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Paru dans la Revue Européenne des Sciences Sociales –
Cahiers Vilfredo Pareto
Tome XLI, n°127, décembre 2003, pp.233-244
“ Pour une autre science sociale ”
Actes du XXe colloque annuel du Groupe d’Etude “ Pratiques
sociales et Théories ”, édités par Gérald
Berthoud
Genève-Paris : Librairie Droz
POUR UNE EPISTEMOLOGIE DE LA FRAGILITE
Plaidoyer en vue de la reconnaissance scientifique de pratiques
transfrontalières
Philippe CORCUFF
(Institut d’Etudes Politiques et Centre de politologie de
Lyon, Centre de recherches sur les liens sociaux CNRS-Université
de Paris V)
“ Le courage dans le désordre infini de la vie qui
nous sollicite de toutes parts, c’est de choisir un métier
et de bien le faire, quel qu’il soit (…) c’est
d’accepter et de comprendre cette loi de la spécialisation
du travail qui est la condition de l’action utile, et cependant
de ménager à son regard, à son esprit, quelques
échappées vers le vaste monde et des perspectives
plus étendues. Le courage, c’est d’être
tout ensemble, et quel que soit le métier, un praticien et
un philosophe. Le courage, c’est de comprendre sa propre vie,
de la préciser, de l’approfondir, de l’établir
et de la coordonner cependant à la vie générale.
(…) Le courage, c’est d’accepter les conditions
nouvelles que la vie fait à la science et à l’art,
d’accueillir, d’explorer la complexité presque
infinie des faits et des détails, et cependant d’éclairer
cette réalité énorme et confuse par des idées
générales. ”
Jean Jaurès, Discours à la jeunesse (1903).
Je voudrais, dans mon intervention, esquisser une des voies possibles
de réponse à la question du “ flottement ”
actuel, voire de “ la crise ”, des sciences sociales.
Je sillonnerai, pour ce faire, plusieurs problèmes transversaux
à une série de pratiques, de méthodologies,
de courants théoriques ou de domaines d’investigation
des sciences de l’homme et de la société, sans
pour autant prétendre à une vision panoptique des
activités sociologiques qui débordent largement mon
expérience, mes compétences et les bornes mêmes
de mon champ de vision. Cette amorce de réflexion à
tonalité épistémologique et théorique
quant à une redéfinition possible des sciences sociales
s’appuie sur deux types d’expériences au cours
des quinze dernières années : d’une part, un
travail intellectuel à des niveaux variés de la sociologie
et de la science politique (empiriques, méthodologiques,
théoriques, épistémologiques) et, d’autre
part, des va-et-vient entre la démarche proprement scientifique
et d’autres champs de savoirs (la philosophie) ou de pratiques
(l’engagement social et politique, la littérature,
la chanson ou le cinéma).
La notion métaphorique de “ fragilité ”
me servira de passeur entre des registres différents. Ce
terme n’est pas à proprement parler un concept, mais
plutôt un mot polysémique servant à pointer
des passages multiples, et notamment : 1e) des passages entre l’outillage
des sciences sociales (méthodologique, théorique et
épistémologique) et les objets qu’elle interroge
et qu’elle construit (tout particulièrement dans le
contexte socio-historique des sociétés individualistes
occidentales contemporaines, où les avancées de l’individualisation
ont contribué à brouiller les référents
traditionnels et à accroître les incertitudes et les
inquiétudes des acteurs sociaux, et donc leur fragilité
) ; 2e) des passages entre des expériences d’engagement
dans la cité et le domaine du laboratoire scientifique ;
3e) des passages entre des problèmes posés aux sciences
sociales et ceux thématisés par d’autres “
jeux de langage ” (cinéma, littérature, chansons
notamment) ; et 4e) des passages entre le registre scientifique
et le registre philosophique (notamment à travers la philosophie
morale et politique).
