|
Origine : http://www.vosstanie.org/syndicalisme_pannekoek.htm
De quelle manière la classe ouvrière doit-elle lutter
pour triompher du capitalisme? Telle est la question primordiale
qui se pose chaque jour aux travailleurs. Quels sont les moyens
d'action efficaces et quelles sont les tactiques qu'il leur faudra
employer pour conquérir le pouvoir et vaincre l'ennemi? Il
n'existe aucune science ni aucune théorie qui puisse leur
indiquer exactement le chemin à suivre. C'est à tâtons,
en laissant parler leur instinct et leur spontanéité
qu'ils trouveront la voie. Plus le capitalisme se développe
et se répand à travers le monde, et plus s'accroît
le pouvoir des travailleurs. De nouveaux modes d'action plus appropriés
viennent s'ajouter aux anciens. Les tactiques de la lutte des classes
doivent nécessairement s'adapter à l'évolution
sociale. Le syndicalisme apparaît comme la forme primitive
du mouvement ouvrier dans un système capitaliste stable.
Le travailleur indépendant est sans défense face à
l'employeur capitaliste. Aussi les ouvriers se sont-ils organisés
en syndicats. Celui-ci rassemble les ouvriers dans l'action collective,
et utilise la grève comme arme principale. L'équilibre
du pouvoir est ainsi plus ou moins réalisé; il lui
arrive même de pencher plus fortement du côté
des ouvriers, si bien que les petits employeurs isolés se
trouvent impuissants devant les gros syndicats. C'est pourquoi,
dans les pays où le capitalisme est le plus développes
les syndicats d'ouvriers et de patrons (ces derniers étant
les associations, les trusts, les sociétés, etc.)
sont constamment en lutte.
C'est en Angleterre qu'est né le syndicalisme parallèlement
aux premiers vagissements du capitalisme. Il devait par la suite
s'étendre aux autres pays, en fidèle compagnon du
système capitaliste. Il connut des conditions particulières
aux Etats-Unis, où la quantité de terres libres et
inhabitées qui s'offrait aux pionniers draina la main-d'œuvre
hors des villes; en conséquence de quoi les ouvriers connurent
des salaires élevés et des conditions de travail relativement
bonnes. La Fédération américaine du travail
constitua une véritable force dans le pays et fut le plus
souvent capable de maintenir un niveau de vie assez élevé
pour les ouvriers qui lui étaient affiliés.
Dans de telles conditions, l'idée de renverser le capitalisme
ne pouvait germer dans l'esprit des travailleurs américains.
Le capitalisme leur offrait une existence stable et aisée.
Ils ne se considéraient pas comme une classe à part
dont les intérêts auraient été opposés
à l'ordre existant; ils en étaient partie intégrante
et ils étaient conscients de pouvoir accéder à
toutes les possibilités que leur offrait un capitalisme en
développement sur un nouveau continent. Il y avait assez
de place pour accueillir des millions d'individus, européens
pour la plupart. Il fallait offrir à ces millions de fermiers
une industrie en expansion dans laquelle les ouvriers? faisant montre
d'énergie et de bonne volonté, pourraient s'élever
au rang d'artisans libres, de petits hommes d'affaires ou même
de riches capitalistes. Il n'est pas surprenant que la classe ouvrière
américaine ait été imprégnée
d'un véritable esprit capitaliste.
Il en fut de même en Angleterre. S'étant assuré
le monopole du marché mondial, la suprématie sur les
marchés internationaux et la possession de riches colonies,
elle devait amasser une fortune considérable.
1
La classe capitaliste qui n'avait pas à se battre pour
sa part de profit pouvait accorder aux ouvriers un mode de vie relativement
aisé. Certes, il lui a fallu essuyer quelques batailles avant
de se résoudre à cette attitude, mais elle devait
vite comprendre qu'en autorisant les syndicats et en garantissant
les salaires elle s'assurerait la paix dans les usines. La classe
ouvrière anglaise fut donc à son tour marquée
par l'esprit capitaliste.
