Qu’y a-t-il dans la tête des fous de certitude?
Quoi de commun entre tous ces intégristes, religieux ou politiques,
qui sont prêts à tout, à tuer et à mourir,
pour leur «vérité»? Et si derrière
tous leurs discours il y avait une même pathologie: une névrose
typiquement masculine? Frustrations sexuelles, phobie des femmes, haine
de l’autre – et de soi: qu’est-ce qui gouverne ces
hommes qui prétendent gouverner les autres? Un dossier dirigé
par Catherine David
Qu’ils se réclament d’une religion du Livre ou d’un
Petit Livre rouge, nos modernes fanatiques ne sont que les héritiers
d’une longue tradition psychorigide qui semble indissociable de
l’humanisation des primates arboricoles. La foi soulève
les montagnes et peut détruire les gratte-ciel, mais les idéologies
ont aussi leur efficace. De l’Inquisition aux purges staliniennes,
du rêve nazi de la pureté de la race – hérité
de l’Espagne de Torquemada – au pétainisme égrotant
et à l’avenir radieux du credo marxiste, la promotion d’un
futur purifié change de forme, mais manifeste les mêmes
tentations totalitaires, les mêmes rodomontades messianiques.
Car le fanatisme est de tous les temps, même si son pouvoir de
fascination est variable. On trouve dans toutes les sociétés,
plus ou moins actif, plus ou moins contagieux, ce grain de folie, ce
noyau d’exaltés, mobilisés derrière le panache
blanc d’un chef charismatique à la recherche d’une
action décisive, d’une solution finale. Les suicides collectifs
de Guyana ou de l’Ordre du Temple solaire ont prouvé jusqu’où
peut aller l’ascendant mortifère d’un prophète
autodésigné. Hitler, Mussolini, Staline, Ben Laden...
Le fanatisme est une religion du Père qui obéit à
la déraison du plus fort. Et la montée aux extrêmes
est une névrose masculine. Une tragédie phallique. Une
maladie de la virilité. Une histoire d’hommes entre eux,
d’hommes qui se comparent, qui mesurent leur puissance. Désespérément.
A mort. Ce qui ne veut pas dire que les femmes, et notamment les mères,
n’auraient rien à voir dans ce tragique engrenage. Elles
ont leur part de responsabilité, bien sûr, elles les ont
élevés, ces grands garçons! Et l’on sait
de quelle vénération sont entourées les mères
en islam. Mais tout de même, on ne rencontre guère de femmes
kamikazes, pas plus que de femmes violeuses ou pédophiles (1)...
Et l’on ne voit pas pour l’instant, sauf exceptions, que
les femmes en voie d’émancipation revendiquent aussi la
parité dans le crime.
«Cachez ce sein que je ne saurais voir!», disait notre Tartuffe.
Prenons le défunt règne des talibans comme une loupe,
un miroir grossissant, une caricature de nos propres errements, nous
qui avons inventé la ceinture de chasteté et les guerres
de religion. Voici un monde sans visages, une population qui se voile
la face, qui se cache, un régime où voir est obscène,
où même les bouddhas, ces étrangers à l’islam,
sont défigurés, pour obéir à la Loi. Cachez,
cachez... L’Afghanistan des talibans ressemble à un ballet
de masques, qu’ils soient barbus ou grillagés. Comment
ne pas soupçonner une société qui multiplie ainsi
les écrans, qui épaissit les voiles, d’avoir quelque
chose à cacher, d’être travaillée par une
angoisse secrète? Dans ce système théocratique
et patriarcal, les femmes n’ont qu’à bien se tenir.
Elles restent invisibles dans leurs trous à rats, sous leurs
burqas fantomatiques. Qu’elles transgressent la loi du plus fort,
et on leur explose la nuque en public, à genoux dans les stades,
ces modernes agoras. De même l’Inquisition autrefois, en
Espagne, en France, aux Etats-Unis, brûlait les sorcières
en place publique (2). Pourquoi tant de haine? Tout se passe, dans ces
univers puritains, comme si la différence sexuelle était
une honte inavouable, comme si la féminité recelait un
danger mystérieux, auquel la mort serait mille fois préférable.
