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Origine : http://www.liberation.fr/page.php?Article=345677
Paul Virilio urbaniste essayiste analyse le passage de l'ère
de la guerre froide à celle qu'il nomme de «panique
froide». Catastrophe écologique, biologique, technologique,
politique... La collectivité vit en permanence et à
toute allure, dans l'attente de l'«accident intégral»
ou mondial.
Vous dites qu'on est passé de l'ère de la guerre
froide à celle de la panique froide. Qu'est-ce que la panique
froide ?C'est cette angoisse collective et partagée, où
l'on s'évertue à attendre l'inattendu, à prévoir
la catastrophe qui par nature surprend toujours. Catastrophe qui
peut être naturelle, biologique, technologique, politique.
La nouveauté, c'est que désormais, la peur ne touche
pas un individu et son objet, mais le fonctionnement du groupe.
On vit froidement, tranquillement, avec l'attente d'une attaque
terroriste qu'on nous répète inévitable, et
apte à se produire n'importe où. On vit depuis quelques
mois avec l'attente de la mutation du virus H5N1 qui provoquera
une pandémie de la grippe aviaire chez les humains, mutation
estimée par les spécialistes tout aussi probable,
bien qu'aléatoire. Elle aura lieu, nous dit-on, on ne sait
quand, et les responsables politiques et sanitaires organisent des
simulations. Cette panique froide débouche sur un état
d'inertie : un état de dissuasion civile qui est comparable
à la dissuasion militaire entre les nations. C'est un état
qui brime toute vitalité intersubjective ! Merleau-Ponty
disait : «Obéir les yeux fermés est le commencement
de la panique.» L'écran cathodique, qui diffuse les
mêmes images partout et nous évite d'aller y voir,
clôt nos yeux en les fixant sur les mêmes images.
Les «émeutes» actuelles ne constituent-elles
pas un contre-exemple à cette inertie ?
La première des discriminations, c'est de parler des banlieues
comme si elles ne faisaient pas partie de la ville. L'éminence
d'une catastrophe chasse l'autre, au galop. On passe de la grippe
aviaire à la grippe «viaire», mais avec la même
inertie de réception. En 1849, jusqu'à son dernier
souffle, Victor Hugo écrivait Choses vues. Qu'est-ce que
les Parisiens voient de ce qui se passe derrière le périphérique,
à 3 kilomètres du centre-ville ? Quel que soit l'événement,
la distance est annulée et nous parvient par le même
filtre. Or celui-ci n'est jamais neutre. L'inertie de la réception,
c'est la délégation de son propre regard. Aujourd'hui,
on vit la fin de la trame «viaire», c'est-à-dire
du contact avec le sol, la route, la rue, au profit d'une perception
survolée et lointaine : celle des hélicoptères
qui survolent la ville, ou des voitures qui passent à toute
vitesse, sur une autoroute. On ne perçoit plus qu'à
distance, c'est-à-dire de haut ou de loin. Les pouvoirs jouent
la dissuasion pour que les gens restent chez eux. Chacun va se prémunir
encore plus contre des agressions possibles. Les ghettos, qu'ils
soient de pauvres ou de riches, ne cessent de se fortifier. On compare
les révoltes actuelles à Mai 68. Mais, en Mai 68,
les gens descendaient dans la rue. Les intellectuels allaient dans
les usines, des lieux de débats étaient créés
un peu partout. Aujourd'hui, on débat chez soi, dans son
salon, à propos des mêmes images !
Mais les gens ne sont pas naïfs, ils savent bien qu'ils
reçoivent des images...
Oui, mais ils oublient qu'elles suscitent une synchronisation de
leurs émotions. On est tous bouleversés au même
moment par le tsunami. Il s'agit ensuite de juguler cette émotion.
Administrer la peur pour gérer la sécurité
ou la paix civile, ou inversement administrer la peur pour gagner
la guerre civile. Voilà bien la préoccupation de tous
les gouvernements. Depuis les attentats du 11 septembre perpétrés
contre le World Trade Center, et la répétition en
boucle du film des tours dévastées sur toutes les
télévisions du monde, est apparue une communauté
d'émotions qui remplace la communauté d'intérêts.
