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La guerre pour Rien
Uri Avnery, dimanche 31 août 2014

Origine : http://www.france-palestine.org/La-guerre-pour-Rien

Après 50 jours, la guerre est finie. Alleluia.

Du côté israélien : 71 morts, dont 66 soldats, 1 enfant.

Du côté palestinien : 2.143 morts, dont 577 enfants, 263 femmes, 102 personnes âgées. 11.230 blessés. 10.800 immeubles détruits, 8.000 partiellement détruits. Environ 40.000 maisons endommagées. Parmi les immeubles endommagés : 277 écoles, 10 hôpitaux, 70 mosquées, 2 églises. Par ailleurs 12 manifestants tués en Cisjordanie, pour la plupart des enfants.

Alors, pourquoi tout cela ?

La bonne réponse est : pour rien.

D’aucun côté on ne le voulait. Aucun côté n’a commencé. C’est simplement arrivé.

RÉCAPITULONS les événements, avant qu’ils ne tombent dans l’oubli.

Deux jeunes Arabes ont enlevé trois jeunes étudiants en religion israéliens près de la ville d’Hébron en Cisjordanie. Les kidnappeurs appartenaient au Hamas mais avaient agi de leur propre initiative. Leur projet était d’échanger leurs prisonniers contre des prisonniers palestiniens. Libérer des prisonniers est actuellement la plus haute ambition de tout militant palestinien.

Les kidnappeurs étaient des amateurs, et leur projet fut mal conduit dès le départ. Ils paniquèrent quand l’un des étudiants utilisa son téléphone mobile et ils abattirent alors leurs otages. Tout Israël fut soulevé d’indignation. Les kidnappeurs n’ont toujours pas été retrouvés. Les forces de sécurité israéliennes saisirent l’occasion pour appliquer un plan tout préparé. Tous les militants connus du Hamas en Cisjordanie furent arrêtés ainsi que tous les anciens prisonniers libérés dans le cadre de l’accord de libération de l’otage israélien Gilad Shalit. Pour le Hamas c’était la violation d’un accord. .

La direction du Hamas dans la bande de Gaza ne pouvait pas rester inactive au moment où leurs camarades de Cisjordanie étaient mis en prison. Elle réagit en lançant des roquettes sur des villes et des villages israéliens.

Le gouvernement israélien ne pouvait pas rester sans réagir alors que ses villes et ses villages étaient bombardés. Il répliqua par un bombardement aérien massif de la bande de Gaza.

À partir de là, ce ne fut plus qu’un festival ininterrompu de mort et de destruction. On devait trouver une raison à la guerre.

Le Hamas fit alors quelque chose qui était, à mon avis, une erreur capitale. Il utilisa quelques uns des tunnels clandestins qu’il avait construits sous la clôture frontalière pour attaquer des cibles israéliennes. Les Israéliens prirent soudain conscience de ce danger que l’armée avait minimisé. La guerre dépourvue d’objectif se trouva un but : elle devint la Guerre Contre les “Tunnels de la Terreur”. L’infanterie fut envoyée dans la bande de Gaza pour les découvrir et les détruire.

Quatre-vingt mille soldats entrèrent dans la Bande. Après avoir détruit tous les tunnels connus, ils n’eurent plus rien à faire sinon rester là pour servir de cibles.

Logiquement l’étape suivante aurait été de progresser pour conquérir toute la bande de Gaza, quelque 45 kilomètres de long sur 6 kilomètres de large en moyenne, avec 1,8 million d’habitants. Quatre fois plus vaste que l’ile de Manhattan avec à peu près la même population.

Mais l’idée de conquérir la Bande pour la troisième fois (après 1956 et 1967) répugnait à l’armée israélienne. La dernière fois qu’elle l’avait quittée, les soldats avaient chanté « Adieu Gaza, et pour ne plus te revoir ! ». Les prévisions de pertes militaires étaient élevées, beaucoup plus que ce que la société israélienne était prête à supporter, en dépit de tous les grands discours patriotiques.

La guerre dégénéra en une orgie de tueries et de destructions, les deux camps “dansant sur le sang”, bénissant chaque bombe et chaque missile, complètement oublieux des souffrances causées aux êtres humains de l’autre camp. Et toujours sans le moindre objectif atteignable.

