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Dans « Libération » de samedi dernier 17 décembre
2005, Paul Virilio, urbaniste, essayiste, analyse le passage de
l'ère de la guerre froide à celle qu'il nomme de «panique
froide». Catastrophe écologique, biologique, technologique,
politique... La collectivité vit en permanence et à
toute allure, dans l'attente de l'«accident intégral»
ou mondial.
Liblogo_14 Entrevue par Anne DIATKINE, sous le titre de "Inventer
le train, c'est inventer le déraillement".
Né en 1932 à Aubervilliers,
Paul Virilio est urbaniste essayiste. Autodidacte, il assiste à
la Sorbonne aux cours de Jankélévitch et de Merleau-Ponty,
à ceux des physiciens De Broglie et René Thom.
Les étudiants de l'Ecole spéciale d'architecture font
appel à lui après 1968, pour diriger l'école.
Il y enseignera pendant trente ans et assurera sa présidence
jusqu'à sa retraite. Il se fait connaître en 1974 par
une exposition à Beaubourg sur l'archéologie du bunker,
mais c'est Vitesse et politique qui installe sa notoriété.
Un essai qu'il affine en l'appliquant à divers objets : la
ville, le cinéma, la télévision, l'informatique,
les cybermondes, la guerre, les catastrophes, et aussi l'art contemporain.
Dernier livre paru : l'Art à perte de vue, aux éditions
Galilée.
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(Les coupes et intertitres sont de moi, L. D. )
La panique froide, après la guerre froide
C'est cette angoisse collective et partagée, où l'on
s'évertue à attendre l'inattendu, à prévoir
la catastrophe qui par nature surprend toujours. Catastrophe qui
peut être naturelle, biologique, technologique, politique.
(...) On vit froidement, tranquillement, avec l'attente d'une attaque
terroriste qu'on nous répète inévitable, et
apte à se produire n'importe où. (...) avec l'attente
de la mutation du virus H5N1 (...) Cette panique froide débouche
sur un état d'inertie : un état de dissuasion civile
qui est comparable à la dissuasion militaire entre les nations.
C'est un état qui brime toute vitalité intersubjective
!
Merleau-Ponty
Merleau-Ponty disait : «Obéir les yeux fermés
est le commencement de la panique.» L'écran cathodique,
qui diffuse les mêmes images partout et nous évite
d'aller y voir, clôt nos yeux en les fixant sur les mêmes
images.
Les «émeutes» actuelles
La première des discriminations, c'est de parler des banlieues
comme si elles ne faisaient pas partie de la ville. (...) Qu'est-ce
que les Parisiens voient de ce qui se passe derrière le périphérique,
à 3 kilomètres du centre-ville ? Quel que soit l'événement,
la distance est annulée et nous parvient par le même
filtre. Or celui-ci n'est jamais neutre. L'inertie de la réception,
c'est la délégation de son propre regard.
Trame "viaire" et perception survolée
Aujourd'hui, on vit la fin de la trame «viaire», c'est-à-dire
du contact avec le sol, la route, la rue, au profit d'une perception
survolée et lointaine : celle des hélicoptères
qui survolent la ville, ou des voitures qui passent à toute
vitesse, sur une autoroute. On ne perçoit plus qu'à
distance, c'est-à-dire de haut ou de loin. Les pouvoirs jouent
la dissuasion pour que les gens restent chez eux. Chacun va se prémunir
encore plus contre des agressions possibles. Les ghettos, qu'ils
soient de pauvres ou de riches, ne cessent de se fortifier. On compare
les révoltes actuelles à Mai 68. Mais, en Mai 68,
les gens descendaient dans la rue. Les intellectuels allaient dans
les usines, des lieux de débats étaient créés
un peu partout. Aujourd'hui, on débat chez soi, dans son
salon, à propos des mêmes images !
Synchronisation des émotions
(...) On est tous bouleversés au même moment par le
tsunami. Il s'agit ensuite de juguler cette émotion. Administrer
la peur pour gérer la sécurité ou la paix civile,
ou inversement administrer la peur pour gagner la guerre civile.
Voilà bien la préoccupation de tous les gouvernements.
Depuis les attentats du 11 septembre perpétrés contre
le World Trade Center, et la répétition en boucle
du film des tours dévastées sur toutes les télévisions
du monde, est apparue une communauté d'émotions qui
remplace la communauté d'intérêts. Cette communauté
d'émotions est très efficace pour liquider le socialisme.
Elle joue sur la possibilité d'une peur contagieuse. Les
émotions sont manipulables. Quand on n'est pas certain des
opinions politiques d'une population, on peut toujours jouer sur
la fibre émotionnelle.
Accidents électoraux
Lorsque l'opinion publique cède la place à l'émotion
publique, on est dans l'hallucination collective : un phénomène
de transe. Dans ce contexte, les accidents électoraux se
multiplient : que ce soit en Allemagne avec Angela Merkel, en France
avec la présence de Le Pen au second tour des présidentielles,
et même aux Etats-Unis avec Bush. Prenons l'accident électoral
du 21 avril 2002. C'était tout à fait émouvant,
ces manifestations... Mais contre quoi ? L'élection de Chirac
n'a pas été un modèle de démocratie.