Les talibans n’ont pas peur de la mort, c’est vrai: ils
ont peur de la Femme. Plus précisément: ils ont peur de
la différence des sexes, et peut-être de la différence
elle-même.
Le voile des Afghanes et le viol de New York seraient donc les deux
faces d’un seul et même geste. Deux actes meurtriers, négationnistes,
spectaculaires et symétriques, accomplis par les mêmes.
Inspirés par la même peur? Dans «le Monde»
du 11 octobre 2001, Patrice de Beer attirait l’attention sur la
«peur panique du sexe dit faible», perceptible à
l’état latent dans tout le monde musulman, mais portée
à son paroxysme chez les islamistes, d’Alger à Kaboul
en passant par Téhéran. Comme nous l’a dit Ben Laden,
«nous aimons la mort plus que vous n’aimez la vie».
Cette passion pour la mort serait-elle l’envers d’une haine
pour la féminité en tant qu’elle porte la vie? Les
martyrs du djihad, les terroristes du GIA, les kamikazes de New York
et de Jérusalem, sacrifiés au nom d’Allah et premières
victimes de leurs propres actes, sont peut-être d’abord
des gamins terrifiés. D’où l’éclatement
sacrificiel, l’orgasme cosmique, forme ultime de l’union
à Dieu (on trouve aussi dans la kabbale hébraïque
des spéculations sur la mors osculi, sur l’instant final
comme extase mystique).
Mais pourquoi des êtres si forts, si purs, si triomphants auraient-ils
tant à craindre des femmes, si «faibles» qu’elles
ont même, souvent, la faiblesse d’aimer leurs tourmenteurs
et de participer à leur propre esclavage? Et pourquoi ces hommes
qui n’en finissent pas de réaffirmer leur puissance virile,
de la prouver en se laissant pousser la barbe, en méprisant leurs
femmes, en s’offrant au sacrifice, pourquoi se donnent-ils tant
de mal pour que leur virilité soit bien visible, éclatante,
au point de nous crever les yeux? Auraient-ils un doute sur ce point,
eux qui ne doutent de rien?
Que les talibans se rassurent, ils ne sont pas les seuls. «Les
troubles de l’identité masculine ne sont pas l’exclusive
du monde musulman» (3), et la plupart des jeunes gens traversent
en grandissant cette épreuve fondatrice du doute. Car il se trouve
que les mâles de notre espèce n’ont aucun pouvoir
décisionnel sur les caprices de leur sexe. En auraient-ils hérité
la maîtrise en naissant que la face du monde en eût été
changée, plus sûrement que par le nez de Cléopâtre.
Selon le psychanalyste Didier Dumas (4), «si la crainte de perdre
sa maîtrise virile est centrale dans la problématique masculine,
c’est tout d’abord parce que l’érection et
la détumescence ne se présentent pas comme des actes volontaires.
L’homme ne vit donc jamais son sexe comme faisant totalement un
avec son corps». Ainsi, comme ne l’a pas écrit Simone
de Beauvoir, on ne naît pas homme, on le devient. La virilité
– comme la féminité – n’est pas un donné
mais une conquête, une aventure pleine de périls inconnus,
sans garantie de succès. Il n’est pas facile de devenir
un homme – pas plus que de devenir une femme. «On ne peut
plus ignorer aujourd’hui le long trajet nécessaire pour
se différencier non anatomiquement, mais psychiquement, écrit
la psychanalyste Alice Cherki (5). On ne peut plus méconnaître
le tracé des chemins tortueux des identifications appartenant
à un sexe ou à l’autre.» Ce trajet n’est
évidemment pas le même selon que l’on naît
pachtoune, inuit ou guatémaltèque.
