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Médias et autorités politiques font bon ménage,
et notamment lors de conflits sociaux. Les autorités ont
les moyens de salarier des professionnel-le-s de la communication,
qui savent adapter leurs discours aux exigences spectaculaires des
médias. Et les médias, eux, répondent présent,
puisqu'ils reproduisent souvent de longs extraits de ces discours,
à l'intérieur même des articles, offrant ainsi
une vaste tribune aux dirigeant-e-s, positivement connotée
par cette vaste fumisterie qu'est l'objectivité journalistique.
A côté, les paroles des contestataires, souvent recueillies
sur le vif, sont retranscrites dans un style oral, en phrases courtes
voire en simples slogans, ce qui leur confère beaucoup moins
de crédibilité.
Le texte qui suit essaie de faire l'inventaire des arguments et
des procédés rhétoriques utilisés dans
les médias par les autorités dans une situation de
ce genre. En l'occurrence, le contexte est celui de l'occupation
du parc Mistral, à Grenoble l'hiver 2003-2004, en opposition
à un projet de stade qui doit y être construit. Nous
avons tenté de décortiquer brièvement les communiqués
et les propos de Michel Destot, maire de Grenoble, et de Didier
Migaud, président de la communauté de communes (Metro),
parus dans le journal local, le Dauphiné Libéré.
Le but n'est pas d'étudier l'ensemble de la propagande des
autorités, qui utilisa aussi d'autres supports (plaquettes
distribuées dans les boîte aux lettres, affiches publicitaires...),
ni de recenser la totalité des méthodes d'influence
de l'opinion publique par le Dauphiné Libéré,
qui prirent également d'autres formes (iconographiques, stylistiques,
etc. etc.). Le texte se restreint à l'observation de la rencontre
et de l'alliance entre la communication politique officielle et
la communication médiatique, qui à plusieurs égards
utilisent des techniques très proches. Il est découpé
suivant les différents arguments et thèmes avancés
par les autorités.
Attention : cette analyse ne se prétend pas exhaustive,
et encore moins neutre (pour ne pas tomber dans les mêmes
hypocrisies et tromperies que les médias). Mais elle espère
donner quelques clefs de lecture et quelques points de vue qui sont
rarement relayés et qui peuvent enrichir la compréhension
des événements.
EXTRéMISTES, fanatiques, intégristes, jusqu'au-boutistes,
radicaux...
Il y a "ceux qui jouent avec le feu, poussent un certain nombre
de personnes à l'intégrisme et au fanatisme, et je
pense que ce n'est pas souhaitable dans une démocratie"
Didier Migaud 7/02
"Nous regrettons le caractère radical de la réponse
négative qui nous a été apportée (exigence
d'arrêt total du chantier), qui témoigne d'une forme
de jusqu'au-boutisme assez inquiétante" Didier Migaud,
Michel Destot, 12/02
"Extrémiste" a toujours été un mot-magique,
pratique pour discréditer les opposant-e-s ou les marginaux/ales
de tout poil. Le principe du mot-magique, c'est qu'il a une connotation
très forte et très consensuelle : il suffit de le
placer quelque part dans un discours pour provoquer le sentiment
espéré (adhésion, réprobation...) chez
le public. Très utilisé en communication et dans les
médias, il permet d'être économique, rapide
et "efficace" dans l'argumentation ; en réalité
il court-circuite l'argumentation. En traitant certaines personnes
d'extrémistes, Didier Migaud et Michel Destot ne prennent
pas le temps d'expliquer les raisons de leur désaccord, ils
se contentent d'invalider les propos de leurs adversaires, par un
qualificatif commode et sans appel. On n'est plus sur le terrain
du débat, ce qui n'est pas très étonnant dans
les médias, ni dans un communiqué de presse, dont
le but est de correspondre aux logiques des médias pour être
sûr d'y être reproduit. Les autorités ont certainement
une argumentation un peu plus élaborée sous le bras,
mais elles la réservent pour d'autres supports (réunions
publiques, plaquettes dans les boîtes aux lettres...) ; quand
elles s'adressent à la presse elles se plient à ses
exigences, et misent sans honte sur des raccourcis démagogiques
et souvent discriminateurs.
"Extrémiste", "extrémiste"...
