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Regards : de la prison à la prison, en passant par la téléréalité
Guillermo KOZLOWSKI et David SCHEER


Origine : http://ep.cfsasbl.be/sites/cfsasbl.be/ep/site/IMG/pdf/analyse_regard_de_la_prison_a_la_prison_enligne.pdf

Le journal de culture et démocratie   2013
http://www.cultureetdemocratie.be/documents/ImageetprisondocII.pdf
Image et Prison  Réflexions sur le monde carcéral et le travail culturel, réunies lors de la rencontre interactives « Image et Prison », organisée les 26 et 27 avril 2012, à la Cellule 133 (Bruxelles) par Culture & Démocratie asbl et le Réseau Art et Prison asbl

Introduction : l’efficience des regards

Lors d’un atelier « cinéma » en prison dans lequel l’un d’entre nous fut invité1, il était question de la téléréalité, thème choisi par les détenus. Après la projection d'un documentaire, les prisonniers se sont exprimés sur le sujet. Beaucoup ont constaté d’emblée que la salle dans laquelle nous nous trouvions comportait de nombreuses caméras. Cependant, pour eux, le parallèle et la coïncidence n'allaient pas beaucoup plus loin. Au contraire, le monde de la téléréalité leur semblait difficile à comprendre et même plutôt effrayant. Si nous n'avons malheureusement pas pu aller plus loin dans la réflexion à cette occasion, il apparaît qu'entre ces deux regards se joue quelque chose d'important, qui va largement au-delà de la prison ou de la critique des médias. 

1 Le 25 octobre 2011 à la prison de Lantin dans le cadre de “cinévasion”, organisé par l'association Artatouille. 

2 BENTHAM, Jeremy, « Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et nommément des maisons de force », Paris, Milles et une nuits, 2002 (édition originale : 1791).

Le regard en et créé par la prison constitue un certain type de pouvoir. La prison bâtit un regard à la fois singulier, mais également idéal. À la fin du XVIIIe siècle, lorsque Jeremy Bentham décrit la prison panoptique, il conçoit un modèle d’enfermement utopique basé sur une technique qui permet à la fois le découpage d’individus dans une masse et l’intériorisation de conduites liées à un regard potentiellement omniprésent (et quasi-omnipotent). Une forme de regard qui s’étendrait à l’ensemble de la société, de l’école à l’armée en passant par l’usine ou l'hôpital.

Aujourd'hui, un autre type de regard omniscient tend à s'imposer. Plus désiré et même très recherché, c'est celui que l’on trouve par exemple dans la téléréalité, sous la forme d'une « exigence de transparence ».  Sous ce type de regard, le questionnement sur l’efficacité et l’analyse du quotidien sont différents. Il nous semble que dans le déplacement qu'il opère se joue quelque chose d'important pour l’ensemble de la société.

La prison panoptique : un regard imposé et imposant

En 1791, Jeremy Bentham publie Le panoptique2. Il s’inspire de plans d’usine dessinés par son frère ingénieur pour proposer un modèle idéal d’enfermement. Il imagine une prison dans laquelle la surveillance – et surtout l’économie de la surveillance –, par une mise en abîme, permettrait aux détenus d’être à tout moment observés et contrôlés. Il décrit un dispositif carcéral extrêmement détaillé qui permettrait à un petit nombre (les inspecteurs) de surveiller le travail en cellule d’un grand nombre (les détenus) sans être vus.

Même si la prison panoptique n’a jamais été construite en tant que telle, la prison se révèle, dès le XIXe siècle, être un dispositif qui mue le regard en une forme de pouvoir. Le regard (ou sa potentialité) permet le découpage de la masse – faire des détenus des individualités. Il s’agira, pour le dispositif carcéral pénitentiaire, de fabriquer une profondeur individuelle, une certaine introspection dont l'effet sera de détacher les personnes, de les fragmenter et de les faire agir comme des individus, de les formater. Chaque détenu est en effet regardé individuellement par le surveillant (« inspecteur », dans les termes de l’auteur). Laissé seul avec ce regard, on espère qu'il entame une sorte de monologue avec lui-même, que la partie « rationnelle » de son âme prenne le dessus. Qu'il comprenne que s'il est là, c'est de sa faute, que c'est son comportement qui en est la cause. Bref, on attend de lui l’intériorisation de conduites et de normes. 

