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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2004/10/ONFRAY/11576
Depuis le lancement de la mode des « nouveaux philosophes
» en 1977, l’omniprésence médiatique et
éditoriale de penseurs de second acabit a trop souvent favorisé
l’assimilation entre bataille des idées et moralisme
au service des puissants. Pour autant, faut-il laisser aux penseurs
de la domination le terrain des grands médias ? L’expérience
d’une université devenue populaire cherche à
fonder un pôle de résistance.
Après ce qu’on appelle désormais l’effondrement
des grands discours – christianisme, freudisme, marxisme,
structuralisme – et nonobstant sa prétendue mort, jamais
la philosophie ne s’est aussi bien portée. Et, en même
temps, jamais elle ne fut aussi mal... Bien, car, sans discontinuer,
on attend d’elle du sens, des réponses à des
questions éthiques et politiques, donc existentielles : comment
penser, vivre et agir sans repères transcendants dans un
monde soumis aux seules lois du marché ? Mal, parce que,
face à cette demande généralisée, l’offre
permet aux médiocres, aux marchands, aux cyniques, aux opportunistes,
de fourguer une série de marchandises de contrebande.
Premier temps : misères de la philosophie. Dans cet univers
aussi impitoyable que les autres – le sage ne se sépare
jamais de sa dague et de ses poisons ! –, faussement policé
mais vraiment brutal et sauvage, qui légitime le philosophe
? Les études universitaires ? L’agrégation ?
Le doctorat ? L’enseignement de la discipline ? Sûrement
pas, il y aurait pléthore. Un Michel-Edouard Leclerc, par
exemple, élève de son ami Michel Serres, diplômé
de la Sorbonne, semble difficilement mériter l’épithète.
Dans l’Antiquité, la chose est simple : le philosophe
vit en philosophe. La preuve de son essence ? Son existence. On
voit à ses habitudes alimentaires, sa coupe de cheveux à
ras ou son système pileux hirsute, son bâton, son écuelle,
son manteau de lin blanc ou sa loque trouée, qu’on
a affaire à un pythagoricien, à un stoïcien ou
à un cynique. Car, à cette époque, le philosophe
désigne l’individu qui met en pratique une théorie
lui permettant de viser la sagesse – un état de béatitude
entre soi et soi, soi et les autres, soi et le monde.
Le christianisme officiel modifie la définition pour des
siècles. Encore aujourd’hui, nous vivons en partie
sous le régime chrétien. Celui-ci nomme philosophe
le personnage qui met son intelligence, son savoir, sa rhétorique,
son travail au service du pouvoir en place et forge à l’usage
des puissants un arsenal conceptuel permettant ensuite la légitimation
politique de son action.
Pendant des siècles, la philosophie fonctionne en discipline
incestueuse et dans une logique de cabinets. On s’évertue
à disserter sur le sexe des anges, leur nombre et l’agencement
des trônes au paradis, l’excellence de la guerre sainte
et juste, les fondements ontologiques aristotéliciens de
la transsubstantiation et autres questions passionnantes d’un
corpus scolastique qui fascine toujours quelques philosophes contemporains
amateurs de sophisteries et de rhétoriques absconses.
Aujourd’hui encore, la philosophie est travaillée
par ces deux traditions : lignage existentiel, lignage de cabinet.
Les premiers pensent pour un salut individuel et visent une vie
transfigurée, au-delà de la vie mutilée de
la plupart. Ils sont philosophes vingt-quatre heures sur vingt-quatre
et tâchent de faire coïncider leurs pensées et
leurs actions. Les seconds réfléchissent pour autrui,
les autres, le monde, et ne s’appliquent pas forcément
leurs conclusions, fort habiles en revanche à donner des
leçons à toute la planète.
On imagine mal Epicure épicurien de 9 heures à midi,
de 14 heures à 18 heures, prenant des vacances en août
(où ? A Saint-Paul-de-Vence) ; aspirant à la retraite
(pour quoi faire ? Gérer son portefeuille boursier) ; soucieux
de préserver ses week-ends (dans quel dessein ? Inviter ses
amis à Marrakech...) En revanche, il n’y a pas de contre-indication
à ce que Heidegger, dans sa petite cabane de la Forêt-Noire,
puis à l’Université, glose à l’ombre
des crématoires sur l’oubli de l’être,
le nihilisme européen, la restauration de la métaphysique,
puis dénonce des collègues – Eduard Baumgarten
– au NSDAP (1), sa carte de membre du parti nazi en poche.
