Origine : http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article250
Les animaux se croient-ils humains ? Une plante peut-elle me parler
en rêve ? Suis-je plus semblable à un jaguar qu’à
un autre homme ? Peut-on partager des qualités avec une montagne
ou une forêt ?... Ces questions, à tout le moins exotiques
pour nous, découlent de plusieurs conceptions du monde étrangères
à notre culture, que Philippe Descola étudie dans
son livre Par delà nature et culture [1].
L’auteur, professeur au Collège de France, élève
de Claude Lévi-Strauss, est titulaire de la chaire d’anthropologie
de la nature. Cet oxymore désigne l’anthropologie comparée
des différentes façons qu’ont les cultures humaines
de classer les êtres du monde, ce que Descola appelle des
ontologies.
Si notre ontologie occidentale opère une séparation
entre nature et culture, d’autres peuples ignorent à
peu près cette distinction. Les animistes considèrent
que tous les êtres, humains, animaux ou inanimés, sont
des sujets, doués d’intériorité. Les
groupes totémistes quant à eux estiment partager un
ensemble de qualités avec un animal autour duquel ils s’individuent.
Dans les sociétés analogistes, les êtres sont
organisés en des « collectifs mondes », ensembles
englobant et harmonieux. La confrontation de ces modes d’organisation
du monde engendre des malentendus, aussi bien théoriques
que politiques.
« Envisagés du point de vue d’un hypothétique
historien des sciences jivaro ou chinois, Aristote, Descartes ou
Newton n’apparaitraient pas tant comme des révélateurs
de l’objectivité distincte des non-humains et des lois
qui les régissent que comme les architectes d’une cosmologie
naturaliste tout à fait exotique au regard des choix opérés
par le reste de l’humanité pour distribuer les entités
dans le monde et y établir discontinuités et hiérarchies.
» [2]
Notre ontologie, celle de la Nature, n’est donc qu’une
option parmi d’autres. L’enjeu de l’anthropologie
comparée est de mieux comprendre d’autres cultures
dont la pensée est aussi universelle, en droit, que la nôtre.
Renouveler ainsi le champ d’étude de l’homme,
en tant qu’être qui opère des « dispositions
de l’être » (comment l’homme attribue-t-il
des propriétés aux choses, conçoit-il des continuités
et des ruptures, et forme-t-il ainsi des collectifs ?).
« Encore faut-il pouvoir intégrer [l’opposition
entre la nature et la culture] dans un nouveau champ analytique
au sein duquel le naturalisme moderne, loin de constituer l’étalon
permettant de juger des cultures distantes dans le temps ou dans
l’espace, ne serait plus que l’une des expressions possibles
de schèmes plus généraux gouvernant l’objectivation
du monde et d’autrui. Spécifier la nature de ces schèmes,
élucider leurs règles de composition et dresser une
typologie de leurs arrangements constituent la tâche principale
que je me suis fixée dans cet ouvrage. » [3]
L’enjeu est aussi de remettre en question notre rapport à
la nature, pour promouvoir « une coexistence moins conflictuelle
entre humains et non-humains, et tenter ainsi d’enrayer les
effets dévastateurs de notre insouciance et de notre voracité
sur un environnement global dont nous sommes au premier chef responsables…
» [4]
Je remercie vivement Philippe Descola pour cet entretien, sous
le regard attentif du fétiche Arumbaya.
L’anthropologue et les Achuar
Actu-philosophia : J’aurais voulu commencer par quelques
questions sur votre travail. Comment vous définiriez-vous
: anthropologue ou ethnologue ?
Philippe Descola : On a coutume de reprendre, en France en tous
cas, une distinction que Lévi-Strauss avait proposée,
il y a pas mal de temps déjà, entre anthropologie,
ethnologie, ethnographie. Quels que soient les inconvénients
de cette distinction, il me semble qu’elle est utile.
L’ethnographie est l’étude sur le terrain, quel
que soit ce terrain. Ce peut être tout près, ce peut
être un commissariat de police, un quartier ouvrier, une tribu
en Amazonie ou en Nouvelle-Guinée. On décrit les usages
et les institutions d’une collectivité. On essaye de
la comprendre par « observation participante », selon
la formule, c’est-à-dire en vivant assez longtemps
en son sein. C’est une première étape.
Deuxième étape : l’ethnologie, qui vise de
façon contrôlée à faire des comparaisons
et des généralisations, à l’échelle
d’un même type de phénomènes, d’une
même aire culturelle, d’une même région.
Si vous travaillez sur les clubs de supporters de football, vous
pourrez étudier les Italiens, les Espagnols et les Anglais,
par exemple. Ou bien vous pouvez étudier des systèmes
de parenté. C’est un degré plus avancé
dans la généralisation.
Puis l’anthropologie enfin, qui est le prolongement de l’anthropologie
philosophique tout simplement : réflexion sur les propriétés
formelles de la vie sociale. Elle s’alimente à toutes
sortes de sources, dont des sources ethnographiques et ethnologiques,
mais aussi des sources historiques. A la différence des deux
premières démarches, c’est une entreprise qui
est plutôt hypothético-déductive, c’est-à-dire
que la comparaison n’y est pas la fin recherchée en
soi. La comparaison est ce qui permet de faire varier des paramètres,
exposés au départ sous forme d’hypothèses.
On a d’un côté une démarche inductive
et généralisante, de l’autre une démarche
hypothético-déductive. Ce sont des approches, des
focales, différentes. Des méthodes aussi qui sont
un peu différentes, mais le tout est généralement
recouvert sous le terme d’anthropologie. La plupart du temps,
les gens qui se définissent comme anthropologues sont plutôt
des ethnologues ou des ethnographes, puisque l’anthropologie
demande un certain niveau de généralisation qui a
été frappée pendant longtemps (en tous cas
pendant les vingt ou trente dernières années) d’un
certain discrédit –voire qui a suscité une grande
méfiance, à la suite de la critique des grands récits.
Elle est en train aujourd’hui de sortir de l’obscurité
où elle était tombée.
