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Les gestes des Lip
Trouer la membrane
Philippe Roy
Le geste et la palabre, entretien avec Charles Piaget


Origine : http://lesilencequiparle.unblog.fr/2013/11/06/les-gestes-des-lip-trouer-la-membrane-philippe-roy-le-geste-et-la-palabre-entretien-avec-charles-piaget/

Résistances et gestes de résistance

Faisons retour sur deux modes de résistance. La première est celle de la résistance occasionnelle ou ponctuelle, elle est une conséquence qui co-existe avec ce qui la cause. Par exemple la résistance peut être contre tel projet de restructuration ou parce que quelque chose a assez duré (les salaires n’évoluent plus, les conditions de travail deviennent insupportables)  ou contre tel point de règlement, telle illégalité. Ces résistances ont lieu à l’occasion d’une annonce ou d’un seuil dépassé ou sur un point juridique. Ce sont bien des causes occasionnelles ou ponctuelles de résistances, celles-ci en sont les conséquences. C’est à chaque fois une résistance contre. Lorsque la cause de ce contre quoi il y a résistance n’est plus, soit parce qu’elle l’a emporté, qu’elle a perdu ou qu’un compromis a été trouvé, alors la résistance s’arrête. C’est à la cause extérieure que doit se rapporter tout ce qui est débattu et combattu. C’est à elle que l’on réagit. La résistance est ici de l’ordre d’une réaction qui ne sort pas du registre de ce contre quoi elle réagit, il y a homogénéité entre la cause et la réaction. Si la cause est une restructuration on discutera, on se querellera à propos du chiffre d’affaire de l’entreprise et c’est tout. Tel est donc le premier mode de résistance que l’on peut appeler résistance occasionnelle ou ponctuelle ou résistance de réaction.

Mais la résistance au lieu d’être conséquence d’une cause extérieure peut très bien opposer une autre cause. Par exemple je résiste à l’agriculture intensive car je défends la cause d’une agriculture écologique. Qu’est-ce que veut dire ici défendre la cause ? cela signifie défendre ce qui cause une agriculture écologique, les pratiques de cette agriculture. Défendre la cause ici, c’est se réclamer de gestes que l’on pense adéquats à telle ou telle chose. Un geste est adéquat à une chose s’il en est la cause immanente c’est-à-dire s’il la produit au mieux. Je résiste donc, au nom de gestes, contre une agriculture intensive dont je pense que la pratique est inadéquate puisqu’elle est simplement au service d’une injonction à « vendre plus » qui à terme détériore la chose, ici la fertilité de la terre ou supprime des espèces de plantes ou agit sur la santé etc. Je peux donc résister au nom de gestes, je lutte pour préserver ces gestes, ce sont ces gestes qui sont causes de ma résistance active, de mes luttes. La cause de résistance n’est plus occasionnelle ou ponctuelle mais continue et étendue. En ce cas, il y a résistance active lorsque quelque chose veut se substituer à autre chose et quand la résistance tient son ressort de l’essence radicalement différente de la chose menacée : ses gestes ou son identité comme c’est le cas quand un pays est occupé. En parlant d’identité j’étends de suite le champ des résistances actives. Car d’autres identités que celle d’une nation peuvent être cause d’une résistance active, cette identité peut être celle de l’Homme posée comme universelle et donc motiver la résistance active au nom de l’égalité et de la liberté ou celle de la classe ouvrière ou celle plus singulière d’une communauté mais aussi celle d’un principe politique. Or ces identités sont des causes qui, à la différence des gestes dont je parlais plus haut, peuvent être des causes de ce qui est à venir, l’Homme est la cause finale d’une égalité et d’une liberté qu’il faut toujours encore faire advenir, une communauté peut être, elle aussi, à venir, de même qu’une nouvelle société basée sur un autre principe politique.