Les deux modes d’être sont radicalement antinomiques.
Où sont les philosophes aujourd’hui ? Les uns croient
encore aux potentialités magnifiques du Jardin, les autres
au compagnonnage avec l’époque. Il y eut des philosophes
à la solde de l’Etat chrétien, puis les fameux
« idiots utiles » à l’idéologie
marxiste-léniniste, en passant par les complices des pouvoirs
en place – Platon et Denys, Voltaire et Frédéric
II, Carl Schmidt et Adolphe Hitler, Jean Guitton et Philippe Pétain,
Alexandre Kojève et Antonio de Oliviera Salazar, Jean-Toussaint
Desanti et Joseph Staline, Jacques Attali et François Mitterrand,
etc.
Une partie des misères de la philosophie contemporaine relève
d’un moment de fracture récent : 1977. Cette date permet
en effet de penser les « nouveaux philosophes » autrement
que comme une pure et simple mode médiatique, ce qu’on
a trop souvent fait. Il faut relire ou lire les textes pour cesser
de réduire ce temps philosophique à une histoire de
col de chemise échancré, d’apparition d’éphèbe
sur le plateau d’« Apostrophes » ou de happening
d’un Maurice Clavel autoproclamé « journaliste
transcendantal » – très journaliste, mais assez
peu transcendantal finalement.
Que dit ce moment des « nouveaux philosophes » ? Gilles
Deleuze donne en son temps une analyse de cette machine de guerre,
pas d’idées, mais une orchestration médiatique
de copains et de coquins du milieu parisien des « gendelettres
» pour des débats télévisés. L’œuvre
de ces philosophes ? Leur cirque sur petit écran. Gilles
Deleuze a eu tort de croire cette coquille vide. D’ailleurs,
a-t-il pris le temps de lire ces livres ? Il avait autre chose à
faire, et on ne lui en voudra pas. Mais les trois ou quatre ouvrages
qui défrayèrent la chronique à l’époque
déclaraient la guerre à la gauche de gauche sous prétexte
qu’elle procédait de Marx, donc de Lénine, donc
du goulag. Pour éviter le stalinisme en France, on célébrera
donc de nouvelles idoles : avènement de Tocqueville, restauration
de Raymond Aron, suivis plus tard par Marcel Gauchet et consorts.
L’Archipel du Goulag (2), tant célébré
par les « nouveaux philosophes », prouvait donc que
la gauche française était dangereuse ! Jean-Marie
Benoist, maître assistant de Claude Lévi-Strauss, écrit
Les Nouveaux Primaires (3) en 1978. La quatrième de couverture
précise : « Compagnon de route des nouveaux philosophes
». Visité par le souffle qui anime Chateaubriand ferraillant
contre Napoléon, le philosophe se présente à
un fauteuil de conseiller général dans le Val-de-Marne
contre Georges Marchais. Et perd.
Pourtant, les « nouveaux philosophes » ont gagné
: leur haine d’une gauche véritable, leur assimilation
de celle-ci au goulag, au terrorisme, au stalinisme, donc in fine
au nazisme, relayées par deux mandats minables pour la gauche
d’un François Mitterrand converti quelques mois après
son arrivée au pouvoir au libéralisme, ont accéléré
le mouvement de décomposition. Dès lors, au Parti
socialiste, la lecture de De la démocratie en Amérique
(4) remplace celle de Jaurès. M. Laurent Fabius s’installe
dans le fauteuil de Léon Blum, qu’il ne trouve pas
trop grand pour lui.
Haine de la gauche véritable
Trente années plus tard, le bilan est connu : désespérance
politique, abstentionnisme record, affairisme des partis qui se
remplacent au pouvoir, violences urbaines, délinquance accrue,
chômage exponentiel, précarité exacerbée,
délocalisations assorties désormais de menaces patronales,
recul du social, racisme, xénophobie, antisémitisme,
misères sociale, sexuelle, mentale, intellectuelle, affective,
triomphe de la médiocrité marchande sur les chaînes
de télévision et chez bon nombre d’éditeurs,
démembrement des politiques de santé, d’éducation,
de culture, etc. Et présence de M. Jean-Marie Le Pen au second
tour de l’élection présidentielle de 2002.