Cette métaphore de la fragilité est maniée
par un chercheur aux coordonnées identitaires particulières
: ainsi je me définirai depuis quelques années comme
“ transfrontalier ”. Un transfrontalier travaillant
à faire germer des formes d’intelligibilité
à la frontière de différents champs de savoirs
et de pratiques. Je considère que cette pratique transfrontalière
ne s’inscrit pas dans le cœur des sciences sociales,
qui doit pouvoir se situer dans le dialogue scientifique entre théorie
et empirie animant la logique de production du savoir sociologique.
Toutefois, je défends la légitimité d’une
telle activité transfrontalière, du point de vue de
la dynamique scientifique elle-même, dans le sens où
elle peut servir de sas d’ouverture pour le renouvellement
continu des catégories scientifiques, contre les inerties
et les routines internes aux champs scientifiques eux-mêmes.
Cette pratique transfrontalière risque cependant d’être
confrontée à deux écueils : le raidissement
scientiste qui l’illégitimerait et le relativisme “
post-moderne ” qui casserait ses liens avec la science (dans
la dissolution des notions de vérité et de réalité,
comme on peut l’observer, par exemple en France, dans des
écrits comme ceux de Jean Baudrillard ou de Michel Maffesoli
). Pour ne céder ni aux généralisations hâtives
(si tentantes dans les activités transfrontalières),
ni au “ tout se vaut ” relativiste, il m’apparaît
important d’être doté de l’instrument que
constitue la réflexivité critique (dont la réflexivité
sociologique constitue une composante). Cette perspective transfrontalière,
ni scientiste, ni relativiste, nourrit une posture plus large aux
composantes épistémologiques, éthiques et politiques,
qui, en retour, lui sert de point d’appui : celle de la redéfinition
des valeurs des Lumières (comme l’humanité,
la raison et le progrès), que j’ai nommée, encore
une fois métaphoriquement, Lumières tamisées
. Ces lumières tamisées se situent dans le sillage
de “ l’autoréflexion critique des Lumières
” ouvert par Theodor Adorno et Max Horkheimer . En explicitant
un peu plus mon point de vue, j’aurais pu alors sous-titrer
mon intervention : Plaidoyer pour que soit reconnue une modeste
place scientifique à des transfrontaliers, sans excommunication
scientiste ni exaltation du relativisme post-moderne.
Ma présentation sera synthétique, schématique
et hésitante, car en cours de formulation. Elle tournera
autour de onze propositions envisagées comme des hypothèses
livrées à la discussion et adossées à
des travaux, qui seront mis en référence dans le cours
du texte. Certaines de ces propositions sont déjà
assez largement admises dans la communauté sociologique,
d’autres susciteront davantage de contestations.
ONZE PROPOSITIONS
Première proposition : On doit déplacer
la problématisation des rapports entre connaissance savante
et connaissance ordinaire dans les sciences sociales, dans le sens
de la triple reconnaissance de continuités, de discontinuités
et de va-et-vient entre les deux registres .
A l’écart tant de la tradition de “ la rupture
épistémologique ” (de séparation radicale
des deux ordres de connaissance) que de la tentation ethnométhodologique
d’une indistinction entre les deux pôles, on constatera
des proximités et une circulation (dans les deux sens) entre
les deux domaines, d’une part, et des spécificités
et des différences respectives, d’autre part. On a
là une première fragilité épistémologique
des sciences sociales. Cette caractérisation autorise, par
ailleurs, des passages entre sciences sociales et d’autres
registres cognitifs-discursifs, sans pour autant tout confondre
.
Deuxième proposition : On doit déplacer
la problématisation des rapports entre jugements de faits et
jugements de valeurs dans les sciences sociales, par la prise en compte
d’une part axiologique inéliminable. Si une telle lucidité
ne met pas en cause leur scientificité, elle les oblige toutefois
à redéfinir leur régime épistémologique
.
Ici nous sommes amenés à abandonner les rêves
de purification axiologique des sciences sociales, en prenant la
composante axiologique tout à la fois comme un obstacle (intérieur)
à la connaissance sociologique et comme un point d’appui,
voire un carburant de la dynamique de la découverte scientifique.
