quittent pas un certain espace, à une surveillance qui contrôle les accès et la solvabilité. L’interdit postmoderne ne concerne plus la fuite, mais l’interdiction d’entrer. Il analyse le développement des systèmes informatiques comme ce qui permet la mobilité à une certaine catégorie de population et oblige les autres à la fixité. L’emploi de la coercition n’est plus nécessaire au sens où le spectacle du monde différencie ceux qui regardent : les pauvres et ceux qui font le spectacle : l’élite mondialisée, les célébrités people. Il synthétise cela en disant que les locaux regardent les mondiaux. Les pauvres sont nourris avec le spectacle des riches.

Dans ce livre, il continue sa démarche en rappelant l’analyse de la domination développée par Michel Crozier ( ). La stratégie consiste à permettre à la domination d’avoir autant de marge de manœuvre que possible, autant de liberté d’action que possible et de limiter au maximum la liberté de décision pour les dominés. Il s’agit d’un processus avec deux faces complémentaires. Pour Bauman, une nouvelle distribution de la souveraineté s’est mise en place, sa base technologique c’est la révolution de la technologie de la vitesse. Côté face, il existe une concentration du capital sous toutes ses formes, une concentration de la décision, une concentration de la liberté d’action et de déplacement pour certaines personnes ; côté pile il y a le reste de la population qui est atomisé, qui n’a pas de pouvoir de décision et ne peut se déplacer ni agir. Il y a d’un côté, à la fin des années 90 du siècle dernier, environ 358 milliardaires, qui possèdent autant que 2 300 millions d’humains de l’autre. Nous retrouvons ici, de façon accentuée, le chiffre de 20% de la population mondiale qui possède 80% des richesses mondiales. La mondialisation est bien la possibilité de s’enrichir pour un petit nombre de personnes et l’appauvrissement pour plus des deux tiers de l’humanité qui sont marginalisés. Avant cette mondialisation, il était possible de dire que les riches avaient besoin des pauvres pour devenir riches, il existait un lien entre les pauvres et les riches, une certaine dépendance, aujourd’hui les riches n’ont plus besoin des pauvres pour être riches. Il note trois thèses qui recouvrent idéologiquement ce phénomène.

1/ Les pauvres sont décrits comme responsables de leur destin, c’est de leur responsabilité s’ils sont pauvres ;

2 / La pauvreté est toujours présentée sous l’angle de la faim et de la misère, le reste est caché, oublié. Les conditions de vie réelles, le travail local, la production de ces pays ne sont pas montrées. Il s’agit de couper le lien entre la pauvreté et la destruction du travail local par la mondialisation. Le lien entre les riches mondiaux et les pauvres locaux n’est jamais analysé, ni visible.

3 / Il y a systématiquement une connotation entre la violence et ces pays. Le thème du danger est immédiatement associé à ces contrées, le besoin de forteresse est ainsi présenté pour se protéger de leur violence. L’association entre cette pauvreté et la violence est perpétuellement faite, un amalgame qui attise le sentiment d’insécurité lié au Sud. Les révoltes sociales sont immédiatement vues sous l’angle de la délinquance ou du conflit ethnique. Une évidence s’impose toujours, il faut bloquer le mouvement des autres, des populations potentiellement dangereuses.

Bauman continue son développement en expliquant que la pauvreté n’est plus un symptôme de la maladie du capitalisme, mais au contraire un signe de sa bonne santé. Ce constat l’amène à voir comment le système a besoin des consommateurs. Il faut toujours et sans arrêt mobiliser le consommateur. Il se demande si l’on doit consommer pour vivre ou si l’on doit vivre pour consommer. Il pense que l’on ne peut plus séparer la vie de la consommation. Cette consommation est un piège parce qu’elle satisfait tout tout de suite, mais en même temps cette satisfaction est immédiatement terminée, il faut toujours recommencer. La satisfaction est le malheur du consommateur et le capitalisme nous installe dans une perpétuelle tentation et dans la dépendance. Nous alternons consommation et insatisfaction pour le plus grand bien du capitalisme. Pour lui, la consommation implique le mouvement permanent.

