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Parquer et gouverner la nature.
L’écologisme et les « parcs naturels » mis en question.
Clément H.
La décroissance sur le fil du rasoir technocratique.
Vincent Hirtzel et Adel Selmi.

Origine : Echange mails


La création du parc régional de Guyane aura finalement fait réagir bien peu de personnes et notamment de très rares écologistes . Car ces derniers et les « parcs naturels » entretiennent entre eux et depuis toujours, une longue histoire d’amour : la lune de l’équilibre entre ce qu’ils appellent l’ « homme » et ce qu’ils appellent la « nature ». Peu de personnes auront finalement entendu les thèses iconoclastes de Bernard Charbonneau, qui comme géographe et déjà premier objecteur de croissance dès les années 30, démontrait que « le parc national n’est pas la nature, mais un parc, un produit de l’organisation sociale : le jardin public de la ville totale » . « L’arbre dresse tranquillement devant nos yeux l’image d’une existence qui n’est plus la nôtre ». Jamais les écologistes, et aujourd’hui bien des « décroissants », n’auront ainsi suffisamment mis en doute leur propre imaginaire, alors que Charbonneau tenait également pour démontré (complémentairement aux analyses du « phénomène technique » faites par son ami Ellul), que « le sentiment de la nature est le revers humain du phénomène technique, l’ignorer serait ignorer les forces qui agissent sur notre présent, au même titre que la T.V. ou le pétrole » . Depuis, la décroissance comme la régression qu’aura toujours été l’écologie politique, sont, on le sait - et depuis toujours -, sur le fil du rasoir technocratique. Et un « bêtisier de la décroissance » est dorénavant bien fourni et ne demande qu’à croître, toujours plus.

Mais rien de bien neuf depuis les années 1970 sous le soleil noir de l’écologisme, comme par exemple dans les colonnes du journal La Décroissance ou L'Age de faire. Déjà « l’ex-technocrate René Dumont » comme disait Charbonneau, appelait sans rire, comme première mesure écologiste, à « la création d’un ministère du blocus comme celui qui fut confié en septembre 1939 », et nous faisait savoir que « cette institution, caractéristique de l’état de guerre, serait de par son nom même susceptible de mieux parler à nos imaginations » . En effet (!), rien de plus parlant pour nous décrire la magnifique utopie que notre écologiste de caserne allait nous décrire : gouverner et parquer la nature, rationner l’économie pour mieux en éterniser les catégories de base. Quand Dumont ne prenait carrément pas pour point de départ de sa « réflexion », les ouvrages des pères de la cybernétique comme Colin Clark, Norbert Wiener ou Kahn , pour nous dire finalement tout son regret qu’ « aucune contrainte physique n’est présente dans cette étude », c’est-à-dire dans ce monde de contraintes en effet merveilleux que ces « optimistes irréfléchis » de cybernéticiens nous préparaient de façon trop incomplète. Devant il est vrai les limites de cette bande d’incapables, il était en effet grand temps pour notre écologiste de « passer à des choses sérieuses » (sic !), et de suréquiper la cybernétique de sa dimension écologique pour en atteindre la forme totale et finale - ce que Georgescu-Roegen (grand lecteur de J. Von Neuman devant l’éternel) saura faire avec milles prouesses et grand raffinement, cherchant à montrer en se plaçant dans la perspective cybernétique de la maîtrise des incertitudes, ce qui en allait être sa limite à contrôler et gérer : l’entropie . Mais L’écologie punitive naissante était aussi déjà là dans les références appréciées de Dumont pour « les Allemands du temps d’Hitler qui classaient leurs déchets (épluchures de porcs, papiers, métaux, le reste) » . Car le non-lieu (u-topos) de l’utopie que le livre du premier candidat écologiste au joystick de la Méga-machine cherchait à dégager, était finalement celui d'un lieu déjà bien trop bien identifié ? « Il nous faut retrouver partout, à la ferme comme au jardin, même de plaisance, l’utilisation soignée de tous les déchets organiques, que l’Allemagne de 1936-1944 faisait mettre en poubelles à part, pour en nourrir ses cochons » . C'est sûr désormais, de Lipietz à Denis Baupin en passant par Vincent Cheynet, on va pas mourir de rire.