Mais par rapport à qui, à quoi ? Où définit-on
le point d'équilibre à partir duquel certain-e-s seront
"modéré-e-s" et d'autres "extrémistes"
? Qui le définit, avec quel système de valeurs ? D'après
mon échelle de valeurs, Didier Migaud et Michel Destot, et
peut-être même cette fameuse "majorité"
des français-es, sont extrémistes. Une société
qui file à toute vitesse vers la croissance économique
(rebaptisée "développement durable"), la
rentabilité, une culture du spectacle et de la consommation,
est pour moi une société extrémiste, qui court
à sa perte, détruit la planète et généralise
la misère, qu'elle soit matérielle, sentimentale ou
existentielle. De quel droit mon acception des extrêmes serait
moins valable que celle de Didier Migaud et Michel Destot ?
Tout ça pour dire qu'après tout, l'argument des extrêmes
n'est pas un argument, qu'il ne sert à rien, pas même,
peut-être, dans les discours dits "de gauche". Il
fait trop facilement l'économie d'un débat plus profond,
sur les choix de valeurs et de société qui nous animent.
Il présuppose l'existence pour tou-te-s d'un avis conforme
et généralisé (l'envers des extrêmes),
une "opinion publique", un consensus mou, qui peut me
faire frissonner autant que les "extrêmes" dont
on me parle.
Quant aux termes "intégristes", "fanatiques",
"jusqu'au boutistes", ils laissent à penser que
les personnes visées sont aveuglées par un dogme qu'elles
reproduisent mécaniquement, sans réfléchir.
D'autres mots-magiques qui permettent toutes sortes d'amalgames,
et qui épargnent l'effort d'aller entendre et comprendre
les raisons des opposant-e-s. Comment se fait-il que des gens tiennent
tant à certains idéaux, dépensent tant d'énergie
et posent tant d'actes pour les défendre ? C'est qu'ils doivent
être fanatiques. Mais la "justice", elle, qui dispose
de moyens démesurés, qui n'hésite pas à
frapper, réprimer, enfermer, non, elle n'est pas fanatique,
elle est neutre, c'est cela ? Encore une fois, remettons en question
ce genre de termes et essayons de voir à partir de quelle
échelle de valeurs on les formule.
VIOLENT-E-S
"Le climat de violence qui a été entretenu"
Didier Migaud, 13/02
"Un certain nombre de limites ont été franchies,
et pas de notre fait" Didier Migaud, 13/02
Alors, faisons le point. Une longue lutte d'une association de
riverain-e-s, puis une lutte quotidienne de plusieurs dizaines de
personnes durant trois mois, qui occupent les arbres et qui rencontrent
un large soutien dans la population, n'est pas entendue ni n'obtient
la moindre once de modification dans le projet initial des dirigeant-e-s.
Un matin à six heures, un déploiement massif d'hommes
casqués et armés fait place nette autour des arbres
occupés. Des barrières sont installées et solidement
gardées, elles marquent une frontière infranchissable
entre la population et les occupant-e- s des arbres. Au moindre
prétexte, les forces de la répression matraquent toutes
les personnes qui ont le malheur d'être en première
ligne, plusieurs sont blessées. Des gaz lacrymogènes
sont lâchés à plusieurs reprises, sans manquer
de toucher de simples badauds. Qui entretient le "climat de
violence" ?
Il est important de remettre en cause l'image de "provocateurs"
que les dirigeant-e-s aiment à donner de certain-e-s manifestant-e-s
pour justifier la répression. Dans le discours dominant,
la police est neutre et elle répond machinalement, "parce
qu'il le faut" ("elle fait son travail"), aux provocations
de certain-e-s excité-e-s : les choses ne sont pas aussi
simples. Les gens qui sont allés au parc Mistral durant les
trois jours d'expulsion l'auront vu de leurs propres yeux : si les
CRS entretiennent une image effectivement froide et robotique, ils
ne se gênent pas, à divers moments, pour jouer de leur
rôle et de leur toute-puissance, titiller les manifestant-e-s,
vociférer, insulter, faire ostensiblement du délit
de faciès. Leur seuil d'appréciation de la "provocation",
qui entraînera leur réponse musclée, peut varier
et peut être très bas aux moments voulus. Et surtout,
on ne réalise pas assez combien l'ordre des choses, à
la base, peut être une véritable provocation, bien
plus violente que les accès d'émotion qu'il peut susciter
chez les manifestant-e-s, parfois nombreux/ses mais bien démuni-e-s
face aux forces organisées et équipées de la
répression.