Elle a été un modèle d'émotion.
La grippe et le principe de précaution
C'est la première fois que ce principe s'applique mondialement
à un quelque chose qui n'existe pas, mais qui pourrait exister
! Pour combattre ce virus virtuel et administrer la peur, les gouvernements
sont obligés de dépenser des sommes conséquentes,
en achetant des stocks de médicaments, dont ils reconnaissent
l'inefficacité probable. On attend ce virus de pied ferme
pour pouvoir mettre au point un vaccin réel. Au point que,
lorsqu'il y aura un nombre de morts suffisant, on sera rassuré
de ne pas lutter contre une chimère. Rassuré que la
tragédie soit réelle. Imaginez que l'ouverture des
camps nous ait rassurés sur le nazisme ! La possibilité
de cette pandémie met en cause jusqu'à l'absurde le
principe de précaution, utilisé comme moyen de conditionnement.
D'ailleurs, ses limites sont floues. Où commence la prudence
? Autant le principe de responsabilité renvoie à une
réalité, autant celui de précaution me semble
opaque et variable.
L'Asie
«La guerre ne commence pas par des coups de canons, disait
Clausewitz. Elle commence lorsqu'on nomme l'ennemi.» Or la
grippe aviaire a un point de départ. C'est l'Asie. Derrière
le Sras et tous les problèmes liés à la suprématie
démographique et économique de la Chine, il y a la
désignation d'un ennemi. La guerre froide, c'est l'ennemi
à l'est. La panique froide, c'est l'ennemi à l'extrême
est. Avec la grippe aviaire et l'utilisation du principe de précaution
mis en oeuvre à cette échelle et aussi rapidement,
on nous prépare à l'animosité contre cet ennemi.
Trois systèmes d'armes
Je vous rappelle qu'il y a trois systèmes d'armes. Les armes
d'obstruction : les remparts, les cuirasses. Les armes de destruction
: la poudre, les canons, jusqu'à l'énergie atomique
si puissante qu'on ne peut l'utiliser. Et les armes de communication
et d'information : les espions, la propagande. Aujourd'hui, avec
la globalisation de l'information, les armes de communication ont
supplanté les armes de dissuasion militaire. Les deux guerres
du Golfe ont été des guerres du mensonge. Toute manipulation
du principe de précaution est une arme. Une arme de conditionnement.
Le plus grave, ce n'est pas qu'on tue des poulets. Mais qu'on conditionne
des comportements.
La vitesse et la Bourse
On me reproche souvent de ne m'intéresser qu'aux accidents.
Non, je ne m'intéresse qu'à la vitesse. Inventer le
train, c'est inventer le déraillement. Inventer l'avion,
c'est inventer le crash. Inventer l'arme atomique, c'est inventer
la prolifération nucléaire. Autrement dit, la vitesse
est un progrès. Mais également un progrès de
la catastrophe. En 1914, Freud écrivait : «L'accumulation
met fin à l'impression de hasard.» De même, à
l'échelle du monde. L'accumulation des catastrophes en tout
genre doit nous obliger à prendre l'accident au sérieux.
L'accident n'a rien d'accidentel ! Il est induit par le progrès
et change de nature en même temps que lui. De même qu'on
se prémunit par des freins et des systèmes de sécurité
automatiques, de même on doit veiller aux excès de
la vitesse virtuelle. Bulle immobilière qui explose, et dont
le Japon se remet à peine depuis vingt ans. Si le marché
de Wall Street s'effondre, ce sont toutes les Bourses du monde qui
dégringolent, ce qui rendrait tout à fait anecdotique
le crash de 1927. Ce n'est pas seulement l'histoire qui s'est accélérée,
ainsi que l'avait pensé l'essayiste Daniel Halevi, mais la
réalité.
Accélération de la réalité.
Quelle que soit la cellule observée, rien ne tient. La colle
est de mauvaise qualité. Un couple du XXIe siècle
vit en cinq ans ce qu'il aurait éprouvé en trente
ans au XIXe siècle. Ce n'est pas un problème de vertu,
mais de rythme. Un couple d'aujourd'hui est aussi infidèle
qu'il y a deux siècles, mais beaucoup plus rapidement. L'accélération
dissout les liens. On peut analyser de même la crise de l'habitat.
Dans les années 50-60, une famille déménageait
en moyenne tous les dix ans. Dans les années 80, le taux
de rotation était de cinq ans. Lorsqu'on a détruit
les Minguettes, c'était devenu des sortes d'hôtels
: les gens y restaient en moyenne deux ans. Ce qui ne favorise pas
l'installation. Le rapport au réel est devenu beaucoup trop
rapide pour que la cohésion, la soudure tiennent. Les événements
sociaux, familiaux deviennent des accidents de la circulation sociale
et familiale.
20/12/2005
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