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Origine : www.cairn.info/revue-traces-2009-2-page-165.htm
La problématisation des institutions
Il y a deux moments distincts du traitement de la notion d’«
institution » dans le travail de Foucault. Au début
des années soixante, dans Histoire de la folie et Naissance
de la clinique, c’est une « problématique de
l’institutionnalisation » qui est en jeu. Il s’agit
de montrer comment la psychiatrie et la médecine clinique
se constituent par objectivation scientifique et institutionnalisent
la folie ainsi que le regard porté sur la mort. Les institutions
sont alors des structures concrètes dont la fonction est
de faire correspondre des pratiques de répression au nouveau
discours normalisateur de la maladie mentale et de la clinique.
C’est précisément cette correspondance des pratiques
au discours de l’institution que Foucault va mettre en question
durant les années soixante-dix, en introduisant dans l’appréhension
des institutions disciplinaires (écoles, prisons, usines,
casernes, hôpitaux) l’analyse de la « microphysique
du pouvoir ». Celle-ci va lui permettre d’introduire
un écart entre la rationalité du discours que tient
l’institution sur elle-même et la rationalité
de l’exercice effectif de son fonctionnement qui va le conduire
à une « problématisation des institutions »,
à laquelle nous nous intéressons ici en la confrontant
à trois autres problématiques ou trois manières
d’aborder l’institution dont Foucault se démarque
: la problématique sociologique (Durkheim), la problématique
juridique (Hobbes) et la problématique révolutionnaire
(Althusser). La problématisation des institutions vise à
rendre ceux qu’elles assujettissent capables de les transformer,
en faisant saillir les points d’attaque possibles. L’originalité
de Foucault est de montrer que les points d’ancrage du pouvoir
ne coïncident pas avec les normes (qu’elles soient de
type social, juridique ou idéologique) visées par
les institutions[1]
Dans ce deuxième moment des années soixante-dix,
Foucault articule un triple déplacement vis-à-vis
de la notion d’institution que nous appelons, en reprenant
sa terminologie, une « problématisation de l’institution
», c’est-à-dire indissociablement une mise en
question théorique de cette notion et une mise en crise pratique
des institutions effectives. Le rapport qu’entretient alors
le travail de Foucault à la notion d’institution est
d’apparence paradoxale. Foucault ne semble étudier
que des institutions – les usines, écoles, casernes
et prisons de Surveiller et punir, la famille de La volonté
de savoir – tout en réaffirmant sans cesse la nécessité
du refus méthodologique de la problématique de l’institution,
au profit de celle d’une microphysique du pouvoir : «
Soyons très anti-institutionnaliste », annonce-t-il
dans un de ses cours donnés au Collège de France en
1973, Le pouvoir psychiatrique. « Ce que je me propose cette
année, c’est de faire apparaître la microphysique
du pouvoir, avant même l’analyse de l’institution.
» (2003, p. 34) Analyser les techniques de pouvoir à
petite échelle plutôt que la finalité du collectif
institutionnel, la position du corps de l’écolier –
« de la pointe du pied au bout de l’index » (1975,
p. 178-179) – prescrite par le maître en vue d’acquérir
le bon geste de l’écriture, plutôt que le rôle
éducatif de l’école dans la formation morale
du citoyen. Mais notons d’emblée le glissement éclair
dans les mots mêmes de Foucault entre l’anti-institutionnalisme
du « soyons très anti-institutionnaliste » et
le « pré-institutionnalisme » du « avant
même l’analyse de l’institution ». Il s’agit
de faire entendre d’abord que l’institution n’est
pas l’objet d’étude de Foucault, mais, dans un
deuxième temps, qu’elle en est cependant l’horizon.
Le paradoxe disparaît si l’on voit que les institutions
sont le point de « cristallisation » des relations de
pouvoir et non leur point d’« ancrage » :
Il ne s’agit pas de nier l’importance des institutions
dans les relations de pouvoir. Mais de suggérer qu’il
faut plutôt analyser les institutions à partir des
relations de pouvoir et non l’inverse ; et que le point d’ancrage
fondamental de celles-ci, même si elles prennent corps et
se cristallisent dans une institution, est à chercher en
deçà. (Foucault, 2001b, p. 1058)
C’est le premier déplacement de Foucault vis-à-vis
de ce qu’il appelle « la problématique de l’institution
» ou « l’institutionnalocentrisme » qui
prend l’institution pour objet d’analyse (2004a, p.
