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Palestine, l'apartheid comme forme juridique et sociale
29 novembre 2013  
 Par Berjac

Origine : http://blogs.mediapart.fr/blog/berjac/291113/palestine-lapartheid-comme-forme-juridique-et-sociale

Des discussions récentes et notamment l'article d'Uri Avnery relayé par Aline Baldinger le 6 novembre, rendent utile de préciser la notion d'apartheid et son application à la situation des Territoires occupés.

L'Apartheid (ou "développement séparé") désigne à l'origine le système institutionnel de la République sud-africaine entre 1948 et 1991.

    Une souveraineté émanant exclusivement des blancs, ayant seuls qualité de citoyens.
    Des noirs obligatoirement domiciliés dans des zones noires, banlieues des grandes villes blanches (township) ou enclaves formellement autonomes (bantoustans). Leurs accès aux zones blanches conditionnés à la possession d'un pass et d'un justificatif et de fait, soumis aux besoins sociaux des blancs.

L'entité blanche ayant seule accès aux relations commerciales et politiques internationales, les noirs étaient collectivement les serfs des blancs.

Les Afrikaaners [1] se référaient à l'Ancien Testament dont ils reproduisaient la mythologie nationaliste, se déclaraient désignés par Dieu pour posséder cette terre, cultivaient le souvenir des souffrances subies par leurs ancêtres en Europe au XVIIe siècle et pendant la Guerre des Boers. Ils avaient connu leur fuite d'Égypte durant le Grand Treck [2]. Par ailleurs, la supériorité numérique des noirs et le ressentiment créé par des dizaines d'années d'oppression créait une impasse sécuritaire. Accessoirement, des "recherches scientifiques" "prouvaient" que les noirs n'avaient jamais occupé la partie sud du continent dont les blancs étaient les premiers habitants. Tout cela couronné par un racisme radical ; les noirs considérés comme non humains et les relations sexuelles interraciales sévèrement proscrites comme pratiques bestiales.

En dépit de déclarations sporadiques visant les arabes israéliens, ce racisme radical ne fait pas partie de la doctrine nationaliste israélienne. Toutefois, l'occupation des Territoires palestiniens depuis 1967, la colonisation de la Cisjordanie et le refus fondamental d'assimiler sa population non juive, créent une situation analogue. Selon un rapport présenté à l'ONU en 2000, les terres confisquées par Israël sous des formes variées (colonies, routes de contournement, zones de sécurité...) représentaient 60% du territoire de la Cisjordanie. Les cartes montrent un territoire isolé de la frontière jordanienne (vallée du Jourdain) et morcelé en enclaves entre lesquelles la circulation est entravée par les postes de l'armée israélienne. De fait l'entité palestinienne n'a aucun accès autonome au monde extérieur et semble n'exister que pour administrer les portions de territoires en attendant leur expropriation.

La doctrine nationaliste répétée à l'envi, postule que l'État d'Israël émane de la souveraineté non du Peuple israélien, ce qui l'assimilerait aux états de droit comme la France, mais du Peuple juif, fiction raciale à la genèse mythique et aux contours incertains [3]. Celui-ci possèderait sur la Terre promise une légitimité exclusive du droit des gens. Bien entendu, le Peuple juif présente l'avantage de ne pas s'exprimer par le vote, mais par la bouche des nationalistes. Ajoutons le fantasme sécuritaire – quelques millions de Juifs noyés dans la masse arabe à la démographie débridée.

La Cisjordanie n'est pas le seul pays au monde revendiquant son indépendance. C'est toutefois le seul en butte à un occupant qui revendique son territoire mais rejette sa population. Les statistiques israéliennes de population ventilée par région et par religion [4] sont révélatrices, qui dans chacune des cinq régions israéliennes dénombrent juifs, musulmans, chrétiens et druzes, mais ne trouvent que des juifs en Judée-Samarie (vocable israélien désignant la Cisjordanie).

