Pour penser la place des lesbiennes dans les rapports sociaux de sexe,
nous devons au préalable tenter de la définir et de la comprendre.
Or, à mieux y regarder, nulle place ne leur est faite dans l'histoire
ni dans les sciences humaines. Elles sont comme invisibles, silencieuses.
Cette question du silence ne concerne pas les seules lesbiennes, puisque
l'ensemble des femmes y est confronté, à des degrés
divers.
Images de femmes
"Les petites filles ont toutes leur jardin secret"; l'image,
une petite fille, habillée d'une robe à fleurs et qui tient
un petit bouquet de fleurs à la main; le tout, dans une publicité
pour une marque de prêt-à-porter. Voilà une petite
fille bien à sa place, celle du secret: secret valorisé
comme l'une des caractéristiques du genre féminin; secret
souvent honteux, futile. En France, jetons un regard sur notre nouvelle
assemblée en mars 1993: femmes non représentées,
invisibles, plus que jamais réduites au silence sur la scène
politique. Invisible: "Qui échappe à la vue en raison
de sa nature, sa distance, etc., ou qui se cache, qui ne veut pas être
vu".
Si on se réfère aux image archétypes de "La
Femme", celle qui nous donne le plus à voir se tient en retrait,
ne s'affirme pas, ne revendique pas de pouvoir économique, politique
ou social. Elle existe dans le regard des hommes, dans leur désir.
Et paradoxalement son sexe est étalé, son genre réifié
(mère ou putain, élégante ou vulgaire).
Or "les lesbiennes ne sont pas des femmes", disait en 1980 Monique
Wittig, dans la mesure où elles n'orientent pas leur désir
vers la différence (au sens de la bipolarité homme/femme),
dans le "ça va de soi hétérosexuel". L'hétérosexualité
repose sur une "évidence": il existe deux sexes anatomiques
qui correspondent à deux genres différents et complémentaires
et qui s'attirent. Cette différence est encore aujourd'hui pensée
comme une hiérarchie. Claude Crépaultt (1991), par exemple,
décrit ainsi une sexualité satisfaisante: "L'homme
doit être en mesure d'érotiser à la fois ses pulsions
agressives et ses pulsions fusionnelles. La femme quant à elle
doit parvenir à érotiserr jusqu'à un certain point,
l'agressivité masculine à l'intérieur d'un lien amoureux."
On peut remercier l'auteur pour son "certain point", mais regretter
que ce point-là soit aussi mal défini et ouvre la porte
à la violence et à la domination. Quoi qu'il en soit, on
peut lire à travers cette définition que la différence
est pensée comme une hiérarchie des deux genres où
l'homme est dominant et la femme naturellement soumise à ses pulsions,
lesquelles sont nécessairement "agressives".
Pour Monique Wittig, les lesbiennes opèrent une rupture avec la
bicatégorisation des sexes; elles ne se reconnaissent pas de cette
catégorie sociale "femme", changent de perspective, se
situent hors du champ de l'hétérosexualité. Les frontières
de leur genre sont incertaines, elles en jouent, les transgressent même.
Femmes, lesbiennes; elles ont en commun d'appartenir à la même
catégorie de sexe, mais si les premières sont assurément
de genre féminin, les secondes, en revanche, ont un genre plus
flou. Le silence et le secret sont des constantes de leur histoire. Et
si les lesbiennes échappent ou tentent d'échapper à
la catégorie de genre féminin, elles n'en restent pas moins
socialement invisibles. Elles ne semblent pas se situer autrement que
comme il leur est suggéré: femmes, réduites au silence.
Et cachées socialement.
Les lesbiennes rendues invisibles
L'occultation des lesbiennes prend en fait plusieurs formes. Voyons lesquelles.