120-121). Il s’agit d’un déplacement méthodologique
: partir d’une microphysique des relations de pouvoir pour
analyser les institutions.
Ce premier déplacement est justifié par l’hypothèse
selon laquelle la notion d’institution est homogène
au droit. Foucault est historiciste et nominaliste : le pouvoir
est « le nom qu’on prête à une situation
stratégique complexe dans une société donnée
» (1976, p. 123) ; il explique, dans La volonté de
savoir, que les grandes institutions politiques du Moyen Âge
– la monarchie, l’État avec ses appareils –
se sont présentées comme des instances juridiques
capables d’arbitrer, suivant le principe du droit, la multiplicité
des pouvoirs liés au servage et à la vassalité
« avec le triple caractère de se constituer comme ensemble
unitaire, d’identifier sa volonté à la loi et
de s’exercer à travers des mécanismes d’interdiction
et de sanction » (ibid., p. 114). Depuis lors, « dans
les sociétés occidentales, l’exercice du pouvoir
se formule toujours dans le droit » (p. 115). Le droit est
devenu « le langage du pouvoir », « le code selon
lequel il se présente et prescrit lui-même qu’on
le pense » (p. 116), quoique cette représentation juridique
du pouvoir n’est pas « adéquate à la manière
dont le pouvoir s’est exercé et s’exerce »
(p. 116) et qu’il existe « des mécanismes de
pouvoir très nombreux qui sont irréductibles à
la représentation du droit » (p. 117). La codification
juridique du pouvoir masque ainsi son exercice réel, ce qui
a pour effet de forclore les possibilités d’une lutte
stratégique efficace[2]. Cet exercice réel du pouvoir,
c’est, pour Foucault, le « biopouvoir » en tant
que technique de prise en charge des hommes comme corps vivants[3],
même s’il subsiste des formes de pouvoir de type juridique.
Puisque les institutions, en tant qu’appareils d’État
ou organisations bureaucratiques, s’affichent comme les structures
concrètes d’exercice du pouvoir juridique qui, en définitive,
occulte la réalité du pouvoir, il convient d’opérer
un second déplacement, cette fois-ci pour des raisons historicistes,
en partant des « techniques disciplinaires » et des
« techniques de contrôle » qui se généralisent
à partir du xviiie siècle.
Ce deuxième déplacement implique d’en assumer
les conséquences dans un troisième. Si les institutions
sont des points de « cristallisation » de techniques
de pouvoir qui ne relèvent pas de la représentation
du droit, la lutte politique à leur endroit ne peut se construire
suivant le langage juridique, ce qui implique tout aussi bien de
rompre avec le point de vue de la réforme – modification
de la loi interne au droit lui-même – qu’avec
celui de la révolution – renversement du droit existant
et constitution d’un droit nouveau. Le point de vue adopté
par Foucault est celui de la transformation : « […]
il m’est souvent apparu qu’en opposant de façon
traditionnelle réformisme et révolution, l’on
ne se donnait pas les moyens de penser ce qui pouvait donner lieu
à une véritable transformation », affirme-t-il
à propos de sa critique du système punitif (2001b,
p. 1456). La transformation exige le dévoilement et l’identification
du système de rationalité propre aux techniques de
pouvoir sous-jacentes aux institutions afin de le mettre en défaut
par l’affirmation d’une autre rationalité. À
la fin du xviiie siècle, la prison relève par exemple
moins de l’exercice légal du droit de punir que de
la production d’un milieu de « délinquance »
comprise comme la gestion différenciée d’un
illégalisme massif spécifique aux classes populaires,
assurant le double objectif de la neutralisation politique de l’illégalisme
des luttes révolutionnaires et de la dissimulation, par contraste,
de l’illégalisme bourgeois.
Au déplacement méthodologique de l’institution
à la microphysique du pouvoir, et historiciste du droit au
« biopouvoir », s’articule un déplacement
politique du doublet réforme/révolution à la
transformation.
Lignes de démarcation
Le triple déplacement (méthodologique, historiciste
et politique) opéré par la problématisation
de l’institution chez Foucault se démarque de trois
positions théoriques qui recouvrent ce qu’il appelle
la « problématique de l’institution » :
sociologique (Durkheim), juridique (Hobbes) et révolutionnaire
(Althusser). Elles représentent aussi chacune un rapport
pratique à l’institution (réforme, légitimation
et renversement), là où Foucault défend la
transformation [4].