DéFENDRE LA POLICE
"Si la police est intervenue, c'est parce que des infractions
ont été commises" Didier Migaud, 7/02
"Nous avons demandé au Préfet de l'Isère
d'assurer la sécurisation de l'espace de chantier pour permettre
aux entreprises de reprendre le travail pour lequel elles ont été
mandatées." Didier Migaud, Michel Destot, 11/02
Les autorités utilisent divers procédés de
communication pour faire passer la pilule de leur usage de la "violence
légitime". Elles commencent bien sûr, comme on
l'a vu, par rejeter sur les manifestant-e-s l'entière responsabilité
des actes de répression. Elles décrivent par ailleurs
les opérations de police avec force euphémismes :
on "sécurise" l'espace de chantier -- tandis qu'on
l'évacue, le barricade, le garde à grands renforts
de vigiles, chiens et CRS ; la police "intervient" --
quand elle frappe et envoie des gens à l'hôpital.
Didier Migaud et Michel Destot saluent tous deux "le professionnalisme
des policiers du GIPN"... satisfaits que l'opération
"se soit passée sans aucune violence". 13/02
"L'évacuation des occupants du chantier du stade (...)
s'est déroulée dans le calme, sans aucune violence."
Michel Issindou, 13/02
Intéressantes déclarations, faites le dernier jour
d'expulsion des arbres, qui par un formidable tour de passe-passe,
éludent complètement les gazages et matraquages des
jours précédents, en braquant les projecteurs sur
la toute dernière évacuation des accro-branchistes
(effectivement calme).
"Nous saluons le sang-froid et le professionnalisme des autorités
et les forces de police qui ont pu ainsi faire appliquer les décisions
de justice" Michel Issindou 13/02
Parmi les quelques phrases que les politicien-ne-s mettent en avant
dans leurs discours aux médias, dans des moments de fortes
tensions sociales, se faufile toujours une ode à la police...
Surprenant, non ? Quelle est la fonction de cette phrase, à
qui s'adresse-t-elle, à quoi sert-elle ? Surprenant, d'autant
plus que son auteur, Michel Issindou, n'est pas membre d'un parti
conservateur, mais du PASC : Pour une Agglomération Sociale
et Citoyenne...
UNE MINORITé étrangère, politisée
et manipulée
"Une minorité agissante, radicalisée et politisée,
ne peut empêcher la mise en oeuvre de décisions démocratiques
validées par la justice." Didier Migaud, Michel Destot,
11/02
A une époque pas si lointaine, les politicien-ne-s "de
gauche" et autres théoricien-ne-s en vogue déploraient
la dépolitisation des "jeunes", leur apathie, leur
repli sur la sphère individuelle et consommatrice, leur manque
d'intérêt pour les questions de société.
Aujourd'hui, les choses ont changé, n'est-ce pas, et les
menaces pour la "démocratie" viennent bien des
personnes "politisées", et non de celles qui boivent
passivement les décisions des élu-e-s... Etonnant
revirement de discours.
Un discours qui navigue également sur la fantasmagorie du
complot, qu'il ne faut pas réserver à l'extrême-droite
: il faut s'attendre à la retrouver à divers moments,
diffuse et sous différentes formes, comme une déclinaison
de la peur de l'autre. Ne nous étonnons donc pas d'observer,
chez celles et ceux qui ont pour métier de gagner la confiance
du peuple, des phrases comme :
"Un certain nombre de personnes qui sont dans les arbres ignore
tout du projet d'agrandissement du parc, d'autant plus qu'ils ne
connaissent pas notre agglomération" Didier Migaud 7/02
Il y a deux catégories, "celle des opposants mais seulement
au stade, avec sans doute des raisons très sincères,
mais pas franchement contre la politique globale de la Métro
au sujet des transports publics ou du logement social, par exemple."
