"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
“La philosophie et ses dehors” ENS Paris, séminaire
exposé présenté par P. Macherey (20/05/2003)

Origine : http://www.univ-lille3.fr/set/Machereyens.html

Argument :

Depuis que la philosophie existe, elle est intimement concernée et profondément perturbée par son histoire dont elle voudrait bien se débarrasser, sans savoir exactement comment s’y prendre pour y parvenir.

Pour préciser la nature de cet embarras, on s’appuiera sur la distinction que fait Kant entre les deux formes que peut prendre la connaissance “ subjective ”, en tant qu’elle est acquise ex principiis ou ex datis. Le propre de l’histoire de la philosophie est qu’elle brouille complètement cette distinction, puisqu’elle traite les principia comme s’il s’agissait de data : d’où un décalage permanent entre le droit et le fait, qui installe un malaise parce qu’il est un défi à la rationalité, que celle-ci soit ou non philosophique.

En réponse à ce défi, Merleau-Ponty a mis en avant la thèse du “ partout-nulle part ”, qui permet de comprendre pourquoi, s’agissant de la philosophie, qui est tout entière en chaque philosophie, ne serait-ce que sous la forme de sa négation, le dilemme traditionnel du dedans et du dehors, qui en constitue la traduction, cesse d’être pertinent.

Dans ces conditions, comment remédier au malaise dans la philosophie? En s’exerçant à vivre avec, c’est-à-dire en en faisant l’objet d’une inépuisable curiosité, ce qui devrait constituer, en fin de compte, la tâche de l’histoire de la philosophie.

MALAISE DANS LA PHILOSOPHIE

L’argument dominateur qui, ayant passionné les philosophes de l’Antiquité, se trouvera encore au coeur de la réflexion de Leibniz, et intéresse toujours aujourd’hui des philosophes concernés par des problèmes de logique, et donc traverse toute l’histoire de la philosophie, est connu, selon la formulation complète attribuée à Diodore, uniquement d’après un passage des Entretiens d’Epictète (II, chap. 19). L’intérêt de cette manière de présenter le problème est qu’elle donne lieu à trois types de solutions qui peuvent être représentées schématiquement de la façon suivante, étant reconnu qu’il est impossible d’avoir à la fois A, B et C sans tomber dans d’insolubles difficultés : A et B, mais non C, selon quoi “il y a quelque chose de possible qui n’est pas actuellement vrai et ne le sera pas”, ce qui signifie que tous les possibles ne sont pas appelés à se réaliser (c’est la solution retenue par Diodore); B et C, mais non A, selon quoi “toute assertion concernant un événement passé est nécessaire” puisqu’il n’est pas possible de faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu (c’est la solution retenue par Cléanthe); A et C, mais non B, selon quoi “l’impossible ne suit pas logiquement du possible”, ce qui est le présupposé de base du raisonnement par l’absurde (c’est la solution retenue par Chrysippe). Dans l’ouvrage qu’il a consacré à ce sujet (Contingence ou Nécessité - L’aporie de Diodore et les systèmes philosophiques, éd. de Minuit, 1982), J. Vuillemin exploite ce schéma en vue de faire rentrer toute l’histoire de la philosophie, confrontée à l’examen de cet unique problème dont est postulé le caractère universellement discriminant, dans le cadre de ce qu’il appelle un “système a priori “ (p. 61): tout se passe à ce point de vue comme si les diverses doctrines philosophiques attestées historiquement étaient appelées à venir occuper les cases d’un ensemble préexistant idéalement à son emplissement, ce qui permet de faire accéder leur contenu à une sorte d’intemporalité en donnant les conditions de leur mise en forme logique. Or, lorsqu’Epictète effectue la présentation détaillée de ce schéma, c’est dans une vue bien précise, comme il l’explique immédiatement à la suite de cette présentation en développant ce qui donne son thème principal à ce chapitre des Entretiens. Il suppose qu’on lui demande laquelle des positions ainsi configurées il considère comme étant la plus digne d’être retenue, demande qu’il se refuse à satisfaire en déclarant: “Je vous ai transmis l’histoire du problème...

Mon travail ne diffère pas celui du grammairien...” (Les Stoïciens, textes établis et traduits par E. Bréhier, éd. Gallimard/Pléiade, 1962, p. 933) : c’est-à-dire qu’il n’a rien voulu faire d’autre que reconstituer l’état de la question, en adoptant le point de vue propre à ce que nous appelons aujourd’hui un “historien de la philosophie”, sans que cela implique pour lui nécessité de prendre personnellement position sur le fond de la question, car, s’il sortait à cet égard de sa réserve, il serait du même coup privé du recul indispensable en vue d’en faire objectivement le compte-rendu, sans état d’âme philosophique serait-on tenté de dire . Et, pour mieux caractériser cette attitude qu’il s’est imposée, et dont il refuse énergiquement de se démettre, ce qui n’empêche que, comme on va le voir, il ne lui trouve aucune sorte de justification, Epictète se réfère au type de renseignement qu’on peut espérer raisonnablement tirer de la lecture attentive d’un auteur comme par exemple d’Homère sur les sujets qu’il a traités: “Qui était le père d’Hector? - Priam - Et ses frères ? - Alexandre et Déiphobe - Qui était leur mère ? - Hécube. Telle est l’histoire que j’ai apprise. - De qui ? - D’Homère.”, renseignements que pourront facilement confirmer tous les spécialistes un peu avertis de l’oeuvre d’Homère. Et, revenant à l’argument dominateur qui a donné son point de départ à cette comparaison, il ajoute cette réflexion qui élève la discussion sur un plan qui n’est plus seulement technique mais est pour une part moral: “Si je suis vain, j’énumère dans un dîner tous ceux qui en ont écrit, au grand émerveillement des assistants. Chrysippe aussi a écrit des choses merveilleuses (à ce sujet) dans son premier livre Des possibles, Cléanthe et Archédème ont écrit un traité spécial là-dessus. Antipater en a écrit non seulement dans ses livres Des possibles, mais plus spécialement dans son traité Du dominateur. N’as-tu pas lu ce traité ? - Non - Lis-le” Et cet étalage d’érudition dont l’accumulation souligne le caractère factice peut faire aujourd’hui penser aux masses innombrables de détails n’intéressant en dernière instance que des spécialistes qui visent avant tout à s’impressionner les uns les autres et à occuper la position la plus favorable dans le champ de leur discipline, détails n’ayant que très peu de rapport, voire même aucun, avec le fond des questions en jeu, et tendant plutôt à décourager ceux qui voudraient s’engager dans le traitement de ces questions, qui farcissent les publications actuelles de philologie antique, avec leurs déferlements de littératures secondaires, tertiaires, etc., qui finissent par faire complètement oublier la littérature censément primaire qui leur a donné occasion d’exister et de proliférer.