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Problématique de l’institution
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Rapport pratique à l’institution
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Déplacement de Foucault
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Durkheim
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sociologique
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réforme
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méthodologique
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Hobbes
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juridique
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légitimation
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historiciste
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Althusser
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révolutionnaire
|
renversement
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politique
|
Foucault
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microphysique
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transformation
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La problématique sociologique
Il est essentiel, pour saisir ce que Foucault appelle « institution
», de remarquer qu’il emploie presque toujours ce terme
au sens restreint d’établissement fermé ou d’espace
clos, d’« institutions de séquestration »
comme les appelle Stéphane Legrand. Il s’agit d’institutions
modernes qui fixent les individus à « un lieu et à
un corps collectif avec lequel il n’est pas en leur pouvoir
de rompre » (Legrand, 2007, p. 105). À la différence
des institutions de l’âge classique, qui tâchaient
de socialiser les individus à partir de leur groupe d’appartenance,
les institutions de séquestration dissolvent l’ensemble
des liens sociaux traditionnels. Paradoxalement, comme l’explique
Legrand à partir du cours au Collège de France de
1973 sur la société punitive, c’est précisément
parce qu’ils sont exclus du reste de la société
que les individus séquestrés sont assujettis aux normes
générales de la société, on pourrait
dire à l’état pur, car ils n’ont pas les
ressources de socialisation initiales pour produire des normes endogènes
de conduite qui relativiseraient l’imposition des normes sociales
générales. L’analyse des institutions de séquestration
par Foucault est donc ouverte sur la compréhension de la
rationalisation des techniques de gestion de l’ensemble du
corps social et non simplement sur des institutions séparées.
Cette ouverture sur l’ensemble de la société
permet de mettre Foucault en regard de Durkheim qui définit
la sociologie comme la « science des institutions ».
Dans une des rares remarques qu’il donne à propos de
celui-ci, Foucault oppose l’appréhension de la société
à partir de l’affirmation de son système positif
de valeurs chez Durkheim à l’analyse de la société
à partir de son « système d’exclusion
» ou de sa « structure négative » chez
Lévi-Strauss (Foucault, 2001b, p. 478). Selon Durkheim, «
on peut […] appeler institution toutes les croyances et tous
les modes de conduite institués par la collectivité
; la sociologie peut alors être définie : la science
des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement
» (Durkheim, 1999, p. xxii). Les institutions sont immédiatement
justifiées par la fonction de socialisation des valeurs collectives
qu’elles assument : la prison est le lieu de l’application
de la peine que veut la loi, l’hôpital psychiatrique
est l’espace de traitement de la maladie mentale que veut
la santé[5]. Foucault, en revanche, refuse de présupposer
l’individu ou la collectivité à partir desquels
on peut autoriser n’importe quelle norme sociale :
Il me semble [que la notion d’institution] recèle
un certain nombre de dangers, parce que, à partir du moment
où on parle d’institution, on parle, au fond, à
la fois d’individus et de collectivité, on se donne
déjà l’individu, la collectivité et les
règles qui les régissent, et, par conséquent,
on peut précipiter là-dedans tous les discours psychologiques
ou sociologiques. (2003, p. 16)
Dans ses études sur les institutions modernes, Foucault
montre au contraire comment les « individus » ou les
« sujets » sont le résultat de dispositifs d’assujettissement
qui fonctionnent comme épinglage d’une multiplicité
corporelle hétérogène à une norme qui
l’identifie et l’homogénéise symboliquement
pour tenter en pratique d’en contrôler la conduite.
En partant d’une analyse microphysique du pouvoir dans des
dispositifs institutionnels singuliers, il explique comment, à
partir de la constitution de sujets exclus – le fou, le délinquant
–, sont produites des normes spécifiques mais généralisables
à l’ensemble du corps social. Plutôt que d’aller
des normes aux institutions, Foucault part de la singularité
des techniques de pouvoir qui traversent les institutions afin de
repérer le point de négativité ou d’anomalie
des normes.