En effet, Michel Foucault3, en analysant le dispositif utilitariste de Bentham, repère une technique moderne de pouvoir (le panoptisme) qui s’appliquerait à toute institution qui compose nos sociétés : l’école, l’usine, l’armée... Une sorte de quadrillage institutionnel qui disciplinerait les individus. La prison en est l’archétype. Les individus les plus indésirables (les détenus) forment donc un agrégat modelable et exploitable. Gilles Deleuze s’exprimera sur la vision foucaldienne du panoptisme : « Quand Foucault définit le Panoptisme, tantôt il le détermine concrètement comme un agencement optique ou lumineux qui caractérise la prison, tantôt il le détermine abstraitement comme une machine qui non seulement s'applique à une matière visible en général (atelier, caserne, école, hôpital autant que prison), mais aussi traverse en général toutes les fonctions énonçables. La formule abstraite du Panoptisme n'est plus "voir sans être vu", mais "imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque" »4.

3  FOUCAULT, Michel, « Surveiller et punir. Naissance de la prison », Paris, Gallimard, 1975.

4  DELEUZE, Gilles, « Foucault », Paris, Éditions de Minuit, 2004 (édition originale : 1986), p. 41.

5  DELEUZE, Gilles, « Post-scriptum sur la société de contrôle », publié dans Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1990, pp. 240-247.

L’exigence de transparence : le cas de la téléréalité

D'autres dispositifs, un autre sujet

Deleuze ajoutera, quelques années plus tard : « Foucault a très bien analysé le projet idéal des milieux d'enfermement, particulièrement visible dans l'usine : concentrer ; répartir dans l'espace ; ordonner dans le temps ; composer dans l'espace-temps une force productive dont l'effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires. Mais ce que Foucault savait aussi, c'était la brièveté de ce modèle ... »5.

Il envisage donc la fin du modèle disciplinaire panoptique tel que Foucault le conçoit. Dans un climat de crise des institutions, l’on peut alors percevoir l’annonce d’un nouveau modèle, un nouveau regard. De fait, aujourd’hui, dans la société contemporaine et hormis

quelques sphères particulières, le temps où la solitude et l’intériorité étaient au fondement du sujet semble révolu. Au contraire, la solitude est souvent abordée comme une pathologie : ne pas communiquer est une faute grave, un indice de mauvaise socialisation ou de non intégration des normes. Ce constat est valable aussi bien à l'école (où la “compétence” consistant à prendre la parole en public a acquis un caractère presque sacré) que dans les entreprises, dans la politique ou dans la vie privée.

Qu’en est-il alors de ce nouveau regard ? 

Reprenons l’exemple de la téléréalité : des individus, a priori volontaires, acceptent un enfermement en vase clos, en collectivité, sous l'œil permanent de diverses caméras. Les images – choisies, sélectionnées et commentées – sont ensuite diffusées sur les écrans, dans les ménages. Dans ce cas, le regard (et sa propagation) ne produit pas l'introspection ; dans un certain sens, c'est le contraire. Le regard n'est plus un outil qui crée des travailleurs, mais c’est le regard (comme finalité) qui devient un capital. Ce ne sont plus les observateurs qui possèdent et usent du pouvoir du regard, ce sont les observés. Il semble que le rapport au regard s’inverse donc dans ce type d’enfermement : être regardé constitue la voie à être (ou à devenir) ; en d’autres mots le regard permet de donner sens à l’existence. Si, avant Bentham, le Roi se devait d’être la cible des regards en tant que modèle d’exemplarité, donc en tant qu'exception, cette nécessité de reconnaissance par le regard de tous s’étend aujourd'hui à tout le monde, même (surtout) aux plus « petits ». Le cas des chômeurs (sur lequel nous reviendrons infra) est particulièrement instructif. Un des enjeux principaux qui se pose aux chercheurs d’emploi réside dans le fait de se faire remarquer, se démarquer (par le curriculum vitae, au travers d’entretiens...). 