Cette communauté d'émotions est très efficace
pour liquider le socialisme. Elle joue sur la possibilité
d'une peur contagieuse. Les émotions sont manipulables. Quand
on n'est pas certain des opinions politiques d'une population, on
peut toujours jouer sur la fibre émotionnelle. Lorsque l'opinion
publique cède la place à l'émotion publique,
on est dans l'hallucination collective : un phénomène
de transe. Dans ce contexte, les accidents électoraux se
multiplient : que ce soit en Allemagne avec Angela Merkel, en France
avec la présence de Le Pen au second tour des présidentielles,
et même aux Etats-Unis avec Bush. Prenons l'accident électoral
du 21 avril 2002. C'était tout à fait émouvant,
ces manifestations... Mais contre quoi ? L'élection de Chirac
n'a pas été un modèle de démocratie.
Elle a été un modèle d'émotion.
A quoi sert la panique froide ?
Elle remplace l'attente. Au siècle dernier, jusqu'à
la destruction du mur de Berlin, les populations avaient des attentes
collectives : on a vécu avec comme horizon une guerre mondiale,
puis on a attendu le grand soir, la révolution. Depuis une
dizaine d'années, c'est le grand accident, la catastrophe,
qu'on guette. Il n'est pas étonnant que le mouvement écologique
oscille entre plusieurs familles politiques, car il est le parti
de cette attente, qui n'est ni de droite ni de gauche. On est entré
dans l'ère de l'accident intégral, c'est-à-dire
de l'accident mondial qui se dissémine et en provoque d'autres
en cascade. Comparons la catastrophe du Titanic en 1912, à
celle de Tchernobyl, en 1986, et à celle du World Trade Center.
L'ampleur de la catastrophe est de moins en moins localisable. De
plus, chaque événement catastrophique constitue un
test grandeur nature pour administrer cette émotion et comprendre
ce qu'on peut en tirer. A titre d'exemple, plusieurs études
ont été faites sur l'impact de l'émotion créée
par le tsunami, à Noël dernier. Impact positif bien
sûr. Les gens se sont mobilisés alors que le tremblement
de terre au Pakistan ne suscite pas de dons.
Dans ce contexte de panique froide, en quoi l'éventuelle
pandémie de grippe aviaire est-elle particulière ?
Elle s'accroche massivement au principe de précaution, développé
depuis une dizaine d'années. C'est la première fois
que ce principe s'applique mondialement à un quelque chose
qui n'existe pas, mais qui pourrait exister ! Pour combattre ce
virus virtuel et administrer la peur, les gouvernements sont obligés
de dépenser des sommes conséquentes, en achetant des
stocks de médicaments, dont ils reconnaissent l'inefficacité
probable. On attend ce virus de pied ferme pour pouvoir mettre au
point un vaccin réel. Au point que, lorsqu'il y aura un nombre
de morts suffisant, on sera rassuré de ne pas lutter contre
une chimère. Rassuré que la tragédie soit réelle.
Imaginez que l'ouverture des camps nous ait rassurés sur
le nazisme ! La possibilité de cette pandémie met
en cause jusqu'à l'absurde le principe de précaution,
utilisé comme moyen de conditionnement. D'ailleurs, ses limites
sont floues. Où commence la prudence ? Autant le principe
de responsabilité renvoie à une réalité,
autant celui de précaution me semble opaque et variable.
Avec la peur de la grippe aviaire, les consommateurs seraient
conditionnés contre quoi ou qui ?
«La guerre ne commence pas par des coups de canons, disait
Clausewitz. Elle commence lorsqu'on nomme l'ennemi.» Or la
grippe aviaire a un point de départ. C'est l'Asie. Derrière
le Sras et tous les problèmes liés à la suprématie
démographique et économique de la Chine, il y a la
désignation d'un ennemi. La guerre froide, c'est l'ennemi
à l'est. La panique froide, c'est l'ennemi à l'extrême
est. Avec la grippe aviaire et l'utilisation du principe de précaution
mis en oeuvre à cette échelle et aussi rapidement,
on nous prépare à l'animosité contre cet ennemi.