Dans l'histoire
On peut les faire disparaître de l'histoire ou de la littérature,
comme Sapho, dont les écrits ont été épurés
de leur contenu lesbien pendant des siècles; on peut parler de
leurs pratiques comme de "péchés silencieux",
de "crimes détestables et contre nature" (XVIe siècle,
cité par Marie-jo Bonnet [19801). On croit même les ramener
finalement à l'hétérosexualité, car elles
ne sont décrites que par des hommes, qui, forts de leur pouvoir
et de leur place, n'imaginent pas un érotisme et une sexualité
hors de leur portée, hors de leur définition et de leurs
normes. L'extrait du roman de Gérard de Villiers, cité précédemment
par Daniel Welzer-Lang, est éloquent en ce sens.
Dans les discours sur la sexualité
On peut affirmer que les lesbiennes sont moins nombreuses que les hommes
homosexuels ou qu'elles n'existent pas. Ainsi, l'enquête Spira sur
la sexualité en France (Spira, Bajos et al., 1993) montre que les
femmes déclarent moins souvent que les hommes avoir eu une partenaire
sexuelle de même sexe, mais leur taux de non-réponse à
ce sujet est supérieur à celui des hommes, ce qui confirme
l'hypothèse du non-dit plutôt que du non-vécu. On
peut aussi prétendre que leur égarement sexuel n'est qu'un
passage vers la vraie sexualité... hétérosexuelle,
celle-là. Le mythe de l'homosexualité adolescente en fournit
un exemple.
Chez les hommes homosexuels
Pour ce qui est de la place des lesbiennes dans la catégorie des
homosexualités, force est de constater qu'elles sont englouties
par le masculin, devenu marque du général, cela par un effet
de glissement: homosexualité = homme = gai (Lhomond, 1991). Ainsi,
par exemple, le Rapport gai (Cavailhès, Dutey et Bach-Ignasse,
1984) fait état d'une enquête portant sur 1600 personnes
homosexuelles... dont 259 femmes. Les auteurs s'en excusent et l'expliquent
comme suit dans un chapitre consacré aux "biais de l'enquête":
"Les femmes sont peu enclines à répondre à ce
type de questionnaire." Sur quelles données s'appuie-t-on
pour affirmer une telle chose?
"Certaines femmes refusent pour des raisons idéologiques de
répondre à ce type de questionnaire mixte." Signalons
que l'enquête est dirigée par trois hommes.
"Certaines femmes ont trouvé la tonalité du questionnaire
trop masculine ... " Voilà peut-être la clé du
problème... "Sans doute ont-elles raison, concevoir un questionnaire
adapté à la fois aux hommes et aux femmes tenait de la gageure,
tant sont différents les styles de vie... des excuses s'imposent
donc", etc.
L'homosexuel devient la figure universelle de l'homosexualité,
les lesbiennes en sont des expressions particulières, marginales.
Dans les rapports sociaux de sexe
Dans la réalité, comment considère-t-on les femmes
entre elles? Comment considère-t-on les hommes entre eux?
La culture des hommes est valorisée, cultivée dans les groupes
masculins (sport, politique, etc.), où une homosocialité
plus ou moins contrôlée et plus ou moins nommée permet
d'acquérir des valeurs viriles et amène les hommes plus
jeunes à trouver leur identité masculine; c'est là
que se posent les jalons de leur pouvoir potentiel.
Lorsque les femmes sont entre elles, elles sont socialement considérées
comme "seules", et surtout comme non protégées
(en particulier le soir, dans la rue). Ou encore, les femmes peuvent être
sans les hommes, lorsqu'elles s'occupent collectivement des enfants, ou
lorsqu'elles s'adonnent à quelque loisir futile (lèche-vitrine,
par exemple), qui n'intéresse pas les hommes. En règle générale,
les activités des femmes lorsque celles-ci sont en dehors du regard
des hommes, sont orientées vers leurs fonctions reproductrices
ou vers l'amélioration de leur apparence de femme (soins, beauté,
etc. On en trouvera la confirmation en feuilletant les magazines destinés
à l'un et à l'autre sexe).