La tension chez Max Weber (1965) entre la reconnaissance d’un
“ rapport aux valeurs ” et le refus des “ jugements
de valeurs ” a été, historiquement, une façon
de se coltiner cette difficulté. Malheureusement, cette tension
a, par la suite, peu à peu disparu dans les usages scientistes
et corporatistes, dominants au sein des milieux académiques,
du thème de “ la neutralité axiologique ”.
Dans la perspective proposée, la fragilité axiologique
des sciences sociales ne s’opposerait pas nécessairement
à leur scientificité, mais ouvrirait sur un régime
de scientificité spécifique ; engagement et distanciation
se présentant comme deux pôles du travail sociologique
comme l’a montré Norbert Elias (1993). Apparaît
dans cette proposition une deuxième fragilité épistémologique
des sciences sociales.
Troisième proposition : Les sciences sociales
se nourrissent aussi, le plus souvent implicitement (d’autant
plus implicitement que la division du travail et les spécialisations
se développent), des a priori propres à des anthropologies
philosophiques (au sens de conceptions philosophiques des propriétés
des humains et de la condition humaine ne dérivant pas directement
de la connaissance empirique, mais, à l’inverse, contribuant
à nourrir cette connaissance).
Une troisième fragilité épistémologique
vient ici spécifier les sciences sociales. J’ai pu
étudier plus systématiquement ce point chez Karl Marx
et Emile Durkheim (Corcuff, 2003-b), d’une part, et chez Pierre
Bourdieu (Corcuff, 2003-a), d’autre part. Je l’ai aussi
esquissé à propos de deux pôles de la sociologie
de l’individualisme contemporain : le pôle compréhensif
(François Dubet, Anthony Giddens, Jean-Claude Kaufmann, François
de Singly, etc.) et le pôle critique (Alain Ehrenberg, Christopher
Lasch, Richard Sennett, etc.) . En général, on repère
chez un auteur plusieurs fils anthropologiques et non pas une seule
anthropologie unifiée. Cette dernière remarque, ne
caractérisant pas a priori une “ œuvre ”
et un “ auteur ” comme un bloc unifié mais laissant
place aux hétérogénéités de sens,
prend appui sur les conseils méthodologiques de Michel Foucault
dans L’archéologie du savoir (1969) et dans sa conférence
de 1969 Qu’est-ce qu’un auteur ? (rééditée
en 2001). Toutefois, les fils anthropologiques participant à
la confection des sciences sociales se sont réduits ces dernières
années face aux avancées impérialistes des
anthropologies de “ l’intérêt ” .
Contre cet appauvrissement anthropologique (particulièrement
significatif si on le compare à la richesse anthropologique
des classiques comme Marx, Durkheim et Weber ou, plus récemment,
à celle, davantage méconnue à cause des lectures
utilitaristes auxquelles il a donné prise, de Bourdieu),
les sciences sociales doivent aujourd’hui réagir. Si
elles savent prendre conscience de leur insertion anthropologique,
elles seront en mesure de relever le défi : pluraliser leurs
modèles anthropologiques de référence, pour
diversifier leur outillage conceptuel. La sociologie des régimes
d’action initiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot
a ouvert de nouveaux espaces à cette pluralisation anthropologique
.
Quatrième proposition : Sans confondre les
différents registres du savoir, les sciences sociales gagneraient
à développer un dialogue avec les philosophies morales
et politiques : ces dernières pourraient aider à mieux
expliciter les composantes axiologiques, les anthropologies philosophiques
et les intuitions politiques qui contribuent à alimenter le
regard sociologique.