Mais on constate "chez d'autres une opposition totale contre
toute décision démocratique. Et l'on devine bien d'où
cela vient." Didier Migaud, Michel Destot, 10/02
"On devine bien d'où cela vient"... A plusieurs
reprises, Didier Migaud et Michel Destot ont présenté
les opposant-e-s au stade comme les marionnettes de "formations
politiques" qu'ils accusaient à mots couverts de ne
chercher, derrière toute cette histoire, qu'un prétexte
pour affaiblir politiquement la municipalité... Or, plusieurs
occupant-e-s du parc ont souvent très nettement marqué
les distances avec les partis qui ont effectivement tenté
de récupérer le mouvement, au point même de
tomber dans des confusions un peu regrettables à mon goût,
où "être autonome vis-à-vis des partis
politiques" est exprimé comme "être apolitique".
Quoi qu'il en soit, et même si des partis ont pu essayer
de jouer de la naïveté des occupant-e-s des arbres,
il est intéressant de relever combien Didier Migaud et Michel
Destot ont pu insister sur cette image simplificatrice de militant-e-s
manipulé-e-s par des méchant-e-s haut-placé-e-
s... Et de militant-e-s étranger-e-s qui plus est : le "ils
ne connaissent pas notre agglomération" ressemble fort
au "ils ne sont même pas de Grenoble" qui circulait
plus crûment parmi les pro-stade, ou au "vous n'êtes
pas de Saint-Martin-d'Hères" que la mairie communiste
pouvait répéter aux squatteurs/euses de la Charade
pour justifier leur refus de tout dialogue. Depuis combien de temps
faut-il résider dans un territoire pour avoir le droit de
s'intéresser aux problématiques politiques locales
? Faut-il y être né-e ? Un-e immigré-e qui veut
prendre position dans des enjeux de société doit-ille
se contenter de suivre la vie politique internationale ? Ou celle
de son territoire d'origine ?
LES BON-NE-S ET LES MAUVAIS-ES MANIFESTANT-E-S
"Il y a des gens très sincères et d'autres avec
des démarches politiques" Didier Migaud, 29/01
Il fait le distinguo entre "des jeunes sûrement sincères
dans leur démarche" et ceux qui ont fait "preuve
de beaucoup trop de fanatisme aveugle". Didier Migaud 13/02
Voilà quelques propos dans la droite ligne des fameuses
"deux catégories" évoquées dans une
citation précédente... C'est l'occasion de replacer
l'événement dans un contexte global (ce que les médias
s'abstiennent bien de faire), d'aller chercher en d'autres lieux
et en d'autres temps, dans des situations similaires, ce qui a pu
se dire. Nous nous apercevrons que la problématique de l'événement
dépasse de loin le cadre grenoblo-grenoblois, et qu'elle
touche aux fonctionnements de la société dans son
ensemble.
Que fait l'autorité face à un mouvement social qui
la conteste ? Elle trie. Elle désigne les bon-ne-s contestataires
et les mauvais-es. Les bon-ne-s sont évidemment les plus
disposé-e-s à l'entendre et à négocier
avec elle : elle les qualifie de "raisonnables". Les mauvais-es
sont celles et ceux qui lui échappent le plus. Les bon-ne-s
l'arrangent doublement : d'une part illes restent sur un terrain
connu de l'autorité, illes sont plus transparent-e-s et possiblement
plus contrôlables, d'autre part illes garantissent la légitimité
"démocratique" de l'autorité, en assumant
le rôle socialement conforme "d'aiguillon du pouvoir",
qui conteste (prouvant qu'il existe une "liberté d'expression")
et qui signe des accords (donnant à l'autorité l'opportunité
de montrer qu'elle est à l'écoute des revendications
et qu'elle évolue - même si c'est d'un pas en avant,
puis trois en arrière).
Distinguer les "bon-ne-s" des "mauvais-es"
est donc une stratégie classique pour l'autorité,
utile en termes d'image comme d'efficacité répressive.
Un survol de l'histoire des luttes sociales donnera une profusion
d'exemples. Face aux mouvements de grève, aux contre-sommets,
aux mouvements de squat, l'autorité s'empresse de déclarer
et d'insister sur une pseudo- différenciation en deux camps
bien tranchés, ni plus ni moins, des contestataires, alors
qu'en réalité les choses sont toujours beaucoup plus
complexes.
"Cette succession d'actes illégaux marque le caractère
radical de certaines oppositions, bien éloignées des
règles démocratiques et républicaines. (...)
