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Origine : http://chicheweb.org/article.php3?id_article=246
Aujourd'hui, l'Etat apparaît à beaucoup comme le dernier
recours contre les marchands, le seul rempart contre la mondialisation
sauvage. Pourtant, il s'agit bien de la grande menace, bien plus
à redouter que le capitalisme sans frein.
Car, l'idée que certains se font de l'Etat date un peu :
« L'Etat, ce n'est plus un président de la République
avec une ou plusieurs Chambres de députés. Ce n'est
plus un dictateur avec des ministres tout-puissants. C'est une organisation
d'une complexité grandissante et qui met en œuvre la
somme des techniques dont peut disposer le monde moderne. »*
Dans un double mouvement historique, l'Etat s'est emparé
de la technique, et la technique de l'Etat. Ils se renforcent l'un
l'autre. Cette conjonction « explique, sans exception, la
totalité des évènements politiques modernes
et permet de déceler la ligne générale de notre
société ».
L'Etat moderne n'a cessé de s'étendre, multipliant
ses domaines d'intervention. De Gendarme, il est devenu «
Providence », s'occupant de la santé et des retraites,
et il a investi des pans entiers de l'activité humaine comme
l'enseignement, l'économie, les transports, l'aménagement
du territoire, la recherche scientifique… Il s'est transformé
en un organisme gigantesque et complexe, doté d'une multiplicité
de services spécialisés, qui pour garder une cohérence
doivent être interconnectés, coordonnés, centralisés.
Cet organisme, qui a repris à son compte une foule de techniques
privées, industrielles, commerciales, psychologiques, scientifiques,
sociologiques, etc., n'est pas pour autant un Etat technocratique,
mais un Etat technicien (l'autonomie de la technique étant
complète), qui a des fonctions techniques, une organisation
technique et un système de décisions rationalisé.
Du fait de cette technicisation de l'Etat, les experts et techniciens
spécialisés qui font tourner cette énorme machine
considèrent la nation comme une affaire à gérer,
une puissance économique qu'il faut mettre en exploitation,
et non plus une entité avant tout humaine, géographique,
historique. Les politiques s'en retrouvent marginalisés :
« Les hommes d'Etat tournent impuissants autour de la machine
qui semble fonctionner toute seule. »Députés,
sénateurs et ministres ont de moins en moins de pouvoirs
véritables. Croire que l'homme politique définit les
grandes orientations et que l'administration suit, c'est croire
à une légende : déjà, la décision
qu'il va prendre est beaucoup plus conditionnée qu'autrefois
par les choix antérieurs, et « l'énormité,
la complexité des questions font que l'homme politique dépend
étroitement des bureaux d'études, des experts qui
préparent les dossiers. » Et une fois que la décision
a été prise, ce sont d'autres services qui la mettent
en œuvre : « Or, nous savons que, aujourd'hui, tout dépend
de la mise en œuvre . »
De plus, fondamentalement, l'élu gêne. Le régime
parlementaire est ainsi condamné à terme, car il entrave
le progrès technique. Un trop grand nombre de personnes y
est en effet appelé à prendre les décisions,
et cette lourdeur des mécanismes démocratiques constitue
un frein au progrès. La vision technique du développement
de nos sociétés se complait d'ailleurs dans tout système
politique, et ne s'inscrit donc pas dans une logique démocratique,
où le débat, la délibération met en
doute le bien fondé des décisions (il y a donc en
quelque sorte régression de la modernité, dans le
fait que la seule technique guide nos choix).