Je pense que la réflexion anthropologique est une dimension
fondamentale de notre civilisation. C’est l’une des
caractéristiques de l’Occident que d’avoir développé
une anthropologie explicite, en somme : une théorie explicite
de la condition humaine et de ses variations.
Ainsi, je suis anthropologue, mais j’ai été
aussi ethnographe et ethnologue.
AP : Vous avez commencé chez les Achuar, en Amazonie (en
Equateur), à la fin des années 1970. Comment entre-t-on
en contact avec les Indiens ?
PhD : C’est la chose la plus simple du monde. Ce qui est
compliqué, c’est d’essayer de comprendre ce qu’ils
vous racontent, d’essayer d’en faire quelque chose.
AP : Vous leur dites que vous allez habiter chez eux ?
PhD : Oui, il y a toutes sortes de trucs. Si vous avez un peu voyagé,
ce sont des petites ruses qui ne sont pas différentes de
celles qu’on emploie dans d’autres circonstances. Ce
ne sont même pas des ruses, ce sont plutôt des concours
de circonstances. Ça ne s’est pas trop mal passé,
parce qu’on est arrivé à un bon moment (j’y
étais avec ma femme). On y est resté de façon
continue deux ans et demi, puis ensuite, on est revenus à
plusieurs reprises. On est arrivés au bon moment, en ce sens
qu’il était possible d’accueillir des étrangers,
après une période marquée par l’hostilité
vis-à-vis du monde extérieur. En même temps,
il y avait très peu d’étrangers.
Il y avait aussi un élément de curiosité,
ce qui joue un rôle très important, je pense. Pour
des gens qui vivent dans un monde relativement isolé, comme
c’était le cas des Achuar, le fait d’avoir une
distraction sous la main, comme deux ethnologues, c’était
quelque chose de très intéressant. A maintes reprises,
on a eu l’impression d’être un peu des mascottes.
AP : Ils étaient aussi curieux de savoir comment vous viviez
?
PhD : On passait en fait beaucoup plus de temps à répondre
à leurs questions, que l’inverse.
AP : Ils étaient donc curieux.
PhD : Oui bien sûr. C’est la base de tout commerce
de ce type.
AP : Aujourd’hui, comment vivent-ils ?
PhD : Cela n’a pas énormément changé,
pour toutes sortes de raisons géopolitiques. En particulier,
pour des raisons économiques, l’Equateur n’a
pas eu les moyens de construire des routes. Ils sont donc protégés,
puisque les grands axes de la colonisation sont les routes. D’autre
part, il n’y a pas beaucoup de pétrole. (Il y en a
chez les Achuar du Pérou : les conflits y sont d’ailleurs
assez virulents. Il y a même eu, chez les voisins des Achuar,
les Aguarunas, un conflit qui en est venu à mort d’hommes
il y a quelques mois.) Ils arrivent donc à peu près
à contrôler la situation pour le moment, en contrôlant
le terrain, en évitant que des gens viennent…
AP : Donc ils sont relativement isolés.
PhD : Cela dépend de ce qu’on entend par « isolé
». Ils communiquent avec l’extérieur par des
petits avions. On peut donc pénétrer chez eux, mais
avec leur permission. Cela dit, ils ont des contacts avec des missionnaires,
avec des ONG. Il y a des petites entreprises d’éco-tourisme…
C’est un isolement contrôlé, disons.
AP : Combien sont-ils à peu près ?
PhD : En Equateur et au Pérou, à peu près
cinq mille maintenant. La moitié dans chaque pays environ.
AP : Si je prends la classification de votre livre, eux sont plutôt
des animistes.
PhD : Ils sont même tout à fait animistes. Le travail
que j’ai mené dans Par delà nature et culture,
comme je l’explique dans le livre, est né d’une
interrogation ethnographique, d’un ébranlement face
à la difficulté de comprendre une façon d’être
dans le monde qui sortait pour moi de l’ordinaire –même
si par ailleurs, j’avais lu des choses sur cela. Mais entre
lire Les formes élémentaires de la vie religieuse
[d’Emile Durkheim], d’un côté, et de l’autre,
partager la vie de gens qui tous les matins vous disent qu’un
plant de manioc leur a parlé en rêve, ce n’est
pas du tout la même chose.
Tout ce que j’ai fait par la suite a été commandé
par ces interrogations qui sont nées lors de cette enquête
de terrain. Qu’est-ce que c’est que de vivre dans un
monde dans lequel une distinction nette n’est pas faite entre
nature et société ?
L’animisme
AP : Viveiros de Castro parle de ce « carrousel perspectiviste
»… [5]
PhD : Les Achuar ne sont pas si perspectivistes que cela…
Je discute le perspectivisme dans le livre. Il y en a plusieurs.
De la même façon, il y a pour moi plusieurs animistes.
Il y a le perspectivisme initial, de l’article de Mana [6],
puis le perspectivisme tel que Viveiros de Castro l’a développé
ensuite, notamment dans son dernier livre.
Le perspectivisme initial, c’est-à-dire l’idée
que les non-humains se voient comme des humains, ça c’est
général. Qu’ils voient les humains soit comme
des animaux sauvages, des prédateurs, soit comme des proies,
ce n’est pas aussi généralisé que cela.
On en a des traces très nettes quelque fois dans des mythologies,
dans des récits. [7] C’est quelque fois systématisé.
Chez les Achuar, c’est beaucoup moins net que ça l’est
chez les Tupi, par exemple.
On ne peut pas parler d’un carrousel généralisé
des perspectives. Au quotidien, ce à quoi un ethnologue ou
un ethnographe fait face, ce sont à des énoncés
situés, tout à fait particuliers, qu’il faut
pouvoir interpréter. On peut les interpréter à
l’intérieur d’une théorie générale
–qu’on appelle le perspectivisme ou l’animisme.