Ce qu’on peut dire, c’est que depuis, l’écologisme politique d’Etat, c’est-à-dire technocratique et démocratique - puisque il se pose d’emblée sur le plan de la gestion, du citoyennisme et de l'idéalisme politique -, s’est nourri dans les auges de ce cochon là : l’économie de guerre, que l’économisme de l’écologisme catastrophiste appellera, « l’économie de survie » (Dumont) et que d’autres encore qualifieront de « décroissance soutenable » . Mais la différence fondamentale de B. Charbonneau avec tous ces écologistes - et parfois jeunes décroissants qui avec une guitare à la main ne réclament bien souvent que des « mesures radicales » d’Etat (sans parler d’un malthusianisme démographique rampant) -, c’est que ce professeur gascon là, lui, aura vécu concrètement dans sa chair ce que pouvait être une économie de guerre puisque ayant vécu la première et la seconde guerre mondiale. La sobriété et la simplicité de l’économie économe, et leurs nouveaux masques sous les formes de l’« économie écologiste de survie » chère à Dumont ou aujourd’hui de la « décroissance soutenable », comme les tickets de rationnement de M. Cochet, il savait lui exactement ce qu’il en retournait. La perte de la liberté est le prix de cette économie de guerre écologiste.

Les cochons passent, les auges elles, restent et toujours les mêmes : Protection, conservation, étatisme (notamment fiscaliste et réglementaire), économie simple, sobre et économe, seront alors les piliers d’une puissante idéologie politique réactionnaire qui inlassablement gouverne et parque la nature. L’introduction au numéro des Cahiers d’anthropologie sociale (très proche de P. Descola ), intitulée « Parquer la nature » et reproduite en partie ci-dessous, amène justement dans la perspective souvent anthropologique des réflexions autour de l’au-delà du « développement », à mettre en question ce rapport de l’écologisme à l’« homme » et à la « nature », rapport qui est, comme disait Charbonneau, le produit même de la société industrielle. « Réaction à l’organisation, le sentiment de la nature ramène à l’organisation » . Les décroissants doivent-ils alors sortir de l’écologisme ? Devant le silence assourdissant des sirènes écologistes, on ne saurait ignorer plus longtemps cette question.

Clément H.



Cimes glacées et grandioses se détachant sur fond d’azur, silhouettes massives d’éléphants en contre-jour dans le nuage de poussière d’une savane, moutonnement à l’infini d’une forêt tropicale saisie à vol de rapace, banc de poissons bariolés nageant dans un atoll corallien. D’un côté les images d’Epinal ornant de plus en plus couramment les fonds d’écrans d’ordinateurs, mais de l’autre aussi, moins sereines, des dépêches, relayées par les médias : le changement climatique, la pollution de l’eau et de l’air, le défrichement des forêts, le recul de la banquise, la disparition des espèces… L’interférence entre les images idylliques d’une nature préservée et les informations dénonçant les périls des activités humaines pour l’équilibre écologique, se calque sans doute sur l’appréhension stéréotypée que des urbains peuvent se faire d’un environnement soustrait à leurs activités quotidiennes. Mais elle est aussi l’écho d’une association d’idées que l’énonciation des seuls mots de « parc naturel » peut faire germer spontanément en eux. Ces zones de nature protégée ne paraissent-elles pas, en effet, être par excellence celles qui maintiennent l’inviolabilité de ces paysages, apparemment dénués d’impacts anthropiques, et qui plaisent tant ? Les institutions qui veillent à leur pérennité ne sont-elles pas également, outre des conservatoires du beau naturel, des organisations utiles voire absolument nécessaires, puisqu’elles concourent à sauver « notre Terre », et par conséquent contribuent à alléger le trouble qui nous envahit lorsque nous pensons à l’état dans lequel elle sera transmise à notre descendance imaginée ? Peut-être, mais si les parcs naturels peuvent remplir la double fonction de préserver une nature digne d’admiration tout en garantissant un avenir à la diversité du vivant, on ne saurait s’en tenir à ce constat sans céder à une double ingénuité.

D’abord, ingénuité de l’idée de naturalité de la nature que les parcs ont pour tâche de protéger. Pour une part, les parcs naturels sont des révélateurs d’une manière d’envisager les rapports des hommes à leur environnement qui s’enracine dans un processus dont l’Occident moderne est héritier et à laquelle l’anthropologie elle-même en tant que pratique de réflexion sur le phénomène humain est largement redevable. En amont de cette institution, il y a en effet, la longue maturation historique du concept de nature, qui a conduit ce terme à servir de label pour désigner un domaine ontologique autonome et extérieur aux humains. Si les parcs ont pour finalité la protection et la conservation de l’environnement, cette finalité ne s’est pas imposée exclusivement pour minimiser les risques, ni parce que la nature aurait fait valoir d’elle-même sa franche beauté. On aura reconnu ici sans peine comment l’institution des parcs nationaux et des espaces protégés en général procède, autant qu’elle en marque un aspect, du grand partage entre nature et culture qui berce de contradictions la pensée de l’Occident et en constitue un signe diacritique : l’opposition entre une nature extérieure dans laquelle les humains peuvent certes s’insérer, en se pensant comme une espèce soumise aux mêmes déterminismes que n’importe quelle autre, mais dans laquelle ils aiment aussi se contempler à travers le prisme de la culture pour penser leurs différences réciproques.