Si les femmes s'organisent entre elles hors des limites de l'hétérosexualité
(dans des groupes féministes, par exemple), elles ne sont plus
à leur place, elles deviennent des "harpies", sont critiquées
ou dévalorisées. Cette forme-là d'homosocialité
n'est pas pensable pour les femmes. Si, entre elles, elles se situent
hors de l'hétérosexualité, si c'est pour elles une
question de désir ou de plaisir, alors elles disparaissent de la
réalité et des discours. D'ailleurs, elles se cachent pour
la plupart.
Car la sexualité "en soi" pour les femmes n'est pas permise,
surtout si c'est entre elles; et on peut considérer avec Nicole-Claude
Mathieu (1985) qu'"il semble bien que les hommes ont davantage la
possibilité que les femmes d'avoir des relations homosexuelles"
et que "dans la mesure où on a réussi à soumettre
totalement les femmes à la reproduction, l'homosexualité
masculine peut être structurellement homogène avec le pouvoir
des hommes sur les femmes et n'est donc pas forcément contradictoire
avec une hétérosexualité reproductive masculine.
Par contre, l'homosexualité féminine, dans la mesure où
elle exprime le refus du pouvoir des hommes, ( ... ) est évidemment
plus dangereuse".
Des lesbiennes et des femmes
Un mélange de rejet et d'attirance semble caractériser l'attitude
des femmes hétérosexuelles à l'endroit des lesbiennes.
Les lesbiennes plus politisées se retrouvent dans différents
mouvements de femmes; ici, bien qu'elles soient souvent moteur des actions
ou des réflexions, elles sont aussi invisibles... pour ne pas discréditer
la parole de l'ensemble des femmes, c'est-à-dire des hétérosexuelles,
ou parce qu'elles font elles-mêmes passer la valeur "femme"
avant celle de "femme lesbienne".
Chez les féministes hétérosexuelles, ces amantes
potentielles peuvent susciter de l'attirance ou de la peur; dans une équipe
féministe d'un centre d'accueil, l'idée fut émise
qu'il ne fallait "pas trop" de lesbiennes, pour une question
d'équilibre...
Certaines féministes hétérosexuelles, associent souvent
les lesbiennes à un idéal de vie entre femmes, à
une image de force et de pouvoir. Mais être proche des lesbiennes,
c'est aussi s'exposer à des questionnements nouveaux ou à
des transformations insoupçonnées, parfois intolérables,
d'où des attitudes de fuite ou de rejet. Dans le mouvement des
femmes, des hétérosexuelles ont adressé d'amers reproches
aux lesbiennes; des exemples en sont rapportés dans l'ouvrage Chronique
d'une passion (Centre lyonnais d'études féministes, 1989),
qui relate une partie de l'histoire du mouvement des femmes à Lyon,
"les femmes hétérosexuelles", dit Viviane C.,
la "bouclaient d'autant plus qu'il y avait la dominance du discours
homosexuel"... En silence donc, nombre de femmes hétérosexuelles
"culpabilisaient quasiment à ne pas être homosexuelle
considéraient l'homosexualité comme une panacée"...
Récemment, j'ai entendu une femme hétérosexuelle
dans une rencontre de femmes lesbiennes dire, rejetante: "Elles draguent
comme des hommes ... ", "Elles ressemblent à des hommes
... " On peut voir là une tentation de déplacer l'image
de la lesbienne hors du genre féminin, même si elle est reconnue
comme personne du sexe féminin: elle drague comme un homme. Car
hors du genre féminin, il n'y a pas d'autre choix que le genre
masculin dans les projections sexuelles des femmes non homosexuelles.
En effet, où situer ces personnages, "transfuges à
la classe des femmes" (Wittig, 1980)? Une projection de soi-même
hors de la bicatégorisation des genres serait alors nécessaire.
J'ai été surprise, en revanche, de trouver le modèle
lesbien donné à titre d'exemple d'une sexualité innovatrice,
dans un tout récent magazine édité par un groupe
de jeunes femmes féministes, Marie pas Claire (1993): "( ...
) si tu veux bien admettre qu'on puisse faire l'amour sans qu'il y ait
coït. je ne dis pas que c'est quelque chose qu'on imagine facilement,
mais il suffit de te demander comment les lesbiennes le font, elles!"