Tout ceci concorde fort bien avec le véritable caractère
du syndicalisme, dont les revendications ne vont jamais au-delà
du capitalisme. Le but du syndicalisme n'est pas de remplacer le
système capitaliste par un autre mode de production, mais
d'améliorer les conditions de vie à l'intérieur
même du capitalisme. L'essence du syndicalisme n'est pas révolutionnaire
mais conservatrice.
L'action syndicaliste fait naturellement partie de la lutte des
classes. Le capitalisme est fondé sur un antagonisme de classes,
les ouvriers et les capitalistes ayant des intérêts
opposés. Ceci est vrai non seulement en ce qui concerne le
maintien du régime capitaliste, mais aussi pour ce qui est
de la répartition du produit national brut. Les capitalistes
tentent d'accroître leurs profits—la plus-value—
en diminuant les salaires et en augmentant le nombre d'heures ou
la cadence du travail. Les ouvriers, pour leur part, cherchent à
augmenter leurs salaires et à réduire leurs horaires.
Le prix de leur force de travail n'est pas une quantité déterminée,
bien qu'il doive être supérieur à ce qui est
nécessaire à un individu pour qu'il ne meure pas de
faim; et le capitaliste ne paye pas de son propre gré. Cet
antagonisme est ainsi générateur de revendications
et de la véritable lutte de classes. La tâche et le
rôle des syndicats est de continuer la lutte.
Le syndicalisme a été la première école
d'apprentissage du prolétariat; il lui a appris que la solidarité
était au centre du combat organisé. Il a incarné
la première forme d'organisation du pouvoir des travailleurs.
Ce caractère s'est souvent fossilisé dans les premiers
syndicats anglais et américains qui dégénérèrent
en simples corporations évolution typiquement capitaliste.
Il n'en fut pas de même dans les pays où les ouvriers
devaient se battre pour leur survie, où malgré tous
leurs efforts les syndicats ne pouvaient obtenir une amélioration
du niveau de vie et dans lesquels le système capitaliste
en pleine expansion employait toute son énergie à
combattre les travailleurs. Dans ces pays, les ouvriers devaient
apprendre que seule la révolution pourrait les sauver à
jamais. Il existe donc une différence entre la classe ouvrière
et les syndicats. La classe ouvrière doit regarder au-delà
du capitalisme, tandis que le syndicalisme est entièrement
confiné dans les limites du système capitaliste. Le
syndicalisme ne peut représenter qu'une part, nécessaire
mais infime, de la lutte des classes. En se développant,
il doit nécessairement entrer en conflit avec la classe ouvrière,
qui, elle, veut aller plus loin.
2
Les syndicats croissent à mesure que se développent
le capitalisme et la grande industrie, jusque devenir de gigantesques
organisations qui comprennent des milliers d'adhérents, s'étendent
à travers tout un pays et ont des ramifications dans chaque
ville et dans chaque usine. Des fonctionnaires y sont nommés:
présidents, secrétaires trésoriers, dirigent
les affaires, s'occupent des finances à l'échelle
locale aussi bien qu'au sommet. Ces fonctionnaires sont les dirigeants
des syndicats. Ce sont eux qui conduisent les pourparlers avec les
capitalistes, tâche dans laquelle ils sont passés maîtres.
Le président d'un syndicat est un personnage important qui
traite d'égal à égal avec l'employeur capitaliste
et discute avec lui des intérêts des travailleurs.
Les fonctionnaires sont des spécialistes du travail syndical,
alors que les ouvriers syndiqués, absorbés par leur
travail en usine ne peuvent ni juger ni diriger par eux-mêmes.
Une telle organisation n'est plus uniquement une assemblée
d'ouvriers; clic forme un corps organisé, qui possède
une politique, un caractère, une mentalité, des traditions
et des fonctions qui lui sont propres. Ses intérêts
sont différents de ceux de la classe ouvrière, et
elle ne reculera devant aucun combat pour les défendre. Si
jamais les syndicats devaient un jour perdre leur utilité,
ils ne disparaîtraient pas pour autant. Leurs fonds, leurs
adhérents, leurs fonctionnaires, sont autant de réalités
qui ne sont pas prés de se dissoudre d'un moment à
l'autre.