Le débordement de l’institution-prison
13 Le débordement méthodologique de l’institution
par Foucault opère à la fois « en deçà
» et « au-delà » des institutions[6]. En
deçà, au niveau de la microphysique du pouvoir, mais
aussi au-delà, par essaimage et diffusion. Essaimage : les
mécanismes disciplinaires ont « une certaine tendance
à se “désinstitutionnaliser”, à
sortir des forteresses closes où ils fonctionnaient et à
circuler à l’état “libre” »
(ibid., p. 246). Diffusion : « On voit aussi les procédures
disciplinaires diffuser, à partir non pas d’institutions
fermées, mais de foyers de contrôle disséminés
dans la société. » (p. 247) Les techniques de
pouvoir excèdent les institutions en ce qu’elles sont
à la fois circulantes et réticulaires. La police détient
la particularité de jouer un rôle tampon qui consiste
à étendre un « réseau intermédiaire
» entre les différentes institutions fermées
de discipline (ateliers, armées, écoles) « agissant
là où elles ne peuvent intervenir, disciplinant les
espaces non disciplinaires » : c’est la « discipline
interstitielle » (p. 250). Il résulte, de l’essaimage
et de la diffusion, la thèse de l’« identité
morphologique » du pouvoir disciplinaire (Foucault, 2001a,
p. 1303), qui traverse les diverses institutions et produit une
analogie du visible : « Quoi d’étonnant si la
prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux
hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? » (Foucault,
1975, p. 264) Foucault tient ensemble les thèses de la dimension
locale des relations de pouvoir, de la singularité des dispositifs
et de l’identité formelle des techniques.
De là découle l’une des thèses centrales
de Surveiller et punir selon laquelle la généralisation
et l’identité morphologique des techniques coercitives
du comportement agencent une « société disciplinaire
», dont l’institution-prison est le concentré,
empruntant à l’armée le « schéma
politico-moral de l’isolement individuel et de la hiérarchie
», à l’atelier « le modèle économique
de la force appliquée à un travail obligatoire »
et à l’hôpital « le modèle technico-légal
de la guérison et de la normalisation » (ibid., p.
288)[7]. La supplémentarité disciplinaire de la prison
rend compte de l’écart entre le pénal et le
pénitentiaire qui en interdit une compréhension strictement
souverainiste et pénaliste. Réciproquement, les autres
institutions (maisons de correction, refuges, orphelinats, établissements
pour apprentis, usines-couvents) se calquent sur le modèle
de la prison pour élargir les « cercles carcéraux
» et tramer un « archipel » ou un « système
carcéral ». C’est la thèse d’une
« continuité des institutions » par le «
continuum carcéral », le système carcéral
transportant la technique pénitentiaire de l’institution
pénale à la société tout entière
(ibid., p. 348-353). Cette réciprocité de la prison
et des autres institutions disciplinaires constitue ce que Foucault
appelle la « forme-prison ». Il faut distinguer «
l’institution-prison » comme institution régionale
parmi d’autres, de la « forme-prison » comme forme
abstraite qui organise l’ensemble des matières institutionnelles
(atelier, caserne, école, hôpital autant que prison)
sur le modèle de la prison[8]. Ce que Foucault appelle système
(carcéral) est le nouage de la forme-prison et des diverses
institutions partielles. Les institutions sont finalement débordées
par le bas via une microphysique du pouvoir et par le haut via une
« systématique » du pouvoir. Foucault ne déduit
pas la continuité des institutions d’une norme sociale
(problématique sociologique) ou de l’appareil d’État
(problématique juridique), mais, en partant de leur discontinuité,
il établit leur continuité disciplinaire plus profonde
par une étude détaillée de la circulation réticulaire
du pouvoir.
Dans un entretien de 1984 (2001b, p. 1458-1459), Foucault distingue
quatre niveaux dans l’analyse de l’institution pour
justifier son travail de débordement : premièrement,
sa rationalité ou sa fin, c’est-à-dire «
le programme de l’institution tel qu’il a été
défini » par ses promoteurs (la correction et l’amélioration
de l’individu dans le cas de la prison) ; deuxièmement
ses effets, qui ne coïncident généralement pas
avec la fin, donc les effets non prévus par l’institution
(la création de la délinquance et la récidive
à partir de la constitution d’un milieu délinquant)
; troisièmement l’usage, c’est-à-dire
l’utilisation positive de ces effets non prévus en
vue d’une utilité et d’un sens inédits
(la production de la délinquance a servi de mécanisme
d’élimination sociale) ; et quatrièmement les
configurations stratégiques, c’est-à-dire l’inscription
de cet usage imprévu dans une rationalité nouvelle
(et donc une nouvelle finalité) qu’il a rendue possible,
et qui peut différer du programme initial (la rationalisation
de la production de la délinquance par la police comme moyen
de contrôle du champ social en son entier et des classes pauvres
en particulier). Si les stratégies sont rationnelles, elles
restent cependant généralement non formulées,
et les programmes affichant la finalité justificatrice de
l’institution leur servent de masque, ce qui leur assure de
perdurer sans être contestées[9].