Par conséquent, s'il existe d'évidentes différences entre les situations israélienne et sud-africaine, les assimiler ne constitue pas un excès de langage. À titre de comparaison, les esclavages grec, romain, arabe, américain révèlent de profonds écarts quant à leur régime juridique, l'autonomie des esclaves, leurs possibilités d'émancipation, l'adéquation aux conceptions de leur époque en matière de droit personnel etc. Les recouvrir d'un vocable commun ne déroge pas pour autant à la rigueur scientifique.

On peut explorer cette problématique sous trois axes :
- cadre juridique
- incidence sur les formations sociales
- objectifs poursuivis

Cadre juridique

L'apartheid est désormais un crime officiellement répertorié par les organisations internationales. Le Statut de Rome du Tribunal pénal international définit dans son article 7 les crimes contre l'humanité parmi lesquels figure un crime d'apartheid.

Cité dans le paragraphe 1j, celui-ci est défini dans le paragraphe 2 :

h) Par «crime d'apartheid», on entend des actes inhumains analogues à ceux que vise le paragraphe 1, commis dans le cadre d'un régime institutionnalisé d'oppression systématique et de domination d'un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l'intention de maintenir ce régime ;

et le paragraphe 1 indique entre autres caractéristiques :
d) Déportation ou transfert forcé de population ;
e) Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ;
h) Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d'ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d'autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ;

En résumé, le crime d'apartheid est défini comme l'oppression institutionnalisée d'un groupe ethnique par un autre, qui présente des caractères systématiques et permanents.

Le fonctionnement social

Les témoignages en provenance des Territoires palestiniens évoquent une économie fonctionnant au ralenti, suspendue au bon vouloir de l'armée d'occupation, dépendant de la possibilité de travailler en Israël, vivant heure après heure au rythme des passages aux check points.

L'agriculture est particulièrement affectée par les actions de l'occupant [5].

La proportion des travailleurs des Territoires occupés employés en Israël et dans les colonies dépasse 10%. À plusieurs reprises et pour des durées variables, l'accès des palestiniens a été bloqué par voie administrative pour des raisons sécuritaires.

Le commerce extérieur est fortement déficitaire et dépendant de l'occupant. En 2009, les Territoires occupés importaient pour 3.601 millions de dollars US dont 2.651 en provenance d'Israël et 348 de l'Union européenne. Les exportations s'élevaient à 518 M $US dont 454 vers Israël (Source : Palestinian central bureau of statistics).

Perspectives d'avenir

La solution à deux états prévue par le traité d'Oslo devient progressivement un mythe à cause de l'importance du nombre de colons installés en Cisjordanie (près de 300.000 selon l'institut de statistique israélien. Plus encore selon d'autres sources) qui interdit toute viabilité à un futur état palestinien et constitue une masse de manœuvre au service des tendances les plus extrêmes de l'éventail politique israélien. Quand on se souvient du psychodrame de l'évacuation des 5.000 colons de Gaza, on imagine ce que pourrait être celle des colons de Cisjordanie.

 Annexer les Territoires occupés est l'objectif officiel des activistes de la nébuleuse national-religieuse qui multiplient les déclarations selon lesquelles les juifs sont les légitimes propriétaires de l'ensemble de la Palestine, tandis que les arabes n'y sont que des intrus. Il se heurte toutefois à deux obstacles :

- la communauté internationale s'opposera formellement à toute
   officialisation de l'annexion sans accord institutionnel.
- les israéliens sont obsédés par la démographie palestinienne.
   Cette obsession est accentuée par le tarissement de
   l'immigration. Celle-ci, équivalente il y a quinze ans à
   l'accroissement naturel de la population juive israélienne,
   n'en représente plus que 20%.

