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Pâques : mystique du sang et résurrection

Les chrétiens d'Occident et d'Orient, par une étrange coïncidence de calendrier, célèbrent cette année le même jour, dimanche 11 avril, la fête de Pâques, qui, pour eux, commémore la Résurrection de Jésus-Christ trois jours après sa mort sur la croix. Le fameux "Christ est ressuscité. Christ est vraiment ressuscité !" va retentir dans toutes les églises orthodoxes - en Russie, en Grèce, au Proche-Orient, etc. - dont les fidèles, parfois plus que leurs "frères" d'Occident, croient que "la foi peut transformer, au fond de nous, l'angoisse en espérance, la mort en Résurrection" (Olivier Clément).

Mais comment y croire quand tant de violences, y compris religieuses, s'étalent de manière fictive sur des écrans (Mel Gibson), ou bien réelle sur la scène du monde, avec ses odeurs de sang et de mort à Madrid, au Rwanda, en Irak, en Israël ? Les croyants ont-ils jamais eu, autant qu'aujourd'hui, l'occasion de méditer ce mystère, au cœur de la foi chrétienne, de la mort et de la résurrection ?

La fascination pour le sacrifice et la mort grandit. Le sacrifice est censé apaiser la colère de Dieu, accomplir sa prétendue justice sur terre. Auteurs présumés du carnage du 11 mars à Madrid, les six islamistes qui se sont suicidés le 3 avril, juste avant l'intervention de l'armée, ont eu le temps de s'écrier : "Dieu est grand. Nous allons mourir en tuant !"

RACHAT PAR LE SANG
L'appel à la vengeance de Dieu, l'exaltation du culte des "martyrs", la rhétorique religieuse du sacrifice fanatisent les uns, donnent le vertige aux autres. L'historien Jean Delumeau, dans son dernier ouvrage, Jésus et sa Passion (Desclée de Brouwer), fait une comparaison avec les XVe et XVIe siècles en Occident. Une époque de malheurs et de peurs qui devait annoncer la fin des temps. La "peste noire" tue des millions d'hommes et de femmes. Le "grand schisme" déchire la chrétienté. La Réforme protestante débouche sur d'inexpiables guerres de religion.

Les effets en sont une résurgence de l'antisémitisme (création des ghettos, expulsion des juifs d'Espagne), la chasse aux hérétiques et aux sorcières qui prend une ampleur démesurée et, dans l'art, une iconographie macabre avec les crucifixions et autres "Triomphes de la mort" ! A entendre Delumeau, l'époque actuelle sacrifierait à la même obsédante morbidité et, sans surestimer son importance, le succès du film de Gibson serait un indicateur de mentalités.

Devant les "enfers" d'aujourd'hui (guerres, misères, intolérances, maladies), les théories du "rachat par le sang" connaissent un regain de fortune dans les milieux fondamentalistes. On en connaît l'origine dans le pacte autrefois passé, dans le Sinaï, entre Dieu et Moïse, "première Alliance" (Ancien Testament) qui devait être marquée par des sacrifices d'animaux, comme l'agneau immolé avant la libération du peuple hébreu de son esclavage d'Egypte que commémore la Pâque juive. Le sang est réputé sceller l'alliance et laver le péché.

Dans la continuité, Jésus renouvelle l'alliance avec Dieu au cours de son dernier repas du Jeudi Saint, où il consacre le pain et le vin, symboles du corps qu'il offre en sacrifice sur une croix et du sang qu'il verse pour le rachat des fautes. De cette "rédemption" par le sacrifice découle toute une vision de l'homme condamné à souffrir, à l'instar du Christ, pour "équilibrer son poids de péchés" (Jean Delumeau). Saint Augustin, qui aura une postérité jusqu'aux jansénistes et à la Réforme protestante, y ajoutera cette conception typiquement occidentale de la culpabilité héréditaire de l'homme, découlant du péché originel.