La position pratique de la réforme consiste à admettre
le système de rationalité programmatique défini
par l’institution pour critiquer l’écart entre
l’objectif annoncé et le résultat, entre la
norme sociale visée par l’institution (l’éducation
pour l’école) et l’état effectif de l’institution.
Elle est homologue à la problématique sociologique
de l’institution qui fait de celle-ci l’espace fonctionnel
de socialisation de la norme. Dans le cas de la prison, Foucault
problématise le doublet de l’échec de la prison
et de sa réforme, en faisant valoir que la réforme
ne fait que renforcer en la justifiant l’institution de la
prison par la réaffirmation incessante du retour idéal
aux principes fondateurs de la « bonne condition pénitentiaire
» (Foucault, 1975, p. 14 ; Liotta, 2007, p. 35). Aussi la
« réforme » est-elle « isomorphe, malgré
son idéalité, au fonctionnement disciplinaire de la
prison – élément du dédoublement utopique
» (Foucault, 1975, p. 316) ; elle crée elle-même
les conditions de répétition de son échec.
Foucault s’intéresse par conséquent à
la positivité de l’échec de la prison afin de
montrer, d’une part, qu’elle produit la délinquance
comme mode de gestion différenciée des illégalismes
de classes, visant à surveiller les populations pauvres et
à assurer l’impunité des dominants économiques
et politiques, et d’autre part, qu’elle est le pilier
d’un vaste système disciplinaire de dressage des corps
utiles. C’est ainsi que Foucault se déprend de la rationalité
définie par l’institution pour dégager le «
système de rationalité sous-jacent » à
cette rationalité même (2001b, p. 1456), à partir
de quoi il envisage sa position pratique non en termes de «
réforme » mais en termes de « transformation
». L’enjeu politique autour de la prison n’est
pas de savoir si elle est ou non correctrice, mais il est dans «
la montée des dispositifs de normalisation » (1975,
p. 358), qui s’étendent à l’ensemble du
champ social et donc à toutes les institutions. Aussi la
thèse de l’identité morphologique des relations
de pouvoir est-elle corrélative de celle de la transversalité
des luttes, pour reprendre les termes de Félix Guattari (Guattari,
2003) : « Les malades dans les hôpitaux psychiatriques,
les écoliers dans leurs lycées, les prisonniers dans
leurs maisons de détention […] mènent […]
la même révolte, puisque c’est bien contre le
même type de pouvoir […] qu’ils se battent. »
(Foucault, 2001a, p. 1308)
La problématique juridique
La notion d’institution, telle qu’elle est prise dans
la problématique sociologique, enferme en définitive
dans la rationalité du discours que tient l’institution
sur elle-même et rend invisible les réorientations
stratégiques des usages imprévus par l’institution,
ce que Daniel Liotta appelle une « capture ». Il faut
ici opposer la méthode de la généalogie chez
Foucault à celle de la genèse des institutions, à
l’œuvre par exemple chez Durkheim :
L’institution considérée s’est constituée
fragment par fragment ; les parties qui la forment sont nées
les unes après les autres, il suffit donc d’en suivre
la genèse dans le temps, c’est-à-dire dans l’histoire
pour voir les éléments dont elle résulte naturellement
dissociés. (Durkheim, 1975, p. 59)
Là où la genèse suit la naissance successive
des parties de l’institution, la généalogie
permet au contraire de reconstituer l’institution émergeante
à partir de l’hétérogène et du
disparate, par exemple comment le « dispositif de sexualité
» comprenant notamment la médecine, la psychiatrie,
la pédagogie et la psychanalyse s’est construit à
partir de la capture et de la réinscription de la technologie
ecclésiastique de l’aveu à l’intérieur
de la régularité scientifique (Foucault, 1976, p.
84-87).