En 2010, la population israélienne atteint 7,6 millions d'habitants dont 5,7 millions de juifs et 1,6 million d'arabes [6]. Si on ajoute à ce dernier nombre les 4,1 millions d'habitants des Territoires palestiniens [7] (2,5 en Cisjordanie et 1,6 à Gaza), il y a désormais autant d'arabes que de juifs entre Jourdain et Méditerranée.

Pérenniser la solution actuelle

Comme l'écrivait Ziyad Clot [8], Israël n'est pas intéressé par la paix ; le processus de paix lui suffit. De fait, en dépit de lents glissements observés dans l'opinion internationale, on semble ne pas voir d'issue à la situation actuelle. Comme le travail des noirs en Afrique du sud d'avant 1991, le travail des habitants des Territoires constitue vraisemblablement pour Israël une variable d'ajustement social qu'on peut manipuler au besoin en agitant par exemple des impératifs sécuritaires [9]. Toutefois des informations récentes montrent une population palestinienne de plus en plus excédée par la situation dans les territoires occupés.

Combien de temps la situation actuelle peut-elle durer ?

Notes

 [1] Paul Coquerel, L'Afrique du sud des afrikaners, 308pp, Éditions Complexe, 1992

 [2] migration des paysans afrikaans vers l'intérieur des terres dès la fin du XVIIIe siècle, qui s'accélère lors de la conquête britannique dans la première moitié du XIXe siècle, marquée notamment par la victoire de Blood river en 1838 contre les Zoulous qui date symboliquement la naissance de la nation afrikaans.
 [3] Voir les travaux de Sergio Della Pergola, démographe, professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem et spécialiste de la démographie juive.

 [4] la notion de religion y est ambiguë, les juifs étant athées dans une importante proportion. Par conséquent, il s'agit plus d'une statistique ethnique que religieuse.

 [5] Constat relevé par la Plate-forme des ONG françaises en Palestine :
      - En 2012, la démolition d’infrastructures agricoles a doublé par rapport à l’année dernière, la grande majorité dans la zone C
      - Près de 63% des terres agricoles palestiniennes sont localisées en zone C, la plupart dans la vallée du Jourdain
      - Selon la Banque mondiale, si les Palestiniens avaient seulement accès libre à 5 058 hectares (ou 3,5 % de la zone C) de terre non cultivée et non contrôlée par Israël, cela pourrait générer 764 millions d’euros de revenu par an
      - Les Israéliens consomment au moins 10 fois plus d’eau pour leur agriculture que les Palestiniens
      - En 2012, plus de 8 600 oliviers ont été brûlés, déracinés ou vandalisés par les colons israéliens
      - L’industrie de l’huile d’olive représente un quart du produit brut de l’agriculture palestinienne et fait vivre 100 000 familles
      - 12 millions d’oliviers sont plantés sur approximativement 45% des terres agricoles palestiniennes, en majorité en Cisjordanie
      - Le secteur de l’agriculture vient après celui des services dans la répartition des emplois dans les territoires occupés
      - En raison des faibles quantités d’eau disponible pour les agriculteurs Palestiniens, seuls 6,8% de la terre cultivée en Cisjordanie est irriguée
      - 500 millions de dollars de produits des colonies, la plupart agricoles, entrent dans le marché palestinien chaque année, la production palestinienne a atteint 342 millions de dollars.
      - Les restrictions israéliennes sur l’engrais entraînent une perte de la productivité agricole se situant entre 20 % et 33 %.
      - Les volumes d’eau aujourd’hui constatés brident le potentiel de développement des territoires palestiniens. Le développement des terrains irrigables pourrait permettre une croissance de 8,6 % du PIB et 96 000 emplois. Son développement permettrait également de limiter l’exode rural

 [6] Source : Central bureau of statistics

 [7] Source : Palestinian central bureau of statistics. Il faut noter que la population palestinienne émigrée (4,9 millions dans les pays arabes ; 0,6 dans le reste du monde) excède la population en Palestine.

