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Origine : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?article105
Savez-vous de quand date le mot « sécuritaire »
? Le terme est apparu en 1983, nous dit le dictionnaire, pour qualifier
une tendance « à privilégier les problèmes
de sécurité publique ». Sans doute parce qu’en
ces mêmes années 1980, voire un peu avant, apparut
cette même tendance « à privilégier les
problèmes de sécurité publique ». Savez-vous
de quand date Vigipirate ? Le projet SAFARI ? La Commission Nationale
Informatique et Liberté (CNIL) ? Dans cette livraison, on
décortique les Années Giscard, le « Libéralisme
avancé », la trajectoire gauchiste, l’implosion
autonome, et surtout la fameuse loi « Sécurité
et Liberté » (juin 1980), qui acte notre entrée
dans la « société sécuritaire ».
« La sécurité est la première des libertés
». Continuité de l’Etat : tous nos gouvernements
depuis n’ont fait que développer cette formule de Peyrefitte
qui trouve aujourd’hui son application dans la prolifération
de la police techno-scientifique. L’invention du « sécuritaire
» fut bel et bien un patient complot de plusieurs décennies
pour liquider les résistances populaires et restaurer la
société la plus féroce, la plus disciplinaire
que ce pays ait connue depuis la fin du XIXe siècle.
Après "L’invention de la théorie du complot",
cette livraison constitue la deuxième d’une série
sur la gestion policière des sociétés à
l’ère technologique.
I
Il y a dans le mot de complot, on ne sait quoi d’emphatique
et désuet qui évoque des conspirateurs masqués
et maladroits, se faisant sauter avec leurs propres bombes dans
de ridicules Syldavies, ou de bouffons San Théodoros. On
oublie qu’en Amérique du Sud et dans les Balkans, la
multiplicité des complots reflétait des luttes féroces,
et que leurs effets étaient tout, sauf futiles. Les menées
des fascistes de la Cagoule, alias Comité Secret d’Action
Révolutionnaire (CSAR), dans la France des années
1930, n’avaient rien de folklorique. Plus tard, ils fournirent
des cadres aux réseaux gaullistes, aussi bien qu’aux
services de Vichy : Pierre de Bénouville, l’ami de
Mitterrand, André Bettencourt, Joseph Darnand, Madeleine
Fourcade, Georges Loustauneau-Lacau. En fait, les complots font
partie des moyens par lesquels des hommes, minoritaires en nombre,
concentrent leurs volontés pour transformer une situation,
et y arrivent quelquefois. C’est un complot des réseaux
Foccart qui ramène De Gaulle au pouvoir en mai 1958, sous
la menace d’un coup d’Etat. Sans doute la classe dirigeante
soupirait après un homme fort pour liquider l’affaire
algérienne et les succursales coloniales, « moderniser
» le pays, c’est-à-dire éradiquer la paysannerie
et imposer ses grandioses plans techno-industriels. Mais on ne peut
dire : faute d’un De Gaulle, un autre aurait comblé
la lacune. L’autre, justement, Pierre Mendès-France,
avait déjà été pesé, et trouvé
léger. C’est la conjonction d’un besoin et d’un
complot qui permit à De Gaulle, « le plus illustre
des Français » (René Coty), de réunir
en sa personne l’homme de la situation et l’homme providentiel.
Vladimir Poutine a joué le même rôle en Russie.
Et la tentative de putsch d’août 1991 dans laquelle
il intervient en médiateur, entre le KGB de Saint Pétersbourg
et les putschistes de Moscou, triomphe en mars 2000, avec son élection
à la présidence, après les attentats de Moscou,
universellement attribués aux « organes de sécurité
». Demandez à Anna Politkovskaïa.
Un complot réussi, c’est de préférence
un complot invisible et innommé, il est donc bien normal
que les maîtres et avocats des apparences ridiculisent l’idée
même de complot, afin de s’en réserver l’usage.
Innombrables, les complots du pouvoir. Rarissimes, ceux des sans
pouvoir. Impossible d’en nommer un victorieux. Ce n’est
pas notre genre.
Mais, dira-t-on, pourquoi cette attention au complot ? Ne serait-il
pas plus judicieux de chercher ce qui rend l’opposition si
difficile, et si florissant l’esprit de servitude ? Depuis
le temps qu’il y a des insoumis, et qu’ils se demandent
les raisons de leur isolement, on pourrait croire à un recensement
exhaustif des réponses possibles. En fait la question intrigante
serait plutôt : pourquoi y-a-t-il encore des anormaux ? –
mais les sciences sociales et médicales y travaillent, et
convergent vers des solutions optimales.
Certains ont situé le principe d’allégeance
dans notre passé animal, dans l’implacable division
entre dominants et dominés. Une fois perdu l’espoir
d’éliminer ou de renverser la domination, l’instinct
de conservation commande aux dominés de s’accommoder
de leur sujétion, voire d’en tirer avantage sous la
protection des dominants. L’habitude, cette seconde nature,
fait le reste. Et ainsi toute société est une prison
où règne à l’Etat plus ou moins prononcé,
le phénomène du caïdat. Les différences
provenant du degré de clôture, et de la disponibilité
des ressources par rapport à la densité de population.
Boutade d’un membre de la classe moyenne : « Peu importe
que le monde devienne un camp de concentration ; grâce à
l’excellente éducation que je lui donne, mon fils fera
partie de ceux qui surveilleront les prisonniers depuis les miradors.
»
Ce que l’on retire du livre d’Arendt, « Eichman
à Jérusalem » (1963), de celui de Dicks sur
« La personnalité autoritaire » ( Les Meurtres
collectifs. 1973. Calman-Lévy), ou des études de Stanley
Milgram sur « La soumission à l’autorité
» (1974. Calman-Lévy), c’est d’abord la
banalité de l’obéissance. Rien de plus culturel.
Apprendre c’est imiter, et imiter, c’est obéir
à un modèle. Il n’est pas d’apprentissage
qui ne soit d’abord celui de l’obéissance. Quoique
Gabriel Tarde s’interroge sur une tendance innée à
l’imitation dans le système nerveux. (Les lois de l’imitation.