A de tels spécialistes, dont le principal effort paraît être de culpabiliser celui dont ils exploitent la crédulité en le plaçant en position d’en savoir nécessairement moins qu’eux sur la question, et de ne pas avoir déjà épuisé l’immense matériel documentaire dont les publications savantes nourrissent leurs notes en bas de page, ces notes indigestes semblables aux propos de tables qu’échangent des convives repus, Epictète, et c’est là qu’il voulait en venir, demande de répondre à la question suivante : “Et à quoi cela lui servira-t-il (de savoir tout cela) ? Il sera encore plus bavard et plus vain qu’il n’est maintenant. Qu’as-tu de plus, toi, pour l’avoir lu? Autant nous parler d’Hélène, de Priam, et de cette île de Calypso qui n’a point existé et n’existera jamais.” On ne saurait dire plus clairement qu’une telle pratique de la philosophie métamorphose celle-ci en fiction, en la vidant de sa substance réelle du fait de l’avoir coupée de ses intérêts authentiques. Et dans la suite du chapitre, Epictète explique, c’est là que le conduisait ce détour par l’argument dominateur, que le vrai Stoïcien n’est pas celui qui, ayant étudié la doctrine dans les livres, et l’ayant éventuellement comparée à d’autres, est en mesure de citer la liste des solutions qui ont été apportées à tel ou tel problème dont les enjeux effectifs lui restent étrangers, et qu’il a plus ou moins perdus de vue au cours de cet examen comparatif, mais celui qui, confronté au problème en pratique, donc au coeur même de la tempête qui déchaîne les éléments d’une manière qu’il est impossible d’ignorer, y réagit en se faisant soi-même son opinion et en trouvant l’attitude convenable, celle qui, tout effort d’érudition mis de côté, signe la personnalité du vrai sage, celui qui a su faire effectivement sienne en se l’incorporant la philosophie qu’il défend en son nom propre, au lieu d’en faire un objet de consultation neutre et aseptisé, finalement anonyme. Or l’argument dominateur, qui déroule ses attendus sur un plan purement théorique, où sont confrontées à froid des hypothèses qui tirent l’essentiel de leur intérêt de la façon dont elles sont formulées, est précisément par nature étranger aux exigences d’une philosophie pratique qui poursuit des fins d’une tout autre sorte et se réfère à d’autres types de critères. Il est piquant, notons le au passage, que la principale source concernant un problème devenu classique de la philosophie comme celui des futurs contingents, qui constitue l’exemple type de ce qu’on peut appeler un problème spéculatif consistant à se confronter à un paradoxe dont l’entendement pur est appelé à démêler les éléments, en fasse état comme ne relevant pas de l‘ordre de préoccupations auxquelles s’arrête la vraie philosophie, ce qui revient à le renvoyer aux oubliettes d’une curiosité historienne, seulement soucieuse de savoir ce que Diodore a pu dire, et en quoi, de la manière dont il l’a dit, il est parvenu à se démarquer de positions du types de celles défendues par Cléanthe ou par Chrysippe, problème qui, à juste titre, n’intéresse pas grand monde même s’il a déjà fait couler énormément d’encre.

On s’est étendu quelque peu pour commencer sur ce point très particulier dans l’intention de faire ressortir que ce n’est pas d’aujourd’hui que la philosophie éprouve des difficultés à l’égard d’une approche historienne de ses problèmes, et ressent le besoin de se démarquer d’une telle approche en vue de préserver le caractère authentique de sa démarche. Nul n’est bien sûr obligé d’adopter la position extrême d’Epictète, et de renvoyer dos à dos philosophie théorique et philosophie pratique, dont le rapport est certainement beaucoup plus complexe. Il reste qu’il faut bien admettre que la philosophie est en difficulté avec son histoire, ce qui est pour elle l’occasion d’un assez grave malaise : et ce malaise pourrait même être l’indice, le symptôme, de ce qui constitue par excellence son problème, celui par rapport auquel elle se définit comme philosophie, en entreprenant éventuellement de lui apporter une solution, tout en échouant régulièrement à le faire, ce qui relance le problème en en renforçant l’urgence. La première chose à faire est alors d’identifier la nature de cette difficulté, c’est-à-dire de comprendre ce qui en elle fait problème sur le fond, et arrête la réflexion, en ce double sens qu’elle la sollicite et qu’elle la bloque.

Il apparaît aussitôt que la difficulté en question se présente sous un double aspect, en raison de la polysémie du mot histoire. Comme toutes les formes d’activité rationnelle, la philosophie “a une histoire”, d’abord en ce sens qu’elle se présente comme une activité de pensée en cours de développement, qui a déjà commencé, et qui, chacune de ses réalisations se situant dans le prolongement d’efforts qui l’ont précédée, se présente aussi comme étant en permanence à continuer, ce qui la rend inachevée, voire même inachevable. Et elle “a une histoire” également en cet autre sens que ce développement de son activité, quelle qu’en soit l’allure, que celle-ci soit un progrès, une décadence ou une errance, s’accompagne d’un mouvement de reprise réflexive appliquée à celui-ci, prenant en premier lieu la forme d’une remémoration, qui, à un certain moment de sa propre “histoire”, de fait dans le cours du XVIIIe siècle sur des bases qui avaient déjà été jetées au siècle précédent lorsque l’idée de modernité a commencé à prendre forme, s’est mise à revêtir l’aspect d’une connaissance organique, structurée sur le mode d’une discipline autonome, avec ses spécialistes, ses filières de formation, son corpus, ses intérêts, ses méthodes et ses objets propres, qui sont devenus des sortes de contenus de pensée à part entière. Le second sens double le premier, sous la dépendance duquel il est placé en apparence : on peut concevoir à la rigueur que l’histoire au premier sens, l’histoire originale, puisse avoir lieu en l’absence de l’histoire au second sens, l’histoire réfléchie, ce qui semble s’être effectivement produit jusqu’à l’époque qui vient d’être indiquée, mais non l’inverse : il reste cependant permis de se demander si, durant toute la période où elle n’était pas systématisée, l’histoire réfléchie n’accompagnait pas sous d’autres formes le développement de l’histoire originale, comme on en trouverait par exemple confirmation déjà chez Platon et Aristote.

La question se pose alors de savoir si cette duplication s’opère selon une rapport de conformité, de concordance pleine et entière, comme on l’attendrait de la part de démarches strictement parallèles l’une à l’autre, ou si elle introduit un décalage entre les deux mouvements, décalage qui ouvre entre eux une distance, un écart, c’est-à-dire un espace où peut apparaître une contradiction, donc une occasion de désordre : et ceci serait ce qui, sur le fond, fait problème dans l’histoire de la philosophie dès lors que celle-ci est prise simultanément sous ses deux formes. En conséquence, la réelle difficulté n’est pas de comprendre que la philosophie ait une histoire au sens un, ce qui est le propre non seulement de la philosophie mais de toutes les activités de connaissance, pour ne pas parler des autres activités humaines, ni non plus de comprendre comment elle en est venue à avoir une histoire au sens deux, qui, sous des formes qui peuvent être très variées, concerne également toutes les activités de connaissance, dont aucune ne peut s’exercer durablement de manière complètement spontanée sans jamais faire retour sur soi; mais elle est avant tout de justifier les conditions sous lesquelles ces deux histoires se rapportent l’une à l’autre, étant donné qu’elles coexistent dans une relation qui peut être d’accord ou de désaccord, de proximité ou de distance, de telle manière que, soit elles se corroborent l’une l’autre, soit elles se perturbent ou tout au moins laissent se creuser entre elles un vide où vient se loger un impensable impensé.

