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POUR UNE EPISTEMOLOGIE DE LA FRAGILITE
Plaidoyer en vue de la reconnaissance scientifique de pratiques transfrontalières
Philippe CORCUFF

Paru dans la Revue Européenne des Sciences Sociales – Cahiers Vilfredo Pareto
Tome XLI, n°127, décembre 2003, pp.233-244
“ Pour une autre science sociale ”
Actes du XXe colloque annuel du Groupe d’Etude “ Pratiques sociales et Théories ”, édités par Gérald Berthoud
Genève-Paris : Librairie Droz

POUR UNE EPISTEMOLOGIE DE LA FRAGILITE
Plaidoyer en vue de la reconnaissance scientifique de pratiques transfrontalières

Philippe CORCUFF
(Institut d’Etudes Politiques et Centre de politologie de Lyon, Centre de recherches sur les liens sociaux CNRS-Université de Paris V)

“ Le courage dans le désordre infini de la vie qui nous sollicite de toutes parts, c’est de choisir un métier et de bien le faire, quel qu’il soit (…) c’est d’accepter et de comprendre cette loi de la spécialisation du travail qui est la condition de l’action utile, et cependant de ménager à son regard, à son esprit, quelques échappées vers le vaste monde et des perspectives plus étendues. Le courage, c’est d’être tout ensemble, et quel que soit le métier, un praticien et un philosophe. Le courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant à la vie générale. (…) Le courage, c’est d’accepter les conditions nouvelles que la vie fait à la science et à l’art, d’accueillir, d’explorer la complexité presque infinie des faits et des détails, et cependant d’éclairer cette réalité énorme et confuse par des idées générales. ”
Jean Jaurès, Discours à la jeunesse (1903).