Capital Humain

Si le regard panoptique constitue une mécanique permettant de rendre une masse de gens utilisable dans la production industrialisée – une sorte de machine-outil à fabriquer des ouvriers –, la transparence produit quant à elle du capital humain. Penchons-nous alors sur le concept de « capital humain » forgé par l'économiste néolibéral Theodor Schultz6 dans les années 1960. Celui-ci constate que les travailleurs implémentent dans leur travail des savoirs qu'ils ont acquis par ailleurs ou inventés eux-mêmes. Il propose alors de considérer ces savoirs comme un capital humain. Chaque travailleur possède ainsi un certain capital dans lequel il a investi du temps et de l'argent. Schultz avance qu'il est donc possible de séparer dans nos activités – toutes nos activités – ce qui relève de l'investissement (et permet de constituer et développer notre capital humain) et ce qui relève de la consommation (comme une prise de bénéfice). Dans cette sorte de néo-utilitarisme apparaît l'idée que tout ce qui est efficace, « utile », est visible. 

6  Theodore William Schultz (1902-1998) est un économiste américain spécialisé en économie du développement. Une grande partie de sa carrière universitaire se déroulera à l'université de Chicago. En 1960, Schultz devient président de l'American Economic Association et obtient en 1972 la médaille Walker, le titre le plus élevé délivré par l'association. Il partage le « prix Nobel » d'économie de 1979 avec Arthur Lewis. 

Les compétences « utiles » doivent être visibles et isolables, et elles sont valables partout. Par exemple, prendre la parole en public, c'est à la fois faire un exposé au lycée, passer un entretien d'embauche et faire une déclaration d'amour. Le capital humain crée ainsi une sorte de continuum basé sur des compétences que l’on retrouve tout au long d’une vie. C'est précisément en cela que se retrouve le leitmotiv de la téléréalité : il s’agit de faire montre de ses compétences, de montrer ce que l’on vaut. C’est alors le regard des autres qui établit la valeur. Et ceci décliné dans tous les domaines de la vie : le travail, les loisirs, la famille, la santé, la culture... Dans la transparence, il s'agit de montrer tout ce qui est à l'œuvre, ne rien garder à l'intérieur. Ce qui relève de l'introspection est sans efficacité. Ce qui constitue une compétence doit pouvoir être isolé, dit, reconnu par un expert, un animateur, le public (et, mieux encore, martelé par une voix off à l’allure divine7), l'ensemble accompagné d'images en boucle.

7 A l’instar de la voix de Dieu le père dans les péplums hollywoodiens. 

Tout dans ce dispositif est important. La répétition de l'image qui prouve que cette compétence peut être isolée, sortie de la situation, répétée à l'infini. L'expert technique, parce qu'il représente l'autorité séculaire. La voix divine parce qu'elle affirme qu'il y a du vrai dans ces compétences, que ce n'est pas une vue de l'esprit, mais quelque chose de naturel. L'animateur, pour faire en sorte qu'il n'y ait rien qui ne soit dit explicitement. N'importe quel moment de non-communication mettrait l'ensemble du dispositif en danger, briserait la transparence. Les participants suivis 24h sur 24, parce que la question est bien de déceler ce qu'ils valent, et non regarder ce qu'ils peuvent faire. Et finalement le public, essentiel, parce que c'est lui qui investit son regard. Ce rôle est complexe : d'une part il s’appuie sur le fait que le public (qui constitue un marché) est composé de personnes qui prennent des décisions rationnelles (cette démarche est essentielle, mais les gens la font avec plaisir, ils soupèsent longuement leur avis sur les qualités et les mérites des candidats. C'est ainsi que les économistes libéraux conçoivent le marché). D'autre part, tout comme le veulent les économistes libéraux, ce capital, lorsqu'on l'investit, crée en retour du capital. C'est ainsi que les participants, en devenant plus ou moins célèbres, bénéficient d'un certain « capital » qu'ils doivent à leur tour investir afin d’éviter de le perdre. Le public aussi retrouve alors une sorte de retour sur investissement. 