Ed. Les Empêcheurs de penser en rond) Mais de la naissance
à la mort, de la famille au travail, en passant par l’école,
l’armée, la bande, le groupe, « la société
c’est l’imitation, et l’imitation, une espèce
de somnambulisme. » Si malgré tout, le goût de
la liberté et de la distinction a pu en certains lieux et
certaines époques, combattre celui de la soumission, c’est
que les conditions matérielles et culturelles ne rendaient
pas ce goût absolument désespéré. Tant
qu’il est resté un ailleurs où fuir, une terre
où ne dépendre que de soi, une discussion de l’ordre
établi, et assez de forces pour soutenir cette discussion
par les armes, il s’est trouvé des insomniaques pour
réveiller les somnambules. Mais nous vivons l’époque
terminale d’un monde fini où d’une part, l’industrie
du divertissement a dissous l’esprit de résistance,
et où d’autre part la disproportion des forces entre
dominants et dominés n’a jamais été plus
écrasante.
« Dans le capitalisme avancé, écrit Adorno,
l’amusement est le prolongement du travail. » Et plus
loin : « S’amuser signifie être d’accord.
» Mais Sade l’avait dit dans « Juliette ou les
prospérités du vice », et La Boétie,
dans son « Discours de la servitude volontaire », et
tous ceux qu’il cite avant lui.
Et quant aux trouble-fête, jamais autant de moyens préventifs
et coercitifs n’avaient concouru à leur neutralisation.
Se souvient-on de quand, et par qui, fut créé le
plan Vigipirate ? Le président du « Libéralisme
avancé », celui qui recevait les intellectuels de gauche
à déjeuner et faisait couper des hommes en deux pour
gagner des élections, a instauré le 7 février
1978, par une instruction ministérielle classée «
confidentiel défense », ce dispositif de quadrillage
et de surveillance. L’occasion en était déjà
la lutte contre un terrorisme plus spectaculaire que réel.
N’importe, l’Etat qui ne prend jamais de risque, saisit
toujours l’occasion de se renforcer. Sincèrement alarmé,
ou feignant de l’être, il ordonne ses plans d’alerte.
Sait-on depuis quand nous vivons sous Vigipirate ? Peu ou prou,
nous nous sommes faits depuis le 2 janvier 1991, veille de la première
guerre du Golfe, à voir des patrouilles en armes dans les
gares, le métro, les bus, les aéroports, aux contrôles
de bagages et d’identité, aux appels à la vigilance
et à la délation, par voie d’affiches, d’annonces
sonores, de circulaires administratives. Et ces chiens, ces gardes
en armes, censés nous protéger, restent la seule cause
visible de cet effroi répandu pour imposer leur présence.
La vie publique depuis seize ans se plie au régime de ces
« niveaux d’alerte » - jaune, orange, rouge, écarlate-
de ces « réactualisations », c’est-à-dire
de ses aggravations – juin 95, juin 2000, mars 2003 - de ces
dispositifs complémentaires – Biotox, Piratox, Piratome-
avec leurs exercices d’alerte dûment médiatisés,
et leurs mesures de précaution telles la surchloration de
l’eau, dite potable, contre les risques d’empoisonnement.
Pour répondre aux attentats et aux séditions, le
gouvernement disposait déjà de l’état
d’urgence, héritage de la guerre d’Algérie,
qui servit en novembre 2005 à mater la révolte des
banlieues, de l’état de siège, et de l’article
16 de la constitution, qui attribue tous les pouvoirs au président
de la république pour une durée limitée : ce
qu’à Rome, on nommait la dictature. Ce n’était
pas assez. En décembre 2005, « La France durcit pour
la huitième fois en dix ans, son arsenal antiterroriste.
» (Le Monde. 23/12/05) La nouvelle loi « étend
la garde à vue à six jours, lève des contraintes
administratives et judiciaires sur certaines procédures de
contrôle et de surveillance, étend la possibilité
de la vidéosurveillance par des opérateurs privés,
facilite les contrôles d’identité, oblige les
transporteurs à communiquer les données relatives
aux passagers, rend possible la photographie systématique
des occupants de véhicules sur les axes routiers, permet
aux services de police de consulter sans contrôle par le juge
les fichiers des opérateurs de télécommunication
et d’accès à Internet, et ainsi de suite. »
(H. Kempf. Comment les riches détruisent la planète.
Le Seuil) En mars 2006, un « livre blanc » du gouvernement
propose en outre « la définition d’un régime
juridique spécifique pour répondre aux situations
de crise terroriste. » (Le Monde. 8/03/06)
Cependant, on a restauré la lettre de cachet sous l’ingénieux
chef de mise en accusation pour « association de malfaiteurs
en relation avec une entreprise terroriste », qui permet au
juge d’instruction d’emprisonner des détenus
à sa guise, le tribunal couvrant après coup cette
détention par une peine de prison de durée équivalente.
Ce mouvement de régression légale emporte tous ces
Etats de droit, et si fiers de l’être. Mais pour ne
pas lasser par un inventaire sans cesse dépassé de
lois et d’abus plus raffinés les uns que les autres,
on se bornera à cet échantillon : au pays de l’Habeas
corpus, comme on dit, la chambre des lords a dû rappeler,
voici peu, que les informations obtenues sous la torture n’étaient
pas recevables devant les juridictions britanniques.
A chaque loi nouvelle, police, technologie ou dispositif nouveaux,
il est de règle d’entendre les dernières barbes
républicaines, universitaires chenus, ex-gloires du barreau,
vieilles potiches démocratiques, s’inquiéter
des « risques de dérive sécuritaire ».
