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Origine : http://www.ceras-projet.com/index.php?id=1350
Article écrit le 02 juillet 2004
Philippe Chevallier, jésuite, enseigne au département
de formation humaine de l’Institut catholique d’Arts
et métiers de Lille.
La spiritualité, comme force de dire «non»,
est toujours récupérable. D’elle-même,
cependant, elle demeure sans lieu.
Michel Foucault se rend à deux reprises en Iran, en septembre
et novembre 1978, comme reporter pour le Corriere della sera. Malgré
une répression policière sans merci, le peuple est
dans la rue pour protester contre le régime du chah. Les
religieux chiites ont rallié derrière eux toutes les
catégories socioprofessionnelles et tous les partis d’opposition,
des libéraux aux marxistes. Certains observateurs préfèrent
voir dans l’Islam un refuge temporaire, une cristallisation
passagère ; Foucault choisit de penser l’événement
à nouveaux frais. Dans l’un des articles qu’il
publie à l’automne, alors que le chah n’hésite
pas à faire tirer sur la foule, le philosophe-reporter se
demande : « Quel sens, pour les hommes qui habitent [la terre
d’Iran], à rechercher au prix même de leur vie
cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité
depuis la Renaissance et les grandes crises du christianisme : une
spiritualité politique. J’entends déjà
des Français qui rient, mais je sais qu’ils ont tort
[1]».
Il reste à définir cette spiritualité politique
qui fait trembler un despote. La définition est d’autant
moins évidente que nous sommes ici bien avant le retour triomphal
de Khomeyni, le 1er février 1979, et la proclamation de la
république islamiste, le 31 mars. Dans les articles de Foucault,
relevons deux manières d’aborder cette notion.
NOCES OU RUPTURE ?
Spiritualité politique peut signifier, tout d’abord,
l’imbrication des deux domaines l’un dans l’autre.
Il faut donc réfléchir comment leur rencontre se dessine
dans le temps et l’espace, ce que cette rencontre a été
dans l’histoire de l’Iran, et ce qu’elle promet
pour les institutions politiques à venir. Dans cette perspective,
Foucault étudie comment, en Iran, la spiritualité
s’est faite politique, comment la religion chiite ne s’est
pas contentée d’être l’habit extérieur
d’un mouvement populaire, mais comment elle a peu à
peu charpenté ce mouvement, politisant des contestations
multiples pour en faire une volonté collective.
Une fois éclairé le passage du spirituel au politique,
Foucault réfléchit, en retour, à ce que pourrait
être une vie politique qui « ne soit pas, comme toujours,
l’obstacle de la spiritualité mais son réceptacle,
son occasion, son ferment [2] ». Il est ainsi conduit à
étudier la notion si ambiguë, revendiquée par
les dignitaires chiites, de gouvernement islamique.
Dans ses tout premiers articles, Foucault n’imagine pas une
seule seconde un régime politique encadré par un clergé.
Il est surtout marqué par sa rencontre avec Chariat Madari,
représentant local de l’Islam chiite « éclairé
», et par sa lecture de Henry Corbin (spécialiste français
de l’Iran, décédé en 1978). A Qom ou
Téhéran, il entend parler de gouvernement islamique
en termes d’« utopie », d’« idéal
» un peu lointain, occasion de renouer avec une fidélité
ancienne [3].
Cette première lecture qui tente de nouer ensemble les deux
domaines est quelque peu enthousiaste. Foucault imagine des noces
possibles entre spiritualité et politique qui ne soient pas
un régime de mollahs : la suite lui donnera tort. Mais le
philosophe semble lui-même percevoir les limites de sa réflexion,
non par manque d’informations, mais par erreur de perspective.
Et si l’expression « spiritualité politique »
signifiait, en son fond, non pas heureux mariage, justes noces,
mais divorce entre les deux domaines ? Dès lors, la spiritualité
politique devrait être pensée comme une irruption,
une déchirure du temps, qui ne peut s’installer dans
l’histoire pour y prendre une forme institutionnelle précise.