Ces analyses peuvent être mises en lien avec celles de Bernard Stielgler, qui montrent que le désir est capté par l’idéologie de la consommation pour faire vendre et réaliser la plus-value. ( )

Bauman note que la différence entre le haut et le bas de la société c’est la mobilité, il emploie la notion d’apartheid, il ne va pas jusqu’à la notion de “ l’apartheid social ”, mais il n’en est pas loin. L’accès à la mobilité mondiale est le lieu de la différence. Il remarque que les plus libres sont sans-papiers parce qu’ils n’en ont pas besoin. Il y a bien deux mondes, un monde où les individus sont surbookés, où le temps manque toujours, et un autre monde où l'on a trop de temps, où le temps est vide, un temps où il ne se passe rien. Il reprend les analyses qui estiment que le rapport au monde est devenu un rapport esthétique, un rapport ou le vécu est primordial, ou la sensation, l’émotion est importante, le monde est “ savouré ”. La société actuelle nous laisse toujours insatisfaits pour mieux se perpétuer. Ce qui compte maintenant, quand on pense aux riches, ce n’est pas ce que l’on doit faire ou ce qui a été fait, mais ce que l’on pourrait faire.

La séparation spatiale est bien une mise à l’écart. Au XIXème siècle l’emploi du panoptique visait à fabriquer des travailleurs disciplinés, soumis, la réhabilitation était l’objectif à atteindre. L’éthique du travail était à la base de ces procédures. Aujourd’hui, Bauman estime que la prison est devenue une alternative à l’embauche, l’éthique du travail n’est plus à l’ordre du jour. Il s’agit plutôt de désapprendre le travail ou d’apprendre celui qui est toujours flexible, temporaire, sous-payé. L’exclusion et l’immobilité ne peuvent plus se séparer. La punition est de plus en plus employée, elle existe pour faire face à la menace sociale, à l’ennemi intérieur. Le nombre de personnes condamnées, emprisonnées augmente sans cesse.

L’angoisse due à l’incertitude est focalisée sur l’insécurité. L’État est devenu un commissariat géant. Il dit que le vol qui est puni n’est jamais ou très rarement celui du “ haut ”, mais presque toujours celui du “ bas ”. Les crimes et l’insécurité ne peuvent pas être reliés à la véritable cause du phénomène, qui crée l’incertitude existentielle, cause qui réside dans cette différenciation entre l’élite mondialisée et hyper mobile et le reste du monde bloqué dans le local. Le crime réprimé, c’est celui des classes inférieures, ce qui révèle que la criminalisation des pauvres est à l’œuvre.

Le monde tend vers une dualité extrême : une mobilité très rapide pour le haut, la possibilité de s’enrichir toujours plus pour quelques-uns, la participation au spectacle du monde et la prison pour le bas, le temps vide, l’immobilité forcée, la position de spectateur du monde et l’angoisse existentielle sans moyens de comprendre ce qui se déploie et dans lequel nous sommes inclus. En bas, c’est la précarité qui règne avec le caractère jetable et interchangeable des individus. L’exclusion est souvent au rendez-vous. Nous retrouvons ici la notion de “ salarié Kleenex ” employée lors de diverses luttes sociales de notre temps.

Dans un article publié par le journal Libération en 2003, Zygmunt Bauman évoque “ Une planète pleine et sans espace ” ( ). Il se situe dans la continuité de ses travaux antérieurs sur les phénomènes de ghettoïsation à l’œuvre dans le monde postmoderne.

“ Commençons par le processus de remplissage de la planète : notre planète est aujourd'hui pleine. Il ne s'agit pas là d'un constat de géographie physique ni même humaine. C'est une proposition sociologique. En termes d'espace physique et d'extension de la cohabitation humaine, la planète est tout sauf pleine. Dire que la planète est pleine, c'est simplement dire qu'il n'y a plus d'espace sans maître, de no man's lands, de territoires qui peuvent être traités comme vides de toute présence humaine, parce qu'ils sont dépourvus d'administration souveraine, et donc ouverts à la colonisation et au peuplement. Pendant une grande partie de l'histoire moderne, ces territoires, aujourd'hui absents pour l'essentiel, ont joué un rôle crucial, le rôle de décharges pour les rebuts et les déchets humains produits en quantités toujours plus grandes dans les parties du monde touchées par le processus de “ modernisation”.

La production de déchets humains, ou plus exactement d'humains superflus et gaspillés, est un élément inévitable de la modernité, de cette condition sociale qui se caractérise par une modernisation perpétuelle et compulsive, obsessionnelle et addictive. La production de gaspillage est un effet indissociable de la construction de l'ordre (car chaque type d'ordre prive certaines parties de la population existante de sa place légitime, les définissant comme “ inutiles ”, “ incompétentes ”, “ inadaptables ” ou “ indésirables ”) et du progrès économique qui ne peut se perpétuer sans une dévalorisation des modes qui permettaient jadis, mais plus aujourd'hui, de “gagner sa vie” privant ainsi ceux qui les pratiquent de moyens de subsistance. ” ( )

Au niveau social, le terme “ apartheid ” est donc pleinement justifié. Dans le cadre urbain des grandes métropoles, les inégalités sont particulièrement frappantes, chaque grande ville a tendance à devenir le lieu d’une séparation entre deux ghettos, le “ ghetto volontaire ” et surprotégé des puissants et le “ ghetto involontaire ” des démunis. Les premiers possèdent du pouvoir, mais le plus souvent un pouvoir aveugle qui se joue sur une autre scène, internationale, tandis que les seconds sont proprement “ démunis ” de toute capacité d’agir sur leur sort.