Dans sa biographie de l’auteur du «Kama Sutra» (6),
le psychanalyste indien Sudhir Kakar révèle un secret
bien gardé sur le fonctionnement du désir masculin. Le
narrateur, un jeune étudiant, s’interroge sur les mystères
de l’amour. Il se promène dans la rue, il croise des femmes,
et bien sûr il bande... Et au lieu de se réjouir, il enrage!
Il maudit le désir que les femmes lui inspirent! Pourquoi? Parce
qu’il ne le contrôle pas. «Je hais cette façon
qu’ont les femmes de m’envahir. Je hais ce qu’elles
infligent à mon corps sans mon consentement. Je suis irrité
par les érections importunes qu’elles suscitent. Cette
partie de mon corps, source de sensations ô combien exquises,
leur appartient, semble-t-il, plus qu’elle n’est mienne.»
Tout se passe, pour le jeune étudiant, comme si la femme décidait
à sa place, comme si elle possédait le pouvoir mystérieux
de le faire bander – ou débander! – à volonté,
comme si elle possédait une sorte de télécommande
invisible reliée à son sexe. Le voilà, le fameux
pouvoir occulte de la Femme. Bien entendu, les femmes ne possèdent
rien de tel, ni télécommande ni pouvoir occulte. Elles
n’y peuvent rien, l’amour est enfant de bohème et
le désir n’a jamais connu de loi. Les femmes ne sont pas
responsables de la différence des sexes! C’est «Dieu»
qui l’a voulu, il leur suffit d’apparaître... d’où
l’urgence de les faire disparaître sous des voiles épais.
«Cachez ce sein que je voudrais voir… et que j’ai
peur de désirer», dirait un Tartuffe sincère. Se
donnerait-on tant de peine pour dissimuler quelque chose d’indifférent?
En toute logique, le voilement des femmes correspond non seulement à
un déni de la réalité mais à un évitement
de la différence des sexes, et finalement à un «évitement
de la sexualité masculine» (5). Devenir homme exigerait
en effet, entre autres épreuves, le courage de surmonter cette
peur très bien partagée, pour se réjouir –
et jouir – du lien mystérieux tissé par le désir
entre un homme et une femme. Encore faut-il en avoir l’occasion.
Dans «Il faut abattre la lune» (7), Jean-Paul Mari rappelle
à quelles affolantes frustrations sont exposés les jeunes
Algérois dans la promiscuité de la casbah. «Célibataires
à 30 ans, ils continuent à coucher, chaque soir, serrés
au milieu des autres, parfois contre le corps de leur cousine, de leur
sœur. Des années de désir contenu! Des milliers de
nuits de torture sexuelle...»
Bien sûr, l’islam n’a pas le monopole de la pudibonderie.
Le puritanisme fleurit dans les extrémismes, avec son cortège
d’hypocrisies, de scandales et de perversités. Les femmes
juives de Mea Shearim portent perruque et manches longues (alors qu’elles
pourraient porter la kippa, rien ne l’interdit dans les textes),
le dogme catholique a longtemps maudit les filles d’Eve, les tabloïds
anglais se gargarisent des amours adultères, et le costume Mao
symbolise l’effacement programmé de la différence
des sexes dans les pays communistes, sous prétexte de l’avènement
d’un «homme nouveau». Quant à Kenneth Starr,
le «taliban» américain persécuteur de Clinton,
il incarne à lui tout seul le mélange de répulsion
et de fascination de la société américaine à
l’égard du sexe (lire page 18) – et franchement,
qui peut affirmer que le pauvre Kenneth n’a pas rêvé
d’occuper la place de Bill dans la bouche de Monica?
Chaque société gère ses différences internes,
organise à sa manière la répartition des rôles
entre hommes et femmes. Mais s’il n’est pas encouragé
par son environnement culturel à franchir ce pas décisif
de la rencontre avec l’Autre incarné par une femme, le
garçon risque de rester fixé dans une «phobie du
féminin» aux conséquences dévastatrices.