Ici la philosophie morale et politique apparaît utile du point
de vue même d’une logique de réflexivité
sociologique s’efforçant de clarifier les propres impensés
des sciences sociales et de mieux délimiter, ainsi, le domaine
de validité des énoncés scientifiques. Cette
proposition est adossée à une activité d’enseignement
en philosophie politique (P. Corcuff, 2000-a), ainsi que de recherche
autour du couple Nicolas Machiavel/Maurice Merleau-Ponty (P. Corcuff,
2001-b) et d’Emmanuel Lévinas (P. Corcuff, 2001-c)
; avec dans les deux cas une utilisation de ressources philosophiques
pour bâtir des modèles sociologiques : à partir
d’E. Lévinas (P. Corcuff, 1996) et de N. Machiavel
(P. Corcuff, M. Sanier, 2000). Cette dernière expérience
met en évidence que la philosophie peut bénéficier,
en retour, de l’éclairage des sciences sociales en
permettant de mieux brider les généralisations hâtives
que tend à porter le registre philosophique. Par ailleurs,
puisqu’il y a déjà de l’axiologique en
amont des sciences sociales, il apparaît légitime,
mais point nécessaire, de tenter en aval des passages vers
la philosophie morale et politique.
Cinquième proposition : Une composante utopique
(au sens d’un “ non lieu ” qui n’existe pas
ou pas encore) a une double utilité en sciences sociales :
1e) elle peut contribuer à dé-naturaliser les formes
socio-historiques qui peuvent finir par apparaître éternelles
aux yeux de leurs contemporains, et 2e) elle joue un rôle de
stimulation de “ l’imagination sociologique ” au
sens de C. Wright Mills.
Je voudrais rappeler que C. Wright Mills (1977), face à ce
qu’il nommait le “ rétrécissement du champ
de l’attention ” du chercheur, “ l’inhibition
méthodologique ” et les “ spécialisations
arbitraires ”, proposait de “ débrider l’imagination
”, en recourant notamment à “ l’incongruité
” et à des “ monde(s) imaginaire(s) que j’agrandis
ou que je rétrécis à ma volonté ”
(p.219). Pour l’instant, j’ai simplement commencé
à défricher sur le plan théorique ce champ
utopique au sein des sciences sociales (P. Corcuff, 2002-e), dans
le sillage d'une interrogation plus ancienne sur la posture critique
en sociologie (P. Corcuff, C. Lafaye, 1996).
Sixième proposition : Dans la suite logique
de ce qui a été avancé sur les rapports connaissance
savante/connaissance ordinaire comme sur la composante utopique-imaginaire
du travail sociologique, le dialogue entre les registres fictionnels
(comme le cinéma, la littérature ou la chanson) et les
sciences sociales a aussi une place dans l’activité des
chercheurs, si l’on reconnaît les différences entre
les registres (et en particulier la question centrale pour la sociologie
d’un mode scientifique d’élaboration de la vérité).
Je renvoie ici aux analyses que j’ai menées sur le
cinéma (de Frank Capra, James Mangold, Martin Scorsese et
John Woo), la chanson (de Barbara, Eddy Mitchell et Axelle Red),
le roman noir (de James Lee Burke, Robin Cook, James Crumley et
Howard Fast) et la poésie (de René Char) dans La société
de verre (P. Corcuff, 2002-d). J’ai pu aussi tester les relations,
dans les deux sens, entre sociologie et cinéma en co-écrivant,
avec la réalisatrice Dominique Cabrera, le scénario
d’un film de fiction autour des grèves de l’hiver
de 1995. Car le film se déroule dans un milieu social (des
syndicalistes cheminots) qui constituait le terrain de ma thèse
(P. Corcuff, 1991-b) .
Septième proposition : Les sciences sociales
doivent rééquilibrer la tentation de la recherche exclusive
du “ caché ”, du dévoilement des “
apparences ” et de la rupture avec “ le sens commun ”
par la reconnaissance pleine et entière de leur composante
compréhensive.