Ingénuité face aux rapports sociaux avec les populations locales et les effets qu’ils impliquent, ensuite. Lorsqu’il passent de l’état de projets à un ancrage sur des terrains spécifiques, les parcs ne s’établissent guère, pour ne pas dire jamais, dans des no man’s land, et c’est la présence d’autres humains qui place ces institutions dans une position critique. Si les zones destinées à devenir des parcs, sont censées servir à la conservation des espèces et des espaces ou à la conservation de la beauté paysagère, elles doivent s’accommoder d’habitants locaux qui, depuis longtemps, avaient à leur façon socialisé et façonné cet environnement selon des pratiques se passant à l’évidence de la coupure entre nature et culture. Une telle situation conduit inévitablement à une multiplication de tensions et de conflits. L’extériorité et la naturalité des parcs s’en trouvent remises en question puisqu’il faut dès lors statuer (prendre des décisions et agir) sur les humains qui vivent dans les parcs, qualifier leurs activités, décider si elles sont compatibles avec les normes de protection, tout en oeuvrant à convertir les réticents au bien-fondé de cette forme de protection. Si le temps des déplacements massifs et de la purification des territoires est révolu, c’est la sélection des pratiques sociales compatibles avec la patrimonialisation des objets naturels qui tend à s’imposer, en alternant politiques incitatives et mesures répressives. Le gouvernement des hommes et des espaces, autant que l’intervention de la réglementation et la surveillance des gardes, est donc le corollaire pratique permanent de la protection de l’environnement via les aires strictement protégées. Toutefois, les populations locales qui peuvent n’y trouver confrontées ne sont pas forcément prêtes à les accepter et sont promptes aussi à faire valoir leur souveraineté, soit pour négocier des contreparties, soit pour dénoncer le parc et ses promoteurs comme les agents d’une politique de domination, déguisée sous des dehors écologiquement corrects.

Pour prendre la mesure des enjeux véhiculés par les parcs naturels, il n’est pas sans intérêt de revenir sur le contexte social et intellectuel qui les a vu naître dans l’Ouest américain de la seconde moitié du XIXe siècle. Le modèle de protection qui s’inaugure alors agglomère déjà la plupart des ingrédient des tensions et des contradictions effectives ou latentes que l’on retrouve dans tous ceux qui suivront son exemple : quadriller l’espace par des équipements et une réglementation stricte ou recourir à l’Etat pour en asseoir l’administration et la fermeté de gestion. Avec ce « modèle américain » naquit un outil qui fut corrigé, pour l’ébarber de ses excès ou pour l’assouplir en fonction de conditions locales différentes, mais dont l’originalité s’affirma comme un étalon de mesure implicite ou explicite pour tous ceux qui le reprirent à leur compte. Débutant dans l’ambiance popularisée par les westerns, l’histoire des parcs se joue entre la découverte des grands espaces par les colons partis à la conquête de l’Ouest et la disparition d’une « frontière » qui donne conscience de la fragilité d’espaces naturels jugés jusque-là illimités, et réduit ses habitants autochtones dans des réserves.

« Découverte » dans les années 1830 en pays miwok par des trappeurs, la Yosemite Valley fut le premier espace des Etats-Unis à bénéficier, quelques décennies plus tard, d’une protection officielle, interdisant l’exploitation privée de sa riche forêt de séquoias. Toutefois, ce fut à Yellowstone dans le Wyoming que le premier parc national véritable vit le jour en 1872, date majeure de l’histoire de la protection de la nature. Par ses activités thermales et ses geysers exceptionnels, Yellowstone impressionna l’âme romantique de ses explorateurs. Témoignage de wilderness par excellence, il servit de point de départ à un projet qui associe la protection d’une nature monumentale à l’éducation des citadins, mais aussi à la mise au ban de toute présence humaine autre que celle de ses admirateurs en visite. En 1916, les Etats-Unis adoptent le National Park Service Act, qui stipule que les parcs doivent être « conservés pour le bénéfice des générations futures », et confirme que la protection de la wilderness, exclut explicitement l’homme. Annulant l’histoire des populations indigènes qui pourtant avaient contribuer à les façonner, le Wilderness Act (loi sur les zones protégées), en 1964 encore, réitère l’idée que la nature véritable est un espace sauvage et inviolé, et caractérise les parcs nationaux comme des zones préservées que « l’homme visite sans y demeurer ». Si les parcs nationaux américains se construisent sur le mode de la nature sans l’homme, et c’est là un de leurs paradoxes, ils n’en devinrent pas moins des attractions touristiques. D’abord réservés à une élite, ils se contentèrent d’aménagements d’accueil légers (sentiers, refuges, etc.) mais la démocratisation du tourisme les poussa à se doter d’équipements lourds (parkings, routes, motels, maisons pédagogiques, etc.), afin de faire face aux flux grandissants de visiteurs. (…)