Mais la distinction entre résistance de réaction et résistance active peut paraître discutable. En effet on peut résister à l’occasion d’une restructuration d’entreprise au nom d’un travail qui va devenir encore moins adéquat à son objet (comme le soutiennent les postiers par exemple) ou à cause d’une identité (la classe ouvrière) ou d’une autre cause. Dans ce cas c’est l’occasion qui en causant une résistance de réaction a réveillé ou révélé une cause active d’une autre nature que la cause extérieure. Ainsi l’agriculture n’est devenue agriculture écologique, elle ne s’est constituée comme sujet de ses gestes (elle s’est dite écologique) qu’à partir du moment où elle a été contestée à plusieurs occasions, sur plusieurs points. La résistance de réaction peut donc être relayée et être doublée par une résistance active. Elle se double car il se peut que certaines personnes résistent activement et d’autres en réaction, ne sortant pas du registre de ce qui cause occasionnellement leur résistance de réaction. Je peux résister à la restructuration de la Poste au nom d’un principe de service public (résistance active) ou simplement parce que je pense que cela engendrera des licenciements (je reste sur le terrain économique). De même des agriculteurs peuvent résister seulement à cause d’une baisse des prix de leurs produits.

Je n’ai jusque-là parlé que des raisons de la résistance mais non pas du comment on résiste. Ici s’établit tout d’abord le registre des modes d’action ou répertoire d’actions : manifestation, grève, conflit juridique, débrayage, sabotage, désobéissance civile, séquestration, actions individuelles etc. Quand l’action de résister n’est pas individuelle, il faut rechercher la riposte appropriée en s’assurant qu’elle engage un collectif. Les modes d’action sont des ripostes, donc des réactions pour résister. Ces réactions pour résister peuvent être autant au service de résistances de réaction que de résistances actives. Des agriculteurs écologistes peuvent manifester. Mais de même qu’il existe des gestes propres à telle ou telle chose, ressorts des résistances actives, ne peut-on pas penser qu’il existe des gestes de résistance qui sont des actions (et non des réactions) pour résister, convenant seulement à des résistances actives ? Ainsi occuper des terres, des logements pour ceux qui en sont privés sont des gestes de résistance indiscernables de la résistance active dont la cause est le refus d’être sans terre ou à la rue. Le geste de résistance adhère à la cause. Faucher un champ d’OGM est un geste de résistance d’agriculteurs écologistes. Des gestes de résistance peuvent même participer à leur cause , surtout dans les cas où celle-ci s’est présentée au départ sous la forme d’un affect. Pour une féministe la cause de sa résistance est de l’ordre d’un affect de rejet d’une domination, mais dire quelle est au fond la raison de cette domination a divisé les féministes elles-mêmes, est-ce l’exploitation domestique de la femme ? est-ce pour la libre disposition de son corps ? est-ce lié à la domination de classe ? est-ce la violence masculine ? ou alors l’essence phallocrate de la sexualité ? etc. Il y a donc plusieurs causes et mêmes possibilités de divergences conflictuelles entre féministes quand elles n’en défendent qu’une. La cause va donc prendre encore plus de consistance avec les gestes de résistance féministes dont l’identité « féministe » va être la subjectivation, ces gestes peuvent être des contre-conduites (ne plus se conduire en femme pour l’homme), des gestes de résistance pour le droit à l’avortement et des gestes discursifs d’élaboration des causes (dont les genders studies sont la poursuite actuelle). La cause est donc causée (et on peut entendre ici les deux sens du verbe « causer ») par la multiplication des gestes de résistance.