Dans ce cas, ce sont trois matériaux qui m’ont aidé
à mieux saisir en quoi il y avait une impasse dans l’exclusivité
du “ Il n’y a de science que de ce qui est caché
” de Gaston Bachelard (1949, p.38), souvent répété
par Pierre Bourdieu comme conseil épistémologique
et méthodologique : 1e) deux phrases de Ludwig Wittgenstein
dans ses Remarques mêlées (1990) : a) “ Les choses
sont immédiatement là devant nos yeux, aucun voile
ne les recouvre ” (remarque de 1930, p.17) et b) “ Comme
il m’est difficile de voir ce que j’ai sous les yeux
! ” (remarque de 1940, p.55) ; 2e) la nouvelle “ La
lettre volée ” d’Edgar Allan Poe (1972), dans
laquelle une lettre recherchée par la police dans les endroits
les plus cachés se révèle être posée
sur un bureau aux yeux de tous ; et 3e) une réflexion propre
sur les pathologies intellectuelles associées à la
quête exclusive du caché à travers l’étude
d’un texte négationniste (P. Corcuff, 2000-c). Quand
je dis “ rééquilibrer ”, c’est donc
pluraliser les démarches. Il ne s’agit ni de se contenter
du “ caché ”, ni de se limiter à ce qui
se donne de manière visible dans les pratiques et les discours
des acteurs, mais de pouvoir jouer alternativement des deux registres
(l’explication par le “ derrière ” et la
compréhension du “ devant ”).
Huitième proposition : En raison de leur conformation
épistémologique de sciences historiques, les sciences
sociales recourent nécessairement à une pluralité
d’outils théoriques, qui ne sont pas a priori tous équivalents
mais qui ne sont pas non plus hiérarchisables autour d’un
seul axe.
Je renvoie ici aux travaux épistémologiques, fort
éclairants, de Jean-Claude Passeron ces dernières
années, tant dans Le raisonnement sociologique (1991) que
dans son article sur La pluralité théorique en sociologie
(1994). L’historicité particulière des sciences
sociales, plaçant la tension entre généralisation
théorique et contextualisation historique au centre de leur
régime de scientificité, révèle une
nouvelle fragilité épistémologique.
Neuvième proposition : Contre la nostalgie
des pensées de “ la totalité ” (dans les
philosophies d’inspiration “ hégéliano-marxiste
”) et du “ système ” (dans les sciences sociales)
et contre l’éclatement “ post-moderne ” dans
le “ small is beautiful ”, un des grands défis
actuels des sciences sociales est de penser autrement le global.
Je fais ici l’hypothèse que tant la catégorie
d’inspiration hégélienne (avec des effets inégaux
sur les différentes espèces de “ marxisme ”)
de “ totalité ” que la notion sociologique de
“ système ” (dans les sociologies “ systémo-fonctionnalistes
” comme dans les analyses “ marxistes ” du capitalisme)
sont aujourd’hui des obstacles pour penser le global. Elles
constituent des entraves à cause de leurs doubles prétentions
associées : 1e) prétentions théoriques, dans
la mise en rapport des différents aspects d’un ensemble
social et historique au sein d’un “ tout ” fonctionnel
(parfois - facteur aggravant - autour d’un axe principal,
comme la fameuse “ dernière instance ” de l’Economique
sur les autres aspects des rapports sociaux dans nombre d’analyses
“ marxistes ”), et 2e) prétentions épistémologiques,
par la saisie de toutes les dimensions du monde social, voire de
l’ensemble du cours de l’histoire humaine, grâce
à quelques concepts dans un théoricisme panoptique.
Nous sommes en quête d’un autre global, qui n’inclurait
pas de visée d’exhaustivité, ni même de
bouclage intellectuel (en laissant à d’autres conceptualisations
existantes ou possibles l’analyse d’autres aspects du
réel, pas ou mal traités par nos hypothèses).
Serait ainsi préservée une place au pluriel, à
l’hétérogène, à l’inédit
et à l’incommensurable.
Mais la possibilité même d’une approche globale
est actuellement menacée par la survalorisation du micro
(depuis les années 1980, en réaction à la domination
des approches structurelles et statistiques dans la période
antérieure), par l’émiettement des recherches
et par le mouvement plus long de l’hyperspécialisation
(dans les sciences sociales comme dans la philosophie). Michel Foucault
avait pointé une piste heuristique dans L’archéologie
du savoir (1969), en mettant en cause les totalisations s’efforçant
de resserrer “ tous les phénomènes autour d’un
centre unique ” et en défendant une approche “
générale ” qui “ déploierait au
contraire l’espace de dispersion ” (p.19).