Depuis le temps qu’ils dénoncent ces risques, on pourrait
croire que l’on a enfin abordé les rivages odieux du
« tout sécuritaire », mais non, il semble que
cette dérive par une étrange asymptote s’en
approche toujours, sans jamais y atteindre. Et ainsi les vieilles
barbes peuvent continuer à trémoler et à nous
faire croire que nous restons en démocratie, dont elles seraient
les garantes et les gardiennes. La presse qui pose volontiers à
la conscience publique, ne manque pas de reprendre ces interrogations
et le pouvoir qui ne veut pas être en reste se hâte
de rassurer un public blasé. Il y aura des garde-fous. Un
contrôle démocratique. Un encadrement légal.
Nul ne sera épié et molesté que de droit. Moyennant
quoi la presse se déclare satisfaite, et la vieille citoyennerie
se rengorge : on l’a prise en considération.
Il y a dans cette périphrase « risque de dérive
sécuritaire », trois mensonges en trois mots. Point
de « risque de dérive », mais intention directrice.
Quant au néologisme « sécuritaire », il
est apparu en 1983 nous dit le dictionnaire, pour qualifier une
tendance « à privilégier les problèmes
de sécurité publique ». Sans doute parce qu’en
ces mêmes années 80, voire un peu avant, apparut cette
même tendance « à privilégier les problèmes
de sécurité publique ». Modelé sur «
autoritaire », et antonyme de « libertaire »,
« sécuritaire » est un euphémisme pour
« policier ». Mais la réalité commande
chaque jour un peu plus d’utiliser le mot « totalitaire
». C’est que les moyens portent en eux-mêmes leur
fin profonde, bien au-delà des prétextes avancés
pour leur instauration, et qu’une fois à disposition,
la fin justifie toujours leur emploi, au pire et au maximum de leur
puissance. Comme un recensement de population porte en lui oppression,
proscriptions et exterminations.
II
Voyez comme certaines idées condensent l’air du temps
et en constituent, pour ainsi dire, la signature. Au moment où
dans les camps, on immatricule les prisonniers dans leur chair,
à Vichy, le polytechnicien René Carmille crée
le Numéro d’Inscription au Répertoire, d’abord
appelé « numéro de Français »,
et toujours connu comme « numéro de sécurité
sociale ». Le NIR distingue les hommes et les femmes (1, 2),
les juifs et les musulmans (3, 4) – ces derniers jusqu’en
1944. Pour distinguer aussi bien les blancs et les noirs, les homosexuels
et les Bretons d’origine contrôlée, les handicapés
et les catholiques, aux fins, par exemple, de « discrimination
positive », il suffirait d’ajouter un chiffre aux 13
qui indiquent déjà le sexe, l’année,
le mois, le département, la commune et l’ordre de naissance,
sur nos cartes « Vitale », informatisées, infalsifiables,
etc. Mesure on ne peut plus simple, et que nombre de gouvernements,
très démocratiquement élus, ont pris ici et
là. Bref, le Numéro d’Inscription au Répertoire
fait de nous les détenus virtuels d’un camp administratif
qui se nomme l’Etat. L’Insee recueille ce répertoire
en 1946. En mars 1974, sous Pompidou, président, et Jacques
Chirac, ministre de l’intérieur, Le Monde révèle
un projet clandestin, dit « SAFARI », « Système
Automatisé pour les Fichiers Administratifs et le Répertoire
des Individus », dont l’objectif est d’utiliser
le Numéro d’Inscription au Répertoire pour croiser
les fichiers administratifs et accéder ainsi à une
quasi omniscience du pouvoir vis à vis de ses sujets. L’Occupation
et la guerre d’Algérie sont encore trop proches pour
que l’on oie la petite vesse, « où est le problème
si l’on n’a rien à se reprocher ? » Les
ennemis de l’apartheid, des dictatures militaires ou bureaucratiques,
voient bien « où est le problème », en
URSS, au Chili, en Afrique du Sud. Devant la clameur, le pouvoir,
comme d’habitude, recule pour mieux sauter. Créé
quatre ans plus tard, le 6 janvier 1978, la CNIL (Commission Nationale
Informatique et Liberté), est le modèle de tous ces
simulacres de protections institutionnelles, censés nous
garantir des assauts oppressifs des hautes technologies, déclinées
en « Autorités de Sûreté du Nucléaire
», « Commission du Génie Biomoléculaire
», « comités d’éthique »,
« conférences citoyennes » ou « de consensus
», et autres attrappe-nigauds de la « démocratie
technique ». On ne peut même pas voir dans la CNIL une
sorte de Ligne Maginot, celle-ci était un véritable
dispositif de défense que les assaillants choisirent de contourner
plutôt que d’en tenter la percée. A la CNIL,
ce sont les assaillants qui tiennent la place, laquelle est faible
par destination. Toute sa mission consiste à légaliser
l’existence et l’usage du NIR à l’âge
informatique, et à promettre aux jobards que toute offense
supplémentaire restera illicite tant qu’elle ne sera
pas régularisée. Quel soulagement en effet, de songer
que le croisement des fichiers ne dépend que d’un vote
parlementaire, ou que les fichiers de police prospèrent en
fait dans l’illégalité. C’est-à-dire,
jusqu’à ce qu’un décret en réglemente
l’usage, ce qui pour le NIR advint 41 ans après sa
création : le 22 janvier 1982.
Ainsi la CNIL approuve-t-elle, le 25 novembre 1997, un premier
recoupement de fichiers, via la mise en réseau d’ordinateurs
par le logiciel ANIS. Elle rend, le 24 novembre 1998, un avis favorable
à l’instauration du Système de Traitement de
l’Information Criminelle ( STIC), que par un louable souci
de communication elle suggère de renommer « Système
de Traitement des Infractions Constatées ». Enfin,
depuis 1999, c’est avec compréhension qu’elle
regarde l’utilisation du Numéro d’Inscription
au Répertoire par les services des impôts, pour traquer
les fraudeurs dans les bases de données. (cf. Futuribles.