Peuvent même être envisagés des gestes qui ne sont plus que de résistance. Olivier Razac montre par exemple comment ce geste de résistance qu’est l’enchaînement de grèves de la faim des prisonniers de l’IRA dans les prisons anglaises de Mme Thatcher a été actif en tant qu’il a désamorcé la réaction violente de l’Etat. « Le fait de créer un cercle de la violence de soi vers soi, empêche le pouvoir de légitimer sa réaction comme une contre-violence, il le renvoie à la source de cette violence qui est le déni de légitimité initial. » Mais la part active de ce geste ne provient pas du fait qu’il est un moyen de plus pour obtenir l’indépendance. Ce geste est un moyen sans fin, un pur geste de résistance qui a trouvé un tact adapté à la situation. Ce n’est pas un geste pour résister mais un geste qui se désigne lui-même comme geste de résistance, non plus sur l’horizontalité des causes mais dressé sur la verticalité du temps vide, vers un pur virtuel, un événement absolu, comme la mort. « On ne résiste pas pour quelque chose qui ne serait pas encore là, mais à quelque chose qui s’impose ici et maintenant, et ce geste est sans raison. Plus précisément, il ne peut pas s’expliquer avec les raisons de ce à quoi il résiste. En ce sens, le fait de la résistance est absolu. Dit autrement, la résistance n’est pas relative à un là-bas qui serait comparable, en mieux ou en moins bien, à ce qui se passe ici. Si elle est en “ relation ” avec “ quelque chose ”, c’est avec de l’incommensurable, c’est-à-dire en dernière instance avec rien. C’est l’expérience vécue du néant de la mort comme absolu qui permet de rompre la logique dialectique du relatif. » Et même plus que des gestes de résistance, je vais montrer qu’il y a des gestes politiques inaugurateurs, créateurs, et ceci en abordant l’événement « Lip ». Ce qui me permettra de revenir encore sur ces modalités que sont la résistance de réaction et la résistance active et sur le « comment on résiste » c’est-à-dire soit les réactions pour résister (modes d’action) soit les gestes de résistance ceux-ci convenant seulement aux résistances actives mais surtout d’aborder ces gestes politiques créateurs constituants de l’événement « Lip ».

Avant l’événement de 1973 que se passe-t-il chez Lip ? Lip dans l’après-guerre c’est à la fois la parcellisation des gestes professionnels et l’individualisation des travailleurs, un parfait diagramme disciplinaire au sens de Michel Foucault. Comme l’écrivent Charles Piaget et Raymond Burgy « nous sommes isolés les uns des autres, nul ne peut sortir de son lieu de travail sans autorisation. Nous nous côtoyons seulement aux entrées et sorties du travail, à la pause de 10 minutes le matin et en partie au réfectoire ». Normalisation des conduites, surveillance (à l’horlogerie les petits établis sont individuels, une estrade où trône le bureau du chef est dans leur dos, quand Lip sera à Palente, c’est tout un univers vitré qui sera aménagé), les gestes du travail ne sont que des instructions à suivre, des protocoles dirait-on aujourd’hui et les individus sont asservis à la machine, machine qui est pour certains leur principal instructeur. « Travail pénible, ennuyeux, inhumain et qui vous empêche de faire tout autre geste que ceux dictés par la machine » écrit Alice dans le recueil de textes Lip au féminin. Charles sera très affecté par cette organisation disciplinaire quand étant délégué du personnel, il aura le droit, à la différence des autres travailleurs, de circuler dans toute l’entreprise.

Il y aura bien des résistances de réaction, par exemple contre la suppression d’une prime dont le mode d’action sera une grève d’un groupe de jeunes. D’autres résistances de réaction vont être plus importantes car elles vont montrer que le directeur peut capituler : une réaction ponctuelle parce qu’une prime n’est pas intégrée dans le salaire de base pour le calcul des majorations des heures supplémentaires ceci par un mode d’action juridique en recourant à la direction départementale du travail et une autre réaction au licenciement abusif d’un directeur de production. Mais à côté de ces résistances de réaction occasionnelles, ponctuelles, vont entrer en jeu des résistances actives et avec elles de premiers gestes de résistance. Une première résistance active se fera au nom de l’égalité, résistance à des inégalités de salaire ceci par un geste de résistance qui est la publication des feuilles de paye sur un tract. Ce n’est pas ici un mode d’action, pas une riposte, car il vise un changement plus global dans l’entreprise. Une autre résistance active sera celle dont la cause est une communauté de travailleurs en train d’advenir, une subjectivation collective se constituant par ses gestes de résistance. Les gestes participent à leur cause. Contrairement à leurs aînés qui refusent de transmettre leur savoir pratique, les jeunes s’entraident « en notant au jour le jour, sur un carnet, les tours de main, les manières de réussir ou ce qui a conduit à l’échec » et « ils se passent les carnets régulièrement », geste de résistance. La communication entre les travailleurs va être de plus en plus développée, « chaque DP et membre du CE doit se munir d’un carnet et profiter des moments comme la pause du matin pour se mêler aux groupes naturels qui se forment dans la cour intérieure, couloirs etc. pour écouter, noter toutes les remarques sur la vie quotidienne à l’usine ». Le geste de résistance ne répond donc pas tant à une cause formulée (une raison) qui lui précède qu’à une cause coexistante qui, avec et par lui, se renforce en sourdine. Si cause repérable il y a ici c’est plutôt un affect qui lie à la fois l’affect du « ça ne peut plus continuer comme cela » et le désir que cela change.