Je voudrais, dans mon intervention, esquisser une des voies possibles de réponse à la question du “ flottement ” actuel, voire de “ la crise ”, des sciences sociales. Je sillonnerai, pour ce faire, plusieurs problèmes transversaux à une série de pratiques, de méthodologies, de courants théoriques ou de domaines d’investigation des sciences de l’homme et de la société, sans pour autant prétendre à une vision panoptique des activités sociologiques qui débordent largement mon expérience, mes compétences et les bornes mêmes de mon champ de vision. Cette amorce de réflexion à tonalité épistémologique et théorique quant à une redéfinition possible des sciences sociales s’appuie sur deux types d’expériences au cours des quinze dernières années : d’une part, un travail intellectuel à des niveaux variés de la sociologie et de la science politique (empiriques, méthodologiques, théoriques, épistémologiques) et, d’autre part, des va-et-vient entre la démarche proprement scientifique et d’autres champs de savoirs (la philosophie) ou de pratiques (l’engagement social et politique, la littérature, la chanson ou le cinéma).
La notion métaphorique de “ fragilité ” me servira de passeur entre des registres différents. Ce terme n’est pas à proprement parler un concept, mais plutôt un mot polysémique servant à pointer des passages multiples, et notamment : 1e) des passages entre l’outillage des sciences sociales (méthodologique, théorique et épistémologique) et les objets qu’elle interroge et qu’elle construit (tout particulièrement dans le contexte socio-historique des sociétés individualistes occidentales contemporaines, où les avancées de l’individualisation ont contribué à brouiller les référents traditionnels et à accroître les incertitudes et les inquiétudes des acteurs sociaux, et donc leur fragilité ) ; 2e) des passages entre des expériences d’engagement dans la cité et le domaine du laboratoire scientifique ; 3e) des passages entre des problèmes posés aux sciences sociales et ceux thématisés par d’autres “ jeux de langage ” (cinéma, littérature, chansons notamment) ; et 4e) des passages entre le registre scientifique et le registre philosophique (notamment à travers la philosophie morale et politique).
Cette métaphore de la fragilité est maniée par un chercheur aux coordonnées identitaires particulières : ainsi je me définirai depuis quelques années comme “ transfrontalier ”. Un transfrontalier travaillant à faire germer des formes d’intelligibilité à la frontière de différents champs de savoirs et de pratiques. Je considère que cette pratique transfrontalière ne s’inscrit pas dans le cœur des sciences sociales, qui doit pouvoir se situer dans le dialogue scientifique entre théorie et empirie animant la logique de production du savoir sociologique. Toutefois, je défends la légitimité d’une telle activité transfrontalière, du point de vue de la dynamique scientifique elle-même, dans le sens où elle peut servir de sas d’ouverture pour le renouvellement continu des catégories scientifiques, contre les inerties et les routines internes aux champs scientifiques eux-mêmes.
Cette pratique transfrontalière risque cependant d’être confrontée à deux écueils : le raidissement scientiste qui l’illégitimerait et le relativisme “ post-moderne ” qui casserait ses liens avec la science (dans la dissolution des notions de vérité et de réalité, comme on peut l’observer, par exemple en France, dans des écrits comme ceux de Jean Baudrillard ou de Michel Maffesoli ). Pour ne céder ni aux généralisations hâtives (si tentantes dans les activités transfrontalières), ni au “ tout se vaut ” relativiste, il m’apparaît important d’être doté de l’instrument que constitue la réflexivité critique (dont la réflexivité sociologique constitue une composante). Cette perspective transfrontalière, ni scientiste, ni relativiste, nourrit une posture plus large aux composantes épistémologiques, éthiques et politiques, qui, en retour, lui sert de point d’appui : celle de la redéfinition des valeurs des Lumières (comme l’humanité, la raison et le progrès), que j’ai nommée, encore une fois métaphoriquement, Lumières tamisées . Ces lumières tamisées se situent dans le sillage de “ l’autoréflexion critique des Lumières ” ouvert par Theodor Adorno et Max Horkheimer . En explicitant un peu plus mon point de vue, j’aurais pu alors sous-titrer mon intervention : Plaidoyer pour que soit reconnue une modeste place scientifique à des transfrontaliers, sans excommunication scientiste ni exaltation du relativisme post-moderne.
Ma présentation sera synthétique, schématique et hésitante, car en cours de formulation. Elle tournera autour de onze propositions envisagées comme des hypothèses livrées à la discussion et adossées à des travaux, qui seront mis en référence dans le cours du texte. Certaines de ces propositions sont déjà assez largement admises dans la communauté sociologique, d’autres susciteront davantage de contestations.

ONZE PROPOSITIONS

Première proposition : On doit déplacer la problématisation des rapports entre connaissance savante et connaissance ordinaire dans les sciences sociales, dans le sens de la triple reconnaissance de continuités, de discontinuités et de va-et-vient entre les deux registres .
A l’écart tant de la tradition de “ la rupture épistémologique ” (de séparation radicale des deux ordres de connaissance) que de la tentation ethnométhodologique d’une indistinction entre les deux pôles, on constatera des proximités et une circulation (dans les deux sens) entre les deux domaines, d’une part, et des spécificités et des différences respectives, d’autre part. On a là une première fragilité épistémologique des sciences sociales. Cette caractérisation autorise, par ailleurs, des passages entre sciences sociales et d’autres registres cognitifs-discursifs, sans pour autant tout confondre .