Au fond, lorsqu’on est confronté à eux, ce sont
des énoncés ad hoc. Ce n’est pas en écoutant
tous les matins avant l’aube des gens vous raconter leurs
rêves, que vous vous dites que c’est un « carrousel
perspectiviste ». C’est très progressivement,
en réfléchissant à ces énoncés,
en les comparant à d’autres (obtenus ailleurs), qu’on
met en place une grille, un schème d’interprétation,
qui va donner une cohérence générale à
un système d’énoncés ou système
discursif.
Les schèmes d’organisation du monde
AP : Vous dites qu’il y a des sociétés animistes
aussi bien en Amérique du sud, au Canada, en Sibérie...
Comment expliquer que des sociétés si éloignées
dans l’espace, dans des milieux « naturels » si
différents, aient des conceptions si proches ?
PhD : Je ne suis pas du tout parti d’une perspective historique
ou évolutive, c’est très net dans ce livre.
Comme Viveiros de Castro. Nous sommes l’un et l’autre
des structuralistes et donc, de ce point de vue, ce qui compte pour
moi, c’est de faire varier des paramètres dans un espace
continu. Ce qui compte est la transformation d’une forme à
une autre. Que cette transformation ait lieu dans une direction
historique particulière ou pas m’est complètement
indifférent.
AP : Vous vous intéressez peu, par exemple, au fait que
les hommes aient passé le détroit de Béring,
de Sibérie en Alaska.
PhD : Ils ont traversé le détroit de Béring,
on le sait de toute façon. Cela dit, ils ont donné
des choses extrêmement différentes une fois le détroit
passé. Les gens qui sont les plus animiques en Amérique
du Nord sont ceux qui les plus proches du détroit, dans les
régions subarctique et arctique. Ce sont probablement les
dernières vagues de peuplement qui sont restées là,
alors que les premières vagues sont allées assez rapidement
vers le sud. Donc cela n’a pas beaucoup de signification.
Qu’il y ait une continuité, c’est normal. Les
vieilles théories du 19e siècle s’intéressent
à cela : la continuité vient de ce qu’il y a
de grands invariants, qui se retrouvent de la Sibérie jusqu’en
Amérique, du fait de la diffusion. Cela dit, comme le peuplement
s’est fait beaucoup plus tôt qu’on ne l’a
pensé pendant longtemps, trente mille ans d’évolution
interne à l’échelle des Amériques ont
permis beaucoup de brassage.
Ce que j’appelle les modes d’identification sont des
systèmes d’inférences quant aux propriétés,
aux qualités du monde. Ces systèmes d’inférence,
n’importe qui peut les faire, n’importe où. Vous
pouvez faire des systèmes d’inférences animiques,
totémiques etc. Mais dans le milieu où vous évoluez,
où vous avez été élevé, un seul
type d’inférence tend à se stabiliser en un
système. Les autres inférences sont inhibées,
elles ne sont pas productives. Autrement dit, on peut considérer
que dans des régions extrêmement diverses, des gens
ont fait ce type d’inférences et qu’elles se
sont stabilisées. Le milieu est indifférent.
On peut penser –mais c’est purement conjectural (vous
savez, l’anthropologie n’est devenue sérieuse
qu’à partir du moment où elle est sortie des
hypothèses de l’anthropologie évolutionniste,
qui était conjecturale) – qu’il y a un fonds
commun d’inférences animiques et totémiques,
et que les transformations de ces ontologies ont donné l’analogisme
et le naturalisme, au cours de l’histoire. On peut s’amuser
à faire cela. Le naturalisme est sorti de l’analogisme,
c’est avéré. Pour le reste, on peut spéculer.
Est-ce que c’est vraiment intéressant ? Je ne pense
pas.
AP : Vous vous réclamez toujours du structuralisme de Lévi-Strauss.
Quel statut accordez-vous à ces structures, ces invariants
? Vous avez parlé de différents « modes de socialisation
de la nature »…
PhD : Je ne parle plus de « modes de socialisation de la
nature », car cela voudrait qu’il y a la nature d’un
côté et la société de l’autre,
et qu’il y a des catégories sociales qui sont projetées
sur la nature. J’ai employé cette expression il y a
trente ans, je ne vois plus du tout les choses ainsi.
AP : Vous parlez de « matrices ontologiques », d’«
ontologies », de « schèmes ». Quelle expression
convient le mieux ?
PhD : Le schème est le terme le plus générique
pour désigner les mécanismes intellectuels au moyen
desquels ces systèmes inférentiels sont produits et
transmis, au sens du schématisme non pas tellement kantien
mais tel qu’il est employé dans la psychologie cognitive
contemporaine. Ces schèmes sont des mécanismes. C’est
un système d’intégration d’informations
qui va permettre une économie dans l’inférence,
de telle sorte qu’on va avoir tendance à subsumer des
situations nouvelles (tout ce qui nous arrive tout le temps, l’événement)
sous ces schèmes. Il y a des moments où cela ne marche
pas, dans ce cas, le schème est transformé. C’est
un phénomène classique.
Je l’applique dans différents domaines, dont le principal,
celui qui me parait le plus important, le domaine ontologique. Je
l’applique dans ce que j’appelle les modes d’identification,
c’est-à-dire l’assignation ou la détection
dans les objets du monde de certains types de qualités que
je définis par rapport à des qualités que je
me prête à moi-même comme sujet. Et le résultat
de ces modes d’identification, lorsque c’est stabilisé,
c’est une ontologie.
AP : De ces modes d’identification, vous en retenez deux,
qui vous paraissent les plus universels, l’attribution de
physicalité et l’attribution d’intériorité.
PhD : Non, ça c’est le mécanisme qui parvient
à la construction du mode d’identification. C’est
en fait au départ une expérience intellectuelle influencée
par ma lecture de Husserl mais qui au fond est beaucoup plus générale.
Qui est en plus confirmée par les travaux de la psychologie
du développement, selon lesquels un sujet humain, très
jeune, très tôt, appréhende le monde comme une
combinaison d’états mentaux et de processus physiques.