Je vous rappelle qu'il y a trois systèmes d'armes. Les armes
d'obstruction : les remparts, les cuirasses. Les armes de destruction
: la poudre, les canons, jusqu'à l'énergie atomique
si puissante qu'on ne peut l'utiliser. Et les armes de communication
et d'information : les espions, la propagande. Aujourd'hui, avec
la globalisation de l'information, les armes de communication ont
supplanté les armes de dissuasion militaire. Les deux guerres
du Golfe ont été des guerres du mensonge. Toute manipulation
du principe de précaution est une arme. Une arme de conditionnement.
Le plus grave, ce n'est pas qu'on tue des poulets. Mais qu'on conditionne
des comportements.
Jusqu'à présent, personne n'accuse le continent
asiatique d'être responsable de la grippe aviaire. Ne craignez-vous
pas d'être taxé de paranoïaque ?
Si je l'étais, non seulement j'aurais raison, mais je prendrais
mal votre question ! On me reproche souvent de ne m'intéresser
qu'aux accidents. Non, je ne m'intéresse qu'à la vitesse.
Inventer le train, c'est inventer le déraillement. Inventer
l'avion, c'est inventer le crash. Inventer l'arme atomique, c'est
inventer la prolifération nucléaire. Autrement dit,
la vitesse est un progrès. Mais également un progrès
de la catastrophe. En 1914, Freud écrivait : «L'accumulation
met fin à l'impression de hasard.» De même, à
l'échelle du monde. L'accumulation des catastrophes en tout
genre doit nous obliger à prendre l'accident au sérieux.
L'accident n'a rien d'accidentel ! Il est induit par le progrès
et change de nature en même temps que lui. De même qu'on
se prémunit par des freins et des systèmes de sécurité
automatiques, de même on doit veiller aux excès de
la vitesse virtuelle. Bulle immobilière qui explose, et dont
le Japon se remet à peine depuis vingt ans. Si le marché
de Wall Street s'effondre, ce sont toutes les Bourses du monde qui
dégringolent, ce qui rendrait tout à fait anecdotique
le crash de 1927. Ce n'est pas seulement l'histoire qui s'est accélérée,
ainsi que l'avait pensé l'essayiste Daniel Halevi, mais la
réalité.
Qu'appelez-vous l'accélération de la réalité
?
Quelle que soit la cellule observée, rien ne tient. La colle
est de mauvaise qualité. Un couple du XXIe siècle
vit en cinq ans ce qu'il aurait éprouvé en trente
ans au XIXe siècle. Ce n'est pas un problème de vertu,
mais de rythme. Un couple d'aujourd'hui est aussi infidèle
qu'il y a deux siècles, mais beaucoup plus rapidement. L'accélération
dissout les liens. On peut analyser de même la crise de l'habitat.
Dans les années 50-60, une famille déménageait
en moyenne tous les dix ans. Dans les années 80, le taux
de rotation était de cinq ans. Lorsqu'on a détruit
les Minguettes, c'était devenu des sortes d'hôtels
: les gens y restaient en moyenne deux ans. Ce qui ne favorise pas
l'installation. Le rapport au réel est devenu beaucoup trop
rapide pour que la cohésion, la soudure tiennent. Les événements
sociaux, familiaux deviennent des accidents de la circulation sociale
et familiale.
Né en 1932 à Aubervilliers, Paul Virilio est urbaniste
essayiste. Autodidacte, il assiste à la Sorbonne aux cours
de Jankélévitch et de Merleau-Ponty, à ceux
des physiciens
De Broglie et René Thom.
Les étudiants de l'Ecole spéciale d'architecture font
appel à lui après 1968, pour diriger l'école.
Il y enseignera pendant trente ans et assurera sa présidence
jusqu'à sa retraite. Il se fait connaître en 1974 par
une exposition à Beaubourg sur l'archéologie du bunker,
mais c'est Vitesse et politique qui installe sa notoriété.
Un essai qu'il affine en l'appliquant à divers objets : la
ville, le cinéma, la télévision, l'informatique,
les cybermondes, la guerre, les catastrophes, et aussi l'art contemporain.
Dernier livre paru : l'Art à perte de vue, aux éditions
Galilée.
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