Ajoutons à tout cela un gros travail syndical en parallèle pour se former, pour mieux connaître les rouages économiques de Lip, on informe par tract, on se rencontre entre syndicalistes en dehors de l’entreprise et se tisse aussi un réseau syndical actif et solidaire à Besançon (la CGT et la CFDT de plusieurs entreprises réfléchissent et agissent ensemble, autre geste de résistance : les syndicats vont s’inviter entre eux pour venir visiter leurs entreprises). L’événement « 68 » va en plus inaugurer des années d’apprentissage de la démocratie directe, de l’intelligence collective. On y verra fleurir chez Lip de nouveaux gestes de résistance comme le serpentin répondant à un blocage des salaires. Le serpentin est comme la matérialisation passagère de la cause active qu’est cette communauté qui se cherche et se trouve de mieux en mieux chez Lip. En effet ce jour-là les Lip « organisent un défilé à travers toute l’usine (le serpentin) en silence. A chaque atelier ou bureau traversé par le serpentin, des LIP se détachent et vont parler à ceux qui travaillent et qu’ils connaissent bien. “J’ai peur” “Cette fois c’est grave” réponses “un accord doit être respecté sinon ou va-t-on, il cherche à nous intimider…” Alors plusieurs LIP rejoignent le serpentin, sous les applaudissements, et le serpentin continue ».

De plus en plus des gestes de résistance se substituent donc aux modes d’actions traditionnels car la résistance active fait, grâce à eux, de plus en plus surface. Il sera même décidé en 1970-1971 de lutter contre un plan de restructuration de toute la mécanique sans faire usage de ce mode d’action qu’est la grève, lutte qui « aboutira à une désobéissance générale dans l’usine ». Ce plan de restructuration étant d’ailleurs destiné à déstabiliser la force syndicale. On détecte ici un signe que la résistance est active : celui à qui on résiste rentre lui aussi en résistance, il se sent menacé.

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Le geste-événement « Lip »

Après l’annonce d’une autre restructuration de Lip, la démission du directeur le 17 avril 1973, les Lip vont riposter jusqu’au 12 juin en organisant plusieurs manifestations et en informant la population bisontine. C’est à partir du 12 juin que va avoir lieu un enchaînement de gestes politiques. Et cela commence par un événement néfaste, la séquestration des administrateurs provisoires échoue car les CRS interviennent et les libèrent. Mais cet événement en tant qu’il arrive à plusieurs personnes à la fois et qu’il résonne en chacun par un sentiment d’injustice, mettant en lumière l’inégalité des classes, va faire saillir et renforcer les contours d’une identité commune. C’est un groupe à la fois sous le choc et déterminé qui maintenant se demande : que faire ? or bien souvent ce sont les situations les plus désespérantes qui appellent les réponses les plus folles.

Au terme d’une longue palabre la petite partie des Lip qui reste encore dans l’usine va décider d’emporter le stock de montres dans une cache. Comme le dit Charles, la palabre a permis une montée progressive de l’idée. Or il faut bien voir ici qu’une idée est indissociablement « geste », c’est une idée-geste, c’est une pensée du geste, le pouvoir de l’imagination. Une palabre est motivée par le « que faire ? », son désir est gestuel. Si bien qu’une fois le geste décidé, le désir n’a plus qu’à se réaliser par le passage à l’acte. La palabre a débouché ici non pas sur un mode d’action habituel, ni même sur un geste de résistance, mais sur un geste inaugurateur car à partir de lui va commencer à se déployer un espace et un individu collectif qui ne lui pré-existaient pas. Le geste implique ainsi un risque puisque l’on ne sait pas d’avance où l’on va. Le mode d’action appartient au domaine de l’échange, de la stratégie, on agit comme ceci pour avoir cela, alors que le geste est du domaine du don ou du vol. Ce pourquoi parler de vol du stock est heureux au sujet du geste des Lip. Mais il faut cependant bien voir que si il y a une part incalculable propre au geste, un risque, il n’est pas aussi sans être soutenu par une foi, une croyance que c’est possible, que ça peut marcher, ce n’est pas un geste désespéré, il y a une force prophétique associée au geste.