Juillet-août 1999)
Idem, Le Monde du 15 novembre 2006 nous apprend que le Numéro
d’Inscription au Répertoire pourrait devenir la clé
d’accès au futur Dossier Médical Personnalisé
(DMP). « Le NIR est devenu une question sur laquelle les avis
ne sont plus aussi tranchés qu’auparavant »,
y explique le sénateur Alex Türk, président de
la CNIL. « Plutôt que nous draper dans notre dignité,
nous estimons qu’il est préférable de déterminer
dans quelle mesure son extension peut être faite avec des
garanties acceptables. » Chaque citoyen figurant dans 400
fichiers, selon les estimations courantes, on voit que l’usage
commun du Numéro d’Inscription au Répertoire
le place à trois clics de leur interconnexion et de sa nudité
totale dans l’œil d’un pouvoir invisible et ubiquitaire.
C’est-à-dire de la légalisation de ce projet
SAFARI, dont la CNIL devait officiellement le préserver,
et officieusement l’envelopper. Et en effet, si ce Türk
devait se draper dans sa dignité, il irait cul nu son train
de sénateur. Tout est exemplaire dans la CNIL, sa raison
sociale d’abord, « Informatique et Liberté »,
qui annonce le fameux « Sécurité et Liberté
» de Peyrefitte, et vise à la sidération, par
l’alliance de notions aussi disparates que : « Cybernétique
et Egalité », ou « Balistique et Fraternité
». La pseudo-indépendance de ses 17 membres, désignés
parmi les grands élus et les grands commis de l’Etat.
Son impuissance, uniquement bornée par sa faculté
des rendre des avis et de tracasser les opérateurs de fichiers
privés et commerciaux. C’était encore trop pour
un régime qui s’absolutise sans cesse et n’a
plus besoin d’offrir une image bénigne de son ordre
informatique. L’opinion s’étant convaincue que
nous étions « tous fichés », voilà
tout, ne serait-ce que par les cartes bancaires, et qu’on
n’y pouvait rien. Aussi, depuis juillet 2004, la loi a-t-elle
décidé que les services de police n’auraient
même plus à s’asseoir sur les avis de la CNIL
pour créer de nouveaux fichiers. Celle-ci était inaudible,
et silencieuse, la voici muette. Rien qu’un guichet de police.
Ainsi est-ce à la CNIL qu’il faut s’adresser
pour savoir si l’on figure dans tel fichier, et rectifier,
le cas échéant, les informations qui s’y trouvent
– admirable largesse policière qui permet aux espionnés
de concourir à leur espionnage-. Encore ce droit est-il facultatif.
Si le service concerné estime que l’accès à
votre dossier peut nuire à la sûreté de l’Etat,
à la défense ou à la sécurité
publique, il vous sera platement refusé. Il est nuisible
à la sûreté de l’Etat ou à la sécurité
publique, par exemple, d’apprendre qu’on vous a fiché,
voici trente ans, pour avoir contesté le nucléaire
– Superphénix - ou côtoyé un pauvre diable,
tombé pour terrorisme. On frôle ici le procès
secret, in absentia, sans notification de chef d’accusation.
Cependant, ces prétendues informations qu’on vous refuse
sont communiquées à de zêlés citoyens,
quoique extérieurs aux services de polices, et tel directeur
de laboratoire, au Commissariat à l’Energie Atomique,
peut divulguer le contenu de votre « collante » pour
mettre en garde contre vous ses subordonnés, ou de simples
participants à une réunion publique.
L’impayable, c’est de voir à quel point les
tenanciers de la conscience civique (journalistes, avocats, universitaires)
peuvent faire mine de prendre au sérieux la fonction protectrice
de la CNIL. Voici des diplômés qui professent rigueur,
savoir, raison, qui savent qu’un tableau n’est pas une
pipe, ni la carte le territoire, qui s’esclafferaient à
la vue d’une vache avec une pancarte « licorne »
autour du cou ; mais que le pouvoir leur montre une de ses annexes
avec un écriteau « autorité indépendante
», ils se croient tenus d’en faire le feuilleton, de
déplorer la faiblesse de son budget (8,57 millions d’euros
en 2006), et de ses effectifs (83). Comme s’il s’agissait
de moyens et que ce leurre démocratique ne coutât pas
assez cher au trésor public ! Ce qui se prenait pour «
l’Intelligence », et qui ne fut jamais que l’Instruction
a pris la mesure de ses défaites, de son impuissance croissante,
de son élimination virtuelle. Les uns entretiennent l’illusion
d’une CNIL médiatrice parce qu’ils croient que
cela vaut mieux que rien, les autres pour ne pas désespérer
les citoyens, les derniers pour amadouer le monstre. Et tous de
sauver la face, ou de se la voiler, plutôt que d’en
soutenir le regard. Plutôt subir son emprise tacite que de
nommer l’infracassable noyau de terreur, au cœur de l’Etat,
et de le forcer par là à déployer toute sa
violence explicite.
Une fois encore, ce qui ressort, c’est la continuité
de l’Etat, sa gangrène technificatrice, le caractère
apartidaire de cette nécrose, tous les partis ne formant
au fond qu’un seul et même parti de l’Etat. On
fichait évidemment avant Pétain, mais pour ce faire,
sous Pétain, on utilise déjà, des « machines
à statistiques », tabulatrices, cartes perforées,
mécanographie. « Les origines républicaines
de Vichy » (G. Noiriel. Hachette. 1999), ne sont pas moins
avérées que les origines vichystes de la république
(R.O Paxton. La France de Vichy. Le Seuil. 1973), avec laquelle,
elle poursuit la continuité de l’Etat. On néglige
toujours que De Gaulle et Pétain eurent d’abord une
querelle de signature à propos d’un même livre
(La France et son armée.1938), et que les projets technocratiques
(le plan, l’ENA), se formèrent d’abord dans le
cadre de la « Révolution nationale ». Le coup
d’Etat permanent, c’est l’Etat lui-même.
Et s’il réussit, c’est qu’une minorité
organisée de façon secrète et pérenne,
l’emporte d’autant plus sur les soubresauts chaotiques
de la majorité qu’elle jouit d’une supériorité
technique croissante.