Les fonctionnaires syndicaux, les dirigeants du mouvement ouvrier,
sont les tenants des intérêts particuliers des syndicats.
En dépit de leurs origines ouvrières, ils acquièrent,
après de longues années d'expérience à
la tête de l'organisation, un nouveau caractère social.
Dans chaque groupe social qui devient suffisamment important pour
former un groupe à part, la nature du travail façonne
et détermine les modes de pensée et d'action. Le rôle
des syndicalistes n'est pas le même que celui des ouvriers.
Ils ne travaillent pas en usine, ils ne sont pas exploités
par les capitalistes, ils ne sont pas menacés par le chômage.
Ils siègent dans des bureaux, à des postes relativement
stables. Ils discutent des questions syndicales, prennent la parole
aux assemblées d'ouvriers et négocient avec les patrons.
Certes, ils doivent être du côté des ouvriers
dont il leur faut défendre les intérêts et les
revendications contre les capitalistes. Mais en cela, leur rôle
n'est guère différent de celui de l'avocat d'une organisation
quelconque.
Il existe toutefois une différence, car la plupart des
dirigeants syndicaux, sortis des rangs de la classe ouvrière,
ont eux-mêmes fait l'expérience de l'exploitation capitaliste.
Ils se considèrent comme faisant partie de la classe ouvrière,
dont l'esprit de corps n'est pas près de s'éteindre.
Cependant leur nouveau mode de vie tend à affaiblir chez
eux cette tradition ancestrale. Sur le plan économique, ils
ne peuvent plus être considérés comme des prolétaires
Ils côtoient les capitalistes, négocient avec eux les
salaires et les heures de travail, chaque partie faisant valoir
ses propres intérêts, rivalisant à la manière
de deux entreprises capitalistes. Ils apprennent à connaître
le point de vue des capitalistes aussi bien que celui des travailleurs;
ils se soucient des " intérêts de l'industrie
"; ils cherchent à agir en médiateurs. Il peut
y avoir des exceptions au niveau des individus, mais en règle
générale, ils ne peuvent avoir ce sentiment d'appartenance
à une classe qu'ont les ouvriers, qui eux ne cherchent pas
à comprendre ni à soupeser les intérêts
des capitalistes, mais luttent pour leurs propres intérêts.
Par conséquent, les syndicalistes entrent nécessairement
en conflit avec les ouvriers.
3
Dans les pays capitalistes avancés, les dirigeants syndicaux
sont suffisamment nombreux pour constituer un groupe à part,
avec un caractère et des intérêts séparés.
En tant que représentants et dirigeants des syndicats, ils
incarnent le caractère et les intérêts de ces
syndicats. Puisque les syndicats sont intrinsèquement liés
au capitalisme, leurs dirigeants se considèrent comme des
éléments indispensables à la société
capitaliste. Les fonctions capitalistes des syndicats consistent
à régler les conflits de classes et à assurer
la paix dans les usines. Par conséquent, les dirigeants syndicaux
considèrent qu'il est de leur devoir de citoyens de travailler
au maintien de la paix dans les usines et de s'entremettre dans
les conflits. Ils ne regardent jamais au-delà du système
capitaliste. Ils sont entièrement au service des syndicats
et leur existence est indissolublement liée à la cause
du syndicalisme. Les syndicats sont pour eux les organes les plus
essentiels à la société, l'unique source de
sécurité et de puissance; ils doivent par conséquent
être défendus par tous les moyens possibles.