C’est à un tel traitement généalogique
que Foucault soumet la problématique juridique de l’institution
chez Hobbes dans son cours au Collège de France de 1976,
Il faut défendre la société, pour tenter de
l’arracher à la théorie pure, qui tire de l’abstraction
les bénéfices de la justification rationnelle. L’hypothèse
de Foucault est que le Léviathan de Hobbes répond
au problème historique de la nécessité, pour
les dominants du xviie siècle (monarchistes et aristocrates),
de fonder la souveraineté de l’État par l’élimination
du « discours de la lutte et de la guerre civile permanente
», « qu’on entendait dans les luttes civiles qui
fissuraient l’État, à ce moment-là, en
Angleterre » (Foucault, 1997, p. 85). Foucault prend parti
pour et fait l’« éloge » (ibid., p. 96)
de ce discours qu’il appelle l’« historicisme
politique » comme « analyse historique qui met au jour
la guerre comme trait permanent des rapports sociaux, comme trame
et secret des institutions et des systèmes de pouvoir »
(ibid.). Il y a là deux manières radicalement opposées
de concevoir l’institution. Pour Hobbes, un État est
institué quand les hommes en multitude autorisent un homme
ou une assemblée d’hommes à les représenter
tous (Hobbes, 2000, p. 290). L’« État d’institution
» (ibid., p. 289) ou la « souveraineté d’institution
» sont issus de la légitimité du choix et de
l’accord mutuel qui autorise la représentation de tous
par le souverain. L’institution est fondée en légitimité
en tant qu’elle est issue du droit souverain. Cette guerre
que Hobbes cherche à écarter de la fondation de l’État,
c’est très précisément ce qui revient
avec le discours de l’historicisme politique selon lequel
« toutes [l]es conduites de guerre, tous les faits de bataille
et des luttes réelles [sont] dans les lois et les institutions
qui, apparemment, règlent le pouvoir » (Foucault, 1997,
p. 84). Du point de vue des luttes civiles anglaises, les institutions
ne sont pas fondées en droit mais sont la cristallisation
objective de l’état d’un rapport de forces historique
imposé par les vainqueurs aux vaincus. En en reprenant la
filiation dans ses recherches sur « l’insurrection des
savoirs assujettis » (ibid., p. 8), Foucault déborde
cette fois-ci d’un point de vue historiciste la problématique
juridique de l’institution.
La problématique révolutionnaire
Foucault rappelle à plusieurs reprises sa démarcation
de la problématique révolutionnaire althussérienne
des appareils idéologiques d’État (qui comprennent
les Églises, les Écoles, la Famille, les tribunaux,
le système politique des partis, les syndicats, la presse
et la culture). La thèse d’Althusser est la suivante
: « Tous les appareils idéologiques d’État,
quels qu’ils soient, concourent au même résultat
: la reproduction des rapports de production, c’est-à-dire
des rapports d’exploitation capitalistes. » (Althusser,
1995, p. 291) L’analyse foucaldienne cherche au contraire
à montrer, d’une part, qu’il y a une irréductibilité
des rapports de pouvoir à l’infrastructure économique,
bien qu’ils soient immanents aux rapports d’exploitation
économiques, et d’autre part, qu’il y a une singularité
des effets des dispositifs de pouvoir, qu’ils soient ou non
institutionnels.
Si Althusser reconnaît bien une spécificité
des appareils idéologiques d’État – «
chacun d’entre eux concourt à cet unique résultat
de la manière qui lui est propre » (ibid., p. 291)
–, il n’en demeure pas moins qu’ils sont tous
ramenés à la volonté unique de l’État
et à l’effet unique de la reproduction capitaliste,
et incapables de rendre compte, selon Foucault, du caractère
capillaire et de la précision des techniques visées
par la microphysique du pouvoir (Foucault, 2003, p. 17). La thèse
d’Althusser reconduit finalement la représentation
juridique du pouvoir qu’elle critique elle-même, en
ramenant l’ensemble des institutions à la centralité
unifiée de l’État. Elle interdit dès
lors la construction d’une subjectivité polémique
afférente à la singularité du dispositif de
pouvoir à subvertir. Foucault a dit une fois que «
l’action révolutionnaire se définit […]
comme un ébranlement simultané de la conscience et
de l’institution » (2001a, p. 1099). Si l’on comprend
le et au sens, non de l’addition, mais du nouage d’une
forme de conscience à une forme d’institution, alors
l’analytique foucaldienne du pouvoir expose à une démultiplication
du débordement subjectif des institutions qui est plus immédiatement
révolutionnaire que la simple opposition entre État
capitaliste et État prolétarien.
L’institution concrète est l’horizon pratique
de la lutte telle que Foucault l’entend. Mais le rapport pratique
adéquat à cette échelle exige de problématiser
le discours et la notion d’institution. La critique foucaldienne
de l’institution peut se résumer simplement : ce qui
est présupposé et donc imposé et oblitéré,
dans l’usage de la notion d’institution, c’est
précisément que l’institution s’institue.