Si elle s’y installe, elle devient simplement politique, que
cela soit la politique des mollahs ou la politique des libéraux
pro américains de l’époque.
RECUPERATIONS
Très tôt, Foucault sent en effet que tout risque de
basculer, et la spécificité de ce qui se vit depuis
le début de l’année 1978, d’être
effacée. La politique peut récupérer définitivement
le mouvement populaire, et cela de deux manières. Foucault
voit, dans son article du 22 octobre, un premier échec possible
: la voie de la compromission, qui verrait le retour du jeu des
partis. C’est l’alternative Amini, proche des Américains,
pressenti pour diriger un gouvernement de coalition. La formidable
aspiration populaire ne produirait qu’une manœuvre opportuniste,
rompue aux intérêts économiques étrangers.
Mais rapidement une deuxième voie se présente, aussi
redoutable, sinon plus, que la première : celle de la révolution.
Jusque-là, le soulèvement populaire avait été
une révolte « à mains nues », opposant
à l’armée du chah la seule force des paroles.
Or la révolution, dont Foucault perçoit les premiers
signes en novembre, donne au mouvement une toute autre couleur ;
non seulement par sa violence, mais parce qu’elle redessine,
dans un paysage auparavant inédit, un dynamisme social réductible
à une lutte des classes, et une force de contestation réductible
à la position d’un parti, d’une idéologie.
D’une certaine manière, elle marque aussi un retour
de la politique.
Février 79 : la révolution a fini par triompher.
Mais est-ce à dire qu’il ne s’est rien passé
avant, que tout était programmé et que Foucault, comme
d’autres, se serait trompé ? La spiritualité
politique de l’automne 1978 est-elle ipso facto disqualifiée
parce que Khomeyni est rentré au pays et que des groupes
para-militaires se sont mis à exécuter les opposants
? Non, rétorque Foucault, répondant aux critiques
dont il est l’objet. Que la politique ait repris ses droits
n’efface pas la valeur d’un mouvement qui, au départ,
échappait à l’échiquier politique traditionnel,
que cet échiquier soit composé de marxistes révolutionnaires,
de mollahs fanatiques ou de petits-bourgeois libéraux. «
De là, justement, la nécessité de faire ressortir
ce qu’il y a de non réductible dans un tel mouvement.
Et de profondément menaçant aussi pour tout despotisme
[4]».
PARADOXES
Le mouvement populaire qui intéresse Foucault, quelques
mois avant le retour de Khomeyni, révèle en fait trois
paradoxes : un peuple sans armes qui fait vaciller un régime
armé ; une révolte qui s’étend sans se
disperser ni se diviser ; un mouvement qui n’a pas d’autre
objectif que de dire « non » au chah.
Pas d’armes, pas d’intérêt personnel ou
corporatiste, pas de programme. Ce qui pourrait apparaître
au premier abord comme une lacune (un mouvement sans contenu et
sans moyen) est, au contraire, ce qui fait apparaître dans
sa nudité la vérité de ce mouvement : il ne
peut être détourné ou récupéré,
car il ne possède rien en propre. « Quelle place peut-on
faire, dans les calculs de la politique, à un mouvement comme
celui-là ? [5]». Aucune, justement : ce mouvement est
sans-lieu. La spiritualité politique n’est pas ce qui
épouse la courbe de l’histoire pour s’y accomplir,
prenant une forme institutionnelle particulière et élaborant
un programme d’action ; elle fait toujours rupture, irruption.
Son correspondant dans l’ordre de l’action politique
est, non pas la révolution, mais le soulèvement :
« Les soulèvements appartiennent à l’histoire.
Mais, d’une certaine façon, ils lui échappent.
Le mouvement par lequel un homme seul, un groupe, une minorité
ou un peuple tout entier dit : « Je n’obéis plus
», et jette à la face d’un pouvoir qu’il
estime injuste le risque de sa vie – ce mouvement me paraît
irréductible. Parce qu’aucun pouvoir n’est capable
de le rendre absolument impossible [6]».