Nous, lesbiennes
Les lesbiennes ont pour leur part de bonnes raisons de rester invisibles.
"Ça ne regarde que moi, je protège ma vie privée
et ma carrière professionnelle." Le secret est une protection
contre le rejet ou la stigmatisation sociale. Mais c'est aussi une protection
contre les agressions sexuelles, contre la violence réelle à
laquelle l'ensemble des femmes est en permanence confronté, et
plus encore, dans l'espace public, celles qui n'ont pas de "protecteur";
la protection est en général le corollaire de la soumission...
même "douce", et toujours celui de la discrétion
et du silence.
Une lesbienne, qui tient un bar de nuit réservé aux femmes,
explique qu'elle ne mentionne pas, sur la carte de visite du lieu, l'exclusivité
féminine, car, "dans ce quartier de bars et de boîtes
de nuit, ce serait trop risqué de se faire repérer [ ...
] il y a un bar échangiste juste à côté et
puis on ne veut pas avoir de problèmes".
Maxime Wolfe (1992) décrit pour sa part des lieux clos et discrets,
pour "des femmes invisibles dans des lieux invisibles": "La
plupart des bars dont pas de fenêtres, ou couvrent leurs fenêtres.
Ils ont souvent intérêt à protéger l'anonymat
de leur clientèle. Les bars lesbiens n'ont généralement
pas de signes ou de noms ou d'autres signes extérieurs qui pourraient
les révéler aux autres citoyens." (Traduction libre.)
Rendues invisibles, certaines lesbiennes se taisent ou se cachent pour
vivre tranquilles. Elles intègrent le silence et le secret, comme
si elles utilisaient l'un des archétypes de "l'être
femme" à leur propre compte, comme une arme.
Ce silence est une arme à double tranchant. Sans doute permet-il
à court terme de se sentir en sécurité, non exposée.
Mais il est à craindre, comme le souligne Christiane Jouve (1991),
que:
"(... ) notre secret nous frappe de plein fouet: invisibles, nous
devenons ce que nous avons accepté d'être, rien. ( ... )
À force de vouloir nous protéger, nous dépensons
toutes nos forces à nous soumettre. ( ... ) Nous avons appris qu'il
ne faisait pas bon transgresser. Nous nous sommes nourries d'invisibilité
vers laquelle nous poussent tous nos instincts de survie: la peur de l'affrontement
verbal ou physique, la peur des quolibets, des graffitis, de l'hostilité
des voisins ou des collègues, la peur d'être licenciées,
de ne pas avoir de promotion, la peur de perdre nos enfants lors d'un
divorce."
Les lesbiennes sont contraintes au secret, car quoi de plus douloureux
que de se reconnaître murée dans le silence, du fait de sa
condition ou de sa place... ou de son absence de place. Il est certainement
plus rassurant de s'imaginer dans une démarche volontaire que de
reconnaître que l'on s'adapte à la réalité
d'une oppression en se niant soi-même.
Ne peut-on voir là, dans cette illusion de l'appropriation de son
propre silence, une forme de déni de l'oppression, et plus profondément,
une pérennisation du sentiment de culpabilité, de honte
de soi? Pour les lesbiennes, la culpabilité découle aussi
du fait qu'elles occupent une place qualifiée de déviante:
ne pas être la "bonne fille", ni la "bonne"
épouse, ni la "bonne" mère. Toute la difficulté
semble être d'assumer une histoire construite justement sur l'absence
d'histoire et de place, sur le vide, sans figure emblématique à
laquelle raccrocher sa fierté.
Or seule la parole pourrait leur rendre leur histoire. Et les lesbiennes
qui cessent de s'identifier individuellement ou collectivement à
l'image stéréotypée de "la femme" participent
de cette ouverture et de cette visibilité, quel que soit le moyen.
Ne plus porter le masque de l'hétérosexualité dans
les relations sociales, c'est déjà parler, c'est faire émerger
d'autres représentations et d'autres manières d'être
au monde.
