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Origine : http://www.philotozzi.com/?p=290
Je voudrais brièvement montrer comment une innovation pédagogique
a pu être significativement confortée dans sa diffusion
par l’utilisation d’Internet.
On constate depuis bientôt dix ans dans les classes l’émergence
de discussions à visée philosophique à l’école
primaire et au collège, le développement de stages
en formation initiale et continue sur ces nouvelles…
pratiques, la multiplication d’ouvrages didactiques et de
collections ad hoc en littérature de jeunesse, alors que
paradoxalement la philosophie n’est pas à ces niveaux
une matière au programmeNote1 .
Le premier colloque sur les nouvelles pratiques philosophiques,
ouvert à l’INRP en avril 2001, àl’initiative
hors institution de la Fondation 93, a été la première
occasion de rencontre de praticiens et formateurs d’horizons
divers, qui ont pu ainsi connaître et mutualiser leurs pratiques.
C’est alors qu’a été proposé de
continuer ces échanges par une liste de diffusion et d’échanges
: pratiques-philosophiques@yahoogroupes.fr
(inscription : chazerans
at laposte.net),
doublé d’un site :
http://pratiquesphilo.free.fr/index.phpt, tous deux gérés
au départ par Jean-François Chazerans, professeur
de philosophie à Poitiers.
Des listes, un site
La première, qui existe toujours, avait pour objectif d’informer
et de discuter sur toutes les nouvelles pratiques, formations et
recherches se réclamant de la philosophie à l’école
et dans les institutions de formation, en France comme à
l’étranger. S’est ainsi progressivement constitué
autour de la liste un réseau informel,rejoint par nombre
de praticiens, mais aussi de formateurs et de quelques chercheurs,
qui a permis les premières années d’aborder
les principales questions posés par ces pratiques, par exemple
le positionnement de l’enseignant, son degré de guidage,
son rapport à la parole des élèves, au pouvoir
et au savoir dans la classe, ou bien les types de disposifs, procédures,
supports utilisés par ces pratiques. La liste aaussi permis
de faire connaître chaque colloque annuel organisé
depuis. Elle était de ce point de vue un prolongement des
contacts entre deux colloques, où les gens faisaient physiquement
connaissance. Des sites spécifiques furent par ailleurs créés
pour organiser chacun des colloques.
J’ai proposé, au second colloque de mai 2002 tenu
au CRDP de Rennes, de fédérer tous les participants
de la listeintéressés en un réseau collectif
de recherche-action sur « le rôle du maître dans
ces pratiques ». Une seconde liste de recherche fut ouverte
à cet effet, qui a permis de produire en quelques mois une
trentaine de textes sur la question, consultables sur le site, qui
ont été d’une part discutés pour certains
sur le réseau, d’autre part analysés dans des
mémoires demaîtrise en sciences de l’éducation,
et ont donné lieu à un symposium sur le thème
à Montpellier 3 en 2003Note2 . Au 3ième colloque de
2003 à Nanterre, une autre recherche fut lancée sur
« le questionnement des élèves »…
Il était ainsi démontré que le réseau,
par le biais d’internet, devenait, sous la forme d’une
« communauté virtuelle », un support d’une
part pour des échanges entre praticiens et formateurs, d’autre
part pour la diffusions de matériaux pour des recherches
universitaires. Et qu’il était un outil fondamental
pour maintenir le lien entre des individus très dispersés
dans l’espace (avecmême une dimension internationale),
souvent isolés, ayant besoin d’être confortés
dans leur désir d’innover, par l’étayage
soit des commencements (c’était le cas pour de nombreux
professeurs d’école stagiaires qui voulaient se lancer),
soit des arguments requis dans un contexte, s’agissant d’innovation,
au mieux perplexe, parfois hostile (Quel lien avec les programmes
? Quellelégitimité à se réclamer de
la philosophie ? Comment en l’absence de formation philosophique
! etc.).
Quant au site, il a accueilli pendant plusieurs années des
matériaux très divers, actuellement consultables :
articles racontant des pratiques sur le terrain ou en formation,
ou de réflexion sur cette innovation, mémoires professionnels,
de maîtrise, DESS, DEA etc. Ces matériaux ontété
et sont très utiles, car ils matérialisent l’avancée
de cette innovation sur le triple terrain de la classe, de la formation
et de la recherche.
Des confrontations vives
Cette innovation a rencontré et rencontre encore, en France,
une vive opposition de l’institution philosophique, formalisée
par l’Inspection générale au colloque de Balaruc
en avril 2003,qui la conteste ainsi de l’extérieur.
Mais parce qu’elle est à l’origine issue du terrain
lui-mêmeNote3 , et qu’elle n’est pas pour l’instant
institutionnellement normée, normalisée par des textes,
elle s’est développée sur le terrain dans des
directions très différentes : non interventionnisme
de J. Lévine ou visée autogestionnaire de J. F. Chazerans,
dispositif démocratico-philosophique de M. Lipman, A. Delsol
ou S. Connac, directivité de A. Lalanne ou O. Brénifier
par exemple.