Nous attendons des responsables associatifs qu'ils condamnent les
actions illégales de militants radicaux." Didier Migaud,
Michel Destot, 07/01
Cette citation est particulièrement éloquente. En
distinguant les "bon-ne-s" manifestant-e-s des "mauvais-es"
(ici, les "radicaux" "illégaux", deux
termes que l'on répète), les dirigeant-e-s essayent
également d'attiser des conflits et des divisions à
l'intérieur des mouvements de contestation. Incapables d'imaginer
une structure égalitaire, illes cherchent les chef-fe-s (ici,
les "responsables associatifs") et tentent d'en faire
les relais de leur autorité, économisant ainsi un
affrontement direct. Les leadeurs et leadeuses des mouvements sociaux
sont des cibles de manipulation parmi d'autres, ligoté- e-s
comme illes le sont souvent par la crédibilité qu'illes
essayent de se donner face aux médias et aux décideurs
et décideuses. Dans l'histoire récente, l'exemple
le plus évident est celui d'ATTAC, organisation "citoyenne"
et vénérable, qui à Gênes jouera parfaitement
le jeu des autorités en condamnant, surveillant, réprimant
toute tentative d'action directe, assimilant les black blocs à
de simples "casseurs" et participant ainsi aux amalgames
réducteurs lancés par le pouvoir, alors que dans d'autres
pays, les manifestant-e-s qui choisissent différentes formes
d'action peuvent se comprendre, être solidaires, coopérer
et se protéger mutuellement.
HIéRARCHISER LES LUTTES
Michel Destot appelle à "hiérarchiser les problèmes
de la vie", "l'essentiel aujourd'hui pour tous les Grenoblois,
ce ne sont pas les incidents autour du stade, c'est l'emploi, le
logement, la santé publique". 13/02
"Je regrette qu'on mette autant de violence verbale, parfois
de violence tout court, de fanatisme dans ce dossier. Il faut replacer
les choses dans leur juste proportion, il y a beaucoup de choses
plus graves qui se passent en France et dans le monde et qui peuvent
mobiliser les énergies" Didier Migaud, 13/02
Autant de tournures élégantes pour dire ce que dit
Romain, supporter du GF 38, le 9/01 au Dauphiné Libéré
: "s'ils veulent sauver les arbres, ils n'ont qu'à aller
en Amazonie !". Certes il convient de garder un recul et une
compréhension globale des problèmes du monde. Mais
la tentation de la hiérarchisation des luttes mène
trop souvent à des écueils dénoncés
notamment par les critiques féministes : sauver le Tiers-monde,
par exemple, nous paraîtra prioritaire au point de justifier
notre manque d'attention et de réaction face à ce
que nous pouvons reproduire ici et maintenant, dans nos comportements
et dans notre entourage, comme oppressions et dominations... Alors
qu'une vision globale des choses nous encouragerait elle-même
à mettre en lien nos critiques macro-sociales et nos actes
quotidiens.
Qui cause la ruine des pays du Sud ? Pourquoi raye-t-on l'Amazonie
de la carte ? D'où viennent les problèmes de logement,
de précarité ? D'un système économique
et moral profondément inégalitaire, où règne
le profit, l'exploitation des un-e-s et l'abrutissement des autres,
une culture de la hiérarchie, de la consommation, de la compétition.
Reconnaître la racine des problèmes sociaux, c'est
aussi repérer leurs liens, leurs inter-connexions, et comprendre
que si les enfants chinois-es sont asservi-e-s pour produire des
ballons de foot, c'est aussi que j'en achète ici, qu'en parallèle
tout est fait pour que le marché du foot fleurisse dans les
pays riches, c'est comprendre que leurs employeurs sont les meilleurs
amis des pontes pour lesquels mes proches ont voté.
Quelles logiques président à la construction d'un
stade dans le Parc Mistral ? Les mêmes qui causent des ravages
dans nombre de recoins de la planète : spectaculaires et
marchandes. Le stade Mistral, c'est remplacer un espace public et
gratuit par un espace privé et payant, c'est promouvoir le
sport-spectacle, ses enjeux financiers et ses cultures identitaires
et guerrières, c'est dépenser une tonne d'argent public
dans un ouvrage "de prestige", dans une image de ville
attractive pour les investisseurs... Ce sont ces logiques, au fond,
qui me révoltent, et elles me révoltent autant quand
elles écrasent frontalement les plus défavorisé-e-s
que quand elles se rappellent à moi tous les jours, à
une rue de chez moi, chaque matin quand je prends mon vélo
et que je longe le chantier du parc, malgré tout le camouflage
publicitaire et reluisant que l'on peut vouloir donner à
un équipement "de loisirs".