Ainsi les parcs et les aires protégées sont similaires à des enclos ; personne, on peut en convenir, ne se plie volontiers à vivre à l’intérieur d’un enclos, particulièrement si les effets contraignants de la barrière, de ses extensions légales, ses gardiens et ses contrôleurs, deviennent suffisamment sensibles pour se faire sentir. Enclos. On ne peut que s’interroger sur la signification et les modalités d’une protection environnementale administrée par des institutions qui s’intitulent d’un terme emprunté aux pratiques d’élevage. En effet, comme les dictionnaires l’enseignent, parc est le terme qui désigne la protection matérielle que les éleveurs disposent autour des bestiaux pour les mettre à l’abri de leurs prédateurs, et par métonymie la zone enserrée par la barrière. A partir de cette acception première, comment ne pas relever un paradoxe : l’environnement peut-il être protégé par un dispositif qui a adopté le nom, et bien des spécificités aussi, d’un moyen par lequel originellement on entendait protéger des loups, maraudeurs animaux domestiques, troupeau, richesse.

Vincent Hirtzel et Adel Selmi.

Extrait du numéro des Cahiers d'anthropologie sociale, n°3, 2007, éditions de l'Herne. Dossier intitulé " Gouverner la nature ". Une postface très intéressante de Descola, " Les coulisses de la nature ", qui mériterait aussi d'être en partie reproduite.



Article de Thierry Sallantin, « La croissance pour ethnocider les indiens de Guyane. La décroissance c’est la remise en question de la notion de ‘‘ développement ’’ », consultable sur
http://www.decroissance.info/La-decroissance-c-est-la-remise-en

B. Charbonneau, Le Jardin de Babylone, Encyclopédie des nuisances, 2002 (1969), p. 177.

Ibid., p. 169.

R. Dumont, L’utopie ou la mort, Seuil, 1973, p. 116, dans le chapitre « Ministère du blocus : impôt sur l’énergie et sur les matières premières, à recycler ». En 2005, dans cette ligne inébranlable du serrage écologiste de la ceinture économique qui ne cesse de proclamer « la police écologique ou la mort ! », l’idéologue verdâtre Yves Cochet proposait encore comme projet politique, un ministère des tickets de rationnement de l’économie. Parmi les « décroissants » nombreux rêvent encore, parfois une guitare à la main, de mesures d’Etat radicales.

Norbert Wiener, Cybernétique et société, 10/18, 1954 ; Aurel David, La cybernétique et l’humain, Gallimard, 1965. Pour un point de vue récent sur la critique du paradigme cybernétique, Tiqqun, « L’hypothèse cybernétique », in Organe de liaison du parti imaginaire, 2001.

L’économiste Georgescu-Roegen est caractéristique de ce que le groupe Tiqqun appelle la « deuxième cybernétique » qui après avoir reconnu l’entropie comme l’enfer des cybernéticiens, se pose comme « projet supérieur d’une expérimentation sur les sociétés humaines : une anthropotechnie. La mission du cybernéticien est de lutter contre l’entropie générale qui menace les êtres vivants, les machines, les sociétés c’est-à-dire de créer les conditions expérimentales d’une revitalisation permanente, de restaurer sans cesse l’intégrité de la totalité », in Tiqqun, Organe de liaison du parti imaginaire, Zoo, 2001, p. 48. Les solutions propositionnelles de G.-R. se plaçant au sein de cette limite entropique à la cybernétique, viseront toujours à cette revitalisation là de la totalité englobante. Le projet gestionnaire d’écologiciser les sciences économiques et l’économie est alors une question de survie aux yeux de cet économiste.

Ibid. p. 117.

Ibid., p. 133.

Concept déjà déposé sur les registres de la propriété industrielle.

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.

Texte de Charbonneau en ligne à l’adresse suivante, http://www.decroissance.info/Comment-reaction-contre-l .

Dans cette même perspective on peut lire aussi, « Lire Bernard Charbonneau. La décroissance contre le totalitarisme de l’écologie politique », à l’adresse,
http://www.decroissance.info/Lire-Bernard-Charbonneau-La