L’exigence de transparence et la question de la prison contemporaine 

I.

Pour revenir à la prison telle qu'elle existe encore, les détenus ne sont pas contraints de se comporter en capitalistes (au mieux, ils sont donc marginaux, au pire ils enfreignent les règles établies et ne jouent donc pas le jeu). Ils ne sont plus des détenus modèles parce que le traitement qu'on leur inflige n'est pas assez rentable socialement. Les détenus ne sont plus socialement (ou sociétalement) intéressants, ils ne représentent plus un capital. Ils ne sont pas sous l'exigence de l'adaptation au marché. Ils sont certes regardés en permanence, mais ils ne sont pas à l'origine de ce regard, ils ne le cherchent pas. En deux mots, on les regarde mais ils ne se montrent pas. C'est quelque chose que l’on reproche à toutes les grandes institutions disciplinaires. L'école ne produit pas assez d'insertion, pas assez de lien avec la vraie vie : celle de l'entreprise. Mais aussi les usines : pas assez de flexibilité de la part des travailleurs, qui s'accrochent à un métier alors que le management voudrait une production et un investissement dans des compétences qui permettent une flexibilité et l’exécution d’une multiplicité de tâches. 

Malgré les discours (notamment politiques) et les programmes de formation proposés en prison (non obligatoires et dont l’offre est fortement limitée), la prison reste un des rares endroits où l’individu peut ne pas penser en termes de projet. En prison, les détenus « payent leur dette » avec du temps (durée prononcée par le juge en fonction de la gravité des faits). Cependant, ce temps peut être un « temps mort ». En suivant le schéma d’une évolution de la société qui investirait dans le potentiel humain, les individus qui refuseraient de « se vendre » et donc de « payer leur dette infinie » (sociétale cette fois et non plus liée à un jugement pénal, la dette exigée à tous ceux qui ne se sont pas faits eux-mêmes) sont des « poids morts ». « Dans les sociétés de discipline, on n'arrêtait pas de recommencer (de l'école à la caserne, de la caserne à l'usine), tandis que dans les sociétés de contrôle on n'en finit jamais avec rien, l'entreprise, la formation, le service étant les états métastables et coexistants d'une même modulation, comme d'un déformateur universel »8.

8  DELEUZE, Gilles, « Post-scriptum sur la société de contrôle », op cit.

Si les murs de la prison les empêchent de sortir, ils empêchent aussi que les prisonniers soient confrontés à cette sorte de continuum propre au capital humain. Les compétences par l'école et la formation, le management dans les entreprises, l'État social-actif pour les chômeurs… toujours les mêmes capacités, valables partout et pour tout. Toujours le même horizon.

II.

La prison était une manière de séparer les classes populaires : d'un côté la classe ouvrière et de l'autre les criminels. La question aujourd'hui consiste moins à morceler la société en individus qu’à séparer, dans les comportements de chacun d'entre nous, ce qui relève de la fabrication d'un capital et ce qui n'est pas utile, ce qui va dans le sens de l'inclusion et ce qui va dans le sens de l'exclusion. On ne demande pas aux gens de se rendre simplement utiles mais plutôt d’arriver à intégrer ce qu'est l'utilité, ou d’arriver à agir soi-même en termes d'utilité et de rentabilité. 