De ses doutes torturants («de quoi suis-je capable?»), de
ces questions sans réponses va naître un désir lancinant
de réassurance virile, un rapport à d’autres hommes
«où s’évite tout ce qui pourrait indiquer
la faille de l’autre homme» (5). Il devient urgent d’imaginer
qu’il existe au moins un homme, un chef à qui l’épreuve
du doute aurait été épargnée, un gourou
sans peur et sans reproche, «un père imaginaire tout-puissant,
incastrable». D’où l’irrésistible ascension
des chefs tout-puissants à la perpétuelle érection,
Mussolini, Mao ou Staline, leaders à la verge dressée,
symbolisant le fameux Phallus et donc fascinants ou fascistes (du latin
fascinus, qui se dit phallos en grec). Le fanatique n’a pas besoin
de Dieu, mais il lui faut un héros, un chef de secte, un grand
homme ascétique avec une voix de tonnerre et des yeux hypnotiques.
Le chef de bande semble seul capable d’échapper au pouvoir
maléfique de la féminité, il est crédité
d’un contrôle total sur ses pulsions, donc sur ses désirs,
donc sur son sexe, à la manière de ces adeptes du Qigong
chinois de haut niveau qui arrivent, paraît-il, à bander
et à débander cinq fois de suite, tous les matins, les
bras le long du corps...
D’où cet ascendant magique du prophète sur ses disciples
tétanisés, malgré la vie à la dure, entre
hommes, dans cette longue chaîne de bourreaux et de victimes,
loin du gynécée, hors du harem. «Désir de
servitude» porté à l’incandescence, selon
le diagnostic de La Boétie? Masochisme? Homosexualité
refoulée? Passion du risque, identique à celle qui fait
la fortune du saut à l’élastique ou des courses
suicidaires sur les autoroutes (8)? Tout concourt à transformer
en bombes volantes de malheureux jeunes gens fascinés-fanatisés
au point de se croire consentants. Pendant ce temps, masquée
par la soumission au chef salvateur, la peur du féminin agit
en sourdine dans les coulisses de ce grand théâtre. Ainsi,
contrairement aux apparences, la Femme ne serait pas un personnage secondaire
dans la «grande histoire» masculine, mais son véritable
enjeu fantasmatique, comme Hélène fut la cause avérée
de la guerre de Troie. Liée à une intense frustration
sexuelle, la phobie des femmes ne serait pas seulement le symptôme
d’une maladie appelée fanatisme, mais son moteur secret,
son ressort caché. La condition des femmes, notamment en Islam,
serait alors le cœur du problème, le point central, mais
aveugle, des enjeux géostratégiques du nouveau siècle.
Ce paradoxe, nous n’en parlons guère tant nous avons l’habitude
de considérer la condition des femmes comme un épiphénomène.
Une tradition millénaire a façonné nos esprits,
que nous soyons homme ou femme, de manière que le masculin sert
de norme inconsciente, d’étalon universel, et que la méfiance
à l’égard du féminin est très bien
partagée. «Je te remercie, mon Dieu, de ne pas m’avoir
fait naître femme», répètent les juifs orthodoxes
à la prière du matin (voir article page 28). Comme l’écrit
Pierre Bourdieu, «la domination masculine est tellement ancrée
dans nos inconscients que nous ne l’apercevons plus, tellement
accordée à nos attentes que nous avons du mal à
la remettre en question. Plus que jamais, il est indispensable de dissoudre
les évidences et d’explorer les structures symboliques
de l’inconscient androcentrique qui survit chez les hommes et
chez les femmes» (9). Seules quelques religions orientales préservent
la notion du couple divin originel, qui semble avoir partout préexisté
à la religion du Père. Le judaïsme, socle fondateur
des trois monothéismes, a depuis longtemps éradiqué
jusqu’au souvenir d’Ashéra, la «parèdre»
de Yahvé.