Pour désigner cela, j’ai parlé d’intériorité
et de physicalité. Je suis parti du principe que la combinaison
(le jeu) dans la détection d’états mentaux et
de qualités physiques dans le monde, était les mécanismes
opératoires au moyen desquels le mode d’identification
était constitué.
Le totémisme
AP : En combinant ces attributions d’intériorité
et de physicalité, vous reconstituez quatre ontologies de
manière systématique : animisme, totémisme,
analogisme et naturalisme (naturalisme qui est notre ontologie).
Nous avons parlé de l’animisme. Venons-en au totémisme.Quel
statut lui accordez-vous ? Dans Le totémisme aujourd’hui,
Lévi-Strauss a critiqué l’usage du terme totémisme,
n’y voyant qu’une projection occidentale, sur des peuples
qui ne seraient pas encore sortis de la confusion entre nature et
culture. Le totémisme est-il une institution, un ensemble
de croyances, une illusion de notre part ?...
PhD : Il y a deux conceptions du totémisme chez Lévi-Strauss,
qu’il a développées simultanément, puisqu’elles
sont présentes l’une dans Le totémisme aujourd’hui,
l’autre dans La pensée sauvage, qui sont deux livres
de 1962.
Dans Le totémisme aujourd’hui, Lévi-Strauss
fait une critique des théories de la projection, en disant
que ce qui compte, ce n’est pas l’identification d’un
individu avec un animal ou avec une espèce. Ce qui compte,
c’est un système classificatoire qui permet de donner
de l’ordre au monde, système au moyen duquel on transporte
des écarts, des discontinuités perceptives dans l’environnement,
en l’occurrence entre des espèces naturelles, pour
s’en servir pour penser des discontinuités entre groupes
sociaux. En ce sens-là, cette théorie réduit
le totémisme à un dispositif classificatoire universel,
qui n’est ni plus ni moins présent en Australie ou
dans les sociétés dites primitives qu’ailleurs.
Dans La pensée sauvage, Lévi-Strauss dit qu’il
y a une autre forme de totémisme, c’est au contraire
l’identification de groupes humains avec des espèces
animales, avec qui ces groupes humains disent partager des qualités.
Il donne comme exemple les Chicaso, qui sont des Indiens du sud-est
des Etats-Unis. A la différence de ce qui se passe dans les
classifications totémiques, on a là une image à
la fois sociale et naturelle, mais fragmentée. Ce sont des
groupes d’humains et de non-humains. C’est cette conception
du totémisme qui l’intéresse : elle n’est
pas classificatoire mais ontologique. Elle met l’accent sur
le partage de qualités entre des humains et des non-humains.
Elle met donc l’accent sur un certain type de continuités
entre eux, en même temps qu’elle affirme des discontinuités
à un autre niveau : des discontinuités avec d’autres
groupes d’humains et de non-humains.
AP : Dans le totémisme, selon votre classification, il y
a des ressemblances de corps aussi bien que d’intériorités
à l’intérieur de ces groupes.
PhD : Oui, là les termes sont utilisés à la
limite de leur pertinence. Je suis parti de ce mécanisme
opératoire. Ce qu’on peut dire, c’est que, dans
les cas les mieux décrits, les plus connus, les plus «
idéal-typiques » de totémisme (en Australie),
il y a un partage des qualités physiques et morales. Tous
les auteurs qui parlent de ce totémisme insistent là-dessus.
Dans un même groupe d’humains et de non-humains, il
y a des qualités issues du prototype totémisme. A
la fois des qualités physiques (de comportement, de couleurs,
d’épaisseur du sang…) mais aussi morales (tempérament
: plus ou moins grande vivacité, forme, dispositions à
faire telles choses…). C’est pris à un certain
niveau d’abstraction. C’est pour cela que j’emploie
ces termes d’intériorité et de physicalité,
de manière à manifester un contraste. En même
temps, ce contraste couvre un ensemble de phénomènes
extrêmement large.
AP : Vous vous êtes tenus à ces deux termes. Vous
dites cependant que vous auriez pu en prendre d’autres : la
façon de concevoir le temps (temporalité)… [8]
PhD : Il me semble que ce sont des conséquences. Ce qui
est premier, ce sont ces deux termes (physicalité, intériorité).
C’est pour cela que l’approche que j’ai développée
pourrait être qualifiée d’ontologie structurale.
Elle met l’ontologie, les distinctions en termes de qualités,
au point de départ, tout le reste en découlant. Je
fais l’hypothèse qu’il y a d’autres modes
: de temporalité, de spatialisation, de catégorisations…
qui découlent de cette ontologie. J’ai consacré,
mais jamais publié, un cours au Collège de France
il y a quelques années, sur la catégorisation. Je
l’évoque un peu dans Par delà nature et culture,
pour montrer comment nous avons deux grandes formes de catégorisation
: prototypique et par attributs. Chacune correspond à certaines
ontologies. Par prototype pour l’animisme et le naturalisme
; par attributs pour l’analogisme et le totémisme.
Je m’intéresse depuis quatre ou cinq ans aux images,
c’est-à-dire à la figuration. Aux modes de figurations
en tant qu’ils me paraissent –sinon dérivés
(car parler en termes génétiques est toujours périlleux)
– du moins étroitement connectés avec l’une
ou l’autre de ces ontologies. Je fais de l’expérimentation,
pour voir comment ça marche avec d’autres attributions.
Je l’ai fait un peu dans mon livre pour voir quelles sont
les conséquences pour l’organisation des collectifs
–ce qu’on appelle habituellement la sociologie ou l’organisation
sociale. Egalement avec les questions épistémologiques.
Maintenant, je regarde cela du point de vue des images. A mon sens,
c’est l’ontologique qui prime.
AP : Quels types d’images ?
PhD : Toute production iconique. Toutes les images m’intéressent.
J’ai fait une exposition là-dessus au quai Branly,
qui est un premier galop d’essai.
AP : Que retirez-vous de ces études iconiques ?
PhD : J’ai publié un livre à ce sujet, le catalogue
de l’exposition La fabrique des images. Je vous y renvoie,
car il y en aurait pour plus d’une heure d’entretien
rien qu’à ce sujet !