Autrement dit, l’institution est une notion autojustificatrice
qui emporte avec elle l’évidence de sa naturalité.
Dans la problématique sociologique, l’on se demande
si l’institution est conforme à la norme sociale visée,
c’est le « quoi » de l’institution : qu’est-ce
que l’institution institue, est-ce bien conforme, comment
faire pour que cela le soit ? Dans la problématique juridique
(à laquelle on peut ramener la problématique révolutionnaire),
l’on se demande si l’institution est légitime,
si elle dérive en effet du souverain, c’est le «
qui » de l’institution : qui institue, est-ce bien le
souverain légitime (monarque ou peuple dans la perspective
juridique, bourgeoisie ou prolétariat dans la perspective
révolutionnaire) ? Comment faire pour qu’il le soit
? De sorte que ce qui est à chaque fois masqué, c’est
le fait de l’institution lui-même, c’est la question
« comment » : comment se fait-il que l’institution
se soit instituée, par quel hasard, par quelle contingence,
quelle est la rationalité à l’œuvre qui
explique son émergence ?
C’est cette rationalité contingente du pouvoir constitutif
de l’institution qui est le point d’appui du rapport
pratique à l’institution tel que Foucault le spécifie
sous le nom de « transformation », et qui se distingue
de la légitimation et de la réforme autant que du
renversement, reposant différemment la question léniniste
du « que faire ? » – « que faire des institutions
? », telle est la question foucaldienne, là où
le marxisme-léninisme pose plutôt la question : «
que faire de l’État ? » C’est le refus
de la rationalité présente de l’institution,
qui vise par exemple, à partir du dévoilement du caractère
disciplinaire et extra-légal de la prison, une économie
de la sanction qui s’affranchisse de l’enfermement et
du contrôle individualisé. Foucault définit
alors la critique non pas comme contestation, dénonciation
ou dévoilement mais comme transformation réelle, impliquant
une part de positivité (Foucault, 2001b, p. 999). Dans les
luttes actuelles, la reconnaissance de la rationalité libérale
comme point d’identification des techniques libérales
de « réforme » des différentes institutions,
lesquelles conjuguent l’incitation à la liberté
par la mise en concurrence de tous et de chacun comme moyen de dépolitisation
(Boltanski, 2008, p. 165) et l’extension infinie des procédures
de contrôle (Foucault, 2004b, p. 68), cette reconnaissance
est la condition d’une possible alliance transversale des
insoumis.
Bibliographie
Adorno Francesco P., 2002, « Foucault et les institutions
», La production des institutions, C. Lazzeri éd.,
Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté,
p. 275-298.
Althusser Louis, 1995, Sur la reproduction, Paris, PUF.
Boltanski Luc, 2008, Rendre la réalité inacceptable,
Paris, Demopolis.
Durkheim Émile, 1999 [1895], Les règles de la méthode
sociologique, Paris, PUF.
— 1975, Textes 1. Éléments de théorie
sociale, Paris, Minuit.
Foucault Michel, 1972 [1961], Histoire de la folie à l’âge
classique, Paris, Gallimard.
— 1975, Surveiller et punir, Paris, Gallimard.
— 1976, La volonté de savoir, Paris, Gallimard.
— 1997, « Il faut défendre la société
». Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard,
Le Seuil.
— 2001a, Dits et écrits, t. 1, 1954-1975, Paris, Gallimard.
— 2001b, Dits et écrits, t. 2, 1976-1988, Paris, Gallimard.
— 2003, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège
de France, 1973-1974, Paris, EHESS /Gallimard / Le Seuil.
— 2004a, Sécurité, territoire, population.
Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, EHESS / Gallimard
/ Le Seuil.
— 2004b, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège
de France, 1978-1979, Paris, EHESS / Gallimard / Le Seuil.
Hobbes Thomas, 2000 [1651], Léviathan, trad. G. Mairet,
Paris, Gallimard.
Guattari Félix, 2003 [1974], Psychanalyse et transversalité.
Essai d’analyse institutionnelle, Paris, La Découverte.
Legrand Stéphane, 2007, Les normes chez Foucault, Paris,
PUF.
Liotta Daniel, 2007, Qu’est-ce qu’une reprise ? Deux
études sur Foucault, Marseille, Transbordeurs.