III
Que faisiez-vous dans la nuit du 19 mai 1974 au 10 mai 1981 ?…
Vous n’étiez pas né ?… Vous avez oublié
?… Pourtant, il a bien fallu qu’il se passe quelque
chose pour qu’après le projet SAFARI (alias CNIL),
et le plan Vigipirate, le pouvoir lance en avril 1980 l’opération
« Sécurité et Liberté », menée
par Alain Peyrefitte. Un projet si redoutable qu’il fut secrètement
concerté, en-dehors même des magistrats de la chancellerie
entre le ministre et quelques conjurés, dont le principal,
un certain Soyer, prêchait dans Le Figaro, le programme ultra
de la réaction judiciaire, importé des Etats-Unis.
Les ministres en conseil et les journalistes en conférence
découvrent le même jour les 64 articles de ce «
projet de loi renforçant la sécurité et garantissant
la liberté des personnes ». Le gros de ces articles
vise à durcir et rigidifier le code pénal : aggravation
des textes sur la récidive, réduction du nombre de
sursis, limitations des libérations conditionnelles. Depuis
six ans, les réformistes judiciaires, réunis en commission,
élaboraient une personnalisation des peines, « Ce n’est
pas des infractions que l’on juge mais des hommes qui ont
commis des infractions. » (Le Monde. 20/05/1980) Le resserrement
de la fourchette des peines institué par la loi « Sécurité
et Liberté » borne au contraire la possibilité
des juges de tenir compte des circonstances et de la personnalité
de l’accusé. C’est l’extinction de cette
possibilité que réclament aujourd’hui les zélateurs
des « peines planchers », plus que jamais suivant l’exemple
américain d’incarcération des misérables.
Dépêché à une vitesse exceptionnelle
à travers la machinerie législative, le projet de
loi « Sécurité et Liberté » vient
en débat parlementaire un mois après son annonce.
Peyrefitte à la tribune : « …l’un des
éléments les plus importants du débat, bien
que certains spécialistes de la chose judiciaire aient tendance
à le négliger, c’est la volonté du peuple
français. De multiples études, rapports, enquêtes,
et, plus simplement, les doléances que chacun d’entre
nous peut recevoir dans sa permanence de circonscription, montrent
à l’envi que les Français souhaitent à
la fois plus de sécurité et plus de garanties de leurs
libertés individuelles. Plus de sécurité, car
l’accroissement de la violence quotidienne est ressenti comme
une menace personnelle par une forte majorité de nos concitoyens.
Plus de garanties des libertés individuelles, car toute atteinte
aux libertés, tout arbitraire, sont plus mal supportés
qu’ils ne le furent jamais. Ces deux notions de sécurité
et de liberté, on les a souvent opposées au cours
des dernières semaines. Certains feignent de penser que tout
renforcement de la sécurité se fait aux dépens
de la liberté ; et qu’en revanche, il faut se résoudre
à payer toute extension des libertés par une croissance
de l’insécurité. Dieu merci, il n’en est
rien ! Le gouvernement ne vous propose pas de résoudre la
quadrature du cercle. Liberté et sécurité sont
solidaires : voilà le vrai. La sécurité est
la première des libertés. Inversement, il n’y
a pas de liberté sans une sécurité qui garantisse
qu’on pourra en jouir, à commencer par la liberté
de rester en vie, la liberté de garder son intégrité
physique, la liberté d’aller et venir. Il n’y
a aucune contradiction à vouloir renforcer à la fois
la sécurité et la liberté. La sécurité
sans la liberté, c’est l’oppression ; la liberté
sans la sécurité, c’est la jungle ! »
(Discours du 11 juin 1980)
Voulez-vous « la jungle » ? Non pas la jungle idéale
des primitivistes mais la jungle métaphorique du ministre
Peyrefitte : une société chaotique sous la violence
du plus fort. Un monde sadien plutôt que rousseauiste. On
ne discutera pas ici la pertinence de cette métaphore, ni
si l’apparent chaos de la jungle ne cache pas en fait un ordre
naturel et optimal, cher aux traditionalistes de tous bords. Toute
délinquance à part, on remarquera que, même
dans notre hexagone moyen, la liberté de rester en vie, de
garder son intégrité physique, d’aller et venir,
est toute juridique, et varie beaucoup d’un mineur du Pas
de Calais au notaire de la Baie des Anges. Sans comparer les libertés
respectives d’un manœuvre bengali et d’un oligarque
planétaire : éternelles libertés du prédateur
libre dans un troupeau libre.
L’opinion reçue, l’esprit civique, de gauche
à droite et de bas en haut, souscrit aux termes du contrat
social, tels que vulgarisés par l’école républicaine.
Pour jouir de la sécurité et des autres avantages
de la société, chacun doit sacrifier une part de liberté
individuelle. Tout le débat tient dans les proportions de
sécurité et de liberté nécessaires au
juste milieu. L’astuce de l’assureur Peyrefitte consiste
dans une double falsification, du sens des termes, et des termes
du contrat, en vue d’une promesse de gain sur les deux tableaux.
Si la sécurité est la première des libertés,
comment les libertaires pourraient-ils s’opposer à
davantage de liberté ? Mais la sécurité, ou
sûreté, qui désigne l’absence de danger,
n’est pas la liberté, cette faculté de faire
à sa guise : un point établi par tous ceux qui ont
fait à leur guise malgré le danger. Aussi bien, si
liberté et sécurité sont synonymes, à
quoi bon souscrire au contrat social, et troquer l’une pour
l’autre ? Quel besoin de transaction si les deux notions n’en
font qu’une ? Mais chacun sent bien que la faculté
de faire à sa guise ne va pas sans danger ; que la liberté
n’est pas la première des sécurités,
ni même la dernière ; et que M. Peyrefitte, par ailleurs
énarque et normalien, est un escroc sémantique.