Toute l'histoire du christianisme témoigne d'une abondance de pratiques sacrificielles. Dès les premiers siècles, cette mystique du rachat est développée par les moines du désert d'Egypte qui se livrent aux pires exercices d'ascèse, puis confirmée par la création d'ordres de pénitents et les processions de "flagellants". La souffrance de la chair devient communion aux souffrances du Christ, poussée jusqu'à l'identification à ses plaies par les stigmates.
Soit une piété macabre qui va susciter des phénomènes d'exaltation, des extases, des délires, des annonces prophétiques, des hallucinations, des possessions et des illuminismes. Les mortifications, les pratiques de macération et de discipline participent de cette mystique d'achèvement de la Passion du Christ. C'est la mémoire la plus souffrante des Evangiles que restituent aussi les chemins de croix, les couronnements d'épines, la dévotion au Saint Suaire et autres reliques. Jusqu'au XIXe siècle, en France, l'inflation des sacrés-cœurs sanguinolents et des christ rois est destinée à racheter les crimes de la Révolution.

ESPÉRANCE
Le christianisme n'a pas le monopole de ces manifestations sacrificielles. Toutes les religions sont passées ou passent encore par des formes de piété archaïques dominées par le sang. Dans l'islam chiite, en Iran, au Liban, en Afghanistan, la fête de l'Achoura est célébrée chaque année pour commémorer le martyre d'Hussein, le petit-fils du Prophète. Décrivant les scènes d'autoflagellation et les spectateurs en transe, le poète libanais Salah Stétié note que l'"œil de chacun, à travers le sel des larmes, assouvit on ne sait quelle soif antique liée à l'épiphanie du sang" (Le Monde des religions. Avril 2004).

Dans l'hindouisme, le fidèle ne cesse aussi de payer des dettes par des pratiques extrêmes de fusion spirituelle. Le jeûne, le silence, la pauvreté, la chasteté, sont observés dans des conditions de dureté étonnantes : poses debout sur une jambe, chaleur du feu et du soleil atrocement subie, bras levés jusqu'à la paralysie, allongement sur des tapis de pointes acérées, etc.

Quel sens peut avoir le mot de "résurrection" - que l'opinion confond parfois avec la "réincarnation" - dans un monde bousculé par des pratiques et des idéologies régressives, un climat d'anxiété et un scepticisme croissants, un affrontement entre courants fondamentalistes et positivistes ?

La résurrection est un acte de foi, auquel adhère le chrétien depuis que les premiers disciples de Jésus ont découvert, le matin de Pâques, son tombeau vide. Elle ne pourra jamais être démontrée. Pourtant, elle reste pour le croyant la seule réponse possible à la fascination pour la mort et pour le mal dont témoigne le monde. "Vivre sans le Christ, c'est mourir. Mourir avec lui, c'est vivre", observe le théologien Jean-François Colosimo, à la suite de l'apôtre Paul, témoin de cette Eglise des origines déjà dévorée à la fois par la peur de la fin des temps et par l'espérance de la résurrection.

Lors de Vatican II, son concile d'aggiornamento (1962-1965), l'Eglise catholique avait décidé de mettre un terme à la "prédication de la peur", qui, comme à l'époque de Bossuet et de Bourdaloue, reposait sur l'enfer, la damnation, la souffrance par expiation. Cette prédication a traumatisé des générations de croyants. Aujourd'hui encore, à Noël, on chante des cantiques aussi populaires et niais que le Minuit chrétien, pour lequel Jésus serait venu sur terre "apaiser le courroux de son Père" (Dieu) et "effacer la tache originelle".

Comment surmonter un tel passif, parvenir à une prédication qui libère l'homme de l'angoisse et suscite enfin l'"espérance" ? C'est à cette question que sont confrontés tous les clergés. A l'occasion de Pâques 2004, les responsables des Eglises de l'Ile-de-France, dans la variété de leurs confessions - anglicane, arménienne, catholique, baptiste, orthodoxe, luthérienne, réformée -, ont publié, pour la première fois, un long appel commun, pressant leurs fidèles à s'interroger sur le sens de la résurrection et à croire que " l'amour de Dieu est plus fort que toutes les formes de mort".

Henri Tincq


ARTICLE PARU DANS LE MONDE le 10.04.04