Notes
[1 Dans son article sur « Foucault et les institutions »,
Francesco P. Adorno (2002, p. 275-298) explique comment les institutions
comme lieu d’effectuation du pouvoir-savoir servent chez Foucault
de matrice d’assignation subjective ou, en d’autres
termes, d’assujettissement politique des individus. En essayant
d’analyser la manière dont Foucault donne à
ceux-ci les outils d’une transformation possible des institutions,
notre étude est complémentaire de celle d’Adorno.
[2] Comme le note très bien Stéphane Legrand, «
nous devons donc comprendre que si le concret des relations de pouvoir
est constitué par l’assujettissement des individus,
leur historicité est constituée par l’assujettissement
des discours et des savoirs » (2007, p. 41).
[3] Strictement, le « biopouvoir » est un terme générique
désignant l’organisation du pouvoir sur la vie. Il
se décompose d’une part en une « anatomo-politique
» dont l’objet est le dressage, la majoration et l’extorsion
des forces des corps individuels par des procédures de discipline
en vue de les intégrer au système de production capitaliste,
et d’autre part en une « bio-politique » dont
l’objet est la régulation sanitaire et démographique
des populations par des procédures de contrôle (Foucault,
1976, p. 183).
[4] Ces trois positions (sociologique, juridique et révolutionnaire)
sont des idéaux-types que l’on construit à partir
d’indications de Foucault, afin de préciser son approche
de l’institution par démarcation. Ce sont des positions
moyennes qui ne visent pas l’ensemble des travaux de réflexion
sur l’institution se donnant sous les noms de « sociologie
», de « droit » ou de « marxisme »,
mais qui jouent le rôle de différences stratégiques,
à l’instar de ce que Foucault appelle, dans La volonté
de savoir, l’« hypothèse répressive »
pour désigner la position commune de libération par
le désir, ou la « monarchie juridique » pour
qualifier la représentation du pouvoir en termes de droit.
Nous articulons ces positions à trois noms (Durkheim, Hobbes,
Althusser), pour étayer certains points plus précis
lorsque le texte de Foucault les rencontre effectivement, loin que
ces noms incarnent cette position moyenne, mais parce qu’ils
permettent au contraire de marquer la différence stratégique.
Il y a donc trois niveaux : la position de Foucault, les problématiques
« sociologique », « juridique » et «
révolutionnaire » comme différences stratégiques,
et les noms de « Durkheim », « Hobbes »
et « Althusser » comme différences stratégiques
à l’intérieur des différences stratégiques
sociologique, juridique et révolutionnaire.
[5] Qu’il s’agisse d’une définition sociologique
de la norme, donc historique et contingente, et non fondée
en nature ou en raison, comme l’est par exemple chez Durkheim
la définition du crime, n’a pas d’incidence sur
l’effet de justification institutionnelle qu’elle comporte.
[6 Le terme de « débordement » est utilisé
à de nombreuses reprises par Foucault pour traduire métaphoriquement
le fait que les relations de pouvoir, tout en étant immanentes
aux institutions, les excèdent et diffusent au-delà
de celles-ci, dans l’ensemble de la société.
[7] Sur la prison comme concentré des technologies disciplinaires,
voir aussi Foucault (1975, p. 343).
[8] Sur la distinction entre « institution-prison »
et « forme-prison », voir Liotta (2007, p. 43-46).
[9] Comme le résume très bien Alain Cugno dans un
entretien sur France culture (23 avril 2009) à propos de
la prison chez Foucault : « Ce n’est pas parce qu’une
institution dysfonctionne que son dysfonctionnement n’a pas
quelque raison d’être. C’est comme la nature chez
Aristote, la nature ne fait rien en vain, la société
non plus ; si la prison ne marche pas, c’est qu’on trouve
son compte dans le fait qu’elle ne marche pas : par exemple
affoler les populations, par exemple gouverner par la peur. »
En ligne : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/grain/fiche.php?diffusion_id=72894.
Pierre Sauvêtre « Michel Foucault : problématisation
et transformation des institutions », Tracés 2/2009
(n° 17), p. 165-177.
Pierre Sauvêtre : Doctorant en sciences politiques au CEVIPOF
(Centre de recherches politiques de Sciences Po, CNRS, IEP de Paris)
et ATER à l’Université d’Auvergne - Clermond-Ferrand
1
www.cairn.info/revue-traces-2009-2-page-165.htm
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