Essayons de reformuler cette difficulté autrement, en nous appuyant sur l’analyse que Kant propose dans le passage souvent cité de la méthodologie transcendantale de la Critique de la raison pure où est examinée l’architectonique de la raison pure. Kant commence par remarquer que toute connaissance peut être examinée à deux points de vue, l’un objectif, l’autre subjectif. Objectivement, elle est identifiée en elle-même relativement au contenu auquel elle se rapporte et selon les modalités sous lesquelles elle s’y rapporte. Subjectivement, elle se caractérise en fonction des conditions de son acquisition par le sujet qui la détient comme étant non seulement une connaissance en général, énoncée à la troisième personne, mais une connaissance qu’il a faite sienne parce qu’il la sait effectivement, c’est-à-dire qu’il la possède à la première personne. Appréhendée à ce second point de vue, la connaissance, explique Kant, peut prendre elle-même deux formes : soit elle est connaissance rationnelle, cognitio ex principiis, qui trouve sa justification en elle-même pour autant qu’elle est développée uniquement à partir de ses principes initiaux, en dehors de tout autre élément d’appréciation, selon les modalités propres à un ars inveniendi ; soit elle est connaissance historique, cognitio ex datis, dont la validité est authentifiée par référence à des éléments extérieurs : et dans ce cas l’acquisition de la connaissance consiste en l’assimilation ou intégration de ces éléments à la conscience subjective ratiocinante, qui ne les a pas spontanément tirés de son fonctionnement, mais a dû les “apprendre” en se soumettant aux règles d’un ars docendi, par lequel elle en a été instruite dans le cadre d’une structure d’enseignement dont ces éléments externes ont eux-mêmes été les instruments.

La particularité de la connaissance philosophique, on peut parler à cet égard d’un véritable paradoxe, est que ses principia, une fois engendrés comme tels par les philosophes qui en sont les auteurs, peuvent prendre la forme de data, susceptibles, une fois institués, d’être repris tels que ces auteurs les ont laissés, ce qui paraît brouiller la distinction entre les deux formes de connaissances : la connaissance ex principiis, celle qui prend naturellement place dans le cadre de l’histoire originale où elle se forme par sa dynamique propre, et la connaissance ex datis , celle qui se situe dans le cadre de l’histoire réfléchie, qui offre une image plus ou moins conforme du modèle que lui fournit la première et en transpose la réalité sur un autre plan . En d’autres termes encore, dans le cas particulier de la philosophie, une connaissance peut être objectivement ex principiis, c’est-à-dire rationnelle, tout en étant subjectivement ex datis, c’est-à-dire historique : c’est ce qui se passe par exemple lorsque je prends connaissance à partir d’éléments d’information qui me sont fournis à son sujet, et qui sont presque tous empruntés à une culture livresque, d’un système de pensée préalablement constitué, Kant prend comme exemple celui de Wolf, - et cet exemple n’est pas de sa part innocent, car un système d’allure dogmatique est, mieux que tout autre, susceptible d’un apprentissage de ce genre, ce qui n’empêche qu’on pourrait se référer à un tout autre type d’exemple, comme l’aporie de Diodore de la manière dont Epictète en fait état -, système que je cherche à comprendre, en en assimilant aussi complètement et aussi fidèlement que possible les attendus, qui se présentent alors à moi, comme des données de fait, et non comme des principes de droit. Quelle est au juste, dans le cas de la connaissance philosophique, la différence entre des données de fait et des principes de droit ?

C’est que les premières préexistent sous des formes préalables qui ne sont plus susceptibles d’être transformées, puisque qu’elles ne sont rien d’autre que ce que leur existence donnée les fait être, et s’offrent seulement à être recensées ou enregistrées telles qu’elles ont été ainsi données; alors que les seconds, les principes de droit, qui relèvent d’un examen rationnel, s’offrent par là même à une critique qui les fait apparaître comme non déjà tout constitués sous leur forme définitive, mais en cours d’élaboration, et susceptibles comme tels d’être modifiés, voire même suspendus ou supprimés. Des données de fait sont intangibles, seules étant éventuellement discutables, et falsifiables, les conditions dans lesquelles elles nous sont communiquées; alors que des principes de droit peuvent à tout moment être critiqués, et éventuellement récusés pour eux-mêmes au nom d’autres principes. Dans le cas de la connaissance historique, on a affaire à une activité de pensée réceptrice, et donc passive, qui est celle assignée à celui qui apprend d’un autre, c'est-à-dire l’élève qui a seulement a acquérir des connaissances élaborées sans qu’il ait lui-même part à leur élaboration et sans qu’il ait à en assumer la responsabilité; et dans le second cas on a affaire à une activité de pensée présentant une dimension réellement active, c’est-à-dire capable de façon spontanée d’inventer magistralement, donc de produire par sa logique propre, sans avoir à suivre les leçons d’un maître, des vérités nouvelles, au lieu de se contenter de les reprendre et de les ressasser comme déjà toutes formées et s’offrant à être ressaisies à l’identique, sans possibilité de rectification qui les altérerait de façon irrémédiable.