N’importe, l’opposition à ce coup de force législatif
se borne au Monde, à la corporation judiciaire et aux appareils
de gauche, en porte à faux avec l’exaspération
populaire. Peyrefitte esquive même la flibuste des députés
socialistes grâce à la procédure du vote bloqué
(article 44 de la constitution), qui contraint le parlement à
se prononcer « par un seul vote sur tout ou partie du texte
en discussion, en ne retenant que les amendements proposés
ou acceptés par le gouvernement. » Ultime exaction,
quatre députés de la majorité dont Nicole de
Hautecloque, veuve du maréchal Leclerc, et Frédéric-Dupont,
futur élu du Front National, ajoutent « à l’improviste
», un amendement qui instaure les contrôles d’identité.
« Seront punis d’un emprisonnement de dix jours à
trois mois, et d’une amende de 1200 Francs à 2000 Francs,
ceux qui auront refusé de se prêter aux opérations
de contrôle et de vérification d’identité.
La peine sera portée au double pour toute personne qui aura
empêché ou tenté d’empêcher, les
officiers de police judiciaire, les agents de police judiciaire
et les agents de police judiciaire adjoints, (…) d’accomplir
leurs missions. »
Un juriste ayant critiqué dans Le Monde (28/29 décembre
1980), cette atteinte à « la sûreté, c’est-à-dire
la liberté d’aller et venir », un M. Vuillequez,
du Cannet, lui répond en termes qu’il faut bien qualifier
d’exemplaires.
« Loïc Philipp n’oublie qu’une chose : c’est
que les gens normaux, ceux qui n’ont rien à se reprocher,
défèreront très volontiers à la demande
des agents, et présenteront sans histoire leur carte d’identité.
Qui donc à l’heure actuelle (et cela depuis les années
d’occupation…) se balade encore sans papiers ? Tout
le monde porte sur soi son permis de conduire, une vieille carte
d’électeur, une quittance de loyers entre autres. Si
les nouvelles dispositions de la loi permettent d’arrêter
quelques voyous, nous nous en réjouirons. L’abus de
pouvoir, la violence intolérable ce ne sont pas les agents
de police qui les exercent : ce sont les crapules, les violents,
les racistes qui détiennent par la peur des millions de gens
tranquilles. Et peut-être verra-t-on les femmes seules et
pas très jeunes oser sortir à nouveau après
22 heures sans raser les murs ni serrer contre lles leur sac à
main ? Moi je dis : vive la police ! et qu’elle applique bien
les moyens qui viennent de lui être donnés. Et peu
me chaut l’angoisse du loubard coincé en garde à
vue, sorti sans portefeuille, mais avec barre de fer, l’agitateur
politique venu en France pour y manigancer des complots ou la minette
fugueuse qui serait mieux en famille. » (Le Monde. 23/01/1981)
Contrairement à ce que prétend une expression en
vogue dans les bouches du pouvoir, durant les Journées de
Mai, la majorité n’est jamais silencieuse. Si son monologue
peut sembler muet, inaudible – intérieur ? - c’est
qu’il constitue le bruit de fond social. On l’entend
bien quand, contredit par une parole minoritaire, il devient cri
de rage collectif. Le retour à l’ordre, c’est
la mobilisation unitaire, la levée en foule (anglais : mob),
du troupeau contre ses moutons noirs, brebis galeuses et autres
boucs émissaires. Rien de plus fascinant que cet instinct
d’appartenance au plus grand nombre, que cette mutuelle reconnaissance
des identiques, que cette confusion entre l’ordinaire et le
normal, entre le droit et le nombre. Les normaux ont dans leur normalité,
plus d’assurance qu’une pierre dans sa muraille, qu’un
roi dans sa majesté, qu’une brute en sa force. Et comme
ils savent nommer les anormaux : voyous qui troublent l’ordre
social, étrangers qui troublent l’ordre national, fugueurs
qui troublent l’ordre familial ! Il n’y manque que les
déviants qui troublent l’ordre sexuel, les bègues,
les borgnes, les bossus ; tous ces individus limitrophes, assez
membres de la communauté pour en absorber les fautes, assez
extérieurs pour en polariser la violence.
Ce qu’on en dit, n’est pas pour faire l’apologie
des borgnes, des bègues et des boiteux, qui ne sont pas meilleurs
que leurs persécuteurs, et savent harceler le singulier en
leur sein : aveugle, muet, unijambiste.
La rouerie de Peyrefitte c’est de tourner la gauche par le
peuple, et de supplanter la contestation à la base. La gauche
se réclame du peuple ? de la démocratie ? de la majorité
? Le Monde doit reconnaître « Les Français -
c’est vrai - ont le sentiment que la violence s’accroît.
» (20 mai 1980) « Les Français ont peur. Quel
député aurait le front de s’opposer à
un projet de loi qui vise à les rassurer ? » (22 mai
1980) Le Collectif des libertés, cartel des appareils de
gauche, se plaint doucement : « Le gouvernement exploite l’inquiétude
de l’opinion. » (Le Monde. 31 mai 1980) Le Parti Communiste
a encore assez de liens avec les normaux pour sentir leur besoin
de rassurance, mais plus assez de brutalité pour voter le
projet de loi, ni de courage et d’acuité pour en trancher
le sophisme. Le discours de Marchais devient si grossièrement
contradictoire qu’il en perd sa ceinture rouge. « La
lutte contre la délinquance et la criminalité est
l’une des préoccupations des Françaises et des
Français. Ils exigent de vivre en sécurité
(…) C’est une condition de leur liberté. »
« Jeunes, ne suivez pas, n’écoutez pas ceux qui
vous appellent à la paresse, à la violence, à
la délinquance. N’écoutez pas, ne suivez pas
ceux qui vous présentent les bandits comme des héros
et la drogue comme un paradis. Apprenez à étudier,
vous en avez besoin. Travailler, c’est nécessaire et
utile, c’est le seul chemin de la liberté. De tout
cela qui va au fond des choses, pas un mot dans le projet Peyrefitte…
» (Le Monde. 31 mai, 24 juin, 1980) Aux législatives
de 1978, le Front National atteint déjà 11 % des voix
à Dreux. Au fil des votes le PC perd son électorat
dont une partie, honteusement d’abord, puis de plus en plus
quiètement, transite au Front National.