Il faut être à la hauteur de ce geste qui fait événement, c’est un geste décisif. Et comme tout événement il va ensuite retentir. Au geste-événement du vol des montres vont en effet succéder le geste de reprise du travail par les travailleurs le 18 juin puis le geste de vente directe des montres le 20 juin, qui mènera à la première paye des travailleurs par eux-mêmes le 2 août. Le geste-événement a créé un possible « c’est possible, on produit, on vend, on se paie » sera-t-il affiché sur le frontispice de l’usine. Le geste du vol des montres est le geste qui va révéler à elle-même cette communauté qui agissait déjà en sourdine dans les résistances actives des années précédentes, les individus travaillant à Lip deviennent alors clairement « les Lip », ils se constituent franchement comme sujets par ce geste, ils s’auto-nomment, ils ne s’appelaient pas ainsi avant, « Lip » est le nom propre de leur événement, leur « qui ? ». Cette subjectivation va même beaucoup désorienter les opposants aux Lip, ils essaieront constamment de les ramener à des nominations plus identifiables que leur nom propre « Lip », déclarant qu’ils sont menés par quelques gauchistes par exemple. La communauté Lip s’est constituée avec et par ce geste-là, singulièrement.

Ce geste des Lip est une subjectivation mais il est aussi un geste d’appropriation du travail. Ce geste inaugurateur est donc bipolaire, à la fois il ouvre un futur, lançant ses actes, et à la fois le sens qu’il produit a un certain éclat, remontant en lui comme un geste symbolique. Quand faire c’est dire. En s’appropriant les montres, les Lip s’approprient leur travail, le geste du vol des montres va donc naturellement vers la reprise du travail par les travailleurs. Mais par « reprise » il faut bien entendre réappropriation, ils vont devenir sujets de leurs gestes professionnels et non plus assujettis à eux, ils ne seront plus des exécutants. C’est donc logiquement toute l’organisation disciplinaire de la membrane qui va s’écrouler. On travaille maintenant en changeant régulièrement de poste si on le désire, on discute ensemble en travaillant, on décide des horaires, de l’organisation globale de l’usine et on y fait des choses qu’on ne faisait pas avant (des bals, du théâtre, un journal par exemple). Au lieu de l’indifférence disciplinaire, ce sont maintenant des affects d’amitiés et de solidarités qui circulent. Et on n’hésite plus à exprimer ses désaccords, ses craintes. Ce sont même toutes les normalisations de conduite qui sont écornées, tout un mode de gouvernement des conduites qui est remis en question. Le président de l’union Patronale des Industries du Doubs ne s’y trompera pas puisqu’il déclarera dans l’Est Républicain du 10/08/73 : « Qu’attendent-ils pour se remettre au travail ? On ne peut pas passer son temps à dorer sur les pelouses, à faire de la musique et des bals. La vie, ce n’est pas ça. La vie c’est travailler […] Sachez que l’anarchie n’est pas et ne sera jamais un mode de gouvernement ». C’est le mode de gouvernement des conduites qui est donc remis en question, dont celui des conduites du rapport homme/femme. Les gestes politiques ont libéré des gestes résonnants, des paroles, hors de ceux qui gouvernaient leurs conduites, car ils ont été justement des gestes de contre-conduites créateurs d’une communauté ouverte. Gestes irréversibles, décisifs. Comme le dit la chanson des Lip du 18 juin « rien ne sera plus jamais comme avant ».

Citons ici un extrait du texte « Lip, les effets formateurs d’une lutte » écrit par des travailleurs de Lip.