Quand un politicien me dit d'aller voir ailleurs la misère
du monde, je lui réponds qu'il ne s'en tirera pas aussi facilement,
et que les raisons qui me pousseraient à aller lutter ailleurs
sont les mêmes qui m'encouragent à rester vigilant
ici.
IRRESPONSABLES
"Avec ce projet de stade, nous nous inscrivons dans le développement
durable avec cohérence", dit Michel Destot dans le Dauphiné
Libéré du 29/01, avant de s'expliquer, en une seule
et maigre phrase, par l'évocation des futures lignes de transports
en commun qui desserviront le stade. "C'est une raison de fond,
ce n'est pas un problème de "on aime ou on aime pas"."
Il s'agit d'une "opposition que l'on rencontre chaque fois
qu'il y a une insertion urbaine dans cette ville" (Nef-Chavant,
rues piétonnes, parking de la place de Verdun) Michel Destot,
13/02
A plusieurs reprises, les dirigeant-e-s relativiseront le discours
des opposant-e-s en les présentant comme une populace irresponsable,
égoïste, capricieuse, réactionnaire, pleurnicheuse.
Comment peut-on oser qualifier l'engagement de dizaines et de centaines
de personnes, sur plusieurs mois, comme "un problème
de on aime ou on aime pas" ? C'est se prendre pour la seule
élite éclairée, détentrice du souci
du bien commun, et c'est prouver qu'on n'a pas même cherché
à comprendre les "raisons de fond" de la lutte
au parc Mistral. Etait-ce trop inconfortable, pour cette pauvre
élite, de seulement envisager leur existence ?
"Il serait souhaitable qu'à l'avenir, les débats
démocratiques et les décisions qui en découlent
l'emportent sur l'agitation politicienne..." Michel Issindou
13/02
Cette belle phrase prête le flanc à un retour à
l'envoyeur tout-à-fait tentant... Il serait effectivement
souhaitable, à l'avenir, que des débats véritablement
démocratiques l'emportent sur l'agitation typiquement politicienne
qui a vu Didier Migaud, Michel Destot et leurs acolytes faire des
pieds et des mains pour s'agripper à leur projet de stade.
On s'aperçoit encore une fois que la communication des autorités
n'est qu'une succession de grands mots, d'effets de style, efficaces
en surface mais bien inconsistants. "Il faut que tous ceux
qui ont été opposants acceptent cette décision
[de justice] dans un esprit citoyen, de responsabilité."
Michel Destot 29/01
La rhétorique citoyenne, vous disiez, conforme au pouvoir
et récupérée par lui ?
DéMOCRATIE
"Le dernier mot a été donné à
la démocratie" Didier Migaud, Michel Destot, 13/02
En voici un autre, de mot-magique : la fameuse "démocratie",
que chacun-e invoque pour justifier sa position. Les dirigeant-e-s
disent défendre la démocratie, leurs opposant-e-s
aussi. C'est qu'il doit y avoir une confusion quelque part...
"Il n'y a pas de raison que nous revenions sur cette décision
qui a été prise dans des conditions de légalité
et de concertation qui ne méritent pas ce que l'on peut entendre"
Didier Migaud, 7/02
Au contraire, le terme de "concertation" mériterait
des flots de paroles et d'encre, tant la municipalité l'emploie
de manière hypocrite. Rendez-vous à une réunion
de "concertation" publique à laquelle la ville
de Grenoble invite tout-e habitant-e de tel ou tel quartier, pour
tel ou tel projet d'urbanisme, vous verrez que l'on ne vous y concertera
en rien, mais que l'on vous présentera le projet. C'est tout.
A la rigueur on écoutera vos remarques, mais au fil de vos
questions on vous fera comprendre que les expert-e-s ont déjà
pensé à tout, et que les idées des non-expert-e-s
sont toujours compliquées et irréalisables. A la rigueur
vous pourrez donner votre avis sur la couleur des façades.
Ce que la mairie appelle "réunions de concertation publique"
n'est autre qu'une opération de promotion de ses projets,
agrémentée d'une sauce citoyenne.