Quelques-uns, dans le sillage de Lefèbvre et de Vaneigem,
avaient studieusement copié sur les murs de 1968 que ceux
qui parlaient de révolution et de lutte de classes sans référence
à la vie quotidienne, parlaient avec un cadavre dans la bouche.
Mais ce n’était que des anormaux parlant pour eux-mêmes,
incapables dans l’ensemble de s’adresser aux normaux,
à l’inverse de Peyrefitte qui, lui, parle de vie quotidienne,
sans référence à la révolution ni à
la lutte des classes.
« Nous assistons, depuis la fin des années 1960, à
une montée préoccupante de la violence. La criminalité
violente a doublé ou triplé en dix ans. (…)
Beaucoup, notamment parmi les femmes et les personnes âgées
en viennent à vivre dans la hantise des agressions individuelles.
» (Discours du 11 juin 1980)
Que s’est-il donc passé depuis la fin des années
1960 ? Les Evènements, bon. 4 morts en deux mois d’émeutes
et de grève générale, on a vu plus sanglant.
Bagarres, vandalisme, bouteilles incendiaires : encore cinq ans
de sédition mao-spontanéiste. Richard Deshayes y perd
un œil (1971), Pierre Overney, la vie (février 1972).
Les chefs (Gilbert Castro, Benny Lévi, André Glucksman,
etc.), apeurés par cette violence qu’ils ont tant excitée,
liquident leurs groupuscules en catastrophe. Un an plus tard, Lip,
Libération, Larzac, il n’en reste qu’un fraternalisme
mièvre et bucolique. Retour à la terre : les communautés
remplacent les cellules militantes au moment où le «
choc pétrolier » (octobre 1973) signale l’entrée
dans une « crise » dont nous ne sommes jamais sortis,
et ramène la question sociale à l’ordre du jour.
Dès 1975, on compte 800 000 chômeurs. Ben Laden en
ce temps-là s’appelle Carlos. Il commet deux attentats
à Orly et abat trois policiers, rue Toulier. Deux gendarmes
mobiles meurent à Aléria, dans un affrontement avec
les autonomistes corses. L’affaire Gicquel en 1976. Sa formule,
« La France a peur », martelée à la face
des télespectateurs reste aussi fameuse que celle de Viansson-Ponté,
« La France s ‘ennuie », huit ans plus tôt.
Où l’on voit que l’ennui est meilleur conseiller
que la peur. Jean Bilski, terroriste solitaire et délicat,
abat le PDG du Crédit Lyonnais avant de retourner son arme
contre lui. Explosion punk et nihiliste : bière, speed, poudre.
No future. Les Napap, Noyaux Armés Pour l’Autonomie
Prolétarienne, exécutent Tramoni, le meurtrier d’Overney.
Rassemblement de Malville. Un mort, Vital Michalon, deux mutilés,
Michel Granjean et Manfred Schultz, pour 2500 grenades à
effet de souffle. Affaire des « Tueurs fous de l’Ardèche
», des communards tournés braqueurs de banque. Andreas
Baader, Gudrun Esslin, Karl Jaspe : on suicide beaucoup dans les
prisons allemandes, A Mulhouse, la Fraction Armée Rouge dépose
le cadavre de Hans Martin Schleyer, patron des patrons allemands.
Partout, suite à la manifestation de Malville, des locaux,
des véhicules, des équipements EDF, sautent ou brûlent,
entre autres lors d’une nuit bleue organisée le 19
novembre 1977 par la Coordination Autonome des Révoltés
en Lutte Ouverte contre la Société. (CARLOS) Le même
jour, à Paris, une manifestation contre l’extradition
de Klaus Croissant, l’avocat de la Fraction Armée Rouge,
tourne à l’émeute.
1977-1979, c’est le moment autonome. Orphelins du maoïsme,
anarchistes farouches, étudiants radicalisés, gourous
verbeux, petites brutes, jusqu’auboutistes, les uns, dupes
et laissés pour compte de la militance, révoltés
contre la trahison des chefs, les autres, furieux d’arriver
après la bataille, sur un champ déserté, s’emparent
d’un mot, d’un programme, de pratiques, nés du
terreau italien, et les plaquent sur la situation française.
Il y avait place dans l’Italie ébulliente et fruste
par certains côtés, bien moins centralisée,
étatisée, et intégrée que la France,
pour un mouvement autonome de la jeunesse urbaine, entraînant
bien au-delà de son noyau dur. Cette autonomie enracinée
dans les « centres sociaux » (squatts), s’exprime
entre autres à travers les radios libres, et anime dans les
quartiers, des actions d’auto-réduction (loyers, charges,
nourritures, services, etc). Ce mouvement vivace, coloré,
pratique, renoue par certains aspects avec de lointaines expériences
; anars de la Belle Epoque, Diggers californiens, tout en restant
lié aux réalités locales. Et si l’on
utilise « le camarade P38 » dans les manifestations
et les actions de l’autonomie italienne, c’est qu’un
reste de violence armée se pratique encore dans les bidonvilles
et faubourgs du pays. Même en Italie, l’autonomie s’appuie
sur une base sociale en peau de chagrin et sera vite réduite.
Sa parodie, surtout parisienne, dans un pays surcontrôlé
et en pleine dépression sociale, a quelque chose d’extravagant.
Jamais les autonomes français n’ont sérieusement
tenté de se lier à la jeunesse des banlieues, alors
délaissée. Tel squatt n’eut d’autre nécessité
que le standing radical de ses occupants. Hisser la grivèlerie
(« basket ») au rang de pratique subversive, était
peut-être excessif. Forcer l’entrée des concerts
au nom du principe de gratuité n’enflamme guère
que les rivaux des services d’ordre des tourneurs. La chronique
de l’autonomie à la française recense une épuisante,
et inépuisable, répétition de bagarres, bris
de vitrines, explosions, non-exempte d’enflures et d’emprunts.