Deuxième proposition : On doit déplacer la problématisation des rapports entre jugements de faits et jugements de valeurs dans les sciences sociales, par la prise en compte d’une part axiologique inéliminable. Si une telle lucidité ne met pas en cause leur scientificité, elle les oblige toutefois à redéfinir leur régime épistémologique .
Ici nous sommes amenés à abandonner les rêves de purification axiologique des sciences sociales, en prenant la composante axiologique tout à la fois comme un obstacle (intérieur) à la connaissance sociologique et comme un point d’appui, voire un carburant de la dynamique de la découverte scientifique. La tension chez Max Weber (1965) entre la reconnaissance d’un “ rapport aux valeurs ” et le refus des “ jugements de valeurs ” a été, historiquement, une façon de se coltiner cette difficulté. Malheureusement, cette tension a, par la suite, peu à peu disparu dans les usages scientistes et corporatistes, dominants au sein des milieux académiques, du thème de “ la neutralité axiologique ”. Dans la perspective proposée, la fragilité axiologique des sciences sociales ne s’opposerait pas nécessairement à leur scientificité, mais ouvrirait sur un régime de scientificité spécifique ; engagement et distanciation se présentant comme deux pôles du travail sociologique comme l’a montré Norbert Elias (1993). Apparaît dans cette proposition une deuxième fragilité épistémologique des sciences sociales.

Troisième proposition : Les sciences sociales se nourrissent aussi, le plus souvent implicitement (d’autant plus implicitement que la division du travail et les spécialisations se développent), des a priori propres à des anthropologies philosophiques (au sens de conceptions philosophiques des propriétés des humains et de la condition humaine ne dérivant pas directement de la connaissance empirique, mais, à l’inverse, contribuant à nourrir cette connaissance).
Une troisième fragilité épistémologique vient ici spécifier les sciences sociales. J’ai pu étudier plus systématiquement ce point chez Karl Marx et Emile Durkheim (Corcuff, 2003-b), d’une part, et chez Pierre Bourdieu (Corcuff, 2003-a), d’autre part. Je l’ai aussi esquissé à propos de deux pôles de la sociologie de l’individualisme contemporain : le pôle compréhensif (François Dubet, Anthony Giddens, Jean-Claude Kaufmann, François de Singly, etc.) et le pôle critique (Alain Ehrenberg, Christopher Lasch, Richard Sennett, etc.) . En général, on repère chez un auteur plusieurs fils anthropologiques et non pas une seule anthropologie unifiée. Cette dernière remarque, ne caractérisant pas a priori une “ œuvre ” et un “ auteur ” comme un bloc unifié mais laissant place aux hétérogénéités de sens, prend appui sur les conseils méthodologiques de Michel Foucault dans L’archéologie du savoir (1969) et dans sa conférence de 1969 Qu’est-ce qu’un auteur ? (rééditée en 2001). Toutefois, les fils anthropologiques participant à la confection des sciences sociales se sont réduits ces dernières années face aux avancées impérialistes des anthropologies de “ l’intérêt ” . Contre cet appauvrissement anthropologique (particulièrement significatif si on le compare à la richesse anthropologique des classiques comme Marx, Durkheim et Weber ou, plus récemment, à celle, davantage méconnue à cause des lectures utilitaristes auxquelles il a donné prise, de Bourdieu), les sciences sociales doivent aujourd’hui réagir. Si elles savent prendre conscience de leur insertion anthropologique, elles seront en mesure de relever le défi : pluraliser leurs modèles anthropologiques de référence, pour diversifier leur outillage conceptuel. La sociologie des régimes d’action initiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot a ouvert de nouveaux espaces à cette pluralisation anthropologique .

Quatrième proposition : Sans confondre les différents registres du savoir, les sciences sociales gagneraient à développer un dialogue avec les philosophies morales et politiques : ces dernières pourraient aider à mieux expliciter les composantes axiologiques, les anthropologies philosophiques et les intuitions politiques qui contribuent à alimenter le regard sociologique.
Ici la philosophie morale et politique apparaît utile du point de vue même d’une logique de réflexivité sociologique s’efforçant de clarifier les propres impensés des sciences sociales et de mieux délimiter, ainsi, le domaine de validité des énoncés scientifiques. Cette proposition est adossée à une activité d’enseignement en philosophie politique (P. Corcuff, 2000-a), ainsi que de recherche autour du couple Nicolas Machiavel/Maurice Merleau-Ponty (P. Corcuff, 2001-b) et d’Emmanuel Lévinas (P. Corcuff, 2001-c) ; avec dans les deux cas une utilisation de ressources philosophiques pour bâtir des modèles sociologiques : à partir d’E. Lévinas (P. Corcuff, 1996) et de N. Machiavel (P. Corcuff, M. Sanier, 2000). Cette dernière expérience met en évidence que la philosophie peut bénéficier, en retour, de l’éclairage des sciences sociales en permettant de mieux brider les généralisations hâtives que tend à porter le registre philosophique. Par ailleurs, puisqu’il y a déjà de l’axiologique en amont des sciences sociales, il apparaît légitime, mais point nécessaire, de tenter en aval des passages vers la philosophie morale et politique.