Ce que nous appelons “histoire de la philosophie” serait entièrement pris dans ce dilemme de l’activité et de la passivité, du fait et du droit, dilemme apparemment insoluble, ce qui est la raison pour laquelle on peut le considérer comme étant le problème par excellence de la philosophie considérée en tant que telle, problème qui est pour elle le symptôme d’un indiscutable malaise. C’est précisément à cela que Kant veut en venir dans le passage auquel ce schéma d’argumentation a été emprunté : il s’en sert en effet pour montrer que la forme de connaissance que, en raison de sa vocation intrinsèquement rationnelle, on serait le plus tenté de rapprocher de la philosophie, à savoir la mathématique, échappe complètement à ce dilemme , ce qui est la raison pour laquelle on peut, sans problème, c’est-à-dire sans en dénaturer le contenu, apprendre la mathématique, et non seulement une mathématique, alors que, selon la formule bien connue, bien qu’on ne prenne pas toujours la peine d’en reconsidérer les attendus, on n’apprend pas la philosophie mais seulement à philosopher. Pourquoi ne peut-on apprendre la philosophie? Parce qu’une telle entreprise se heurte tout de suite à la nécessité de choisir quelle philosophie on se prépare à apprendre ou à enseigner : en effet, on peut tout au plus apprendre ou enseigner une philosophie, par exemple celle de Descartes ou celle de Spinoza, ce qui n’est pas la même chose, et soulève la question extrêmement embarrassante de savoir quelle relation il peut bien y avoir entre la philosophie comme telle et des philosophies comme celles-ci considérées dans la particularité que signe le nom de leur auteur, deux solutions également insatisfaisantes s’offrant en vue de résoudre cette question. Ou bien on admet que la philosophie est ce qu’il y a de commun à plusieurs philosophies, par exemple celle de Descartes et celle de Spinoza, ce qui implique qu’il serait possible de dégager les principes qui seraient communs à ces deux philosophies et sur lesquels elles reposeraient identiquement, principes dont on imagine aisément la pauvreté, la faible teneur rationnelle : en ne retenant que les points sur lesquels Descartes et Spinoza s’accordent et en éliminant ceux sur lesquels ils sont en désaccord, on parviendrait à la rigueur à fabriquer une vague vulgate rationaliste, mais on n’aurait certainement pas de quoi élaborer une philosophie digne de ce nom, c’est-à-dire réellement consistante. Ou bien on admet que la philosophie est ce qui ne se trouve dans aucune philosophie particulière parce qu’elle en transcende la particularité, d’une manière qui fait d’elle quelque chose d’apparemment insaisissable, de définitivement inconnaissable, à la manière de la chose en soi de Kant, qui se tient en arrière de tous les phénomènes, mais ne se trouve ou ne se présente en aucun d’entre eux. D’où l’on peut se risquer à conclure que ce qu’on appelle “la” philosophie a tout autant de réalité que la chose en soi kantienne ou l’infini positif de Descartes, dont on a une idée claire et distincte par laquelle on est sûr qu’il existe sans cependant pouvoir détailler le contenu de cette idée qui, inanalysable, est aussi incompréhensible.

De là vient le soupçon : et si, la philosophie, ça n’existait pas, ou du moins si ça n’existait que sous la forme d’une exigence de droit définitivement incapable de se transformer en réalité de fait? Ce qui explique l’inévitable dilution du contenu de cette notion lorsque s’effectue le passage de l’histoire originale à l’histoire réfléchie.

Confronté à ce même dilemme, dans lequel on peut voir la blessure la plus intime de la philosophie, parce qu’il constitue l’indice d’une difficulté qu’elle ne parviendra jamais à surmonter qu’illusoirement, difficulté qui la sollicite en permanence et dans laquelle il n’est pas interdit de voir, corrélativement, sa raison d’être, Merleau-Ponty, dans la présentation d’une Encyclopédie des philosophes célèbres parue sous sa responsabilité en 1956 aux éditions Mazenod, texte repris en 1960 dans Signes , avance la formule “partout et nulle part” qui sert d’intitulé à cette présentation, où est proposée une réflexion sur le très problématique rapport que la philosophie entretient avec son histoire, ou plutôt avec ses histoires dont la liaison est plus ou moins harmonieuse ou conflictuelle.

Partant de la question traditionnelle “Comment verrions-nous croître à travers les philosophies une seule philosophie ?” (p. 159), Merleau-Ponty expose les principales difficultés de la réponse hégélienne à cette interrogation, réponse qui revient finalement, en les soumettant à la dialectique du déjà et du pas encore, à rabattre toutes les philosophies sous la figure formalisée d’un unique système, achevé ou en cours de réalisation, qui, du fait de son caractère global, qui le rend totalement absorbant, reproduit la particularité des diverses philosophies en annulant idéalement, voire même fictivement, la dimension proprement historique de cette particularité. Dans une telle perspective, les différentes philosophies, transmuées en “moments” du système, en traduisent la dynamique formelle en faisant rentrer cette dynamique dans un espace de la pure présence : dans cet espace, toute actualité est transcendée par le miracle d’un devenir qui, au fur à mesure qu’il avance se supprime comme devenir en prenant la forme d’un accomplissement; la thèse de Hegel est en effet que l’histoire, comme succession au cours de laquelle ses différentes étapes se nient entre elles, trouve par là même en soi le moyen qui lui permet de revenir sur elle-même et de se nier dans la forme de la négation absolue, c’est-à-dire de la négation qui, se retournant contre soi, se prend directement pour objet, ce qui est la condition de son dépassement, de sa suppression comme pure et simple négation qui n’est que négation. Miracle rationnel qui est aussi un insondable mystère, au point de vue duquel, écrit Merleau-Ponty, “la Vérité est un système imaginaire, contemporain de toutes les philosophies, qui saurait garder sans perte leur puissance signifiante, et dont une philosophie existante n’est évidemment que l’ébauche informe” (p. 160). Mais l’échec d’une telle entreprise est du même coup révélateur de ce qui constitue son envers : la réalité éclatée, définitivement parcellaire de ce que nous appelons “la” philosophie, qui échappe à toute entreprise de récollection, et, au risque de se muer en un recueil d’opinions, se disperse à l’infini de ses manifestations, qui ne peuvent être coordonnées entre elles que sur la base de leurs insurmontables différences. D’où la conclusion vers laquelle se dirige Merleau-Ponty: “Il n’y a pas une philosophie qui contienne toutes les philosophies ; la philosophie tout entière est, à certains moments, en chacune. Pour reprendre le mot fameux, son centre est partout et sa circonférence nulle part” (p. 161). C’est cette conclusion que résume sous une forme concentrée la formule dont nous étions partis: “Partout et nulle part”.

La logique du “partout et nulle part” rend du même coup relative, et à la limite indifférente, la séparation entre “dedans” et “dehors”. Ce que nous appelons les philosophies particulières, telles qu’elles apparaissent dans l’espace de l’histoire originale, et qui semblent se suffire chacune à elle-même, ne sont pas en réalité des entités closes, sur le modèle d’un pur dedans qui se fermerait à toute intrusion ou contamination par un dehors, celui-ci étant alors diagnostiqué comme représentant à son égard une menace éventuelle d’altération. En effet, ce qui fait d’une philosophie historique une figure de la pensée à nulle autre pareille, devant être appréhendée dans son indépassable singularité, qui la rend à tous les sens du mot, “unique”, est aussi le principe qui la dérange et la déstabilise de l’intérieur en lui imposant une limite qui est sa limite, celle qu’elle se fixe en la tirant d’elle-même et qui est la cause de tous ses embarras, c’est-à-dire des questions que l’on peut se poser son sujet, questions qui font à la fois sa difficulté et son intérêt : car il n’y aurait pas ou plus lieu de s’intéresser à une pensée qui paraîtrait comme allant de soi, ne présentant aucune sorte de difficulté, et au sujet de laquelle il n’y aurait pas du tout lieu de s’interroger. En arrière de leur fermeture apparente, les philosophies les plus systématisées cachent donc une profonde malléabilité et perméabilité, qui les inquiète, et les ouvre à des atteintes qu’elles interprètent comme extérieures à leur ordre, alors qu’elles en appellent d’elles-mêmes par leur logique propre la nécessité lancinante sans laquelle elles ne seraient pas ce qu’elles sont.