« On peut dire que les habitudes, la crainte, le respect excessif, des situations toujours hiérarchisées, forgent des barrières mentales qui sont de véritables Rubicons à franchir. Une fois que l’action collective a permis de l’exprimer, on se rend compte petit à petit de l’ancien asservissement. Il y a une véritable libération qui se fait. Mais l’expression de ces craintes à propos de rien n’y suffirait pas. Cela se fait à propos d’une action. C’est l’action qui révèle la capacité et l’imagination des travailleurs. L’utilisation par les travailleurs de ses outils de travail (ceux du patron en droit) marque déjà le franchissement de barrières : un apprentissage du contrôle ouvrier. »

Lisons quelques expressions de travailleurs :

« J’en ai plus appris en dix mois que pendant ces six dernières années », « Maintenant ce ne sera plus comme avant pour moi. Je sais beaucoup de choses, je me suis affirmé, je suis plus sûr de moi », « Je n’avais jamais cru, avant, les réalités découvertes pendant cette lutte. Je ne voyais pas les choses comme cela. J’étais aveugle, je ne le suis plus », « Quand j’entends autour de moi dans la famille ou ailleurs des propos simplistes, des idées toutes faites, je me dis : Tiens, j’étais comme cela. J’étais aveugle, je ne le suis plus. Mais maintenant, même si je ne sais pas tout, loin s’en faut, j’ai des points de repère qui m’aident à réfléchir, à raisonner ».

Jamais une victoire sur un point, une résistance de réaction, ne pourra donner lieu à ce genre de paroles. Seule aura lieu la joie temporaire d’une victoire. Ici on sent bien que l’on est passé dans autre chose, dans le lieu hétérotopique ouvert par un geste politique actif émancipateur, un geste éthico-politique.

On mesure donc toute la différence ici entre un geste politique et un mode d’action, celui-ci est un moyen succédant à une demande alors que le geste a créé quelque chose. Les gestes de résistance, dont on a vu l’apparition avant l’événement Lip de 73, par leur côté créateur et parce qu’en prise sur une résistance active à laquelle ils contribuaient ont un statut intermédiaire entre modes d’action et gestes politiques créateurs. Le geste politique n’est à vrai dire même plus une résistance, même active. Le geste arrive avec sa cause, il est cause de soi et même cause d’un soi. En effet le geste politique a conditionné avec et par son cortège de gestes qu’il a fait résonner, le champ actif d’une communauté, ces gestes en sont la cause comme le sont maintenant ceux des individus de ce collectif. On peut suivre ici Gilbert Simondon qui souligne que lors d’une individuation psychique et collective « le collectif est ce en quoi une action individuelle a un sens pour les autres individus, comme symbole : chaque action présente aux autres est symbole des autres […] chaque action y est signification ».

Tout cela ne veut évidemment pas dire que tout devient facile pour les Lip car il faut à chaque fois affronter de nouvelles embûches et se confronter à des dilemmes tel le partage, qui peut tourner au tiraillement, que doit faire chacun entre ses intérêts privés et cette nouvelle vie collective. Le geste politique des Lip a créé une brèche dans la membrane sociale de normalisation, il l’a trouée, créant à la fois une ligne de fuite et un lieu hétérotopique. Et je crois que c’est cette trouée qui va attirer tant de monde, comme un appel d’air, et qui va aussi tant faire peur à ceux qui gouvernent, peur que le trou fasse des petits (que le corps social se vérole disaient-ils) ou s’élargisse. Ce pourquoi la communauté Lip est d’emblée ouverte sur l’extérieur par son geste même, en tant qu’il résonne dans nos vies contre nos vies normalisées. Mais si le geste politique n’est plus en lui-même une résistance il va néanmoins devoir affronter les gestes de ceux qui veulent l’annihiler. Ce pourquoi le geste politique débouche naturellement aussi sur une résistance active en tant qu’il va falloir maintenant protéger cette communauté ouverte. Les assemblées, les palabres, sont autant des lieux où on parle de l’organisation du travail que des luttes en grande partie consacrées à la popularisation du mouvement, lutte contre la désinformation médiatico-politique. De même le lieu du travail est aussi celui des luttes puisque par exemple les machines seront utilisées pour fabriquer des pancartes, tirer des tracts, répondre aux lettres etc. L’organisation du travail prend même en compte la lutte « c’est ainsi qu’il y a eu une rotation des gens au travail pour éviter qu’ils se coupent du combat principal : la popularisation ». Le geste politique a fait donc naître un nouveau régime de résistance active, d’autres gestes de résistance vont naître tel le déploiement de Lip dans Besançon après le blocage de l’usine par les forces de l’ordre. Au contour des CRS qui entourent l’usine, le trou « Lip » répond qu’il n’a aucune frontière assignable car, comme va le lancer superbement Charles « l’usine est là où sont les travailleurs », véritable geste de parole au sens de Merleau-Ponty.