Surfant sur le marché libéral, la philosophie connaît
également ses opportunistes : il y eut ce que Daniel Accursi
appelle, dans La Nouvelle Guerre des dieux (5), les « philosophes
de bénitier » qui attaquent la prétendue «
pensée 68 », fabriquée de toutes pièces
avec un peu de lectures mal faites et beaucoup de mauvaise foi,
pour tâcher d’occuper la place laissée libre
sur le marché médiatique par l’éclatement
de la « nouvelle philosophie », chaque ancien combattant
de ce courant défunt jouant désormais pour son propre
compte. L’humanisme kantien, le retour à l’éthique
de l’auteur de la Doctrine de la vertu aboutissent pour M.
Luc Ferry, son principal thuriféraire, dans un ministère
où le nietzschéisme d’opérette fit bien
plutôt la loi que l’impératif catégorique...
Puis il y eut La Sagesse des modernes (6), nouveau bréviaire
éthique pour les temps postmodernes où l’on
pouvait lire qu’une chanson d’Edith Piaf vaut mieux
que tout Pierre Boulez, que le sérialisme est une imposture,
car on ne peut siffler Répons sous sa douche (sic), que la
morale chrétienne mérite un dépoussiérage
conceptuel sur la forme, certes, mais surtout pas sur le fond, que
le slogan du Front national « Les Français d’abord
» n’est pas monstrueux, qu’en termes de bioéthique
il est urgent d’attendre et de ne rien faire, le tout arrosé
d’un doigt d’Epicure, d’un soupçon de Kant
et d’un trait de Spinoza.
Voilà pourquoi il faut voter M. Raffarin – qui ne
s’y trompe pas puisqu’il avoue dans la presse son amitié,
son goût, son intérêt pour Luc Ferry, André
Comte-Sponville, Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut et
quelques autres auteurs du même tonneau. Faussement indigné,
étonné, tel ou tel a rapporté qu’il ne
connaissait pas le premier ministre, ne l’avait rencontré
qu’une fois, etc. Mais on peut aussi aimer les idées
de ces gens qui parlent et publient ! Qu’ils ne se plaignent
donc pas qu’on les lise, pour une fois... Et, qu’on
sache, ces idées ne sont pas résolument incompatibles
avec... disons, pour rire un peu, la Weltanschauung du Poitevin.
Les misères de la philosophie, pour en finir avec elles,
supposent quelques mots sur la production formatée par et
pour le marché d’une offre débile pour répondre
à toute demande philosophique : des petits traités,
de brefs précis (sic), des synthèses sur les grandes
questions en petits formats, des ouvrages pour philosopher sans
Prozac, de brefs vade-mecum, des invitations à devenir philosophe
en vingt-quatre heures ou en utilisant son téléphone
portable, et autres livres qui constituent une bibliothèque
rose de la philosophie. Pourra-t-on tomber plus bas ?
Second temps, pour ne pas mourir désespéré
: grandeur de la philosophie. Certes, il existe des philosophes
compagnons de route de ce qui fondamentalement nie la philosophie,
des opportunistes, des cyniques, des jeunes loups pressés
d’utiliser le monde médiatique pour devenir une figure,
un nom susceptible d’être monnayé, puis recyclé
sur le marché : pigiste dans un journal aux pages «
Idées », responsable du secteur culturel d’un
magazine, consultant télévision, potiche dans une
émission d’idées diffusée après
minuit, directeur de collection, conseiller littéraire, membre
d’un jury, lecteur d’une maison d’édition
et autres prébendes qui signalent sans coup férir
l’ami des pouvoirs. Le réel témoigne, contentons-nous
de regarder.
Mais il se trouve également des philosophes dignes de ce
nom, ceux qui tournent le dos, par leur vie, leur pensée,
leur œuvre, leurs écrits, leurs comportements, leurs
engagements, aux compagnons de route de l’infamie. Jadis,
on pouvait compter sur Michel Foucault et Gilles Deleuze, récemment
sur Pierre Bourdieu, aujourd’hui sur une brochette de philosophes
qui pensent notre modernité de manière critique :
ainsi Jacques Derrida réfléchissant sur l’hospitalité,
le droit à la philosophie, l’amitié, la télévision,
le terrorisme ; Alain Badiou pensant l’éthique, l’esthétique,
mais aussi le Kosovo, le 11-Septembre, Le Pen/Chirac ; René
Schérer effectuant de nouvelles variations sérielles
et fouriéristes sur le cosmopolitisme ; Jacques Bouveresse
analysant le pouvoir de la presse et la nocivité des journalistes
dans la fabrication d’une opinion publique ; Noam Chomsky
prouvant l’existence d’une autre Amérique que
celle de l’Empire ; Raoul Vaneigem persistant dans un situationnisme
lyrique et joyeux ; Toni Negri spectrographiant la mondialisation
; puis Annie Le Brun, fidèle aux lueurs noires du surréalisme
; André Gorz pensant radicalement le travail, le revenu d’existence,
le capital immatériel ; François Dagognet formulant
une épistémologie de gauche, radicale et progressiste
; Bernard Stiegler analysant la misère symbolique et ses
effets de réel aujourd’hui. Comment ne pas se réjouir
de la fécondité d’une pensée contemporaine,
vivante, critique, qui montre la vitalité d’une philosophie
faisant front à celle qui collabore avec le monde comme il
va ?