 [8] Ziyad Clot, Il n'y aura pas d'état palestinien, Éditions Max Milo, 2010

 [9] Lorsqu'une entreprise française fait faillite, la société entière en subit le contrecoup : plan social, assurance chômage, stages de reconversion, Couverture médicale universelle sans parler du coût politique et psychologique. Comme il l'a déjà fait de nombreuses fois, l'état d'Israël peut bloquer les check points afin d'écarter la main-d'œuvre palestinienne sans en subir le poids social ni politique. L'apartheid dont on a dit plus haut qu'il aboutissait à une sorte de servage national, présente un avantage considérable à cet égard.

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"Voyage dans une guerre invisible"

LE MONDE TELEVISION  25.11.2013 Benjamin Barthe

C’est un film amateur, de quelques minutes, qui en dit plus long sur l’actuel premier ministre israélien que n’importe quel discours ou interview. Nous sommes en 2001, en pleine seconde Intifada. En retrait de la politique, après un premier passage à la tête du gouvernement entre 1996 et 1999, Benyamin Nétanyahou rend visite à une famille israélienne endeuillée par une attaque palestinienne, dans la colonie d’Ofra, en Cisjordanie.

Ne se sachant pas filmé, l’ex-chef de file du Likoud, la droite nationaliste, raconte, avec un cynisme et une roublardise à toute épreuve comment il a réussi à vider les accords de paix d’Oslo de leur substance. Devant l’un de ses hôtes, qui s’inquiète d’éventuelles pressions internationales, il lâche, plein de dédain : « Qu’ils parlent, qu’ils parlent, laisse-les parler. » Le président François Hollande, qui revient justement d’Israël où il a pressé M. Nétanyahou d’arrêter la colonisation, appréciera la séquence.

Etonnamment, ces images accablantes diffusées en 2010 par la télévision israélienne et disponibles depuis sur Internet n’avaient jamais été montrées sur une chaîne française. Elles figurent, avec beaucoup d’autres séquences chocs, dans Voyage dans une guerre invisible, un documentaire consacré à la colonisation juive en Cisjordanie. Le propos et le mérite du réalisateur, Paul Moreira, un grand professionnel de l’enquête télévisée, passé par Capa et Canal+, sont de montrer le harcèlement continu auquel sont soumis les Palestiniens qui vivent à proximité des colonies les plus radicales.

TRÉFONDS D’ABSURDITÉ

On y voit des jeunes juifs, le visage masqué, mettre le feu à des oliveraies, sous le regard passif des soldats ; un vieux berger à dos de mulet empêché d’emmener son troupeau paître, par des conscrits trois fois plus jeunes que lui ; la population entière d’une ville (Hébron), privée de marché, pour que la poignée de fanatiques juifs enkystés dans son centre puisse célébrer une fête du calendrier juif. L’impératif de sécurité brandi par l’armée atteint des tréfonds d’absurdité quand un gamin de 5 ans, le visage décomposé par la peur, est embarqué au poste par des soldats, qui l’accusent d’avoir lancé une pierre contre la voiture d’un colon… En mêlant des vidéos tournées par les Palestiniens eux-mêmes et des images filmés par ses soins, Paul Moreira donne à voir les vexations et les violences, petites et grandes, qui échappent aux médias occidentaux, mais font jour après jour la « une » dans les territoires occupés.

D’une précision scrupuleuse, il donne la parole à des colons en désaccord avec ces pratiques, tout en pointant la complaisance éhontée des autorités à l’égard de ces extrémistes en kippa. « C’est comme si on laissait sciemment des enfants jouer avec un briquet à côté d’un baril de poudre », s’inquiète le documentariste. Sur un sujet qu’on pense rabâché, il réussit un film complet, à la fois prenant et pédagogue.

Paul Moreira - (France, 2013, 60 minutes).

http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/11/25/voyage-dans-une-guerre-invisible_3518819_3246.html