Il me faut maintenant aborder l’aspect embrouillé de la résistance, le conflit des résistances en quelque sorte. Car en parallèle à la résistance active a encore lieu pour d’autres ou pour les mêmes, une résistance de réaction sur les points qui précédaient le geste (suppression des licenciements, recherche d’un repreneur etc.). Le gouvernement et même des syndicalistes ne veulent pas parler autrement de la résistance que sous la forme de la réaction. On peut même dire que cela va être le mode dominant d’interprétation de la résistance. Ainsi le vol des montres a été essentiellement interprété comme pouvant être un moyen de pression sur les pouvoirs publics et la direction, une riposte. On dirait que le geste politique ne prend pas assez place dans la conscience de ses acteurs-auteurs, sa qualité événementielle fait qu’il ne sera véritablement pensé qu’au futur antérieur. Bien après on se dira : c’était donc ça que nous aurons voulu. Mais cette conscience récalcitrante est sûrement due au fait que ce geste se confond avec une réaction pour résister, liée encore pour certains à une résistance de réaction (à l’occasion des licenciements et du démantèlement). Un des Lip, Jean Raguénès dans son livre De Mai 68 à LIP  exprime bien cela : « Il me semble que cet acte [le vol des montres] affirme profondément la volonté d’une communauté qui se refuse à subir passivement son destin. Voler des montres a été un acte d’autodéfense [c’est une réaction] et, en même temps, un acte d’affirmation de soi  [un geste] » ce pourquoi « la séquestration du stock et sa délocalisation à l’extérieur du 12 juin a une signification très importante ».

Le 18 juin lors de l’assemblée présidant à la reprise du travail Charles va même nier qu’il y ait volonté d’autogestion « Dans un système économique capitaliste, ça n’est pas possible de mettre en marche l’usine pour le compte des ouvriers. Impossible, il y aurait immédiatement un boycott de tous les produits comme du circuit commercial. Et avec ça l’opération tournerait court. Il n’est pas question de parler d’autogestion, on ne va pas aller raconter n’importe quoi ». Et pourtant c’est le même Charles Piaget qui titre son article écrit avec Raymond Burgy en 2007 « LIP, l’avant 1973… La construction d’une force des travailleurs… Vers l’autogestion ». Mais il n’y a pas là une contradiction, le 18 juin Charles ne peut pas encore mesurer l’ampleur du geste des Lip et même s’il en a le pressentiment il doit avant tout masquer l’événement par un discours qui ne lui correspond pas, pour protéger son geste. Et c’est bien de discours qu’il est question « il n’est pas question de parler d’autogestion, on ne va pas aller raconter n’importe quoi » il faut donc peut-être lire la phrase de Charles à l’envers, il ne faut pas en parler, car sinon il y aura un boycott de tous les produits comme du circuit commercial.

Pendant les dix mois de l’événement va donc s’installer un double discours, celui émancipateur tenu par les travailleurs et l’autre officiel entre les représentants des pouvoirs publics et les représentants de Lip. Un discours de la résistance active issue du geste politique et un discours qui tant bien que mal essaie de le recoder et de le dénier par un discours de résistance de réaction. On peut se demander si même le terme d’autogestion n’est pas un terme qui peut avoir des accents de recodage de ce qui a eu lieu vraiment pour les Lip et pour tous ceux qui les soutiennent, c’est-à-dire une remise en question du gouvernement des conduites par un autre mode de vie en communauté qui dépasse le seul cadre de la vie du travail. N’est-ce pas ce que suggère Reine J. dans Lip au féminin quand elle a dû retourner en 74 travailler à nouveau normalement chez Lip sous la direction de Neuschwander

« Lorsque j’ai appris ma réembauche, j’ai eu des sentiments différents. Le premier : une certaine angoisse. Pour moi, c’était la fin de cette liberté qui nous avait permis d’évoluer : liberté fraternelle, liberté d’expression, forme de culture que nous avions acquise en dialoguant avec tous ceux qui sont venus à Lip. C’était, à nouveau, le conditionnement, les horaires à respecter, se lever tôt, courir au travail ; le soir, revenir vite à la maison, recommencer une autre journée avec le mari, les gosses. Autrement dit, je redevenais complètement dépendante de cette société qui ne nous laisse même pas le temps de penser. Je rétrogradais… ».