Autre raison de se réjouir : la possibilité de faire
entendre une partie de ses idées à la télévision.
Car on doit sortir de l’alternative qui contraint à
répondre à la question simple et sommaire, binaire
et manichéenne : pour ou contre la télévision
en soi, dans l’absolu ! De même, cessons de croire qu’il
existe une ligne de fracture entre les philosophes médiatiques
et les autres. D’où la nécessité de définir
une éthique qui récuse les deux excès : le
refus pur et simple, par principe – souvent la position de
ceux qui ne sont pas invités et se font donc un point d’honneur
de n’y jamais mettre les pieds ! –, ou l’acceptation
systématique, pour y dire tout et n’importe quoi. De
sorte qu’il faut agir en nominaliste (le nominalisme est l’arme
de guerre contre tous les platonismes), savoir qu’il n’y
a pas de télévision en soi, mais des émissions
particulières dans lesquelles on peut, ou pas, proposer un
discours alternatif à l’opinion commune entretenue
vingt-trois heures sur vingt-quatre par ce média que finance
la publicité...
Que Jacques Derrida parle à LCI du 11-Septembre, des Etats
voyous, que François Dagognet défende depuis longtemps
l’homoparentalité ou l’excellence de la transgénèse
au petit écran, qu’on puisse aussi entendre Peter Sloterdijk
sur France 2 essayer une définition du postmoderne contemporain,
que Toni Negri s’exprime sur la chaîne Histoire, comme
jadis on put entendre et voir Jankélévitch chez Bernard
Pivot, Pierre Bourdieu à « La Marche du siècle
», Jean-François Lyotard sur France 3, qui invita également
Paul Ricœur, René Girard, Claude Lévi-Strauss,
etc., voilà autant de voix nécessaires et utiles à
entendre.
Apparition à la télévision
La télévision n’est pas la Sorbonne : on n’y
professe pas deux heures durant devant un public qui assiste à
la leçon du professeur lisant ses notes sans qu’on
l’interrompe ou le questionne. Ne lui demandons pas ce qu’elle
n’a jamais prétendu donner : elle n’est pas le
média servile du Collège de France, de l’Université
ou de l’Ecole pratique des hautes études, mais un forum
hypermoderne. A l’évidence, si ce lieu n’est
pas l’amphithéâtre du docte, il ne doit pas non
plus en être le caniveau : mettre la philosophie dans la rue
ne contraint pas à lui laisser faire le trottoir. A chacun
de savoir, selon l’invitation qui lui est faite, s’il
veut apparaître à « Tout le monde en parle »
ou à « Vivement dimanche » – où
se précipitent en revanche ceux qui vivent dans le monde
libéral comme un poisson dans l’eau.
Pour le reste, l’apparition d’un philosophe critique
à la télévision vaut surtout par la possibilité
de mettre à disposition des pistes tierces à ceux
qui écoutent : l’essentiel commence après l’extinction
du poste. Acheter le livre, lire, travailler. La télévision
est un moyen – étymologie de média –,
pas une fin. Pour un penseur critique, s’y rendre n’est
pas un péché mortel ni même véniel, mais
un possible geste militant, une résistance de pixel, comme
dans les années noires on a pu parler d’une résistance
de papier.
Résumons : il existe une pensée critique et des philosophes
en nombre, vivants, actifs. Ils peuvent apparaître médiatiquement
pour faire entendre une parole alternative au monde libéral.
Si cette occasion n’est pas saisie par l’auditeur pour
effectuer un travail personnel, c’est moins affaire de télévision
transformée en bouc émissaire que de paresse intellectuelle
du téléspectateur que la philosophie n’intéresse
pas.