En concentrant les capitaux dans de puissantes entreprises, les
patrons se trouvent dans une position de force vis-à-vis
des ouvriers. Les gros bonnets de l'industrie règnent en
monarques absolus sur les masses ouvrières qu'ils maintiennent
sous leur dépendance et qu'ils empêchent d'adhérer
aux syndicats. Il arrive parfois que ces esclaves du capitalisme
s'insurgent contre leurs maîtres et se mettent en grève,
qu'ils réclament de meilleures conditions de travail, des
horaires moins chargés, le droit de s'organiser Les syndicalistes
leur viennent en aide. C'est alors que les patrons font usage de
leur pouvoir politique et social. Ils expulsent les grévistes
de chez eux, ils les font abattre par des milices OU des mercenaires,
ils emprisonnent leurs porte -paroles, ils déclarent illégales
leurs caisses de secours. La presse capitaliste parle de chaos,
de meurtre, de révolution, et dresse l'opinion publique contre
les grévistes. Après plusieurs mois de ténacité
et de souffrances héroïques, épuisés et
déçues incapables de faire fléchir la structure
d'acier du capitalisme, les ouvriers se rendent, remettant à
plus tard leurs revendications.
La concentration des capitaux affaiblit la position des syndicats,
même dans les branches de métier où ils sont
les plus puissants. Malgré leur importance, les fonds de
soutien aux grévistes apparaissent infimes comparés
aux ressources financières de l'adversaire. Un ou deux lock-out
suffisent à les drainer entièrement. Le syndicat est
alors incapable de lutter, même dans le cas où le patron
décide de réduire les salaires et d'augmenter les
heures de travail. Il ne peut qu'accepter les termes défavorables
du patronat et son habileté à négocier ne lui
est d'aucun secours. C'est à ce moment là que les
ennuis commencent, car les ouvriers veulent se battre. Ils refusent
de se rendre sans combat et ils savent qu'ils ont peu de choses
à perdre s'ils se révoltent. Les dirigeants syndicaux
ont, par contre, beaucoup à perdre: la puissance financière
des syndicats, et parfois leur existence même est menacée.
Ils tenteront donc par tous les moyens d'empêcheur un combat
qu'ils considèrent sans issue.
4
Et ils chercheront à convaincre les travailleurs qu'il
est de leur intérêt d'accepter les conditions du patronat.
Si bien qu'en dernière analyse ils agissent en tant que porte
paroles des capitalistes.
La situation est encore plus grave lorsque les ouvriers persistent
i vouloir continuer la lutte, sans tenir compte des mots d'ordre
des syndicats. En ce cas, la puissance syndicale se retourne contre
les travailleurs.
Le dirigeant syndical devient ainsi l'esclave de sa fonction—le
maintien de la paix dans les usines—et ceci au détriment
des ouvriers, bien qu'il prétende en défendre les
intérêts de son mieux. Puisqu'il ne peut regarder au-delà
du système capitaliste, il a raison, de son point de vue
capitaliste, de penser que la lutte est inutile. Là se situent
les limites de son pouvoir et c'est sur cela que doit porter la
critique.
Existe-t-il une autre issue? Les ouvriers peuvent-ils espérer
gagner quelque chose à se battre? Il est fort probable qu'ils
n'obtiendront pas de satisfactions immédiates, mais ils gagneront
autre chose, car en refusant de se soumettre sans combat, ils attisent
l'esprit de révolte contre le capitalisme. Ils énoncent
de nouvelles revendications, et il devient alors essentiel que l'ensemble
de la classe ouvrière les soutiennent. Il leur faut montrer
à tous les travailleurs qu'il n'y a pas d'espoir pour eux
à l'intérieur des structures capitalistes et qu'il
ne peuvent vaincre qu'unis, en dehors des syndicats. C'est là
que commence la lutte révolutionnaire. Lorsque tous les travailleurs
comprennent cette leçon, lorsque des grèves se déclenchent
simultanément dans toutes les branches de l'industrie, lorsqu'une
vague de révolte déferle sur le pays, alors quelques
doutes naîtront peut-être dans les cœurs arrogants
des capitalistes; voyant leur toute-puissance menacée, ils
consentiront à faire quelques concessions.