Il me semble que la sociologie de P. Bourdieu nous aide doublement
dans cette direction. D’abord sur le premier plan théorique
du “ tout fonctionnel ” : sa théorie des champs
introduit une rupture dans le sens de la pluralité –
si on la débarrasse de la notion d’“ homologie
structurale ” (qui peut être interprétée
comme une nostalgie de “ la totalité ”) –
en nous invitant à concevoir un global social pluriel non
nécessairement fonctionnel . Ensuite, au niveau épistémologique
du théoricisme panoptique : il a souvent insisté sur
les limites de tout concept, associées aux limites de tout
point de vue dans le monde social sur le monde social, elles-mêmes
liées à l’insertion sociale et historique du
philosophe et du sociologue . Les travaux menés par Luc Boltanski
(depuis Les cadres, 1982, et l’analyse du travail de mise
en équivalence dans la formation d’un groupe social),
Laurent Thévenot et Alain Desrosières sur la pluralité
des modes de mise en équivalence entre les êtres et
des formes corrélatives de généralisation sont
aussi importants de ce point de vue ; de même que l’exploration
d’une sortie de ces univers du commensurable par L. Boltanski
avec le modèle de l’agapè (1990).
Dixième proposition : Les sciences sociales ont tendance
à privilégier une vision évolutionniste de l’histoire,
homogénéisant les temporalités. Contre cette
tendance, il faut faire varier les modèles d’historicité
alimentant ses outils théoriques.
La socio-histoire a beaucoup apporté théoriquement
et empiriquement, ces dernières années, dans le dialogue
entre histoire et sociologie, notamment avec le schéma conceptuel
de “ la genèse de… ” . Elle a notamment
rendu possible, grâce à l’historicisation, la
dé-naturalisation de toute une série de catégorisations
et d’institutions sociales. Toutefois, les risques de routinisation
du schéma génétique et la tentation d’une
exclusivité évolutionniste doivent nous pousser à
nourrir nos schémas d’interprétation d’une
pluralité de modèles d’historicité, élargissant
les cheminements temporels empruntés le plus couramment par
la socio-histoire et plus largement par les divers évolutionnismes.
Je pointerai ici deux pistes suggestives : 1e) la philosophie de
l’histoire de Walter Benjamin, envisageant une non-linéarité
entre passé-présent-futur, contre la domination historiographique
d’“ un temps homogène et vide ” (Benjamin,
2000, p.439) ; et 2e) sur le plan empirique-théorique des
sciences sociales, les suggestions de Jean-Claude Kaufmann dans
son livre Premier matin (2002) sur les “ petits ” événements
capables de déplacer de longs blocs de socialisation. Ainsi,
en rupture avec les approches évolutionnistes de la socialisation,
J.-C. Kaufmann note que “ Le principe de l’événement
est d’entraîner en produisant une division de la personnalité.
Alors que le vieux moi reste silencieusement ancré dans ses
habitudes, en réserve, une décharge informationnelle,
une rupture de contexte, une surprise dans l’interaction,
transportent de façon inattendue vers un ailleurs différent
” (p.179).
Onzième proposition : Les pratiques transfrontalières
ne prétendent pas remplacer le cœur de l’activité
scientifique. Elles permettent seulement aux sciences sociales de
mieux rester ouvertes à des déplacements et à
des redéfinitions par des va-et-vient entre l’intérieur
et l’extérieur, susceptibles d’en faire bouger
les frontières.
Dans cette perspective, on ne fait pas seulement confiance à
la dynamique interne de l’activité scientifique au
sein du champ des sciences sociales, et ce pour plusieurs raisons
: 1e) la spécialisation propre à la dynamique scientifique
a souvent amélioré la rigueur sur des segments du
savoir, mais a pu faire perdre les gains cognitifs associés
à une cartographie globale ; 2e) l’académisme
rigidifie de l’intérieur l’esprit scientifique,
à cause du poids des institutions du pouvoir scientifique
et universitaire ; et 3e) les “ écoles ” et les
“ paradigmes ” tendent à se routiniser et à
se dogmatiser. On identifie là une série de nouvelles
fragilités, indissociablement cognitives et institutionnelles,
des sciences sociales. Une ouverture au transfrontalier pourrait
aider les sciences sociales à trouver un meilleur équilibre
entre rigueur scientifique et imagination, tel qu’il était
visé par C. Wright Mills (1977).