L’analogisme et le naturalisme
AP : Pour revenir à Par delà nature et culture, nous
avons parlé de l’animisme et du totémisme. Sur
l’analogisme, maintenant : il nous est plus proche. On le
retrouve déjà en Chine, dans l’Egypte des Pharaons,
chez des Indiens de Bolivie, les Chipayas…
PhD : Oui, dans les cultures hautes (hautes parce qu’elles
sont en hauteur dans le monde andin, dans la Méso-Amérique).
AP : Cette ontologie, on l’a longtemps connue en Occident.
A quand peut-on la faire remonter ? Au cosmos grec, à Plotin
?...
PhD : Oui, tout à fait. A mon sens, aussi loin qu’on
aille dans le monde du Proche-Orient et de l’Egypte, on trouve
les caractéristiques de l’analogisme. Ce que je trouve
intéressant, c’est que j’ai fait ces propositions
de manière un peu aventureuse (je ne suis pas spécialiste
de l’histoire universelle) et qu’en ce moment, des gens
se saisissent de ces catégories pour s’en servir, pour
l’analyse compétente, notamment des historiens. Un
jeune historien vient de soutenir une thèse sur l’image
au Moyen-Âge, il s’intéresse précisément
à cette transformation progressive : le passage au naturalisme.
Le naturalisme est apparu dans les images avant d’apparaître
dans les systèmes discursifs.
Alors que dans les systèmes discursifs, le naturalisme apparaît
au 17e siècle, avec la révolution mécaniste,
dans les images, il apparaît au 15e siècle et même
probablement avant, dans la deuxième moitié du 14e
siècle. Les images n’ont pas le même rythme de
transformation que les systèmes discursifs. Ce qui m’intéresse,
c’est de voir des chercheurs compétents dans un domaine
utiliser ces outils pour les faire travailler. On voit émerger
à partir du 13e siècle, dans les images et aussi parfois
dans les textes, les principes du naturalisme.
Il y a un colloque organisé en février [2011], qui
doit se conclure par un débat entre moi et Geoffrey Lloyd,
sur la question de l’analogisme en Grèce archaïque.
Le premier livre de Lloyd, Polarity and Analogy, porte sur l’usage
de l’analogie dans la pensée grecque. J’étais
au Mexique pour un mois de conférences. Les mexicanistes
sont très intéressés par l’idée
d’analogisme comme moyen de comprendre les systèmes
méso-américains. Moi je suis un peu en retrait. Je
continue à travailler sur les images, mais j’attends
d’être confirmé ou infirmé.
AP : Quels sont les traits dominants dans l’analogisme ?
Entre quoi et quoi fait-on des analogies ? Entre macrocosme et microcosme…
PhD : Oui, c’est le grand classique, bien sûr. Il faut
insister sur le fait que ce qui caractérise tant l’animisme
que le naturalisme, c’est une différence d’échelle
par rapport aux autres ontologies. Dans l’animisme et le naturalisme,
au fond, les entités par rapport auxquelles on établit
des continuités ou des discontinuités sont des classes
morphologiques : des espèces, des sujets. Alors que dans
le totémisme comme dans l’analogisme, ce qui est au
premier plan, ce sont des qualités « infra-personnelles
» : des états, des propriétés, des situations…
Les sujets y sont de ce fait beaucoup moins constitués. Ce
sont des couleurs, des odeurs, des parfums, des mouvements, des
périodes du jour ou de l’année. Quelquefois
des fruits… Des positions sociales etc. Tout est matière
à analogie. Tout est matière à tresser des
réseaux de correspondances entre des états, des qualités,
des propriétés… [9]
AP : Vous parlez, en clin d’œil à Jacques Bouveresse,
de ces vertiges de l’analogie.
PhD : Une fois qu’on est rentré dans ces systèmes…
A la fois, je suis d’accord avec Bachelard lorsqu’il
dit qu’il y a un saut important entre la physique des qualités
sensibles et la physique moderne (la physique des qualités
sensibles est un monde dont il est très difficile de sortir,
car tout fait écho, tout fait signe, tout est indice de quelque
chose d’autre). Et en même temps, si on n’est
pas passé par là, on ne peut pas rentrer dans une
physique moderne, car c’est une physique où les éléments
du monde sont décomposables et peuvent être recombinés
entre eux, selon des lois. Au fond, en transposant, c’est
aussi le principe d’une physique des qualités sensibles.
Il y a un substrat, qui fait qu’on peut passer de l’une
à l’autre. On peut toujours gloser : « Kepler,
astrologue ou astronome ? La différence entre la chimie et
l’alchimie n’était pas très nette…
» Oui, bien sûr. Car les principes, ontologiquement,
sont les mêmes. Il y a un substrat analogique qui perdure
dans le naturalisme.
Relations entre ontologies
AP : Vous montrez que le naturalisme n’est qu’une théorie
parmi d’autres, pas nécessairement supérieure
aux autres.
PhD : Ce n’est pas une théorie, c’est une ontologie.
Une théorie est réflexive, pas une ontologie. Une
ontologie peut être « réflexivée »
si je puis dire. Elle peut faire l’objet d’un travail
réflexif, c’est là-dessus qu’on travaille.
Lorsque je travaille sur le naturalisme, je travaille sur des textes
de Galilée, Bacon, Descartes… L’ontologie elle-même
n’est pas réflexive.
AP : Elle nous imprègne depuis notre enfance.
PhD : Oui. Des propositions comme celles qui peuvent être
faites par un animiste nous paraissent absurdes, superstitieuses.
Or, quand on y songe, prêter de façon fugace de l’intentionnalité
à un non-humain n’a rien de bizarre. C’est même
un réflexe, quand notre ordinateur tombe en panne au moment
où on en a le plus besoin. Cela nous arrive constamment,
sans être stabilisé dans une ontologie, parce que ce
sont des occurrences accidentelles, qui sont ensuite inhibées.
AP : On refuserait de les développer, parce qu’on
les trouverait ridicules.