C’est pourquoi il n’est pas correct de dire que les philosophies diverses prennent place dans l’Histoire, avec une majuscule, qui serait le champ à l’intérieur duquel elles se développent globalement : car c’est plutôt leur histoire qui est en elles ou vient à elles, histoire à laquelle elles offrent un lieu d’accueil provisoire, un hébergement plus ou moins stable ou de fortune, qui dans aucun cas ne peut prendre la forme d’une place forte inexpugnable, inaccessible à tout assaut venu de l’extérieur: car si cela avait jamais pu se produire, cela ne manquerait pas non plus de se savoir. De ce point de vue, le Kamfplatz dont parle Kant, et qui est le terrain où les philosophies historiques se confrontent en dégainant leurs armes qui sont en principe leurs arguments, est aussi l’espace où elles s’affrontent à leurs conditions réelles d’existence dont certaines, et même la plupart, relèvent de l’ordre du non-philosophique auquel elles ne peuvent complètement se soustraire. On ne voit pas en effet comment du philosophique pourrait exister indépendamment du dialogue qu’il entretient en permanence avec du non-philosophique, dialogue qui représente l’altérité à soi, cette intime différence qui fait justement du philosophique quelque chose d’unique et d’incomparable, mais non de totalement séparé. Le fait que la philosophie soit exposée en permanence à s’apparaître sous les espèces de quelque chose en quoi elle ne se reconnaît pas vraiment et qui comporte un élément d’indécidabilité est sans doute une menace pour son existence, et la source pour elle d’un pénible malaise, mais c’est aussi la matière dont cette existence tire sa substance et se nourrit; elle en a impérativement besoin pour impulser le mouvement à travers lequel elle se relance vers de nouvelles figures de sa réalisation.

Le paradoxe de la philosophie, dont nous parlions pour commencer, peut donc aussi s’énoncer de la manière suivante : c’est avec du non-philosophique qu’on fait du philosophique, dans des conditions telles que celui-ci est exposé, voire même appelé, en permanence à se défaire et à retourner à l’état de non-philosophique, suivant le double jeu déjà identifié de la cognitio ex principiis et de la cognitio ex datis. La philosophie est au rouet de cette alternance qui lui fournit la trame de son histoire, sur les deux plans de son histoire originale et de son histoire réfléchie, où s’effectue indéfiniment cet échange du philosophique et du non-philosophique qui met sa vérité en perpétuelle balance. C’est pourquoi, dans un tel contexte, la thèse bien connue de la fin de la philosophie, dont les occurrences sont multiples et éventuellement contradictoires, n’est qu’une des formes momentanées prises par cet échange, forme à laquelle il est en conséquence impossible de reconnaître un caractère définitif : si la philosophie finit ou est finie, ce qu’on peut soutenir à la rigueur, c’est parce qu’elle n’en finit jamais de finir, et aussi de revenir sur ses pas au risque de piétiner sur place ou de se perdre; et, du même coup, elle n’en finit jamais non plus d’effacer ses traces aussitôt celles-ci marquées, ou du moins elle n’en finit jamais d’essayer de le faire; c’est pourquoi tout se passe comme si elle n’avait jamais commencé, ce qui nécessite que son entreprise soit sans cesse à reprendre à zéro. De ce point de vue, que la philosophie ait un problème avec son histoire, et soit par là même en malaise avec elle-même, n’étonne plus, mais apparaît comme étant sa condition normale d’existence, pour autant qu’il soit possible de parler de la forme normale d’un paradoxe. La philosophie est présente jusque dans les figures qui paraissent signifier son absence en la confrontant au risque de ce qu’elle n’est pas. Il n’y a donc aucune raison pour que la philosophie ait peur de son histoire, même s’il se révèle qu’il lui est définitivement interdit de vivre en paix avec celle-ci, c’est-à-dire de se produire et de se représenter à elle-même sous une forme achevée dans laquelle son secret serait élucidé et son énigme dissipée, ce qui en tarirait pour toujours le discours ramené au rang d’un vain babil.

On dira en conséquence que, bien que l’histoire produise la philosophie, elle ne parvient pas à l’expliquer complètement, à moins de se métamorphoser elle-même en philosophie, en devenant par exemple philosophie de l’histoire. Dans le texte précédemment cité, Merleau-Ponty écrit dans ce sens que

“l’explication” historique est une manière de philosopher sans en avoir l’air, de déguiser ses idées en choses et de penser sans précision. Une conception de l’histoire n’explique les philosophie qu’à condition de devenir philosophie elle-même, et philosophie implicite” (p. 162).

C’est cette capacité de la philosophie de jouer sur les deux modes de l’explicite et de l’implicite, et suivant la formule de Merleau-Ponty de “déguiser ses idées en choses”, mais aussi, pourquoi pas ?, de déguiser ses choses en idées, qui permet du même coup de comprendre pourquoi, ne commençant jamais elle ne doit non plus jamais finir. On ne sort pas de la philosophie, et c’est en ce sens qu’elle est “partout et nulle part”, dedans et dehors, aussi bien là où elle est présente que là où elle est absente, absente à elle-même, à ce qu’elle a été et à ce qui n’est pas elle, ce que Merleau-Ponty interprète encore de la façon suivante :

“La philosophie est partout, même dans les “faits”, et elle n’a nulle part de domaine où elle soit préservée de la contagion de la vie” (p. 163).

Par “vie”, il faut entendre ici la vie des faits, cette vie qui élève les productions de la philosophie, c’est-à-dire ses principes, au rang de faits : faits qui sont des principes, principes qui sont des faits. Ce dont, redisons le, il n’y a aucune raison sérieuse de s’étonner ou de se scandaliser. Si la philosophie est excédée par son histoire, elle ne doit pas oublier qu’elle se tient en permanence en excès par rapport à elle, puisqu’elle parvient à lui imposer ses significations et ses problèmes, qui tirent leur valeur de signification d’être et de rester en attente de leur résolution. C’est pourquoi la modalité propre aux assertions de la philosophie, si on prend la peine de sonder celles-ci en profondeur, se révèle être l’interrogation, interrogation qu’elle tourne à la fois vers le dedans et vers le dehors, contre elle-même et contre les éléments extérieurs qui la produisent en la perturbant.