La criminalité est très disciplinée, facilement gérable, peu menaçante, voire rentable pour le capitalisme. Tous les discours sécuritaires ont une autre cible. Ils visent non pas ceux qui sont « dangereux », mais ceux qui sont potentiellement dangereux. Or, la seule mesure de cette dangerosité potentielle est l'écart avec une norme ou une moyenne. L’individu potentiellement  dangereux, c’est distinctement cet élève qui n'a pas le niveau en anglais et qui est en train de prendre un mauvais chemin… Encore une fois, tout ceci n'est que scientisme fumeux, mais le fait que chacun regarde en permanence la norme est un fait bien réel.

Depuis l'implémentation de l'État social-actif en Belgique il y a une dizaine d'années, énormément de choses ont changé9. C'est bien par cela que le pouvoir est « inventif » : il multiplie les dispositifs, les adapte sans cesse et les réévalue. On a repensé les formations, les allocations de chômage, les catégorisations… On élabore sans cesse des dispositifs d'emploi ou d'aide à l'emploi. On modifie la formation, l'évaluation et le mode de travail dans les CPAS ou ACTIRIS. On diminue les « charges » que doivent payer les entreprises et on invente toutes sortes de flexibilités… Le mot d'ordre d'« activation » n'est pas une simple mutation de langage. En dix ans, une véritable machine à agiter la société a été bâtie. Une confusion immense dans laquelle chacun doit se demander si ce qu'il fait est rentable en termes d'insertion10. Désormais, les chômeurs doivent passer leur temps à montrer et prouver qu'ils cherchent un emploi, pendus au téléphone, et qu’ils attendent la moindre proposition pour faire quelques heures d'intérim.

9 Il y a une sorte de consensus affirmant le contraire dans le camp libéral, parce que l'on trouve que, de toutes manières, on n'est jamais assez sévère. Dans l'autre camp parce qu'on se dit que l’on a gardé l'essentiel. 

10 De plus en plus le terme d'inclusion est remplacé par celui d'insertion qui suppose une action plus forte, plus active? Se faire une place, pousser ceux qui sont autour...

A chaque nouveau pas, il faudrait se demander si l’on se dirige dans le sens de l'inclusion ou de l'exclusion. A chaque fois que l’on est exclu de quelque chose (fût-ce du jeu le plus stupide), il y a une grande perception d’échec, une remise en cause de tout son être. A l'opposé, à chaque fois qu'on a accès a un certain domaine (peu importe de quoi il s'agit), on se sent grandir. C'est précisément la figure de l'exclu qui prend peut-être la place de celle du prisonnier. Figure d'un pouvoir à la fois beaucoup plus méticuleux et beaucoup moins basé sur l'exemple, mais également plus étendu, parce qu'il nous touche tous. Bien entendu, il y a une sorte de grande exclusion définitive, une sorte d'utopie négative. Mais il y a surtout une réalité observable d'infinies micro-exclusions que l’on redoute. Être exclu d’un groupe d'amis Facebook, être exclu de ceux que l’on considère jeunes, être exclu parce que l’on ne suit pas assez (la mode, la technologie, les séries télévisées…). Alors que le « nouveau pouvoir » nous réclame de rester dans un feed-back permanent permettant l’adaptation et évitant l’exclusion. La figure de l'exclu dans la téléréalité, mutatis mutandis, illustre le simple fait qu’être exclu constitue la pire des choses qui puisse vous arriver. On ne sait jamais quelles catastrophes en chaîne peuvent entraîner la moindre exclusion. En tout cas, c'est toujours un très mauvais signe. 

Conclusion

Dans la prison panoptique – ou en tout cas dans le modèle panoptique –, le regard est omniscient et ne vient de nulle part. C'est la vigilance d'une conscience abstraite supérieure et c'est précisément cette conscience qui doit devenir, en quelque sorte, l'âme du condamné (ou de l'ouvrier ou de l'écolier...). Ce dernier intègre ce regard abstrait, jusqu’à le faire sien. Cette conscience – cette « mauvaise conscience » dirait Nietzsche – est la base de la surveillance et de la soumission à la discipline, à l’autodiscipline.