Aux Etats-Unis, le système des lobbies « permet de
maintenir une certaine jonction entre un personnel politique de
plus en plus décollé du réel et les conditions
techniques de la vie ». Modèle exportable, et exporté
à Bruxelles. Mais l'Etat va devoir s'adapter mieux encore
aux exigences de la technique : « Il se peut qu'il n'y ait
aucune retouche à la Constitution et que tout se réduise
à une élimination réelle des pouvoirs politiques,
devenus purement spectaculaires et formels. N'est-ce pas la voie
où semblent s'engager nos démocraties ? » Pire,
il se pourrait que l'on s'oriente vers un Etat totalitaire, parfaitement
technique, « qui absorbe tout de la vie » : «
Rien d'inutile dans cet Etat : pas de torture, car c'est une dépense
inutile de psychisme, et cela consomme sans fruit des forces récupérables
par ailleurs ; pas de famine systématique : il faut maintenir
une main-d'œuvre en bon état ; jamais d'arbitraire :
c'est le contraire même de la technique où tout a une
raison, non pas une raison dernière, mais mécanique.
» Dans cet Etat, la règle serait « l'usage des
moyens sans limitation d'aucune sorte », sans les inhibitions
des démocraties où chaque fois qu'il utilise une nouvelle
technique, l'Etat doit « recommencer à se justifier,
à débattre de la nécessité, à
remettre tout en question ». Remember la loi Bataille (sur
l'enfouissement des déchets nucléaires)et le «
débat » actuel sur l'énergie…
Mais l'Etat ne se contente pas de se nourrir des techniques pour
accroître sa puissance, il se met aussi à leur service.
Il les fait progresser en leur fournissant notamment les moyens
qu'elles trouveraient difficilement dans le privé, car, il
y a peu de temps encore, lui seul disposait de la surface financière
nécessaire. La raison pour laquelle l'Etat soutient la recherche
ne fait pas de doute : il se veut le garant de la sécurité
nationale (recherches civiles et militaires sont très imbriquées),
et il estime devoir assurer la bonne marche de l'économie.
Laquelle suppose une production soutenue, un budget équilibré,
une consommation des ménages fortes et une croissance continue
; tout cela est étroitement lié au niveau technique
national, qui doit être plus élevé que celui
des voisins : « Il faut donc promouvoir la science et l'orienter
dans le sens d'une production technique de haut niveau et toujours
en progrès. Réciproquement, la science ne peut plus
se développer que grâce à un appareillage technique
gigantesque, dépassant tous les moyens des plus puissantes
entreprises. Dès lors, elle ne peut poursuivre son œuvre
que si l'Etat condense les ressources disponibles de la nation sur
cet objectif primordial : la recherche scientifique et technique.
» D'où la fameuse R&D apparue aux Etats-Unis dans
les années 1950, et copiée dix ans plus tard en France
: il s'agit pour l'Etat de créer et financer de puissants
organismes de recherche qui mettent leurs capacités d'invention
et d'innovation au service du développement industriel. Seule
la R&D va nous permettre d'accroître notre productivité,
« mot final de tout notre long parcours » ; «
c'est elle qui justifie les coûts, les investissements que
nous trouvions déraisonnables, l'espoir d'une culture technicienne,
d'une rationalité, de la poursuite scientifique et technique…
» La R&D doit faire progresser la productivité,
et donc nous rendre indépendants sur le plan militaire, technique,
économique, rendre nos entreprises plus compétitives,
et donc exportatrices, et résorber le chômage (nous
dit-on). Mais « le seul enjeu, c'est davantage de technique
! » Le discours sur la productivité n'est qu'un prétexte.
L'Etat socialiste est vaincu à l'Est : l'avant-garde prolétarienne
se rallie aux valeureux chichiens. Et à l'Ouest, rien de
nouveau ?
Justement. Nouveau domaine d'intervention de l'Etat, qui souligne
son rôle de promoteur du développement durable (i.e.
la poursuite de la politique d'exploitation de la planète)
: l'assurance. Non seulement l'Etat se nourrit et se met au service
des techniques, mais il est en passe d'accepter d'en assurer le
service après-vente. Que le système technicien perdure
!
Les économistes nous disent que l'assurance est, pour le
fonctionnement de l'économie, aussi importante que la monnaie.