PLURALITE, ANALOGIE, RESUME, TRADUCTION
A l’issue de ces onze propositions, que peut-on dire du
domaine des passages qui a introduit mon propos ? On a vu qu’il
ne relevait pas directement de la logique scientifique, mais du
transfrontalier. Dans son Discours à la jeunesse (1971),
Jean Jaurès lui a donné le nom d ‘“ idées
générales ”, entendu comme un correctif au rétrécissement
de l’horizon mental produit par les nécessaires spécialisations.
Mais pour que ce registre des idées générales
ne glisse pas sur la pente des généralisations hâtives,
il doit pouvoir être encadré et spécifié.
La combinaison de quatre notions me semble pouvoir assumer un tel
rôle de spécification bridant les globalisations incontrôlées
:
• La notion de pluralité (pluralité des formes
d’intelligibilité, des schémas théoriques,
des anthropologies philosophiques de référence, des
modèles d’historicité, etc., du côté
de l’interrogation et de la construction de l’objet
sociologique, et pluralité des causes, des motivations, des
sens subjectivement visés, des usages, des logiques d’action,
des identités, des intérêts, des désirs,
des cultures, des rapports au monde, des représentations,
etc., dans l’objet sociologique) - qui a été
notamment travaillée par les philosophies d’inspiration
nietzschéenne ou par la philosophie politique d’Hannah
Arendt (voir notamment 1995) - vient freiner les tendances totalisatrices
et homogénéisatrices dans le travail intellectuel.
Mais elle ne peut assurer seule cette fonction, car elle porte elle-même
en germe des écueils : l’émiettement et le relativisme,
actifs dans le “ post-modernisme ”.
• La notion d’analogie – qui est issue tout à
la fois de la figure de la “ ressemblance de famille ”
chez Ludwig Wittgenstein , des réflexions de Paul Ricoeur
(1985, pp.252-283) sur la spécificité du genre narratif
de l’Analogue (par rapport à ceux du Même et
de l’Autre) et de la place de l’analogie dans l’épistémologie
sociologique de Jean-Claude Passeron (1982 et 2000) – constitue
un outil comparatif qui s’efforce d’appréhender
le commun sans aplatir les différences, tout en appelant
à une mobilité des conceptualisations.
• La notion de résumé – empruntée
aux analyses d’Aaron V. Cicourel (1981) sur le rôle
des résumés (summaries) d’interactions constitués
par les dossiers médicaux et les dossiers scolaires dans
les institutions sanitaires et scolaires – pointe des transports
d’informations filtrées et réorganisées
qui n’épuisent pas les données de départ
; ouvrant ainsi un des chemins possibles entre le micro et le macro
n’écrasant pas le premier.
• La notion de traduction – tirée de la sociologie
des sciences et des techniques développée par Michel
Callon et Bruno Latour - vise des passages d’un langage à
un autre, d’un univers à un autre, d’un contexte
à un autre, etc. impliquant des déplacements d’usages
et de sens à travers un travail propre de traducteurs.
De la tension entre le caractère heuristique de telles “
idées générales ” - freinées dans
leurs propensions généralisatrices par le quartet
composé des notions de pluralité, d’analogie,
de résumé et de traduction - et les outils de la rigueur
scientifique pourrait naître une stimulation de l’imagination
sociologique dans une dynamique d’ouverture à d’autres
registres et à d’autres pratiques, sans pour autant
se noyer dans un “ grand tout ” indistinct. Les sciences
sociales ont tout intérêt à différencier
cette voie, qui ne menace pas leur indispensable autonomie, des
réels dangers du relativisme “ post-moderne ”.
Les fragilités épistémologiques et institutionnelles
des sciences sociales ne mettent pas en cause la possibilité
d’un régime spécifique de scientificité,
mais rendraient tout à la fois illusoire et contre-productive
une complète fermeture sur elles-mêmes.
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