PhD : Il y aurait une sorte de censure des propositions qui découlent
de ces inférences. Vous pouvez dire que vous parlez avec
votre chat. On trouvera cela normal. Mais si vous dites que votre
chat mène une carrière, si vous développez
et vous dites qu’il y a une société de chats,
avec un syndicat etc., on vous regardera de travers.
AP : L’animisme, de notre point de vue, fait des inférences
qui ne sont pas vérifiables par la science.
PhD : Oui, mais les inférences que vous faites dans le naturalisme,
il n’y a qu’une minuscule minorité de gens qui
les vérifient. Quels sont les deux inférences du naturalisme
? Caractère distinctif de l’intériorité
humaine (seuls les humains ont un langage, une subjectivité…),
d’autre part, le fait que du point de vue physique, les humains
ne se distinguent pas beaucoup des non-humains (ils sont gouvernés
par les mêmes lois physiques, chimiques etc.) Cela, vous ne
le savez pas depuis votre enfance.
Bouvard et Pécuchet se mettent à étudier la
chimie : ils découvrent avec surprise qu’il y a de
l’albumine dans leur corps comme dans les blancs d’œufs,
du phosphore, de l’hydrogène comme dans les réverbères…
Ils sont surpris car cela désacralise le caractère
distinctif des humains, car il y a des corps chimiques semblables.
Cela, vous l’avez appris, par tout un système d’enquêtes
et de transmissions des savoirs, qui vous a façonné,
qui vous a appris ces choses-là. Ce n’est pas spontané.
AP : Lorsqu’on a vécu selon une certaine ontologie,
il est alors presque impossible d’en sortir…
PhD : Si, on peut en sortir… On en revient à ce que
vous disiez sur le structuralisme. Au départ, ces quatre
ontologies sont un groupe de transformations (on fait varier un
élément). Or, un tel groupe n’a de sens que
parce qu’il permet de passer de l’une à l’autre
ontologie. Toute la question est de savoir dans quelles conditions.
Les conditions individuelles ne sont pas si complexes. On peut
basculer. On le sait par toutes sortes d’expériences
historiques : des gens élevés dans l’animisme,
qui sont devenus des scientifiques. Je pense à un cas particulier,
le grand géographe de Catherine II, qui était en fait
un chasseur Tunguz, venu du fin fond de la Sibérie. Pour
basculer d’un régime dans un autre, il faut que l’environnement
social soit favorable.
AP : Il faut être immergé dans une culture.
PhD : Il faut être immergé dans une culture. Au fond,
je pense que, du point de vue ontologique, les changements ne sont
pas tellement amples. On a constamment sous les yeux des cas de
gens qui sont dans le malaise, dans une situation complexe. Un Achuar
peut devenir médecin. Il va « balancer » entre
ces deux mondes. C’est une caractéristique du schématisme
: un schème est un dispositif d’intégration
de connaissances, qui doit, pour être efficace, ne pas être
réflexif ni formalisé. Dans certaines circonstances,
lorsqu’il est confronté à des situations nouvelles,
il doit être réaménagé. Ce qui doit être
réaménagé n’est pas tellement le schème,
c’est un modèle culturel issu de ce schème.
Le schème lui-même se brise. Cela donne ces situations,
quelquefois tragiques, de basculement, de transformations, que les
gens connaissent quand ils sont transportés dans un autre
monde culturel.
AP : Vous présentez l’aspect problématique,
au sens kantien, de ces quatre ontologies, dans un chapitre intitulé
« Métaphysique des mœurs ». Par exemple,
quand un animiste tue un animal à la chasse, il se demande
s’il n’a pas tué une personne.
PhD : Oui, ils doivent « désubjectiver » un
sujet. Quand vous vous nourrissez exclusivement de « sujets
», cela pose des problèmes métaphysiques. Si
vous dites que le monde est composé de sujets, il faut en
tirer les conséquences quand on les mange.
AP : Vous montrez qu’on trouve dans chaque ontologie des
« angoisses métaphysiques » propres, qui ne se
trouvent pas dans les autres. Un « naturaliste » se
demande s’il a des pulsions animales, un animiste s’il
mange une personne quand il mange un animal. [10] De même
dans le totémisme…
PhD : Dans le totémisme, c’est la question de l’individuation.
Comment individuer des entités qui partagent des qualités
physiques et morales communes ? Il y a l’individuation par
la forme. Mais ces entités partagent tellement d’autres
qualités que c’est insuffisant. On individue à
l’intérieur d’ensembles.
AP : Dans l’analogisme, il s’agit d’englober
harmonieusement des êtres tous dissemblables, répartis
sur une sorte d’échelle graduée.
PhD : C’est arriver à totaliser. Dans un système
où tout est singulier, arriver à prendre un point
de vue unitaire sur ces singularités.
AP : Il faut alors trouver un personnage supérieur sur qui
repose l’harmonie.
PhD : Oui, le monothéisme est une bonne solution. Avec le
Pharaon ou l’Inca… [11]
Schéma de Stéphane Callens, d’après
Philippe Descola, sur Développement durable et territoires
Conflits ontologiques, conflits politiques
AP : Pour vous qui avez étudié ces quatre schèmes,
est-il possible d’aboutir, sinon à une synthèse
d’eux, du moins à une vision moins partiale et partielle
des rapports entre l’homme et le monde ?
PhD : Une vision unitaire ? Non, ce n’est pas mon genre,
les synthèses œcuméniques. Je pense que le monde
contemporain nous donne une très bonne image de malentendus
culturels. Des incompréhensions entre des peuples, des collectifs,
du fait d’ontologies qui ne sont pas coïncidentes. Les
meilleurs cas sont ceux que nous connaissons bien en tant qu’anthropologues,
de malentendus entre populations autochtones et des agents du développement,
ou avec des ONG environnementalistes.
AP : Vous parlez de ces indigènes qui se plaignent qu’on
appelle leurs terres une « réserve naturelle »,
car pour eux, ce n’est pas un milieu naturel, mais travaillé
depuis des siècles.