La pensée freudienne a participé au renforcement de cette
prééminence du «phallus symbolique» en postulant
qu’il n’existe qu’une seule libido, et qu’elle
est masculine, ou en plaçant aux origines de l’histoire
humaine le Père de la horde primitive (10), bizarrement célibataire
malgré ses nombreux enfants. «Il n’est pas très
difficile de montrer que, de Freud à Lacan, la position de modèle
du sexe masculin demeure en continuité profonde avec les naturalismes
anciens... même si les efforts se sont multipliés pour
désolidariser la théorie et la pratique analytique de
cette adhésion à la pensée traditionnelle de la
différence des sexes.» (11) Enfin, la parité en
est l’aveu involontaire, l’égalité ne fait
que balbutier dans nos démocraties, y compris dans les secteurs
économiques et culturels.
Ainsi sommes-nous depuis la nuit des temps, et malgré les avancées
notables de l’émancipation des femmes, toujours soumis
au «pouvoir hypnotique de la domination» qui conduit notre
planète au désastre, d’autant plus sûrement
que le dominant lui-même, précise Bourdieu, est «dominé,
mais par sa propre domination». Domination masculine, en l’occurrence,
et si bien répandue sur la planète que Françoise
Héritier en vient à se demander (12) s’il ne s’agirait
pas d’un universel. Car tout se passe comme si la prise en compte
des différences, dans les sociétés humaines, générait
automatiquement une hiérarchie entre les individus, et notamment
l’abaissement des femmes. Ainsi, de même que l’identification
sexuelle détermine le destin d’un individu, c’est
finalement la relation entre les sexes, telle qu’elle s’exprime
notamment à travers les structures de la parenté, chères
aux ethnologues, qui conditionne les relations sociales, les mentalités,
la forme des gouvernements, le cours de l’Histoire enfin. Il est
donc possible de «reconsidérer la grande crise du monde
actuel, en tournant le regard vers le principe d’économie
sexuelle de sa maladie politique» (3). La condition faite aux
femmes, ici ou là, ne serait donc pas un problème secondaire
mais une réalité fondatrice, un indice assez fiable du
degré général de liberté ou de tyrannie
dans une société donnée.
Mais par quel mécanisme diabolique le déni du féminin
peut-il déboucher sur un conflit mondial? On le sait, un homme
qui doute de sa virilité ne le crie pas sur les toits. Il plastronne
au contraire, il multiplie les gesticulations, les exploits, les démonstrations,
il couvre sa poitrine de médailles, il affirme son point de vue
en tapant sur la table. Une société d’hommes angoissés
par leurs frustrations veut prouver sa puissance et peut mettre la planète
à feu et à sang pour répandre sa foi. Or, quel
que soit leur credo, les intégristes se reconnaissent justement
à ce qu’ils ne doutent de rien. Cette absence de doute,
pour suspecte qu’elle puisse nous paraître, est même
leur principale force de frappe.
Comment de misérables infidèles, comment des intouchables
pourraient-ils deviner leurs angoisses intimes? De Savonarole à
Ben Laden, des Khmers rouges aux fondamentalistes hindous, les fanatiques
ne perdent pas leur temps à s’interroger sur nos psychismes
délicats, nos complexes infantiles. Le fanatique n’est
nullement curieux des autres, car il a trouvé le Graal, la fontaine
du paradis, la bouche de vérité, la voix de son maître.
Ce qui suffit à justifier tous ses actes. Un fanatique ne discute
pas, il affirme, il prophétise. L’intégriste, c’est
monsieur je-sais-tout. S’il peut sembler irrésistible,
c’est qu’il dispose d’une arme absolue: la certitude
d’avoir raison.