Cette façon de parler des “ déchets humains ” à propos des individus rejetés par le capitalisme, parce qu’ils sont devenus inutiles, peut paraître exagérée et provocatrice. Nous sommes confrontés de nouveau au paradoxe de la postmodernité. D’un côté, il est possible de recevoir cette analyse depuis un point de vue fascisant, qui se servirait de cette argumentation pour éliminer ou parquer les " indésirables ". Dans le même ordre d’idée, il est également possible utiliser cette analyse depuis un point de vue technocratique cynique et en conclure qu'il faut surveiller, encadrer ces “ inutiles ”, qu’il faut simplement limiter l'assistanat et gérer le problème sans états d'âme. D’un autre côté, il est possible de questionner l'organisation de la société capitaliste pour essayer de changer cette structure sociale, qui produit des être humains " en trop ", “ superflus ”. L'égalité et la justice trouvant là une raison supplémentaire de ne pas accepter la situation actuelle. Bauman se place toujours dans le champ de la critique sociale, puisqu’il note avec regret la tendance actuelle à " rechercher des solutions personnelles à des problèmes d'origine sociale ". Si la cause des difficultés est sociale, le changement doit être social. Son livre sur les intellectuels est une critique de la décadence des intellectuels. Un libraire en résume le propos :

“ Pour les philosophes, les idées étaient le monde. La société postmoderne a fait du monde un marché au sein duquel les individus se sentent protégés des peurs extérieures et du vide social. Elle a liquidé les intellectuels au bénéfice d’une bulle financière artificielle. ” ( )

Georges Friedman parlait du travail en miettes en 1956 ( ). Bauman évoque la vie en miettes pour décrire la postmodernité en 2003 ( ). Zygmunt Bauman nous transmet des analyses pessimistes, sans doute est-ce le prix de la lucidité. Il n’est pas question de réenchantement du monde chez Bauman. Il constate les effets du processus dans la postmodernité, une de ses conclusions est la suivante : “ Il y a des humains en trop ! ”. Cet aspect de notre société est patent aux USA, Rawls n’a jamais abordé cette question.

Une bonne façon de ne pas voir ces malaises c’est de regarder la télévision. Les statistiques à ce sujet sont éloquentes. Les humains regardent la télévision en moyenne 3 h par jour, soit 1095 heures par an ou 45 jours sur un an. Ce constat révèle la puissance du spectacle, il est indissociable du règne de la marchandise et de la captation du désir par le capitalisme. Dans notre contexte, au moment des fêtes de fin d’année, nous ne pouvons pas ne pas y penser. Le rôle des médias est pourtant une composante du biopouvoir postmoderne. Rawls n’aborde pas non plus ce type de problème, son formalisme abstrait l’empêche de s’ouvrir à ce type d’analyse.

De notre point de vue, Bauman peut servir d’exemple pour philosopher en temps de crise. Il reprend la question de la violence sous l’angle de l’écart entre la puissance réelle et la quasi-impuissance de la politique. Ses analyses sont assez sombres, comme celle de Hobbes. Philosopher en temps de crise demande donc de prendre en compte la violence dans notre société et de croiser les analyses pour essayer de comprendre et de chercher des issues. Pour cela, nous n’avons que la raison et la conscience de ses limites.

Philippe Coutant, Nantes le 23 décembre 2008

Ce texte a été rédigé pour répondre aux exigences universitaires en philosophie politique à Tours en M2 pour le premier semestre de l'année 2008 / 2009



Avertissement

Mail de Loïc Wacquant septembre 2010

Merci de retirer toute mention de l'ouvrage PUNIR LES PAUVRES de votre site: il s'agit d'une version contrefaisante, version truquee et tronquee de mon travail publiee sans contrat ni bon a tirer par Agone, contre ma volonte explicite et expresse. Cet ouvrage est une tromperie; ce n'est pas le mien; il ne figure pas a ma bibliographie, merci de ne pas me l'attribuer. Vous pouvez lire la version complete et conforme de mon travail en anglais, PUNISHING THE POOR, Duke University Press, 2008.
Cordialement,
Loïc Wacquant

Professor, University of California, Berkeley
Chercheur, Centre de sociologie européenne, Paris
http://sociology.berkeley.edu/faculty/wacquant/
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Department of Sociology
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