PhD : Oui, bien sûr, en Australie. C’est un cas très
courant.
AP : De la même façon, des peuples d’Amazonie
qui considèrent, s’ils devaient trancher, que le milieu
domestique est la forêt, tandis qu’à la limite,
le milieu sauvage seraient ces villes en béton, inhabitables
pour eux.
PhD : Oui, c’est constant de nos jours. Ce n’est pas
parce que ces populations « non-modernes » sont pour
certaines peu nombreuses que le malentendu disparaît. Le malentendu
se fait aussi avec les populations analogistes, dont les effectifs
sont gigantesques ! Les antagonismes très forts entre l’Occident
–pour employer un grand terme – et la Chine, viennent
de là aussi. Du point de vue de la théorie politique,
le système de gouvernement des collectifs qui s’est
mis en place avec l’idéologie des Lumières,
tout à fait naturaliste (position des sujets, égalité
isométrique…), va à l’encontre des modèles
analogistes, qui permettent de penser l’intégration
d’une foule de sujets par des dispositifs d’équilibre.
Les Chinois parlent d’harmonie. Le mandat céleste de
l’Empereur était de maintenir l’harmonie entre
les composantes humaines et non-humaines de l’Empire. Ce que
fait le secrétaire général du parti communiste,
c’est la même chose aujourd’hui. Il y a un affrontement
d’un modèle contre un autre. Les oppositions ontologiques
sont toujours là. Pour autant, en Chine, il existe des gens
qui se sont saisis du modèle naturaliste et démocratique,
pour lancer des revendications. Mais les malentendus sont toujours
là. La synthèse œcuménique n’est
pas pour demain.
AP : Les malentendus politiques ont une base ontologique. On ne
s’entend pas sur ce qu’est l’organisation du monde
et l’organisation politique.
PhD : Sur ce que ce que sont les composantes d’un collectif.
Pour nous, un collectif –c’est très net depuis
le 18e siècle, mais c’était déjà
présent chez Aristote – est composé au premier
chef d’humains : des individus libres, sujets de droits, dotés
d’un libre-arbitre, qui délibèrent des affaires
publiques. Dans beaucoup d’autres collectifs, en Chine ou
dans les Andes en Bolivie, les collectifs sont beaucoup plus larges
que des collectifs humains. Les principes de fonctionnement ne sont
pas du tout les mêmes que les nôtres. Aussi lorsqu’on
dit qu’Evo Morales [12] fait de l’indigénisme
folklorique, il y a probablement de cela. Mais en ce moment, en
Bolivie et en Equateur, il y a des phénomènes politiques
intéressants. A l’intérieur d’un modèle
général qui est celui des républiques bolivariennes,
fondées sur le modèle des Lumières, on réintroduit
des mécanismes de constitution de collectifs pas du tout
issus des Lumières.
AP : Dans l’altiplano bolivien, ils mettent beaucoup en avant
la terre-mère, la Pachamama, et toute la culture qui en découle
(la culture de la coca, notamment). Evo Morales y est populaire.
Au contraire, dans la région de Santa Cruz, dans l’est
du pays, ils n’aiment pas les gens de l’altiplano. Le
pays en est divisé.
PhD : La dernière constitution équatorienne introduit
dans sa première partie des droits de la nature. Il y a des
droits de la nature, ou de la Pachamama. Ce n’est pas une
bonne traduction (nature pour Pachamama), mais rien que cela est
un problème intéressant.
AP : Il y a eu un sommet pour les droits de la terre-mère,
en avril dernier, à Cochabamba en Bolivie. C’était
un sommet contestataire organisé par Evo Morales, après
l’échec du sommet de Copenhague.
PhD : La Pachamama a un côté slogan maintenant. C’est
une façon de donner à la terre, mais aussi aux lacs,
aux montagnes, aux grottes, aux sources, un statut particulier à
l’intérieur de ce collectif, comme des agents de même
niveau. Et ça change tout dans la vie politique ! Alors que
chez nous, les non-humains ne sont représentés que
dans des chaînes extrêmement longues de médiations.
Ce qui fait que leur présence est toujours cachée
derrière des tractations entre humains. Je pense qu’il
y a de l’avenir pour des débats ontologiques vigoureux,
peut-être au premier chef sur le plan politique.
AP : Ces revendications, pour reprendre l’exemple de l’Amérique
du Sud, rejoignent aussi la contestation altermondialiste, contre
la politique des Etats-Unis.
PhD : Ce que je trouve intéressant, c’est qu’on
est passé, dans le monde andin, d’un discours anticapitaliste
de type marxiste classique, révolutionnaire ou réformiste,
à un discours beaucoup plus confus et complexe, quelque fois
folklorique en apparence. Discours qui reflète sans doute
de manière plus fidèle une longue tradition, métissée
bien sûr dans la période coloniale, de collectifs comprenant
beaucoup plus que des humains.
Le Marx du marxisme-léninisme est naturaliste, surtout sous
sa forme dogmatique et appauvrie, tel qu’elle se rencontre
la plupart du temps en Amérique latine. (Le premier Marx
est bien plus complexe, hégélien…) On bascule
aujourd’hui dans quelque chose d’autre, bien que cela
prenne encore des formes folkloriques, proliférantes…
Elles sont très intéressantes à étudier
car elles sont le symptôme de ce que le modèle naturaliste,
sur le plan politique, a du mal à fonctionner là-bas.
Il y a des variations. Le Brésil est un exemple de succès
naturaliste. Lula est un naturaliste extrêmement efficace…
Les collectifs
AP : Vous employez volontiers le terme de collectif, que vous préférez
à celui de culture ou de société, car un collectif
regroupe à la fois des humains et des non-humains.
PhD : L’idée de société telle que nous
la connaissons maintenant est tardive, y compris dans notre évolution
d’Européens. Cette idée s’est constituée
par émondage des non-humains. En un sens, c’est très
bien…
AP : Vous restez naturaliste.
PhD : Politiquement, je trouve les avantages du naturalisme gigantesques.
