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Origine : http://www.journalreel.com/article.php4?id_article=43
Réel :
A partir de quel moment les amants forment-ils un couple ?
Paule Salomon : Dans son acceptation la plus courante,
le mot amant implique un très fort désir sexuel et une relation
intense qui mobilise le niveau hormonal, celui de la reproduction,
de la séduction, du territoire, du "comment posséder l'autre", "comment
se rassurer par sa possession", "comment entretenir le feu du désir,
le sien et celui de l'autre pour soi." Le désir pose la question
de la distance. On croit toujours que le désir est physique alors
qu'il est sous-tendu aussi par beaucoup d'autres facteurs psychologiques,
notamment l'admiration, la fascination de la différence que l'autre
incarne. Par exemple je peux être séduite par le côté organisé,
ponctuel, sécuritaire de l'autre alors même qu'il m'envie ma fantaisie,
mon aspect bohème, artiste et désorganisé. Il y a là un programme
d'échanges. Chacun s'efforce de ressentir comment l'autre fait pour
être ce qu'il est, quel secret de vie se cache derrière son comportement
et porte le projet souvent inconscient de s'enrichir, de se compléter
dans cette alliance.
Réel : A quel moment ça va faire couple ?
P. S. : Quand les amants s'installent, créent une
structure plus permanente, ils s'institutionnalisent. La différence
cesse d'être seulement attractive, elle fait le jeu de la complémentarité.
Chacun se repose un peu sur l'autre. C'est là qu'il y a danger…
car au lieu d'échanger, on risque alors de s'installer dans une
différence qui devient peu à peu menaçante. D'ailleurs nous nous
quittons pour les mêmes raisons que celles qui nous ont poussés
l'un vers l'autre : la différence de l'autre devient insupportable,
comme une privation de liberté et d'espace pour évoluer. Et le désir
s'évanouit.
Réel : Et pourrait-on être là, infidèle ?
P. S. : Oui. On croit souvent qu'on est infidèle
par manque d'amour, mais en fait on l'est pour retrouver un espace
de croissance et de liberté. La conception du couple dans la culture
actuelle est romantique, fusionnelle, comme telle elle implique
un enfermement dans le deux et une exclusion du tiers.
Réel : Par peur ?
P.S. : Par peur et par devoir. L'injonction sociale
reste celle-ci "Dans la vie de couple, le désir doit être circonscrit
sur une seule personne". Or la question se pose : Le désir
peut-il s'entretenir dans l'exclusivité sexuelle ? N'y a-t-il
pas une antinomie entre désir et fermeture ? N'y a-t-il pas
dans l'essence du désir une nécessaire liberté de choix ? Le
désir implique la distance, sauf chez un couple qui a évolué vers
une attraction plus subtile, une relation d'âme. C'est alors un
facteur de confiance qui se joue car éventuellement nous mutons
au cours de notre existence et la notion d'amour s'ouvre alors vers
quelque chose de plus intérieur, de moins clivé autour du sexe et
du désir.
Réel : Comment être fidèle à l'autre, fidèle à soi et
être libre ?
P. S. : C'est une exigence très moderne. Dans le
couple, aujourd'hui, il y a cette triple invitation : être
fidèle à soi, à l'autre et à ses engagements. Pour réaliser ce programme,
chacun doit accepter un parcours d'évolution, une éclosion créative
vers plus d'autonomie et moins de possessivité conflictuelle. Tout
se passe comme si nous héritions d'un émotionnel archaïque qui ne
connaît que la réactivité de la guerre des sexes. Aimer s'apprend
par un double mouvement d'acceptation de soi et de l'autre. Ma différence
s'affirme, celle de l'autre aussi et pourtant nous nous comprenons
toujours davantage. La relation d'alter ego suppose un dépassement
de l'un et de l'autre. Seule la relation d'alter ego peut créer
un espace de liberté dans l'amour.
Réel : Cette évolution fait-elle s'estomper la jalousie ?