On commence alors à entrevoir la nature assez particulière du “devenir de la philosophie”, formule dont s’était servi Gérard Lebrun pour intituler la très belle étude consacrée au difficile rapport de la philosophie à son histoire qui conclut le volume III des Notions de philosophie publié en 1995 sous la responsabilité de Denis Kambouchner. Ce devenir n’est pas seulement celui dans lequel la philosophie est entraînée du fait de devoir s’investir dans les figures des diverses philosophies attestées par l’histoire, ce qu’elle fait au risque de se perdre comme Philosophie au singulier et avec une majuscule; mais il est aussi le devenir dans lequel sont entraînées ces diverses philosophies du fait qu’il ne va pas du tout de soi de les apprendre sur le mode de la cognitio ex datis, puisqu’elles s’offrent à être en permanence réinventées, comme si, sous la forme même dans laquelle leur texte les enregistre, elles relevaient encore d’une cognitio ex principiis au point de vue de laquelle elles sont des objets de discussions, discussions dont le cours semble ne devoir jamais se fermer.

Kant, qui espérait, par la voie de la critique, ramener la paix dans la philosophie, déplorait que l’ensemble de l’histoire passée de celle-ci se fût déroulée comme sur un champ de bataille où, à tous les sens de l’expression, elle étale ses divisions. Effectivement, cette histoire a été jalonnée tout au long de son déroulement par de spectaculaires “querelles”: celle des amis des formes et des amis de la matière du temps de Platon; la querelle des universaux au Moyen-Age; la querelle des Anciens et des Modernes à l’époque classique; le Pantheismusstreit déclenché en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle qui a eu un retentissement en France avec un décalage de plusieurs dizaines d’années sous le nom de querelle du panthéisme; la querelle de la philosophie chrétienne au XXe siècle, pour ne citer que quelques épisodes saillants d’une épopée emplie de bruit et de fureur, où, comme s’il était impossible de discuter sans se disputer ou se chamailler, ne se sont jamais tues longtemps les aigres voix de la discorde et de l’invective. Et, bien sûr, cette ambiance permanente de controverse jette la suspicion sur le caractère rationnel, voire même raisonnable, de l’activité philosophique qui tend naturellement à transformer ses débats en affrontements dont l’allure paraît davantage politique que scientifique, et privilégie la violence, donc en dernière instance le conflit des volontés, sur la persuasion intellectuelle par voie d’arguments et de démonstrations en règle, pour faire valoir, c’est-à-dire en fait prévaloir, des thèses qui ne semblent ne pouvoir s’affirmer qu’en s’opposant et en cherchant à se détruire réciproquement. Précisons d’ailleurs que ces belliqueuses querelles, même si elles ont pu présenter au moment de leur déclenchement le caractère de bagarres personnelles mettant aux prises des protagonistes individuellement nommés et identifiés, se sont ensuite propagées à des communautés d’opinion élargies, appelées à s’engager dans le débat ainsi amorcé, et sommées de se ranger sous la bannière de l’une ou l’autre partie, de choisir leur camp, dans le cadre de ce qui s’est ainsi mué en de véritables batailles rangées où l’on n’hésitait même pas à l’occasion à faire prendre les armes à des morts.

Mais faut-il s’effaroucher de la combativité d’une démarche qu’Althusser, jouant à fond cette carte, a pu définir comme “lutte des classes dans la théorie” ? Le contraire du différend, tel qu’il sortirait de sa résolution, ce serait l’indifférence, résultant d’une artificielle neutralisation du travail de la pensée philosophique, sommée de se maintenir à tout prix sur une voie unique de développement, ce qui reviendrait peut-être à la supprimer en tant que philosophie. Et d’ailleurs, le moyen le plus efficace auquel un philosophe puisse recourir en vue de se faire comprendre n’est-il pas, en vue de polémiquer avec lui, de se donner un adversaire, plus ou moins fictif ou réel, dont la réfutation lui fournit un prétexte pour faire ressortir les aspects positifs de sa propre démarche ? Peut-on concevoir Théophile sans Philalèthe, cet autre “Phile” auquel le lie intimement la discussion qu’il conduit avec lui, discussion qui est beaucoup plus qu’une controverse entre des positions extérieures et indépendantes?

Ce phénomène a aussi concerné l’histoire de la philosophie lorsque ce nom a plus spécialement désigné l’étude des doctrines des philosophes, étude qui a donné lieu à des débats qui ont pu être acharnés, et ont d’ailleurs contribué à restituer à cette discipline à part entière qu’est devenue l’“histoire de la philosophie” des enjeux proprement philosophiques ne concernant pas seulement la méthodologie de l’histoire des idées. C’est ainsi par exemple que, dans la seconde moitié du vingtième siècle, l’interprétation de la philosophie de Descartes a donné lieu en France à deux bruyantes querelles dont les échos résonnent encore aujourd'hui. Il y a eu, dans les années cinquante, celle qui s’est élevée entre Ferdinand Alquié, tenant d’une lecture qu’on peut dire “existentialiste” du cogito , et Martial Gueroult, partisan de l’ordre des raisons : cette discussion, en dehors de ses aspects particuliers, souvent assez techniques, portait plus généralement sur la question de savoir si lire un philosophe suppose l’examen de la genèse personnelle de sa pensée qui en fait une expérience mentale singulière, ou a pour unique propos de reconstituer une structure argumentative et démonstrative impersonnelle et essentielle prenant place dans une typologie globale des systèmes. Et puis, il y a eu, au cours de la décade suivante, l’assez pénible dispute qui s’est élevée entre Michel Foucault et Jacques Derrida à propos de la lecture de quelques lignes de la première des Méditations Métaphysiques, discussion qui a pris rapidement un tour fort vif, voire même virulent, et dans laquelle la communauté des personnes s’intéressant à la philosophie a été, comme dans le cas de la précédente, largement prise à témoin et impliquée, ce qui, à partir de la considération de ce qui pouvait à une vue rapide apparaître comme un point de détail, a fait venir au jour des enjeux beaucoup plus larges concernant la nature du discours philosophique et des événements de pensée dont celui-ci est le lieu ou l’occasion. De ceci, il se conclut immédiatement qu’on n’aura jamais fini de lire et de relire un “classique” comme Descartes, pour autant que son discours est porteur d’enjeux de pensée qui débordent l’époque pour laquelle il a été écrit. Qu’est-ce en effet qu’une grande oeuvre philosophique comme les Méditations métaphysiques ? Ce n’est pas, du moins pas seulement, un répertoire où seraient consignées un certain nombre d’idées toutes faites qui y seraient déposées et en quelque sorte gelées dans l’attente de leur réactivation qui prendrait simplement la forme d’une cognitio ex datis ; mais c’est une machine à forger des idées et des arguments, dans la forme d’une réflexion active et vivante dont la dispute ou la querelle est l’une des formes les plus voyantes, ce qui, sous les espèces de la critique, renvoie aux exigences d’une cognitio ex principiis. Par là même, comme on a déjà eu l’occasion de le signaler, la distinction entre ces deux formes de connaissances se trouve brouillée sur le fond.