Qu’il soit fasciste, terroriste ou simple tyran domestique, l’intégriste
est d’abord un homme qui se rengorge de sa propre certitude, au
point qu’il trouve légitime de l’imposer à
tous, fût-ce par le mensonge et par la force. Il possède
la Vérité, et ce privilège le rend invincible,
comme les Cathares se voulaient «parfaits», comme la papauté
se prétend infaillible. Et puisqu’il la possède,
il peut s’en servir comme d’une arme, d’autant plus
que cette vérité est par essence messianique, et contient
une promesse qu’il lui appartient de réaliser. A lui de
faire advenir le règne de Dieu – ou la dictature du prolétariat
– sur la terre! La vérité ainsi conçue est
unique et immuable, elle ne supporte pas la contradiction, encore moins
la nuance. Or l’existence même de la Femme, de la féminité,
parce qu’elle incarne la différence, remet en question
cette parole univoque, cette foi d’airain. Voilà comment
on fait de Dieu un criminel, et voilà pourquoi votre fille est
muette. Kenneth Starr, Khomeini, Mao, même combat? La ligne de
fracture ne passe pas, contrairement à ce qu’annonce Huntington
(13), entre civilisations différentes, entre Est et Ouest, entre
Nord et Sud, entre Islam et Occident, entre archaïsme et modernité,
et autres dualismes artificiels. Mais entre extrémistes et modérés
de toutes obédiences et de tous les pays, entre ceux qui croient
tout savoir et ceux qui s’interrogent. Entre le rabbin Kahane
et Itzhak Rabin. Entre le Hamas et Arafat. Entre Kenneth Starr et Bill
Clinton. Entre Le Pen et Chirac. Entre le machisme hystérique
et une virilité bien tempérée. Entre ceux qui masquent
leurs faiblesses et ceux qui les assument. Entre ceux qui croient savoir
et ceux qui savent douter. Entre ceux qui répandent leur foi
et ceux qui prennent le risque du dialogue, dont le modèle premier
est donné par la relation entre les sexes. Entre une logique
totalitaire, fondée sur l’inflation explosive des egos,
et une logique démocratique, fondée sur la reconnaissance
de l’altérité – et donc de la part féminine
de l’humanité. Oui, la bonne vieille démocratie,
au risque du désordre, du malentendu, de la fragilité,
de l’intelligence. Décidément irremplaçable.
Comme disait Churchill, la pire des solutions, à l’exclusion
de toutes les autres. Et la seule à pouvoir tenir les fous de
Dieu en respect, après avoir survécu au nazisme et au
stalinisme.
CATHERINE DAVID
mailto:DAVIDcdavid@nouvelobs.com
(1) «Si j’avais défendu Eve, épouse Adam»,
par Jean-Didier Vincent, Plon, 2001.
(2) «Le Livre noir de l’Inquisition», par Natale Benazzi
et Matteo D’Amico, Bayard, 2000.
(3) «La Virilité en Islam», par Fethi Benslama et
Nadia Tazi, cahiers Intersignes, numéros 11-12, 1998, Editions
de l’Aube.
(4) «Et l’enfant créa le père», par
Didier Dumas, Hachette Littératures, 2000.
(5) «Mise en scène du masculin», par Alice Cherki,
cahiers Intersignes, op. cit.
(6) «L’Ascète du désir», par Sudhir
Kakar, Seuil, 2001.
(7) «Il faut abattre la lune», par Jean-Paul Mari, NiL,
2001.
(8) «La Passion du risque», par David Le Breton, Métailié
2001.
(9) «Le Monde diplomatique», août 1998.
(10) «Totem et tabou», Poches Payot, 1913.
(11) «L’Exercice du savoir et la différence des sexes»,
collectif, l’Harmattan, 1991.
(12) «Masculin, Féminin, la pensée de la différence»,
par Françoise Héritier, Odile Jacob, 1996.
(13) «Le Choc des civilisations», par Samuel Huntington,
Odile Jacob,1997.
Le lien d'origine :
http://www.nouvelobs.com/dossiers/p1937/a7847.html
LE NOUVEL OBSERVATEUR : L'Hebdo en ligne
Semaine du jeudi 20 décembre 2001 - n°1937 - Dossier
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