P. S. : Notre propre liberté est une conquête qui
peut être assez facile, mais aimer la liberté de l'autre est quelque
chose de plus difficile car elle signifie ne plus être jaloux. La
jalousie est-elle une question de nature ou de culture ? Serge
Chaumier a introduit en sociologie la notion de couple fissionnel.
Nous sommes tous les deux d'accord pour considérer la jalousie comme
une question de culture. Par expérience, j'ai vu qu'une partie de
moi-même reste toujours possessive, archaïquement possessive, essayant
de se rassurer par son territoire. Mais une autre partie de moi
évolue vers plus de liberté. En aimant ma propre liberté, je me
suis rendu compte que le sentiment de jalousie n'était plus aussi
violent. C'était comme si ma mâchoire intérieure se desserrait.
Finalement, assez naturellement, la jalousie s'en est allée. Que
l'autre puisse aimer, regarder ou même faire l'amour avec quelqu'un
d'autre ne m'exclut pas nécessairement. La fidélité du cœur
peut aller de pair avec un nomadisme sexuel.
Réel : Cette polyfidélité que vous proposez, est-ce une
nouvelle culture ?
P. S. : Effectivement. La polyfidélité suppose de
pouvoir rester fidèle à plusieurs passions, amoureuses, artistiques
ou autres. Elle est une ouverture sur l'amour non exclusif. Mais
tout le monde n'est pas "polyfidèle". Il y a des gens qui sont plus
"mono" que "poly". Certains hommes ont plus une structure de Tristan
que de Don Juan. Tristan est l'homme d'une seule femme, Don Juan
l'homme de plusieurs. De même certaines femmes sont plus Eve que
Lilith ou inversement, Eve incarnant la femme d'un homme et Lilith
celle qui n'appartient à personne. Nous sommes tous structurés mono
ou poly selon les conditions de notre éducation et nous cherchons
une marge de sécurité. Mais il nous faut en même temps une marge
d'insécurité. La personne " mono " sera amenée à beaucoup
plus dramatiser une infidélité que ne le fera la personne "
poly " mais dans les deux cas c'est finalement l'amour de soi
et l'autonomie qui garantiront le mieux une sécurité affective quoi
que fasse l'autre. C'est pour traduire cette complexité paradoxale
que j'ai adopté ce titre "Bienheureuse infidélité" dans mon dernier
livre. L'infidélité est une insécurité, et en même temps, une occasion
de grandir. Beaucoup de personnes ont pu évoluer à travers leurs
infidélités, et des couples ont mûri en traversant cette épreuve.
On peut même se demander parfois si les couples ne se créent pas
des occasions d'infidélité pour se redonner des conditions d'éveil.
Suite dans le journal REEL N°66 (janvier 2004)
* Paule SALOMON est issue de deux familles bressanes. Malgré cet
enracinement ou à cause de lui, elle se vit très tôt comme une voyageuse.
Elle fait ses études à Besançon puis à Paris jusqu'à la préparation
de l'agrégation de philosophie. Elle travaille sur une conjonction
entre Nietzsche et Marx, fait la connaissance de Gilles Deleuze
et d'Edgar Morin, deux philosophes significatifs de notre époque.
Mais plus jeune elle a été aussi nourrie d'André Breton et de Max
Pol Fouchet. Elle se nourrit conjointement de philosophie, de spiritualité
et de littérature. Très vite pourtant elle s'éloigne de l'enseignement
universitaire et de la culture dominante. Dans la mouvance des années
70 elle s'intéresse au mouvement humaniste venu d'Essalen et ne
croit qu'à la valeur de l'intégration par l'expérience vécue. Avec
la maturité elle devient ce professeur de vie qu'elle a toujours
voulu être. Elle offre aujourd'hui dans ses séminaires un cadre
de transformation et de connaissance de soi d'une grande qualité
humaine avec des méthodes qui mobilisent le corps et l'esprit. Elle
anime des conférences en France et à l'étranger et a publié plusieurs
ouvrages qui sont devenus dans leur domaine des livres de référence.
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