D’où aussi un débat interne au mouvement sur
la diversité des pratiques. Les colloques ont toujours accueilli
sans exclusive ces différentes sensibilités, et mêmeencouragé
cette diversité, faisant d’une part exposer, d’autre
part expérimenter dans des ateliers les différents
dispositifs, les soumettant à la comparaison et l’analyse.
La liste de diffusion a été, au-delà de l’aspect
ponctuel des colloques annuels, ce lieu continu privilégié
où ont été disséquées ces différentes
pratiques, où chacun adû faire face aux remarques voire
aux critiques d’autres courants, à expliciter ses présupposés,
à justifier ses tenants et aboutissants. Elle a été
ainsi, au delà des convergences et du socle commun des innovateurs
(l’éducabilité philosophique de l’enfance,
l’importance de la parole des élèves et de l’échange
oral, la non imposition aux élèves du point devue
du maître etc.), un lieu d’exploration des différences
de pratiques, des exigences du type de formation souhaitable, de
formalisation des divergences, d’élaboration d’argumentation
de thèses et d’objections, ce qui a favorisé
nombre de clarifications sur le pourquoi (objectifs visés)
et le comment de ces pratiques, permettant aussi des évolutions
de points de vue, des concessions et nuances, des changements depratiques
pour certains.
Cette confrontation fut parfois rude, car le gestionnaire de la
liste refusait tout rôle de modérateur, alors qu’étaient
en présence de fortes personnalités. Quelques remarques
sur ce point, car le débat lui-même a eu lieu sur la
liste. La confrontation d’idées (le conflit socio cognitif),
en l’absence volontaire de toute modération, peut vite
tourner à l’affrontement interpersonnel (le conflit
socio affectif), et ce pour plusieurs raisons.
Certaines sont dues à l’outil internet lui-même
: intensité de l’attaque ressentie par le récepteur
quand il y a le poids d’un écrit (les paroles s’en
vont, les écrits restent !), et une parole perçue
comme agressive à lui adressée lue par tous les autres
(ce qui lui fait publiquement« perdre la face » selon
l’expression de Goffman) ; réponse immédiate
à ce message, sous le coup du choc reçu, sans refroidir
l’émotion, ni réfléchir suffisamment
sur le fond (inconsistance de la pensée), et le ton utilisé
(attaque ad hominem, ironie) ; impossibilité de régulation
et de réajustement possible dans la communication, au cours
de la réactionécrite, par absence d’un feed-back
instantané réel de son interlocuteur, paraverbal (l’intonation
comme au téléphone) ou non verbal (regard, mimiques,
gestes perçus dans le face à face en présence
du « visage » et de son éthique, comme dit Lévinas).
La vivacité des échanges s’explique aussi par
l’implication forte des acteurs dans cette innovationsignificative,
l’énergie pour la promouvoir, l’accompagner malgré
l’inertie du milieu et les critiques philosophiques radicales,
la conviction de l’intérêt de cette pratique,
débat-combat qui suppose des personnalités dynamiques
et tenaces, se frottant les unes aux autres, dans un jeu d’alliances
communes vis à vis de l’extérieur du mouvement
attaqué, et de rivalités en paternité et leadership
à l’intérieur. Ce qu’on peut regretter
à ce propos, c’est que la vivacité de ces échanges
empêche de fait certains de parler, qui ont peur s’ils
s’exposent de se faire prendre à partie… Limites
d’une démocratie de la parole en droit, mais pas forcément
en fait !
La percée des nouvelles pratiques à visée
philosophique, qui correspondà un besoin sociétal
de sens (voir le développement des cafés philo dans
la cité), au moment où l’école tente
de reconfigurer ses missions, bouscule comme toute innovation certaines
strates de l’institution. Or aucune institution éducative
n’a actuellement le pouvoir et la capacité de normaliser
un réseau internet d’échange et de recherche
sur une pratique pédagogique. Lecaractère horizontal
du réseau met ainsi à égalité d’intervention
le professeur des universités et le professeur d’école
stagiaire. Même si continuent à jouer comme dans toute
communication humaine des effets de prestance, ils sont atténués
par l’horizontalité du réseau, et la liberté
de ton (avec ses avantages et ses inconvénients)… L’expériencemenée
montre que le web représente ainsi un formidable pouvoir
d’expression, de mutualisation, de libre analyse pour innover
: il a une fonction informelle mais effective de diffusion des informations,
de discussion entre participants éloignés, et d’autoformation
collective.
Notes
1 Voir par exemple une bibliographie dans les Cahiers pédagogiques
n° 432 (avril 2005), et une sitographie dans Les activités
à visée philosophique en classe (coord.M. Tozzi),
Crdp Bretagne, 2003).
2 Voir dans La discussion en éducation et formation (coord.
M. Tozzi, R. Etienne), l’Harmattan, 2004.
3 Pour un historique de ces nouvelles pratiques en France, voir
: « L’émergence de pratiques à visée
philosophique à l’école primaire et au collège
», Spirale n° 35, Université de Lille 3, 2005.
* Philotozzi » Les champs d'application » L'école
» Les champs scolaires non traditionnels » L'école
primaire (de la maternelle au CM2) »
* octobre 2006, Cahiers pédagogiques n° 447
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