Il n’est pas toujours possible de riposter, car la riposte
nécessite un certain nombre de moyens et un champ d’action
relativement ouvert. Mais il est toujours possible de poser un écart
par lequel je manifeste que je ne joue plus avec le pouvoir, que
je n’échange plus rien avec lui, ni coups ni arguments.
Cette possibilité sans cesse reconduite est la seule condition
inébranlable des droits et libertés actuelles. Le
pouvoir est régulé, les despotes en danger, non parce
que des constitutions, des décrets promulguent des droits
et définissent des libertés, mais parce que le pouvoir
ne peut jamais définitivement se prémunir contre un
homme qui dit « non ».
Si le soulèvement est un « déchirement »,
une « interruption » de l’histoire, c’est
parce qu’il correspond à ce lieu où «
la vie ne s’échange plus [7]», où elle
n’est plus objet de tractations, de discussions, de propriété
; elle n’est plus disponible au jeu politique, puisqu’elle
est exposée, simplement et droitement, au risque de la vie
et de la mort.
Mais comment une telle attitude est-elle possible ? Foucault souligne
que la religion a longtemps constitué non pas le «
vêtement idéologique, mais la façon même
de vivre les soulèvements [8]». Foucault croise l’islam
en 1978 ; il croisera quelques années plus tard le catholicisme
en Pologne, aux côtés de Solidarnosc. Les soulèvements
sont-ils nécessairement religieux ? La constatation de Foucault
est surtout historique. Mais il faut bien que quelque chose nous
décolle de l’histoire, pour que le soulèvement
ait lieu. Il faut bien que quelque chose d’autre que notre
intérêt propre nous pousse à exposer notre vie
au pouvoir. Revenant sur la révolte étudiante de Tunisie,
en juin 1968, Foucault reconnaît « l’évidence
de la nécessité du mythe, d’une spiritualité
[9]».
Cette spiritualité ne renvoie pas d’abord à
un corps de doctrine, qui aurait en lui-même une résonance
sociale ou politique. Elle est, en son creuset, une attitude devant
soi-même, répondant à un impératif de
transformation de soi. Dans un entretien, fin 78, Foucault fait
explicitement le lien entre le soulèvement et ce qu’il
développera dans ses cours au Collège de France comme
travail de soi sur soi, ou encore ascèse [10] : « A
la limite, toute difficulté économique étant
donnée, reste encore à savoir pourquoi il y a des
gens qui se lèvent et qui disent : ça ne va plus.
En se soulevant, les Iraniens se disaient – et c’est
peut-être cela l’âme du soulèvement : il
nous faut changer ce personnel corrompu, il nous faut changer tout
dans le pays (…). Mais surtout, il nous faut changer nous-mêmes
[11]».
La spiritualité est la forme réfléchie de
cette pratique ; pratique par laquelle un sujet tente de se transformer
pour accéder à la vérité, faisant plier
les forces de l’extérieur, rompant les chaînes
de la nécessité, et secouant la torpeur de l’histoire.
Notes
1 DE II, p. 694. Les textes cités sont extraits de Michel
Foucault, Dits et Écrits II, 1976-1988, Gallimard, 2001,
abrégés en « DE II ».
2 DE II, p. 693.
3 DE II, pp. 691-692.
4 DE II, p. 793.
5 DE II, p. 716.
6 DE II, pp. 790-791.
7 DE II, p. 791.
8 DE II, p. 791.
9 DE II, p. 898, nous soulignons.
10 Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, Cours
au Collège de France, 1981-1982, Gallimard/Seuil, 2001.
11 DE II, p. 749, nous soulignons.
Pour citer cette page
Philippe Chevallier, « La spiritualité politique,
Michel Foucault et l’Iran », Ceras - revue Projet n°281,
Juillet 2004.
URL : http://www.ceras-projet.com/index.php?id=1350
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