Lesbiennes et gais, quelle place?
Selon les époques, certaines formes d'homosexualités ont
été alternativement entourées de secret, réprimées
ou bien valorisées. Dans tous les cas, il s'agissait de l'homosexualité
masculine: initiation passant par des pratiques homosexuelles, culte de
l'amour des garçons dans la Grèce antique, etc. Depuis le
début du siècle, les discours sur les femmes homosexuelles
émergent, et avec eux les idées reçues continuent
malheureusement à prévaloir. Les hommes et les femmes ne
font pourtant pas l'objet des mêmes a priori. Un homosexuel sera
soupçonné, souvent à tort, d'avoir tendance à
adopter le genre féminin, dont on lui attribuera les qualités
(sensibilité, distinction, tact ... ). Il n'en reste pas moins
homme, et à ce titre solidaire des autres hommes... sans même
y "réfléchir".
Une homosexuelle est accusée de vouloir imiter les hommes. Elle
en devient ridicule et grossière (dans l'imaginaire et les normes
populaires). Elle n'est plus une femme digne de ce nom...
Ou encore, deux hommes vivant ensemble sont plus aisément repérés
comme homosexuels; deux femmes sont des amies, ce sont deux femmes "seules".
Leur autonomie n'est pas concevable, pas plus d'un point de vue sexuel
que relationnel. Il n'y a pas beaucoup de symétrie entre les gais
et les lesbiennes par rapport au silence et aux modalités de la
répression.
Le silence des lesbiennes
L'injonction au silence pour les lesbiennes s'appuie sur le fait que les
femmes sont, de toute façon, moins bruyantes: "Le contrôle
du volume de la voix est imposé fortement et tôt chez les
filles. Cette longue restriction rend la prise de parole publique (de
meeting, de travail, d'assemblée de quelque nature que ce soit)
difficile à la majorité des femmes dont la voix, habituée
de longue date à la fois à un faible volume sonore en public
et à un débit précipité, ne porte pas, et
n'est souvent pas entendue."
Le silence des femmes n'est pas questionné, il est. C'est en partie
ce silence qui permet la pérennisation de notre oppression. Lorsque
des voix s'élèvent pour la dénoncer (IVG., violences
conjugales, harcèlement sexuel ... ), leur légitimité
est mise en cause. Là encore, les femmes courent le risque d'être
de nouveau réduites au silence, leur discours est perçu
comme une plaisanterie ou de la colère, mais rarement comme une
analyse théorique de l'oppression (Guillaumin, 1992).
Lorsque les lesbiennes commencent à se montrer publiquement, on
leur reproche d'être provocatrices; elles créent un malaise
par leur attitude. On préfère qu'elles restent discrètes;
elles n'ont jamais le droit de n'être "pas comme il faut",
c'est-à-dire à leur place de femmes: timbre de la voix,
attitudes corporelles, vêtement, prise de parole, drague...
Nous pouvons nous demander pourquoi, chaque fois que les femmes se reconnaissent
comme sujets désirants, sujets pensants ou sujets de leur propre
histoire, "on" arrange l'histoire pour qu'elles n'y apparaissent
pas comme telles; pourquoi les femmes qui disparaissent de l'histoire
et des mythes sont justement celles qui situent leur sexualité,
leur érotisme et leurs désirs hors du champ de la sexualité
des hommes; pourquoi enfin, chaque fois qu'une femme lève la tête,
on fait en sorte de supprimer jusqu'à ses propres traces.
Les lesbiennes, donc, subissent une double contrainte au silence, comme
femmes et comme homosexuelles. Ainsi, leur invisibilisation, vue comme
une des formes de l'homophobie, est l'un des moyens d'assigner l'ensemble
des femmes à leur place: femmes définies comme telles par
le regard des hommes, femmes en retrait, en secret sauf dans leur féminité.
Celles qui par choix et par désir sortent des rangs de cette féminité-là
et des rapports hétérosociaux (et de ce fait se rendent
inaccessibles aux hommes) sont rendues invisibles, non pas seulement par
un aveuglement culturel, mais surtout parce qu'elles ouvrent des voies
(voix) nouvelles.