Autre occasion de se réjouir et de diagnostiquer un excellent
état de santé : l’envie de philosophie. Laissons
de côté les succès de librairie fabriqués
par la mode, le temps, ce que je nomme plus haut la bibliothèque
rose. Allons plutôt voir du côté des intempestifs
grecs et romains qui connaissent des tirages considérables
: je songe, par exemple, aux rééditions dans de nouvelles
traductions de livres ou de morceaux choisis de Sénèque
sur la vieillesse et la vie heureuse, de Marc-Aurèle sur
le souci de soi et la sagesse, de Cicéron sur l’amitié,
le devoir, la souffrance, la mort, de Plutarque sur la conscience
tranquille et d’Aristote sur l’éthique, autant
de preuves du désir d’un savoir, puis de l’envie
de renouer avec les problématiques des philosophies existentielles.
Puisque la philosophie fait l’objet d’une envie, il
faut des offres dignes d’elle. Laissons de côté
le café philo qui recourt au modèle du plateau de
télévision avec animateur rarement formé à
la philosophie. Sur des sujets vastes, imprécis ou formulés
comme une question de cours pour classe de terminale, surgissent
souvent des improvisations personnelles sans méthode, sans
démonstrations, sans logique, sans fond, et surtout sans
contenu critique. La machine à café philo fonctionne
vaguement frottée d’un ou deux noms de philosophes
utiles pour décorer des prises de parole publiques, qui prennent
la philosophie en otage mais qui fabriquent bien plutôt en
son nom une occasion de sociabilité qu’un exercice
philosophique communautaire.
De même : laissons de côté l’Université,
qui reproduit le système social, enseigne une historiographie
fabriquée par elle et pour elle sur mesure – platonisme,
idéalisme, christianisme, scolastique, thomisme, cartésianisme,
kantisme, spiritualisme, hégélianisme, phénoménologie
et autres occasions de ne pas trop toucher au monde comme il va...
Puis retrouvons des formes pour pratiquer autrement la philosophie.
Quand Bergson enseigne au Collège de France, les dames s’y
pressent, on s’installe sur les fenêtres, les issues
de secours regorgent de public, on fleurit la table de son intervention
– au point qu’il confie n’être tout de même
pas une danseuse... Ou Sartre, qui donne en 1945 sa conférence
sur l’existentialisme dans une salle ravagée par les
fans : guichets d’entrée soufflés, bousculades,
chaises cassées, coups et blessures, femmes en syncope, évanouissement,
police secours... Deux moments où le public de non-spécialistes
vient en masse entendre parler de la relation entre la liberté
et la volonté, ou des rapports entre l’essence et l’existence.
Dans les deux cas, le public non initié vient à la
philosophie sans la médiation des institutions habituelles.
Dans l’esprit de cette volonté de penser en dehors
des ghettos a été créée, en 2002, la
formule de l’Université populaire de Caen, en conservant
le plus intéressant de la formule universitaire : la transmission
d’un contenu, le travail d’un chercheur mis à
disposition du public, le sérieux des informations, la progression
dans le temps. Même chose avec le café philo, intéressant
pour la liberté d’entrer et de sortir, d’aller
et de venir sans aucun contrôle, sans diplômes requis,
sans aucune condition pour venir – gratuité intégrale,
une formule sans obligation ni sanction. La première heure,
on propose un cours, avec des thèses critiques et alternatives
; la seconde, on examine collectivement les propositions du premier
temps.
Dans cette Université populaire (7), les contenus sont alternatifs
: on y enseigne les idées féministes (Séverine
Auffret) ou la pensée politique (Gérard Poulouin)
dans la perspective d’une pensée critique et dans l’esprit
de l’Ecole de Francfort ; on y aborde aussi dans une logique
existentielle la psychanalyse (Françoise Gorog), le cinéma
(Arno Gaillard), l’épistémologie (Jean-Pierre
Le Goff), le jazz (Nicolas Béniès), l’art contemporain
(Françoise Niay) ; on y pratique la philosophie pour enfants
(Gilles Geneviève) dès l’âge de 7 ans,
en considérant que la philosophie ne se résume pas
à son exercice scolaire et calibré – la dissertation
et le commentaire de texte canonique – mais qu’elle
peut aussi consister dans l’entretien du naturel questionnant,
donc philosophique, des enfants. Plus tard, en ayant travaillé
pendant des années avec eux, on peut envisager raisonnablement
les travaux pratiques institutionnels auxquels trop souvent se réduit
la discipline pour la plupart. Mais plus tard seulement. L’équipe
tient la formule d’Antoine Vitez parlant du Théâtre
national populaire (TNP) – « l’élitisme
pour tous » – pour un impératif catégorique.