Le dirigeant syndical ne peut comprendre ce point de vue, puisque
le syndicalisme ne peut regarder au-delà du capitalisme.
Il ne peut que s'opposer à un combat de ce genre qui signifie
sa perte. Syndicats et patrons sont unis dans la peur commune d'une
révolte du prolétariat.
Lorsque les syndicats se battaient contre la classe capitaliste
pour obtenir de meilleures conditions de travail, celle-ci les détestait
mais n'avait pas la possibilité de les détruire complètement.
Si aujourd'hui les syndicats tentaient de réveiller l'esprit
combatif de la classe ouvrière, ils seraient persécutés
sans merci par la classe dirigeante, qui réprimerait leurs
actions, enverrait sa milice détruire leurs bureaux, emprisonnerait
leurs dirigeants et les condamnerait i l'amende, confisquerait leurs
fonds. Si, à l'inverse, ils empêchaient leurs adhérents
de se battre, ils seraient considérés par la classe
capitaliste comme de précieuses institutions; ils seraient
protégés et leurs dirigeants seraient considérés
comme des citoyens méritants. Les syndicats se trouvent ainsi
écartelés entre deux maux: d'un côté
les persécutions qui sont un bien triste sort pour des gens
qui se veulent des citoyens pacifiques; de l'autre, la révolte
des ouvriers syndiqués, qui menace d'ébranler l'organisation
syndicale dans ses fondements. Si la classe dirigeante est avisée,
elle reconnaîtra l'utilité d'un simulacre de combat
si elle veut que Les dirigeants syndicaux conservent une certaine
influence sur leurs membres.
Personne n'est responsable de ces conflits: ils sont la conséquence
inéluctable du développement du capitalisme.
5
Le capitalisme existe, mais il est aussi sur le chemin de sa perte.
Il doit être combattu i la fois comme une entité vivante
et comme une phase transitoire. Les ouvriers doivent à la
fois lutter sans désemparer pour obtenir des salaires plus
élevés et de meilleures conditions de travail, et
prendre conscience des idéaux communistes. Ils s'accrochent
aux syndicats qu'ils estiment encore nécessaires tout en
cherchant de temps à autre à en faire de meilleurs
instruments de combat. Mais ils ne partagent pas l'esprit du syndicalisme,
qui demeure essentiellement capitaliste. Les divergences qui opposent
le capitalisme à la lutte des classes sont aujourd'hui représentées
par le fossé qui sépare l'esprit syndicaliste, principalement
incarné par les dirigeants syndicaux, de l'attitude chaque
jour plus révolutionnaire des syndiqués. Ce fossé
devient évident chaque fois qu'un problème politique
ou social d'importance se pose.
Le syndicalisme est étroitement lié au capitalisme;
c'est en période de prospérité qu'il a le plus
de chance de voir ses revendications salariales acceptées.
Si bien qu'en période de crise économique, il lui
faut souhaiter que le capitalisme reprenne son expansion. Les travailleurs,
en tant que classe, ne se soucient guère de la bonne marche
des affaires. De fait, c'est lorsque le capitalisme est le plus
affaibli qu'ils ont le plus de chances de l'attaquer, de rassembler
leurs forces et de faire leur premier pas vers la liberté
et la révolution.
Le système capitaliste étend sa domination à
l'étranger, s'emparant des richesses naturelles d'autres
pays pour son propre bénéfice. Il conquiert des colonies,
assujettit les populations primitives et les exploite sans hésiter
à perpétrer les pires atrocités. La classe
ouvrière dénonce et combat l'exploitation coloniale,
alors que le syndicalisme soutient souvent la politique colonialiste,
source de prospérité pour le régime capitaliste.