Cinquième proposition : Une composante utopique (au sens d’un “ non lieu ” qui n’existe pas ou pas encore) a une double utilité en sciences sociales : 1e) elle peut contribuer à dé-naturaliser les formes socio-historiques qui peuvent finir par apparaître éternelles aux yeux de leurs contemporains, et 2e) elle joue un rôle de stimulation de “ l’imagination sociologique ” au sens de C. Wright Mills.
Je voudrais rappeler que C. Wright Mills (1977), face à ce qu’il nommait le “ rétrécissement du champ de l’attention ” du chercheur, “ l’inhibition méthodologique ” et les “ spécialisations arbitraires ”, proposait de “ débrider l’imagination ”, en recourant notamment à “ l’incongruité ” et à des “ monde(s) imaginaire(s) que j’agrandis ou que je rétrécis à ma volonté ” (p.219). Pour l’instant, j’ai simplement commencé à défricher sur le plan théorique ce champ utopique au sein des sciences sociales (P. Corcuff, 2002-e), dans le sillage d'une interrogation plus ancienne sur la posture critique en sociologie (P. Corcuff, C. Lafaye, 1996).

Sixième proposition : Dans la suite logique de ce qui a été avancé sur les rapports connaissance savante/connaissance ordinaire comme sur la composante utopique-imaginaire du travail sociologique, le dialogue entre les registres fictionnels (comme le cinéma, la littérature ou la chanson) et les sciences sociales a aussi une place dans l’activité des chercheurs, si l’on reconnaît les différences entre les registres (et en particulier la question centrale pour la sociologie d’un mode scientifique d’élaboration de la vérité).
Je renvoie ici aux analyses que j’ai menées sur le cinéma (de Frank Capra, James Mangold, Martin Scorsese et John Woo), la chanson (de Barbara, Eddy Mitchell et Axelle Red), le roman noir (de James Lee Burke, Robin Cook, James Crumley et Howard Fast) et la poésie (de René Char) dans La société de verre (P. Corcuff, 2002-d). J’ai pu aussi tester les relations, dans les deux sens, entre sociologie et cinéma en co-écrivant, avec la réalisatrice Dominique Cabrera, le scénario d’un film de fiction autour des grèves de l’hiver de 1995. Car le film se déroule dans un milieu social (des syndicalistes cheminots) qui constituait le terrain de ma thèse (P. Corcuff, 1991-b) .