Abordons cette difficulté encore par un autre biais. En 2000, le médiéviste Michel Zink organisait, dans le cadre des activités du Collège de France, un colloque dont les Actes ont été récemment publiés sous le titre L’oeuvre et son ombre - Que peut la littérature secondaire ? (éd. de Fallois, Paris 2002). L’objet de cette rencontre était donc la notion de Sekundärliteratur, initialement forgée dans le cadre des études universitaires allemandes pour désigner toute production de texte adossée à une base textuelle préalable, réputée par rapport à elle “primaire”, la question restant posée bien sûr de savoir si cette primarité peut disposer d’un caractère absolu ou bien n’est que relative. Dans le texte de présentation du volume où sont recueillies les études consacrées à ce thème d’un intérêt très particulier en apparence, qui concerne en premier lieu les pratiques et les problèmes de l’érudition, M. Zink justifie dans les termes suivants le titre qu’il lui a donné:

“La littérature secondaire est comme l’ombre projetée par la littérature primaire : que celle-ci disparaisse, elle disparaît aussi. L’ombre n’existe pas sans l’objet. On pourrait dire encore qu’elle vit à l’ombre de la littérature primaire, et même que la littérature primaire lui fait de l’ombre. L’ombre n’existe pas sans l’objet, mais l‘ombre prolonge l’objet, en donne la mesure à la fois déformée et exacte en fonction de la place et de l’intensité de la lumière qui se porte sur lui. L’ombre, qui n’existe pas sans l’objet, lui confère en retour sa réalité. Peter Schlemihl l’a appris à ses dépens. Et lorsque la peinture a su représenter les ombres, elle a fait un pas décisif dans la représentation du réel.” (p. 11)

Résumons en deux phrases cette belle analyse en forme de métaphore : la littérature secondaire est celle qui a besoin d’une littérature primaire pour exister, puisque c’est celle-ci qui projette en elle son ombre; mais, réciproquement, sans littérature secondaire qui en creuse les reliefs en perspective, sous un éclairage donné, il risque de ne pas y avoir de littérature primaire qui vaille et puisse être reconnue comme telle : des oeuvres dont on ne parle pas ou plus, et qui ne nourrissent pas ou ont cessé de nourrir une nouvelle production textuelle qui en entretienne la mémoire vivante, ou comme on dit la flamme, sont comme s’ils n’avaient pas existé, et risquent, étant passés à l’état de lettre morte, d’être perdus pour toujours. Hoffmanstahl a fait un livret d’opéra de l’histoire de la Femme sans ombre, dont le corps transparent comme un cristal est privé de la possibilité de porter une postérité. D’où la gloire et la misère de cette littérature secondaire qui est une littérature subordonnée, voire même asservie, sans laquelle pourtant la maîtrise que détient à son égard la littérature sur laquelle elle prend appui n’aurait aucun moyen de s’exercer et resterait de l’ordre d’une potentialité inaccomplie et vouée à le rester.

Pour traiter cette stimulante question, M. Zink avait convoqué des spécialistes de littérature (comme M. Fumaroli et A. Compagnon), des sociologues (comme P. Bourdieu et P. Casanova), des historiens de l’art (comme Y. Bonnefoy), mais pas de philosophes, ce qui est de sa part une surprenante omission. Car qui plus que les philosophes est concerné par un problème comme celui-ci? Ceux-ci, comme encombrés en permanence de l’histoire passée de leur discipline, représentée à travers les grandes doctrines qui leur tiennent lieu de littérature primaire, mais à propos desquelles on ne peut pourtant manquer de se demander si elles ne sont pas déjà en elles-mêmes de la littérature secondaire, ne savent en effet comment s’en débarrasser ni quoi en faire, le dilemme entre le fait de vivre avec elles ou de vivre sans elles étant apparemment insurmontable, et constituant l’une des limites sur lesquelles bute interminablement l’entreprise philosophique, d’où comme on l’a vu son malaise. L’une des principales accusations portées contre la continental philosophy ne repose-t-elle pas sur le fait, apparemment avéré, que celle-ci n’a pas su trancher ce dilemme et s’est laissée embarrasser par le poids d’une référence omniprésente à des traditions de pensée qui sont le symptôme manifeste de l’absence d’une pensée effectivement vivante et autonome, c’est-à-dire effectuée au présent de l’activité ratiocinante confrontée à de vrais problèmes, c’est-à-dire à des problèmes posés complètement pour eux-mêmes ex principiis, activité qui devrait pouvoir en droit se passer de toute mémoire, pour la raison que celle-ci doit en retarder, voire même en bloquer complètement l’avancée?

Or ce soupçon, qui en premier lieu concerne la pratique même de la philosophie, et présente son attachement à son histoire comme le symptôme d’une véritable maladie, et non seulement d’un épisodique malaise, concerne également, sur le plan secondaire qui lui est assigné, le travail effectué par les historiens de la philosophie, ce qui nous ramène à notre interrogation de départ. Se pose en effet la question suivante: les grandes philosophies, en survivant à leurs auteurs, et en projetant leur ombre, ou leurs images, dans l’histoire, ce qui les amène à revêtir l’allure de figures générales de la pensée connotées en -ismes, comme c’est le cas par exemple de Descartes lorsqu’il devient la caution ou le prétexte de “cartésianismes” plus ou moins fidèles ou infidèles à l’esprit initial de sa pensée avouée et déclarée, telle qu’elle a été par lui formulée ex principiis , ne sont-elles pas condamnées à fonctionner hors d’elles-mêmes, sur un mode qu’on peut dire non-philosophique dans la mesure où il échappe aux critères qui ont défini sa légitimité à l’origine, et qui, davantage qu’aux exigences d’une cognitio ex datis, répond à celles d’autres principes qui en renouvellent le contenu en totalité ou en partie ? Et n’est-ce pas le destin historique de la philosophie ou tout au moins des philosophies de devenir quelque chose de non philosophique, ou d’autrement philosophique, ce qui serait peut-être la forme par excellence de leur accomplissement ? Il y aurait lieu alors de parler d’un devenir réel de la philosophie, et il serait juste de dire que les philosophes, alors même qu’ils croyaient interpréter le monde, ont contribué à leur insu à sa transformation, même si celle-ci ne va pas, du moins pas tout à fait, dans le sens qu’ils auraient eux-mêmes préconisé. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, même venus du passé le plus lointain, tous les philosophes sont parties prenantes à notre présent auquel ils sont intégrés comme s’ils étaient des contemporains, sous des formes qui ne sont donc pas seulement celles de la remémoration antiquaire, mélancoliquement tournée vers un passé révolu du fait d’être devenu inactuel.