SI CLAUSEWITZ eut raison de dire que la guerre n’était que la poursuite de la politique par d’autres moyens, alors toute guerre doit avoir un objectif politique clair.

Pour le Hamas, l’objectif était clair et simple : la levée du blocus de Gaza.

Pour Israël il n’y en avait aucun. Benjamin Nétanyahou définit comme objectif « Le calme en contrepartie du calme ». Mais nous avions cela avant que tout ne commence.

Certains de ses collègues du gouvernement demandèrent d’« aller jusqu’au bout » et d’occuper toute la Bande. Le commandement de l’Armée s’y opposa et on ne peut pas mener une guerre contre la volonté de l’Armée. Alors tout le monde resta là à attendre Godot.

Qu’est ce qui conduisit à l’accord de cessez-le-feu final ?

Les deux camps étaient à bout. Du côté israélien, la goutte d’eau qui fit déborder le vase fut la situation critique de la colonie voisine de la bande de Gaza, qualifiée d’« enveloppe de Gaza ». Sous le déluge ininterrompu de roquettes à courte portée et - encore pire - d’obus de mortiers qui ne coûtent presque rien, les habitants, membres de kibboutz pour la plupart, commencèrent à émigrer massivement vers des régions plus sûres.

C’était presque un sacrilège. L’un des mythes fondateurs d’Israël était que pendant la guerre de 1948, qui vit la naissance de l’État, les habitants arabes des villes et des villages s’enfuyaient lorsqu’on leur tirait dessus, alors que nos colonies tenaient bon même en plein enfer.

Ce n’était pas tout à fait la réalité. Plusieurs kibboutz furent évacués par ordre de l’Armée lorsque leur défense devint impossible. Dans plusieurs autres, les femmes et les enfants furent évacués tandis que les hommes reçurent l’ordre de rester et de combattre avec les soldats. Mais, dans l’ensemble, les colonies israéliennes tinrent bon et combattirent.

Mais 1948 était une guerre ethnique pour le territoire. La terre évacuée était définitivement perdue (ou au moins jusqu’à la prochaine guerre). Cette fois-ci, toute la logique était différente.

LA VIE DANS l’« enveloppe » devint impossible. Les sirènes retentissaient plusieurs fois par heure, et chacun disposait de 15 secondes pour trouver un abri. Les appels à l’évacuation se firent ouvertement et bruyamment. Des centaines de familles quittèrent les lieux. Le mythe fut abandonné et le gouvernement fut obligé d’organiser un mouvement de masse. Cela ne ressemblait pas à une victoire.

Le côté palestinien subissait une terrible épreuve. Environ 400.000 personnes durent quitter leur foyer. Des familles entières se réfugièrent dans des immeubles des Nations unies, à plusieurs familles dans une seule pièce ou dans un coin de la cour, sans électricité et avec très peu d’eau, des mères avec 6, 7 ou 8 enfants.

(Imaginez ce que cela signifie : une famille, pauvre ou riche, doit quitter son foyer en l’espace de quelques minutes, sans pouvoir rien emporter, ni vêtements, ni argent, ni albums de famille, juste rassembler les enfants et courir, pendant que derrière eux la maison s’effondre. Le travail et les souvenirs de toute une vie détruits en quelques secondes. Les jeunes hommes étaient partis depuis longtemps, vivant dans des tunnels secrets, se préparant au combat décisif.)

Il est presque surprenant que dans ces conditions les structures de gouvernement et de commandement du Hamas aient fonctionné. Les ordres passaient de dirigeants cachés à des cellules cachées, des contacts étaient maintenus avec des dirigeants à l’étranger et entre les différentes organisations, alors que des drones espions volaient au-dessus des têtes et tuaient tout dirigeant ou toute autorité civile qui se faisait voir.

Après l’action pour tuer le commandant militaire en chef du Hamas, Mohamed Deif (qui réussit ou échoua, nous ne le savons pas), le Hamas se mit à exécuter les informateurs sans lesquels de telles actions sont impossibles. (Au temps où j’étais un jeune terroriste nous faisions de même.)