Septième proposition : Les sciences sociales doivent rééquilibrer la tentation de la recherche exclusive du “ caché ”, du dévoilement des “ apparences ” et de la rupture avec “ le sens commun ” par la reconnaissance pleine et entière de leur composante compréhensive.
Dans ce cas, ce sont trois matériaux qui m’ont aidé à mieux saisir en quoi il y avait une impasse dans l’exclusivité du “ Il n’y a de science que de ce qui est caché ” de Gaston Bachelard (1949, p.38), souvent répété par Pierre Bourdieu comme conseil épistémologique et méthodologique : 1e) deux phrases de Ludwig Wittgenstein dans ses Remarques mêlées (1990) : a) “ Les choses sont immédiatement là devant nos yeux, aucun voile ne les recouvre ” (remarque de 1930, p.17) et b) “ Comme il m’est difficile de voir ce que j’ai sous les yeux ! ” (remarque de 1940, p.55) ; 2e) la nouvelle “ La lettre volée ” d’Edgar Allan Poe (1972), dans laquelle une lettre recherchée par la police dans les endroits les plus cachés se révèle être posée sur un bureau aux yeux de tous ; et 3e) une réflexion propre sur les pathologies intellectuelles associées à la quête exclusive du caché à travers l’étude d’un texte négationniste (P. Corcuff, 2000-c). Quand je dis “ rééquilibrer ”, c’est donc pluraliser les démarches. Il ne s’agit ni de se contenter du “ caché ”, ni de se limiter à ce qui se donne de manière visible dans les pratiques et les discours des acteurs, mais de pouvoir jouer alternativement des deux registres (l’explication par le “ derrière ” et la compréhension du “ devant ”).

Huitième proposition : En raison de leur conformation épistémologique de sciences historiques, les sciences sociales recourent nécessairement à une pluralité d’outils théoriques, qui ne sont pas a priori tous équivalents mais qui ne sont pas non plus hiérarchisables autour d’un seul axe.
Je renvoie ici aux travaux épistémologiques, fort éclairants, de Jean-Claude Passeron ces dernières années, tant dans Le raisonnement sociologique (1991) que dans son article sur La pluralité théorique en sociologie (1994). L’historicité particulière des sciences sociales, plaçant la tension entre généralisation théorique et contextualisation historique au centre de leur régime de scientificité, révèle une nouvelle fragilité épistémologique.

Neuvième proposition : Contre la nostalgie des pensées de “ la totalité ” (dans les philosophies d’inspiration “ hégéliano-marxiste ”) et du “ système ” (dans les sciences sociales) et contre l’éclatement “ post-moderne ” dans le “ small is beautiful ”, un des grands défis actuels des sciences sociales est de penser autrement le global.
Je fais ici l’hypothèse que tant la catégorie d’inspiration hégélienne (avec des effets inégaux sur les différentes espèces de “ marxisme ”) de “ totalité ” que la notion sociologique de “ système ” (dans les sociologies “ systémo-fonctionnalistes ” comme dans les analyses “ marxistes ” du capitalisme) sont aujourd’hui des obstacles pour penser le global. Elles constituent des entraves à cause de leurs doubles prétentions associées : 1e) prétentions théoriques, dans la mise en rapport des différents aspects d’un ensemble social et historique au sein d’un “ tout ” fonctionnel (parfois - facteur aggravant - autour d’un axe principal, comme la fameuse “ dernière instance ” de l’Economique sur les autres aspects des rapports sociaux dans nombre d’analyses “ marxistes ”), et 2e) prétentions épistémologiques, par la saisie de toutes les dimensions du monde social, voire de l’ensemble du cours de l’histoire humaine, grâce à quelques concepts dans un théoricisme panoptique. Nous sommes en quête d’un autre global, qui n’inclurait pas de visée d’exhaustivité, ni même de bouclage intellectuel (en laissant à d’autres conceptualisations existantes ou possibles l’analyse d’autres aspects du réel, pas ou mal traités par nos hypothèses). Serait ainsi préservée une place au pluriel, à l’hétérogène, à l’inédit et à l’incommensurable.
Mais la possibilité même d’une approche globale est actuellement menacée par la survalorisation du micro (depuis les années 1980, en réaction à la domination des approches structurelles et statistiques dans la période antérieure), par l’émiettement des recherches et par le mouvement plus long de l’hyperspécialisation (dans les sciences sociales comme dans la philosophie). Michel Foucault avait pointé une piste heuristique dans L’archéologie du savoir (1969), en mettant en cause les totalisations s’efforçant de resserrer “ tous les phénomènes autour d’un centre unique ” et en défendant une approche “ générale ” qui “ déploierait au contraire l’espace de dispersion ” (p.19).
Il me semble que la sociologie de P. Bourdieu nous aide doublement dans cette direction. D’abord sur le premier plan théorique du “ tout fonctionnel ” : sa théorie des champs introduit une rupture dans le sens de la pluralité – si on la débarrasse de la notion d’“ homologie structurale ” (qui peut être interprétée comme une nostalgie de “ la totalité ”) – en nous invitant à concevoir un global social pluriel non nécessairement fonctionnel . Ensuite, au niveau épistémologique du théoricisme panoptique : il a souvent insisté sur les limites de tout concept, associées aux limites de tout point de vue dans le monde social sur le monde social, elles-mêmes liées à l’insertion sociale et historique du philosophe et du sociologue . Les travaux menés par Luc Boltanski (depuis Les cadres, 1982, et l’analyse du travail de mise en équivalence dans la formation d’un groupe social), Laurent Thévenot et Alain Desrosières sur la pluralité des modes de mise en équivalence entre les êtres et des formes corrélatives de généralisation sont aussi importants de ce point de vue ; de même que l’exploration d’une sortie de ces univers du commensurable par L. Boltanski avec le modèle de l’agapè (1990).