A mesure que s'accroît le capital, les colonies et les pays
étrangers font l'objet d'investissements massifs. Marchés
pour la grande industrie et producteurs de matériaux bruts,
ils prennent une importance considérable. Pour obtenir ces
colonies, les grands Etats capitalistes se livrent à des
luttes d'influence et procèdent à un véritable
partage du monde. Les classes moyennes se laissent entraîner
dans ces conquêtes impérialistes au nom de la grandeur
nationale. Puis les syndicats se rangent à leur tour` aux
côtés des classes dirigeantes sous prétexte
que la prospérité de leur pays dépend des succès
qu'il peut remporter dans la lutte impérialiste. Pour sa
part, la classe ouvrière ne voit dans l'impérialisme
qu'une façon de renforcer la puissance et la brutalité
de ses oppresseurs.
Ces rivalités d'intérêts entre les nations
capitalistes se transforment en véritables guerres. La guerre
mondiale est le couronnement de la politique impérialiste.
Pour les travailleurs, elle signifie non seulement la fin de la
solidarité internationale, mais aussi la forme d'exploitation
la plus violente. Car la classe ouvrière, la couche la plus
importante et la plus exploitée de la société,
est la première touchée par les horreurs de la guerre.
Les ouvriers ne doivent pas seulement fournir leur force de travail,
ils doivent aussi sacrifier leur vie.
6
Et cependant, le syndicalisme en temps de guerre ne peut qu'être
aux côtés du capitalisme. Ses intérêts
étant liés à ceux du capitalisme, il ne peut
que souhaiter la victoire de ce dernier. Il s'emploie donc à
réveiller les instincts nationalistes et le chauvinisme.
Il aide la classe dirigeante à entraîner les travailleurs
dans la guerre et à réprimer toute opposition.
Le syndicalisme a horreur du communisme, qui représente
une menace permanente à son existence même. En régime
communiste, il n'y a pas de patrons, ni, par conséquent,
de syndicats. Certes, dans les pays où il existe un puissant
mouvement socialiste, et où la grande majorité des
travailleurs sont socialistes, les dirigeants du mouvement ouvrier
doivent aussi être socialistes. Mais il s'agit bien là
de socialistes de droite qui se bornent i désirer une république
dans laquelle d'honnêtes dirigeants syndicaux viendraient
remplacer les capitalistes assoiffés de profit à la
tête de la production.
Le syndicalisme a horreur de la révolution qui bouleverse
les rapports entre patrons et ouvriers. Dans le cours de ses violents
affrontements, elle balaie d'un coup les règlements et les
conventions qui régissent le travail; devant ses gigantesques
déploiements de force, les modestes talents de négociateurs
des dirigeants syndicaux sont dépassés. C'est pourquoi
le syndicalisme mobilise toutes ses forces pour s'opposer à
la révolution et au communisme.
Cette attitude est riche de significations. Le syndicalisme constitue
une véritable puissance. Il dispose de fonds considérables
et d'une influence morale soigneusement entretenue dans ses diverses
publications. Cette puissance est concentrée entre les mains
des dirigeants syndicaux qui en font usage chaque fois que les intérêts
particuliers des syndicats entrent en conflit avec ceux des travailleurs
Bien qu'il ait été construit par et pour les ouvriers,
le syndicalisme domine les travailleurs, de la même façon
que le gouvernement domine le peuple.
Le syndicalisme varie selon les pays et selon la forme du développement
capitaliste. Il peut également évoluer à l'intérieur
d'un pays donné. Il arrive que des syndicats perdent de leur
puissance et que l'esprit combatif des ouvriers leur insuffle un
regain de vie, ou même les transforment radicalement. En Angleterre,
dans les années 1880-90, un " nouveau syndicalisme "
a ainsi surgi des masses pauvres, des dockers, et autres travailleurs
non spécialisés et sous-payés, et a rajeuni
les structures sclérosées des anciens syndicats. L'augmentation
du nombre des travailleurs manuels vivant dans des conflits lamentables
est une des conséquences du développement du capitalisme
qui crée sans cesse de nouvelles industries et remplace les
travailleurs spécialisés par des machines. Lorsque
réduits à leurs dernières extrémités,
ces travailleurs prennent le chemin de la révolte et de la
grève, ils acquièrent enfin une conscience de classe.