Dans la transparence, le regard est autre : toujours omniscient mais également immanent. Ce sont des gens normaux (vous et nous) qui se regardent. La séduction est alors normale face à un regard technique (loin d’un idéal de l’œil de Dieu). La vie devient ainsi une mise aux normes sans fin sur des enjeux techniques. Le public, les experts, les participants, ne cessent de se demander s'ils sont assez dans la norme, s'ils font fructifier leur capital humain comme il faut. L’existence passe par sa reconnaissance même, et donc par le regard, on existe grâce et par la norme même si on ne l’atteint jamais. C’est une dette sans fin, une quête pour se rapprocher de la norme et pour tenter de l’atteindre. Cette exigence de transparence semble désormais se poser comme valeur à part entière au sein de la société.

Dans les deux cas présentés – le panoptisme et la transparence –, les regards ne sont qu’utopies. Leur portée et leurs effets ne sont jamais totalement réalisés. Mais ce qui importe n'est pas la réalisation, c'est le fait que pour tenter de l'atteindre les individus adoptent le comportement adéquat. Néanmoins, l’étude de ces regards permet de déceler le passage d’un regard disciplinaire à un regard minutieusement contrôlant dans tous les domaines de la société et dans toutes les sphères de nos vies.

Post-scriptum

Il ne s'agit cependant pas d'abandonner tout regard sur la prison. D'une part, car ce que l’on dénonçait à propos de la prison n'a pas foncièrement changé, mais également pour des raisons politiques. D’abord, l'idée même d'une catégorie d'exclus « définitifs » considérés désormais comme des non-humains car sans rapport avec le marché – des morts-vivants ? –, nous semble importante à contester. Ensuite, parce qu’à côté de l’incarcération, nous voyons apparaître depuis les années 1980/1990 plusieurs « peines alternatives » à la prison. Une de ces expériences consiste à développer un appareillage technique permettant une surveillance électronique à domicile. Si l’idée première est de désengorger les prisons (qui, faut-il le rappeler, sont actuellement en cruelle surpopulation), le dispositif ainsi mis en place permet également de remédier aux limites mêmes de la prison. En effet, le justiciable est ainsi directement impliqué dans la mesure qui lui est imposée, à deux niveaux. D’abord, il doit prouver qu’il correspond à un profil qui pourrait bénéficier de la surveillance électronique (cette mesure étant considérée comme moins punitive que la prison). Pour cela, il doit fournir la preuve de son insertion sociale (ou de sa volonté à s’insérer), souvent une preuve ou une promesse d’emploi. Ensuite, il doit faire preuve de discipline en respectant des horaires précis, en travaillant ou en se formant, en justifiant tous ses déplacements... Le placé sous surveillance électronique est donc, tout comme le chômeur, soumis à une dette : ils doivent donner des gages. En d’autres mots, les personnes les plus à la marge doivent se comporter en petits capitalistes et gérer leur capital comme une entreprise en faillite sous le regard d’un curateur.

Par là, la surveillance électronique (ré)introduit une punition exemplaire, en ce sens où elle véhicule les valeurs de la société ; contrairement, peut-être, à la prison contemporaine. Il ne s’agit donc pas d’une alternative à la prison, mais plutôt de l’un de ces palliatifs… Un déplacement du regard. Dans la surveillance électronique, un mécanisme généralisable s’inscrit dans un continuum large d’institutions dont il a été question ici ; et qui s’inscrit également dans un continuum temporel (tout au long de la vie). 

Cette évolution doit aussi être réfléchie. D'autant plus qu’il apparaît que certains justiciables (qui connaissent dans leur chair à la fois la prison et le bracelet électronique) commencent à résister à ces alternatives qui leur sont « offertes ». Contrairement aux « hommes libres » qui achètent eux-mêmes les dispositifs pour être suivis à la trace (téléphones portables, gps et autres dispositifs de localisation ou de pistage…), les condamnés préfèrent parfois retourner en prison plutôt que porter un bracelet électronique. Une histoire à suivre …