Dixième proposition
: Les sciences sociales ont tendance à privilégier une vision évolutionniste de l’histoire, homogénéisant les temporalités. Contre cette tendance, il faut faire varier les modèles d’historicité alimentant ses outils théoriques.
La socio-histoire a beaucoup apporté théoriquement et empiriquement, ces dernières années, dans le dialogue entre histoire et sociologie, notamment avec le schéma conceptuel de “ la genèse de… ” . Elle a notamment rendu possible, grâce à l’historicisation, la dé-naturalisation de toute une série de catégorisations et d’institutions sociales. Toutefois, les risques de routinisation du schéma génétique et la tentation d’une exclusivité évolutionniste doivent nous pousser à nourrir nos schémas d’interprétation d’une pluralité de modèles d’historicité, élargissant les cheminements temporels empruntés le plus couramment par la socio-histoire et plus largement par les divers évolutionnismes. Je pointerai ici deux pistes suggestives : 1e) la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin, envisageant une non-linéarité entre passé-présent-futur, contre la domination historiographique d’“ un temps homogène et vide ” (Benjamin, 2000, p.439) ; et 2e) sur le plan empirique-théorique des sciences sociales, les suggestions de Jean-Claude Kaufmann dans son livre Premier matin (2002) sur les “ petits ” événements capables de déplacer de longs blocs de socialisation. Ainsi, en rupture avec les approches évolutionnistes de la socialisation, J.-C. Kaufmann note que “ Le principe de l’événement est d’entraîner en produisant une division de la personnalité. Alors que le vieux moi reste silencieusement ancré dans ses habitudes, en réserve, une décharge informationnelle, une rupture de contexte, une surprise dans l’interaction, transportent de façon inattendue vers un ailleurs différent ” (p.179).

Onzième proposition : Les pratiques transfrontalières ne prétendent pas remplacer le cœur de l’activité scientifique. Elles permettent seulement aux sciences sociales de mieux rester ouvertes à des déplacements et à des redéfinitions par des va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur, susceptibles d’en faire bouger les frontières.
Dans cette perspective, on ne fait pas seulement confiance à la dynamique interne de l’activité scientifique au sein du champ des sciences sociales, et ce pour plusieurs raisons : 1e) la spécialisation propre à la dynamique scientifique a souvent amélioré la rigueur sur des segments du savoir, mais a pu faire perdre les gains cognitifs associés à une cartographie globale ; 2e) l’académisme rigidifie de l’intérieur l’esprit scientifique, à cause du poids des institutions du pouvoir scientifique et universitaire ; et 3e) les “ écoles ” et les “ paradigmes ” tendent à se routiniser et à se dogmatiser. On identifie là une série de nouvelles fragilités, indissociablement cognitives et institutionnelles, des sciences sociales. Une ouverture au transfrontalier pourrait aider les sciences sociales à trouver un meilleur équilibre entre rigueur scientifique et imagination, tel qu’il était visé par C. Wright Mills (1977).