"Un projet normalement adopté et validé par
des élus du peuple, à travers une bonne soixantaine
de délibérations" Dauphiné Libéré,
9/02
"Nous avons largement pris le temps du débat, de l'échange.
Les assemblées concernées ont de nouveau délibéré
pour confirmer leur accord au projet." Didier Migaud, Michel
Destot, 11/02
Voici un premier indice de ce que les dirigeant-e-s appellent démocratie
: il s'agit bien de la démocratie représentative,
et seulement elle. La "délibération" des
"élu-e-s du peuple" et de leurs "assemblées"
suffit comme critère de démocratie, de "débat",
"d'échange". "La démocratie, c'est
nous", insinuent les élu-e-s, comme toujours imbu-e-s
de leur prétendue représentativité, incapables
de penser qu'un misérable vote tous les cinq ans, sur un
programme en papier glacé ridiculement court et sur leurs
talents d'orateurs et oratrices charismatiques, ne les investit
certainement pas de la légitimité sacrée qu'illes
clament en toute circonstance.
"Pour ce qui est de la démocratie, le rejet par le
tribunal administratif des requêtes en référé
déposées contre le permis de construire du stade d'agglomération
permet de mettre les points sur les "i"." Michel
Destot, 29/01
"Une minorité agissante, radicalisée et politisée,
ne peut empêcher la mise en oeuvre de décisions démocratiques
validées par la justice." Didier Migaud, Michel Destot,
11/02
Voici le deuxième élément qui définit
la démocratie des dirigeant-e-s : la Justice, institution
au nom trompeur, très fortement connoté. La Justice
est l'ensemble des règles que certain-e-s spécialistes
écrivent, et que d'autres spécialistes votent, pour
régir la vie sociale ; la Justice n'est pas forcément
juste, elle n'est jamais aussi impartiale que son égérie
aux yeux bandés. Elle est issue d'un certain système
social, avec un certain système de valeurs, et elle est mise
en place par un certain type de personnes, qui ne sont pas arrivées
par hasard à flirter avec le pouvoir. Elle est loin du principe
neutre et purement démocratique qu'on veut faire voir en
elle.
"Certains opposants continuent de refuser les règles
qui régissent notre démocratie." Didier Migaud,
Michel Destot, 11/02
Nous y sommes ! Le fond de la question est bien là, au-delà
de l'orme, du gingko ou de l'orientation du stade : c'est la question
des règles de notre société, celles qui permettent
à des politicien-ne-s et à leurs allié-e-s
économiques de dessiner l'avenir d'une ville et de réprimer
sans inquiétudes les protestations de la population. Cette
démocratie et ses règles nous satisfont-elles ? Quelle
démocratie voulons-nous ? Représentative, participative,
directe ? Voilà une problématique sous-jacente à
toutes les empoignades médiatiques autour du mot-magique
"démocratie", essentielle et pourtant jamais clairement
posée.
Une personne solidaire des occupant-e-s du parc Mistral,
Grenoble, février 2004
Contact : iosk@inventati.org
Site : http://inventati.org/nebuleuse
Ce texte est anonyme et sans copyright...
L'important c'est le contenu de ce texte, pas sa source. Signer
nos textes ne nous semble rien apporter d'essentiel, ni à
eux ni à nous. L'anonymat est un choix politique, l'un de
nos assauts contre la propriété intellectuelle, l'un
de nos actes gratuits pour un savoir réellement libre et
collectif. Cet anonymat n'est pas une fuite : nous restons joignables
par une adresse électronique ; vous pouvez nous y envoyer
des critiques, et nous en discuterons d'égales à égaux.
Féminiser le langage...
Par " féminiser " le langage, on entend bousculer
cette bonne vieille grammaire, qui voudrait faire primer le masculin
sur le féminin. Cet état de fait n'est pas anodin. Le
langage est un reflet de notre société patriarcale :
il entretient la domination d'un genre sur l'autre. Parce qu'il est
notre premier mode d'expression, il a une fonction fondamentale, et
peut être utilisé à bien des fins. S'il est structuré,
le langage est également structurant : il conditionne notre
pensée, la formate, il guide notre vision du monde. Remodeler
le langage c'est refuser une domination, construire d'autres inconscients
collectifs.
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