Je ne suis pas prêt à devenir un citoyen Chinois de
base, dans un grand monde régi par l’harmonie du mandat
céleste du secrétaire général du PC
!
Cela dit, la façon dont nous pensons des réalités
ontologiques ou cosmologiques des autres populations –à
partir des outils forgés pour réfléchir sur
notre propre histoire et maîtriser notre propre destin –cette
façon de procéder conduit à faire passer sous
notre toit des gens qui ne sont pas passés par la même
évolution historique. Parler de sociétés consiste
à croire que partout l’unité de base est un
groupe d’humains qui s’assemblent, avec autour de lui
des bases matérielles, des outils, des ressources, des animaux,
des machines…
Or, l’idée de collectif, que j’emprunte à
Bruno Latour [13], me parait intéressante, car elle ne préjuge
pas de ce qui constitue le collectif. Il y a différentes
formes de collectifs, dont celle qui nous est familière :
la société qui exclue les non-humains. Il y a aussi
d’autres formes, qui agrègent, selon des formules très
diverses (c’est le rôle de l’anthropologie de
les étudier) des non-humains en leur sein.
C’est en ce sens qu’on doit passer, il me semble, d’une
sociologie de la société à une sociologie des
collectifs.
AP : Vous parlez d’un universalisme relatif, qui saurait
s’ouvrir à d’autres formes de pensées.
PhD : Ce qu’il y a d’universel, c’est un certain
type de relations. C’est pourquoi je parle d’universalisme
relatif. Quand j’en parle, je pense à l’universalisme
normatif des droits de l’homme. Celui-ci, qui s’est
constitué après la seconde guerre mondiale, est devenu
la doctrine de l’UNESCO. Il s’est généralisé,
avec un certain succès. Un certain succès, car on
rencontre des obstacles en Chine, dans le monde arabo-musulman…
Cet universalisme est fondé sur des principes d’individualisme,
de séparation des sujets humains des autres, qui ne sont
pas universels. Ce qui suppose qu’on les impose, et qu’on
impose donc notre propre cosmologie au reste du monde. Une façon
différente de procéder consisterait à se mettre
d’accord sur le type de rapports entre humains, comme entre
humains et non-humains, qu’on juge acceptables. Peut-être
que cela permettrait d’arriver à un universalisme plus
légitime et plus englobant, car fondé sur un accord
plus large. On en est loin. Mais pourquoi pas ?
AP : Je vois que vous avez sur votre bibliothèque le fétiche
Arumbaya.
PhD : Oui. Le vrai, bien évidemment !
AP : Il vient, selon Hergé, de la tribu des « Bibaros
», chez qui séjourne l’explorateur Ridgewell…
PhD : Oui. Hergé était bien renseigné sur
ces sociétés.
AP : Dans l’Oreille cassée, on voit quelque chose
que vous racontez dans votre livre : ces Indiens sont capables de
« décapiter » une fleur avec une flèche
de sarbacane. Derrière les « Bibaros » d’Hergé,
on reconnaît d’ailleurs les Jivaros, dont les Achuar
font partie. Ils ne vous ont pas réduit la tête ?
PhD : Non, comme vous voyez !
Notes
[1] Par delà nature et culture, Gallimard, NRF, 2005
[2] Pages 98-99.
[3] Page 13.
[4] Page 276.
[5] cf. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales,
PUF, 2009. Compte-rendu de ce livre sur ce site : http://www.actu-philosophia.com/spi...
[6] Mana est une revue d’anthropologie de Rio de Janeiro,
dans laquelle Ph. Descola et E. Viveiros de Castro ont publié
des articles sur la pensée amérindienne.
[7] « Chez les Secoya, par exemple, les Indiens morts sont
censés percevoir les vivants sous deux avatars contrastés
: ils voient les hommes comme des oiseaux oropendolas et les femmes
comme des perroquets amazones ». Page 28.
[8] En plus du mode d’identification, Philippe Descola s’intéresse
dans son livre au mode de relations (échange, commerce, protection,
alliance, prédation …), que je n’ai pas abordé
pour ne pas allonger l’entretien.
[9] « Car ce n’est pas un fourmillement de sociétés
singulières que l’analogisme déploie sur le
fond de cet universalisme que l’on ose à peine qualifier
de « naturel », mais bien un universalisme d’un
autre ordre, celui des myriades de subjectivités diffractées
qui animent toute chose d’une intention à découvrir
[…] Et c’est là probablement une raison du succès
persistant des « sagesses orientales » dans un Occident
désenchanté : en éliminant tout de go l’irritante
question du relativisme culturel, zen, bouddhisme ou taoïsme
offrent une alternative universaliste plus complète que l’universalisme
tronquée des Modernes […] puisque tout homme, grâce
à la méditation, est réputé pouvoir
puiser en lui-même la capacité d’expérimenter
la plénitude d’un monde sans fondement préalables,
c’est-à-dire débarrassé des fondations
particulières qu’une tradition locale pourrait lui
assigner ». Page 412.
[10] « Le problème épistémologique du
naturalisme, on le voit, est exactement inverse de celui de l’animisme
: alors que celui-ci s’interroge sur la place du « naturel
» (des différences physiques) dans un monde presque
intégralement « culturel », celui-là ne
sait pas trop où placer la Culture (les différences
morales) dans l’universalité de la Nature ».
Page 398
[11] Ainsi, la Chine en appelle aussi bien aux Ancêtres qu’à
une hypostase du monde, le tao, « car le plus souvent, et
devant l’ampleur de la tâche, on prendra la sage précaution
de combiner plusieurs principes totalisateurs » (page 414).
La politique est alors une technique propre à assurer le
maintien de ces « collectifs-mondes analogiques » (page
415). (On ne peut du reste s’empêcher de penser à
la figure du tisserand royal de Platon, dans le Politique.)
[12] Président de la République de Bolivie, le premier
à être issu de l’ethnie aymara, majoritaire dans
la région de La Paz.
[13] cf. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été
modernes, La Découverte, 1991.
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