Pour ma part, j’y propose une contre-histoire (philosophique)
de la philosophie en m’attaquant aux mécanismes de
l’historiographie classique : contre la tradition dénoncée
ci-dessus – la tyrannie des idéalismes platoniciens,
chrétiens et allemands –, est proposée, année
après année, une lecture de l’archipel préchrétien
vu du côté antiplatonicien, atomiste, matérialiste,
cynique, cyrénaïque, épicurien ; une déconstruction
de la fable chrétienne et la mise en perspective des résistances
au christianisme – gnostiques, épicuriennes renaissantes
et humanistes ; puis la proposition d’un autre Grand Siècle
qui réhabilite la pensée baroque des libertins, avant
de continuer dans les années suivantes sur le principe chronologique.
Le but ? Montrer l’existence occultée par l’institution
d’une philosophie alternative, critique, radicale, hédoniste,
praticable, utile et existentielle.
Ne plus thésauriser le savoir
L’Université populaire, sur le principe libertaire
du fondateur Georges Deherme, se propose d’être un «
intellectuel collectif » pour l’écrire dans une
formule de Pierre Bourdieu. Autrement dit, il s’agit d’abord
d’une équipe constituée d’individus disposant
chacun de ses particularités mais soucieux de confronter
ses thèses, ses théories, ses travaux, ses lectures
avec le groupe. Cette communauté philosophique ne vise pas
une univocité idéologique mais une cohérence
: une pratique existentielle, joyeuse et politique de la philosophie,
un engagement de gauche qui suppose qu’on ne thésaurise
pas le savoir pour des fins personnelles, mais qu’on le partage,
le donne et le distribue à ceux qui en sont habituellement
privés – le populaire de l’Université
populaire.
On m’a souvent reproché l’usage de « populaire
» dans la formule Université populaire, car notre époque
vendue au libéralisme transforme en populiste toute entreprise
populaire et crie à la démagogie quand on aspire à
une réelle démocratie directe. Le philosophe mondain,
parisien, surexposé médiatiquement, a bien plutôt
le souci des misères propres : Kosovo, Rwanda, Afghanistan,
Algérie, 11-Septembre. La misère sale ? Le peuple,
les banlieues, l’ouvrier, le prolétaire, le sans-logis,
le sans-droits, le smicard, le précaire, le pauvre pour le
dire en un seul mot : quel intérêt ? La négligence
de ceux-là fabrique le second tour de la présidentielle
que nous savons : de la misère sale naissent les politiques
malpropres. Ne pas les empêcher, même modestement, surtout
modestement, c’est y contribuer.
Le fascisme casqué, militaire, botté a disparu en
tant que tel. Le pouvoir est partout – leçon de Foucault
–, le microfascisme a donc remplacé la formule totalitaire
massive – leçon de Deleuze. Comment combattre ce microfascisme
? Par des microrésistances. Construire des individualités
éclairées, fortes, sereines, puissantes, décidées,
volontaires, bien avec elles-mêmes, la condition pour être
bien avec les autres. Passer de la vie mutilée à la
vie juste et bonne, via la vie transfigurée. Un projet existentiel
et politique.
L’intellectuel collectif qu’est cette communauté
philosophique de l’Université populaire propose en
anti république de Platon (fermée, close, totalitaire,
hiérarchisée, raciale) un Jardin d’Epicure (ouvert,
libre, égalitaire, amical, cosmopolite) hors les murs. Non
plus confiné dans un espace architectural et sédentaire,
mais nomade, rayonnant à partir de soi. Cette microsociété
mobile peut produire des effets par capillarité : après
la disparition du projet révolutionnaire insurrectionnel
et le seul secours deleuzien du « devenir révolutionnaire
des individus », il nous reste les révolutions moléculaires
– leçon de Guattari. Tâche éminemment
exaltante...
Michel Onfray.
(1) Parti national-socialiste des travailleurs allemands. S’organise
à partir de 1920.
(2) Alexandre Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, Seuil,
Paris, 1973.
(3) Jean-Marie Benoist, Les Nouveaux Primaires, Hatier, Paris,
1978.
(4) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique,
Flammarion, Paris (réédition en « Poche »).
(5) Daniel Accursi, La Nouvelle Guerre des dieux, Gallimard, Paris,
2004.
(6) Luc Ferry et André Comte-Sponville, La Sagesse des modernes,
Robert Laffont, Paris, 1999.
(7) voir le site
LE MONDE DIPLOMATIQUE octobre 2004
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/10/ONFRAY/11576
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