Même si elles ne dépendent pas économiquement ou sexuellement
d'un homme, même si elles savent créer des lieux ou des réseaux
privilégiés pour leur culture, leur socialisation, l'élaboration
de leur parole et de leur réflexion, elles demeurent privées
de parole publique, en plus d'être contraintes à l'hétérosocialité.
Cette forme d'homophobie est pernicieuse, rampante, sournoise, parce qu'elle
s'appuie sur un aspect millénaire de l'oppression imposée
aux femmes.
Que les femmes aient une histoire, une parole, une trace leur permet de
se reconnaître et de s'identifier, de devenir sujets de leur propre
histoire. Cela permet à la plupart des lesbiennes de sortir de
l'isolement social, de la peur de la stigmatisation. Pour Monique Wittig
(1983):
"Il nous faut, dans un monde où nous n'existons que passées
sous silence, au propre dans la réalité sociale, au figuré
dans les livres, il nous faut donc, que cela nous plaise ou non, nous
constituer nous-mêmes, sortir comme de nulle part, être nos
propres légendes dans nos vies mêmes, nous faire nous-mêmes
êtres de chair aussi abstraites que des caractères de livres
ou des images peintes".
Mais, au-delà de l'intérêt pour la communauté
lesbienne, il est de l'intérêt de toutes les femmes que les
lesbiennes aient une place à part entière dans les discours
sur les rapports de sexe et sur la sexualité. Dans l'analyse des
rapports sociaux de sexe, les lesbiennes questionnent la bicatégorisation
homme/femme. Elles jouent avec les genres pour les rendre obsolètes.
Elles rendent inopérant le mythe de "La Femme"; elles
sont femmes et "non femmes", elles sont "masculines",
et "non hommes", elles sont finalement "partout".
Elles mettent en lumière la construction sociale et politique de
LA sexualité en révélant la multiplicité de
ses formes. Elles interrogent l'ordre prétendument "naturel"
du désir, érigé comme résultant de LA différence
des sexes, le coït comme fin en soi de la sexualité, et le
lien entre le plaisir et la reproduction (Franklin et Stacey, 1991).
Les lesbiennes révèlent le lien entre le sexisme et l'hétérosexisme;
leur mode de vie et de relation met en lumière qu'un comportement
hétérosexuel et homophobe n'est pas universel, même
s'il est majoritaire dans les rapports sociaux.
L'intérêt de leur visibilité est bien justement de
rendre public un point de vue minoritaire; c'est un moyen de questionner
l'hétérosexualité. Il importe donc de ne pas considérer
que les lesbiennes transgressent l'ordre de la sexualité et sont
de ce fait marginales ou pour le moins originales. "Les lesbiennes"
ne forment pas une catégorie spécifique; par leur questionnement
et leur mode de vie, elles font partie intégrante de l'ensemble
de la société. Parler dans la seule perspective de catégories
sociales, sexuelles ou autres ne servirait qu'à renforcer les différences
et surtout leur hiérarchisation. A l'intérieur même
du mouvement lesbien, la pensée catégorielle ne peut que
diviser, hiérarchiser: "les vraies lesbiennes", les "trop"
hommes, les "pas tout à fait", les hétérosexuelles...
Il importe donc de ne pas les désigner comme différentes
mais plutôt, pour l'ensemble des femmes, de pouvoir aussi se reconnaître
de cette forme-là de recherche d'identité, reconnaissance
symbolique ou non, en tant que sujet, hors de la projection de l'"autre"
sexe, dans une réappropriation réelle de tous les possibles.
Françoise Guillemaut
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WITTIG, Monique (1980), "La pensée straight", Questions
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dans D. PICHÉ et C. DESPRÉS (dir.), Architecture et comportement
("Architecture and Behavior"), vol. VIII, n° 2, juin, p.
137-158.
Le lien d'origine :http://www.multisexualites-et-sida.org/yapasque/peur/peur3.htm
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