Ceci nous ramène à nouveau à Merleau-Ponty et à sa réflexion au sujet du fait que la philosophie poursuit son entreprise “partout et nulle part” : elle le conduit justement à réexaminer le cas de Descartes, en rapport avec la scission qu’introduit dans sa pensée la succession de ses interprétations qui l’entraîne dans le mouvement de son propre devenir. Cette scission est celle qui passe entre, d’une part, le mode de pensée cartésien que nous nous représentons comme étant le “Descartes en soi”, que ce soit celui du système ou celui d’une expérience de pensée menée à la première personne, et, d’autre part, le “Descartes pour nous”, celui de l’histoire, que déploient et dispersent à l’infini les successifs efforts d’élucidation ou d’exploitation de cette pensée, histoire qui, si contradictoire qu’elle nous apparaisse, n’en est pas moins l’indice de sa fécondité, et constitue, toujours au présent, la réalité de ce que nous rangeons plus ou moins à juste titre ou fictivement sous le nom de Descartes. C’est ce que veut signifier Merleau-Ponty lorsqu’il écrit:

“Sartre opposait un jour le Descartes qui fut, qui vécut cette vie, prononça ces paroles, écrivit ces ouvrages - bloc inentamable, borne indestructible - et le cartésianisme, “philosophie baladeuse”, insaisissable parce qu’elle change sans cesse entre les mains de ses héritiers. Il avait raison, à ceci près que nulle frontière n’indique jusqu’où va Descartes et où commencent ses successeurs, et qu’il n’y aurait pas plus de sens à dénombrer les pensées qui sont dans Descartes et celles qui sont chez eux qu’à faire l’inventaire d’une langue. Sous cette réserve, ce qui compte, c’est bien la vie pensante qu’on appelle Descartes et dont ses oeuvres sont le sillage heureusement conservé. Ce qui fait que Descartes est présent, c’est que, environné de circonstances aujourd’hui abolies, hanté des soucis et de quelques illusions de son temps, il a répondu à ces hasards d’une manière qui nous apprend à répondre aux nôtres, bien qu’ils soient différents, et notre réponse différente aussi.” (Signes, éd. Gallimard, 1960, p. 160)

C’est pourquoi “la vie pensante qu’on appelle Descartes”, pour reprendre la belle formule de Merleau-Ponty, est pour nous aujourd’hui l’objet d’une réflexion qui la déborde et en fait un motif de perplexité davantage qu’une référence rassurante, bien arrêtée dans des limites qui préservent sa parfaite cohérence à soi. Descartes a prétendu parvenir à la certitude en triomphant de l’épreuve du doute : ce qui n’empêche que ses certitudes restent pour nous douteuses, en ce sens que nous n’avons toujours pas fini d’en interroger le contenu. Or cette difficile, et si l’on veut tragique, en tout cas paradoxale, condition est celle que partagent tous les philosophes dignes de ce nom, qui communient dans l’incertitude de leurs certitudes, qui est aussi la certitude de leurs incertitudes.

Citons une dernière fois Merleau-Ponty :

“Même à considérer un seul philosophe, il fourmille de différences intérieures et c’est à travers ces discordances qu’il faut retrouver son sens “total”. Le Descartes absolu dont parlait Sartre, celui qui a vécu et écrit une fois pour toutes il y a trois siècles, si j’ai peine à retrouver son “choix fondamental”, c’est peut-être parce que Descartes lui-même, à aucun moment, n’a coïncidé avec Descartes; ce qu’il est à nos yeux d’après les textes, il ne l’a été que peu à peu, par réaction à lui-même, et l’idée de le saisir à sa source est peut-être illusoire si Descartes n’est pas quelque “intuition centrale”, un caractère éternel, un individu absolu, mais ce discours hésitant d’abord, qui s’affirme par l’expérience et l’exercice, qui s’apprend lui-même peu à peu, et ne cesse jamais tout à fait de viser cela même qu’il a résolument exclu. On ne choisit pas une philosophie comme un objet. Le choix ne supprime pas ce qui n’est pas choisi, mais le maintient en marge. Le même Descartes, qui distingue si bien ce qui relève de l’entendement pur et ce qui appartient à l’usage de la vie, se trouve tracer du même coup le programme d’une philosophie qui prendrait pour thème principal la cohésion des ordres qu’il distingue. Le choix philosophique (et les autres sans doute) n’est jamais simple. Et c’est par ce qu’elles ont d’ambigu que la philosophie et l’histoire se touchent.” (id., p. 165)

Ce que Merleau-Ponty appelle “le programme d’une philosophie qui prendrait pour thème principal la cohésion des ordres qu’il (Descartes) distingue”, c’est le programme que lui-même, Merleau-Ponty, s’est assigné en tant que philosophe original qui se place dans la démarche d’une cognitio ex principiis, et en même temps reste un lecteur attentif et exigeant de Descartes, dans lequel il ne voit pas seulement l’objet offert à une cognitio ex datis parce qu’il raisonne à partir de Descartes, c’est-à-dire du problème ou du réseau de problèmes qui a pour nous nom Descartes, en entreprenant de mesurer ce qui constitue la démesure propre de Descartes, cette démesure qui propulse son discours au-delà de ses choix initiaux explicites et fait de lui un discours bourré d’implicite, un discours susceptible d’avoir une histoire qui en reproduit sans fin les énigmes, en explorant le secret qui, pour toujours sans doute, doit rester caché sous le nom de Descartes.

Pour conclure cet exposé qui se veut l’évocation aussi fidèle que possible, quoique fatalement incomplète, des attendus d’un problème et non la présentation de son éventuelle résolution, pour autant que celle-ci soit raisonnablement envisageable, on se reportera à l’analyse du “Devenir de la philosophie” proposée par Gérard Lebrun dont il a déjà été question. Celle-ci examine le projet d’une “histoire philosophante de la philosophie” tel qu’il a été, semble-t-il, formulé pour la première fois par Kant dans des notes de travail rédigées en 1793, et elle dégage les antinomies auxquelles est inévitablement confrontée la réalisation d’un tel projet, ce qui paraît renvoyer la représentation du devenir de la philosophie du côté de ce qu’on peut appeler une histoire seulement “philosophée” de la philosophie. Un tel constat est en apparence désespérant. Que reste-t-il alors au philosophe pour soutenir un intérêt à l’égard de l’histoire de la philosophie et pour la philosophie elle-même telle qu’elle se présente à travers son histoire? A cette interrogation, Lebrun propose une réponse qui peut paraître modeste : c’est l’esprit de curiosité, dit-il, qui justifie l’attention que nous persistons à porter aux textes de la tradition, et à voir en eux autre chose qu’une archive indifférente au besoin de philosopher qui, pour se satisfaire, doit pouvoir se passer de documents. Ces textes, en effet, nous n’en aurons sans doute jamais fini de nous poser à leur sujet des questions qui, en retour stimulent notre invention au lieu de la tarir. Oui, la philosophie, telle que la révèle le mouvement contradictoire de son histoire, est quelque chose d’extraordinairement curieux et malaisé. Répudions la vaine illusion d’un confort intellectuel qui mettrait fin à ce malaise en satisfaisant notre curiosité de manière à en épuiser le contenu : continuons à nous occuper avec la philosophie et à nous en préoccuper, en sachant que son entreprise qui ne commence ni ne finit n’aboutira jamais à aucun résultat avéré. Ne nous lassons pas d’entretenir et de propager le malaise dans la philosophie.