Mais avec toute sa remarquable ingéniosité, le Hamas ne pouvait continuer indéfiniment. Son vaste stock de roquettes et d’obus de mortiers se réduisait. Pour lui aussi il fallait que cela finisse.

Résultat ? C’est clairement un match nul. Mais, comme je l’ai déjà dit, si une petite organisation de résistance obtient un match nul face à l’une des plus puissantes machines de guerre du monde, elle est fondée à célébrer - comme elle l’a d’ailleurs fait lundi dernier - le 50e jour de la Guerre pour Rien.

QU’ONT perdu les deux camps ?

Les Palestiniens ont subi d’énormes pertes matérielles. Des milliers de maisons ont été détruites dans le but de briser leur moral, certaines avec quelque prétexte peu convainquant, d’autres sans aucune raison. Au cours des derniers jours, l’armée de l’Air a écrasé les luxueux immeubles de grande hauteur du centre de Gaza.

Les pertes humaines palestiniennes ont aussi été énormes. Les Israéliens n’ont pas versé la moindre larme.

Côté israélien, les pertes humaines et matérielles ont été légères en comparaison. Les pertes économiques ont été importantes, mais supportables. Ce sont les pertes invisibles qui comptent.

La perte de légitimité d’Israël à travers le monde s’accélère. Des millions de gens ont vu les images quotidiennes venant de Gaza et, consciemment ou inconsciemment, leur image d’Israël a changé. Pour beaucoup, le courageux petit pays est devenu un monstre brutal.

L’anti-sémitisme, nous dit-on, est en train de se développer dangereusement. Israël prétend être l’État-nation du peuple juif, et la plupart des Juifs défendent Israël et s’identifient à lui. La nouvelle fureur à l’encontre d’Israël ressemble quelquefois à de l’anti-sémitisme d’autrefois, et quelquefois elle l’est.

Nous ne savons pas combien de Juifs l’antisémitisme fera venir en Israël. Nous ne savons pas non plus combien de Juifs seront conduits par la guerre perpétuelle à quitter Israël pour l’Allemagne, les États-Unis ou le Canada.

On a tendance à négliger l’aspect le plus dangereux. Une masse énorme de haine a été créée à Gaza. Combien parmi les enfants que nous avons vu quitter avec leur mère leur maison en courant vont-ils devenir les “terroristes” de demain ?

Des millions d’enfants à travers le monde arabe ont vu les images diffusées dans leurs maisons par Al Jazira et se mettent à haïr profondément Israël. Al Jazira est un pouvoir mondial. Tandis que l’édition anglaise essayait d’être modérée, l’édition arabe n’avait aucun frein - à longueur d’heures ses reportages montraient des images déchirantes de Gaza, les enfants tués, les maisons détruites.

Par ailleurs, l’inimitié traditionnelle des gouvernements arabes à l’égard d’Israël s’est évanouie. L’Égypte, l’Arabie Saoudite et les États du Golfe (à l’exception du Qatar) collaborent maintenant ouvertement avec Israël.

Cela peut-il porter des fruits politiques à l’avenir ? Ce serait possible, si notre gouvernement manifestait un intérêt réel pour la paix.

En Israël même, le fascisme, ignoble et évident, a redressé sa tête répugnante. “Mort aux Arabes” et “Mort aux gens de gauche” sont devenus des cris de guerre légitimes. On peut espérer qu’une partie de cette vague ignoble va refluer, mais une partie va rester pour devenir quelque chose de normal.

L’avenir personnel de Nétanyahou s’est assombri. Pendant la guerre, ses taux de popularité sont monté en flèche. Ils sont maintenant en chute libre. Il ne suffit pas de faire des discours de victoire. Il faut que la victoire se voie. Si possible sans microscope.

LA GUERRE EST une question de pouvoir. La réalité créée sur le champ de bataille se traduit généralement dans les résultats politiques. Si la bataille se termine sur un match nul, le résultat politique sera aussi un match nul.

Célébrant un triomphe semblable il y a longtemps, Pyrrhus, roi d’Épire, fit cette réflexion : “Encore une victoire comme celle-là et nous sommes perdus !”