Depuis le système d'assurance maritime évoqué
dans le code d'Hammourabi (1700 av J.-C.) à la couverture
des vols spatiaux, la fameux « homo oeconomicus » a
toujours cherché à compenser les conséquences
financières des dégâts que peut subir ou engendrer
son action. L'assurance rend possible l'activité dans un
univers d'incertitude, parce qu'elle transforme une espérance
de perte en une espérance de gain : l'assuré paie
l'assureur pour qu'il assume la perte si elle se réalise,
mais il perçoit alors une indemnité.
Ce modèle connaît depuis quelques années une
crise majeure. Le capitalisme croyait tout savoir du risque, il
en est aujourd'hui réduit à réinventer sa protection.
Car les nouveaux risques (catastrophes naturelles, accidents industriels,
maladie infectieuses, sécurité alimentaire et terrorisme)
ont révélé les limites financières des
compagnies d'assurance. De 1970 à 1980, le nombre annuel
de catastrophes était d'environ 40 ; en 2002, on en dénombre
344, dont 130 « naturelles » (dont certaines peuvent
être imputées aux conséquences indirectes de
l'activité humaine) et 214 « techniques » (résultant
directement d'une activité humaine). Et la concentration
des activités humaines dans les centres urbains en décuple
les effets. Serge Latouche a raison d'avoir confiance dans la capacité
du système à produire des catastrophes ! Les assureurs,
les premiers intéressés (au sens économique
du terme) en conviennent : « tous nos scénarios à
dix ans montrent une aggravation des tempêtes, inondations,
sécheresses ; des catastrophes centennales vont devenir plus
fréquentes. » Outre leur ampleur, les catastrophes
récentes et à venir ont pour caractéristiques
essentielles d'être inédites. Or les techniques de
détermination des coûts et des indemnités de
l'assurance sont basées sur les calculs de probabilité
de réalisation d'un risque dont les effets dommageables sont
déduits d'expériences similaires passées. Ces
tendances menacent à long terme la capacité de l'industrie
de l'assurance à assurer la couverture des pertes à
grande échelle dues à des catastrophes « naturelles
», industrielles ou liées au terrorisme. Il faut donc
rebâtir un principe de couverture des « mégarisques
» et d'indemnisation des victimes. Qui les assureurs appellent-ils
à la rescousse ? On connaissait déjà la capacité
de l'Etat à assumer pour le marché la socialisation
des pertes et la privatisation des profits. Il va désormais
prendre place dans la nouvelle architecture assurantielle, lui seul
étant apte à répartir les efforts entre le
plus grand nombre, voire entre les générations. Ce
pour couvrir les risques techniques qu'il a lui-même contribué
à faire émerger. Merveilleux. Mais comme même
les Etats peuvent faire faillite - l'Etat belge ou luxembourgeois
par exemple ne survivrait pas financièrement à un
accident nucléaire de grande ampleur -, « il ne serait
pas extravagant d'imaginer une solidarité financière
entre les Etats eux-mêmes, par exemple sur une zone géographique
donnée » ( ! ! !), indiquent André Laboul et
Cécile Vignial (OCDE). Tout pour la technique !
L'enjeu est de taille : comme le prévient Patrick Lagadec,
directeur de recherches à Polytechnique et pionnier du management
du risque, « si l'on se contente de réponses techniques
et comptables, on laissera le monopole de la gestion et de l'interprétation
politique de ces catastrophes à des groupes qui en feront
leurs choux gras » ( ! ! !). Nous voilà prévenus.
Planétaires de tous les pays, unissez-vous !
* Les phrases citées sont issues des ouvrages de Jacques
Ellul.
Une grande partie de cet article est un plagiat presque intégral
du livre Jacques Ellul, l'homme qui avait (presque) tout prévu
de Jean-Luc Porquet , qui aura contribué bien involontairement
à l'édification du site de C !
Pour aller plus loin : - l'excellent ouvrage de Porquet paru en
2003, édition Le Cherche Midi -
un site : www.ellul.org
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