Et aussi comme le relève Thomas Champeau dans son mémoire « Lip : le conflit et l’affaire », ce n’est pas tant une gestion collective du travail qui comptait qu’agencer un mode de vie qui traverserait et dépasserait celle-ci grâce à un autre mode de production (Charles le 18 juin parle bien d’un mode non orienté par le profit) :

« dans une lettre ouverte aux employées de la Lainière de Giromagny, à l’été 78, “quelques femmes” de Lip écrivent : “Nous devions, en manifestation, crier des slogans tels que : ‘Nous voulons du travail !’ Et cela avait du mal à sortir de notre gorge, parce que le travail, nous savons bien que nous n’aimons pas ça […] nous avons compris que nous avons été trop conditionnées à respecter le travail’’. Suit une critique acerbe des cédétistes ».

Pour finir revenons maintenant vers nous, vers notre présent. Certains ont pu dire de l’événement Lip qu’il clôturait la séquence de 68. Qui peut en être sûr ? Que l’événement Lip ait été préparé par 68 cela ne fait pas de doute mais qu’il soit la fin de quelque chose, il est permis d’en douter. Il n’est pas pertinent de parler de séquence au sujet des gestes politiques. La séquence s’adosse à l’horizontalité chronologique du temps alors que les gestes sont bien plus souterrains. Ils sont un peu comme ces aiguilles qui une fois passées dans le matelas peuvent très bien un jour revenir nous piquer dans notre sommeil. C’est vrai, nous vivons un temps bien matelassé, mais de là à dire que l’aiguille de type « Lip » ne trouera pas à nouveau le matelas social c’est beaucoup s’avancer. Bien sûr, même s’il y a toujours des gestes par ci par là, il est légitime de se demander s’il n’y a pas un dépérissement des gestes. N’y a-t-il plus qu’un seul geste, celui du gouvernement libéral ? De plus, majoritairement semblent n’exister maintenant que des résistances de réaction sans résistance active ou des gestes désespérés (faire sauter l’usine). Les modes d’actions n’ont pas échappé à la normalisation des conduites, ils sont de plus en plus codés, encadrés, prévisibles. On peut même dire qu’ils servent à normaliser la résistance elle-même. Etre un manifestant suffit maintenant à dire que l’on est résistant. Notre époque semble de plus en plus allergique aux gestes de résistances, ne s’y retrouvant qu’avec les mouvements sociaux qui supposent que l’on dispose d’une palette déterminée de modes d’action (« des arènes spécifiques » disent les sociologues) pour faire entendre nos demandes qui, ainsi déposées, pourront donner lieu à des tables rondes présidées par une instance tierce. On en appellera à la pédagogie et à la tolérance. Tout est traité comme s’il n’était plus question que de résistances de réaction. Et inversement, puisque le désert avance, tout geste un tant soit peu original, un peu artistique, passe pour un geste de résistance. Pourtant les événements néfastes ne manquent pas, allons-nous longtemps nous sevrer de gestes véritables ? Alors, pour aller de l’avant, je voudrais terminer en citant cette anecdote que m’a rapportée Charles. Lui aussi semblait bien sevré quand le 1er mai 1966, alors que cette fête était si peu suivie, juste quelques syndicalistes dans une grande salle des fêtes, ils se disaient tous ensemble : il y a trente ans c’était le Front populaire eh bien on n’est pas près de revoir ça ! deux ans après c’était 68 et quelques années après ce fut l’événement Lip. Des gestes avaient troué le matelas. Certains ne pouvaient plus dormir tranquille et d’autres ne le voulaient pas.

Philippe Roy

Trouer la membrane / 2013

Vidéo : Le geste et la palabre, entretien avec Charles Piaget par Philippe Roy
http://www.dailymotion.com/video/xcmgck_le-geste-et-la-palabre-1_news