Ils remodèlent les structures du syndicalisme de manière
à l'adapter à une forme plus avancée du capitalisme.
Certes, lorsque le capitalisme dépasse ce seuil, le nouveau
syndicalisme ne peut échapper au sort qui attend toute forme
de syndicalisme et il produit à son tour les mêmes
contradictions internes.
Le nouveau syndicalisme allait particulièrement s'illustrer
en Amérique avec les I. W. W. (International Workers of the
World), nés de deux formes de développement capitaliste.
7
Dans les vastes régions de forêts et de plaines de
l'Ouest, les capitalistes s'emparèrent des richesses naturelles
par des méthodes brutales auxquelles les ouvriers. aventuriers
répondirent par la violence et la sauvagerie. A l'est des
Etats-Unis, l'industrie allait au contraire se développer
à partir de l'exploitation de millions de pauvres immigrants,
venus de pays de faible niveau de vie, et qui fièrent soumis
à des conditions de travail misérables.
Pour lutter contre l'esprit étroitement corporatif du vieux
syndicalisme américain — la Fédération
américaine du travail, qui divisait les ouvriers d'une usine
en plusieurs syndicats séparés—, les I. W. W.
proposèrent que tous les ouvriers d'une même usine
s'unissent contre leur patron à l'intérieur d'un syndicat
unique. Condamnant les rivalités mesquines qui opposaient
entre eux les syndicats, les I. W. W réclamèrent la
solidarité de tous les travailleurs. Alors que les ouvriers
spécialisés bien payés, regardaient avec mépris
les nouveaux immigrants inorganisés, les I. W. W. allaient
se tourner vers cette fraction la plus misérable du prolétariat
et l'entraîner dans la lutte. Ils étaient trop pauvres
pour payer les cotisations élevées et constituer des
syndicats traditionnels. Mais lorsqu'ils se révoltèrent
et se mirent en grève, ce furent les I. W. W. qui leur apprirent
à se battre, qui rassemblèrent des fonds de secours
A travers le pays et qui défendirent leur cause dans leur
presse et devant les tribunaux.. En remportant toute une série
de victoires, ils devaient insuffler au cœur de ces masses
l'esprit d'organisation et de responsabilité. Et tandis que
les anciens syndicats misaient sur leur richesse financière,
les I. W. W. s'appuyèrent sur la solidarité, l'enthousiasme
et les capacités d'endurance des travailleurs. Au lieu de
la structure rigide des vieux syndicats les I. W. W. proposèrent
une forme d'organisation souple variant en nombre selon la situation,
d'effectifs réduits en temps de paix, se développant
avec la lutte. Refusant l'esprit conservateur et capitaliste du
syndicalisme américain, les I. W. W. prônaient la révolution.
Leurs membres furent persécutés sans merci par l'ensemble
du monde capitaliste. Ils furent jetés en prison et torturés
sur la base de fausses accusations. Le droit américain inventa
même un nouveau délit: le " criminal syndicalism
".
En tant que méthode de lutte contre la société
capitaliste, le syndicalisme industriel ne peut, seul, suffire à
renverser cette société et à conquérir
le monde pour les travailleurs. Il combat le capitalisme sous sa
forme patronale, dans le secteur économique de la production,
mais il ne peut s'attaquer à son bastion politique, le pouvoir
étatique. Néanmoins, les I. W. W. ont été
jusqu'à présent la forme d'organisation la plus révolutionnaire
en Amérique. Elle a contribué plus qu'aucune autre
à réveiller la conscience de classe, la solidarité
et l'unité du prolétariat, à réclamer
le communisme et à aiguiser ses armes de combat.
8
Le syndicalisme ne peut avoir raison du capitalisme. Telle est
la leçon que l'on doit tirer de ce qui précède.
Les victoires qu'il remporte n'apportent que des solutions à
court terme. Mais ces luttes syndicales n'en sont pas moins essentielles
et elles devront se poursuivre jusqu'au bout, jusqu'à la
victoire finale.