PLURALITE, ANALOGIE, RESUME, TRADUCTION

A l’issue de ces onze propositions, que peut-on dire du domaine des passages qui a introduit mon propos ? On a vu qu’il ne relevait pas directement de la logique scientifique, mais du transfrontalier. Dans son Discours à la jeunesse (1971), Jean Jaurès lui a donné le nom d ‘“ idées générales ”, entendu comme un correctif au rétrécissement de l’horizon mental produit par les nécessaires spécialisations. Mais pour que ce registre des idées générales ne glisse pas sur la pente des généralisations hâtives, il doit pouvoir être encadré et spécifié. La combinaison de quatre notions me semble pouvoir assumer un tel rôle de spécification bridant les globalisations incontrôlées :
• La notion de pluralité (pluralité des formes d’intelligibilité, des schémas théoriques, des anthropologies philosophiques de référence, des modèles d’historicité, etc., du côté de l’interrogation et de la construction de l’objet sociologique, et pluralité des causes, des motivations, des sens subjectivement visés, des usages, des logiques d’action, des identités, des intérêts, des désirs, des cultures, des rapports au monde, des représentations, etc., dans l’objet sociologique) - qui a été notamment travaillée par les philosophies d’inspiration nietzschéenne ou par la philosophie politique d’Hannah Arendt (voir notamment 1995) - vient freiner les tendances totalisatrices et homogénéisatrices dans le travail intellectuel. Mais elle ne peut assurer seule cette fonction, car elle porte elle-même en germe des écueils : l’émiettement et le relativisme, actifs dans le “ post-modernisme ”.
• La notion d’analogie – qui est issue tout à la fois de la figure de la “ ressemblance de famille ” chez Ludwig Wittgenstein , des réflexions de Paul Ricoeur (1985, pp.252-283) sur la spécificité du genre narratif de l’Analogue (par rapport à ceux du Même et de l’Autre) et de la place de l’analogie dans l’épistémologie sociologique de Jean-Claude Passeron (1982 et 2000) – constitue un outil comparatif qui s’efforce d’appréhender le commun sans aplatir les différences, tout en appelant à une mobilité des conceptualisations.
• La notion de résumé – empruntée aux analyses d’Aaron V. Cicourel (1981) sur le rôle des résumés (summaries) d’interactions constitués par les dossiers médicaux et les dossiers scolaires dans les institutions sanitaires et scolaires – pointe des transports d’informations filtrées et réorganisées qui n’épuisent pas les données de départ ; ouvrant ainsi un des chemins possibles entre le micro et le macro n’écrasant pas le premier.
• La notion de traduction – tirée de la sociologie des sciences et des techniques développée par Michel Callon et Bruno Latour - vise des passages d’un langage à un autre, d’un univers à un autre, d’un contexte à un autre, etc. impliquant des déplacements d’usages et de sens à travers un travail propre de traducteurs.
De la tension entre le caractère heuristique de telles “ idées générales ” - freinées dans leurs propensions généralisatrices par le quartet composé des notions de pluralité, d’analogie, de résumé et de traduction - et les outils de la rigueur scientifique pourrait naître une stimulation de l’imagination sociologique dans une dynamique d’ouverture à d’autres registres et à d’autres pratiques, sans pour autant se noyer dans un “ grand tout ” indistinct. Les sciences sociales ont tout intérêt à différencier cette voie, qui ne menace pas leur indispensable autonomie, des réels dangers du relativisme “ post-moderne ”. Les fragilités épistémologiques et institutionnelles des sciences sociales ne mettent pas en cause la possibilité d’un régime spécifique de scientificité, mais rendraient tout à la fois illusoire et contre-productive une complète fermeture sur elles-mêmes.


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