L'impuissance du syndicalisme n'a rien de surprenant, car si un
groupe isolé de travailleurs peut apparaître dans un
juste rapport de force lorsqu'il s'oppose à un patronat isolé,
il est impuissant face à un employeur qui est soutenu par
l'ensemble de la classe capitaliste. C'est ce qui se passe dans
le cas présent: le pouvoir étatique, la puissance
financière du capitalisme, l'opinion publique bourgeoise,
la virulence de la presse capitaliste, concourent à vaincre
le groupe de travailleurs combatifs.
Quant à l'ensemble de la classe ouvrière, elle ne
se sent pas concernée par la lutte d'un groupe de grévistes.
Certes, la masse des travailleurs n'est jamais hostile à
une action de grève; elle peut même aller jusqu'à
entreprendre des collectes pour soutenir les grévistes—
à condition que celles-ci ne soient pas interdites sur ordre
d'un tribunal. Mais cette sympathie ne va guère plus loin:
les grévistes restent seuls, tandis que des millions de travailleurs
les observent passivement. Et la lutte ne peut être gagnée
(sauf dans des cas particuliers lorsque le patronat décide,
pour des raisons économiques, de satisfaire certaines revendications)
tant que l'ensemble de la classe ouvrière n'est pas unie
dans ce combat.
La situation est différente lorsque les travailleurs se
sentant directement impliqués dans la lutte; lorsqu'ils réalisent
que leur avenir est en jeu. A partir du moment où la grève
se généralise à l'ensemble de l'industrie,
le pouvoir capitaliste doit affronter le pouvoir collectif de la
classe ouvrière.
On a souvent dit que l'extension de la grève, et sa généralisation
à l'ensemble des activités d'un pays, était
le plus sûr moyen de s'assurer la victoire. Mais il faut se
garder de voir dans cette tactique un schéma pratique dont
on peut faire usage à tout instant avec succès. S'il
en était ainsi, le syndicalisme n'aurait pas manqué
de l'employer constamment. La grève générale
ne peut être décrétée, selon l'humeur
des dirigeants syndicaux, comme une simple tactique. Elle ne peut
naître que des entrailles de la classe ouvrière, comme
l'expression de sa spontanéité; et elle ne peut se
produire que lorsque l'enjeu du combat dépasse largement
les simples revendications d'un seul groupe. Alors, les travailleurs
mettront véritablement toutes leurs forces, leur enthousiasme,
leur solidarité et leur capacité d'endurance dans
la lutte.
Et ils auront besoin de toutes leurs forces, car le capitalisme
mobilisera à son tour ses meilleures armes. Il pourra être
pris par surprise par cette démonstration soudaine de la
puissance du prolétariat et obligé, dans un premier
temps, i faire des concessions. Mais ce ne sera là qu'un
repli temporaire. La victoire du prolétariat n'est ni assurée
ni durable. Son chemin n'est pas clairement tracé, mais il
doit être frayé à travers la jungle capitaliste
au prix d'immenses efforts.
Toutefois, chaque petite victoire est un progrès en soi.
Car elle entraîne avec elle une vague de solidarité
ouvrière: les masses prennent conscience de la puissance
de leur unité. A travers l'action, les travailleurs comprennent
mieux ce que signifie le capitalisme et quelle est leur position
par rapport à la classe dirigeante. Ils commencent à
entrevoir le chemin de la liberté.
9
La lutte sort ainsi du domaine étriqué du syndicalisme
pour entrer dans le vaste champ de la lutte des classes. C'est alors
aux travailleurs eux-mêmes de changer. Il leur faut élargir
leur conception du monde et regarder au-delà des murs de
l'usine vers l'ensemble de la société. Ils doivent
s'élever au-dessus de la mesquinerie qui les entoure et affronter
l' Etat. Ils pénètrent alors dans le royaume de la
politique. il est temps de se préoccuper de la révolution.
rédigé par Anton Pannekoek sous le pseudonyme de
J. Harper.
|