De cette équipée date l’insane réduction
de l’action directe et de la radicalité à la
violence. Une rage le plus souvent contraire aux sentiments des
normaux. Les autonomes sont aux gauchistes, ce que les gauchistes
sont aux communistes. Moins une reviviscence qu’une fuite
en avant autistique. Ils déboulent tels les anars en fin
de cortège, à la fin d’un cycle : 1967-1977,
voire 1917-1977 pour les plus enkystés dans un prolétarisme
ossifié. C’est dans cette période que le gouvernement
juge urgent d’instaurer Vigipirate (7 février 1978).
Affaire Aldo Moro : on tue beaucoup en Italie. Cependant que nait
la Commission Nationale Informatique et Liberté ( 6 janvier
1978), M.M Minc et Nora rendent leur rapport sur l’indispensable
« Informatisation de la société ». En
mai, Henri Curiel, l’éternel porteur de valises des
mouvements de libération est abattu à Paris, vraisemblablement
pour le compte du Mossad. Comme une montre folle peut donner l’heure
juste au hasard, la violence minusculaire des autonomes croise la
violence de masse d’autres perdants de l’histoire. A
Caen, en novembre, une émeute de métallos ravage le
centre-ville. A Paris, rue Saint Lazare, un raid autonome fracasse
agences d’intérim, banques et magasins, aux cris de
: »Contre le chômage et la vie chère : vols,
pillages et sabotages ! » Quatre arrestations. Le soir même,
Peyrefitte annonce à la télévision : «
L’application de toute la rigueur de la loi qui est sévère.
» Raymond Barre diagnostique « un symptôme de
décomposition sociale. » Giscard demande « la
plus grande fermeté contre les quatre inculpés de
Saint-Lazare ». (Voir http://www.catharsis-prod.eu/spip.php
?article 52) Dans l’est, l’agonie de la sidérurgie
éclate en émeutes d’une violence oubliée
depuis des années. Où l’on voit une fois de
plus que les normaux ne sont ni passifs, ni pacifiques : ils sont
d’accord. Du moins tant qu’on ne ruine pas leurs intérêts
particuliers. Tant que les routiers paient leur gazoual à
bon marché ; que l’on paie à bon prix le lait,
le vin, le porc, aux « exploitants agricoles » ; que
des industries mortifères produisent de l’acier, du
plastique, des emplois. Mais il ne faut pas, sauf exception, compter
sur le soutien des routiers aux ouvriers, des agriculteurs aux routiers,
des ouvriers aux ouvriers. Seuls les anormaux sont assez niais pour
défendre spontanément les intérêts d’autrui,
et surtout l’intérêt général, la
nature, la liberté, l’humanité. L’original
est ici de les voir défendre l’acier français
et l’aliénation salariée, mais la pose prolétarienne,
rehaussée de baston, comble les ambitions radicales de l’autonomie
à la française. Celle-ci atteint son pic le 23 mars
1979, lors de la marche des sidérurgistes à Paris.
Une centaine de policiers blessés, un nombre imprécisé
de vitres brisées et de magasins pillés. Il n’est
pas sûr que les sidérurgistes, serrés de prés
par les syndicats, aient bien contribué au bilan. En revanche
le préfet Vaujour atteste dans les « Cahiers des hautes
études de la sécurité intérieure »
(1991) que des équipes de gros bras ont mis la main à
la casse pour le compte de sociétés de gardiennage.
Quelques jours plus tard, Giscard décrète l’interdiction
de « toute manifestation mettant en cause la sécurité.
» Le 1er mai, Action Directe inaugure d’une rafale de
mitraillette contre la façade du CNPF (Conseil National du
Patronat Français) sa désastreuse trajectoire. Passons
sur divers saccages, incendies, attentats, affrontements, opposant
toujours moins de manifestants à toujours plus de policiers.
Dans Libération, Serge July héroïse le gangster
Jacques Mesrine qui « souligne en creux nos colères
rentrées, notre incapacité à « aller
jusqu’au bout » de nos propres libertés, de rester
fidèles à nos choix. » (17/09/79) Pour employer
un mot qu’il jugerait lui-même incontournable, July
est emblématique d’une certaine abjection soixante-huitarde
(Kouchner, Ewald, Glucksman, Cohn-Bendit et alii), qui consiste
à prendre ses reniements pour une génération.
Trois jours plus tard, des tueurs qui signent « Honneur de
la police », assassinent Pierre Goldman. La « mouvance
autonome » qui à ses plus beaux jours ne groupa jamais
plus de 2000 personnes, se disperse pour l’essentiel, en violences
de squatt à squatt, et de clans à clans, gangrenée
de surcroît par la toxicomanie et les dealers. Beaucoup meurent
ou sombrent dans la folie. (cf. S. Schifres. La mouvance autonome
en France de 1976 à 1984. Université Paris X. 2004)
Pour avoir eu vingt ans dans les années soixante-dix, on
ne laissera dire à personne que c’était le plus
bel âge de la vie.
Conçoit-on les hantises des petites vieilles, chères
à MM. Peyrefitte et Vuillequez, et de tous les normaux cachés
dans leurs jupes, devant « tout ce qu’on voit »,
à la télévision notamment ? Sans compter ce
qu’on ne voit pas, mais que l’on raconte. Deux fois
plus de cambriolages, trois fois plus d’attaques, quatre fois
plus de vols à l’arraché et de destructions
de biens privés, cinq fois plus de vols à main armée,
que dix ans plus tôt, selon Peyrefitte. (Discours du 11/06/80)
Croit-on que la France des boutiquiers, des petits patrons, des
notables, des taxis, des fonctionnaires, des ouvriers, cafetiers,
VRP, ITC, puisse s’accommoder de pareille déliquescence
? Qu’elle soit moins révulsée que Marchais par
l’irruption du nihilisme punk, la prolifération de
la délinquance, les voies de fait autonomes, les provocations
à la paresse, au pillage, à la casse ? Quelle surprise,
les normaux ne sont pas dans le « trip trash et destroy ».
Contre la loi « Sécurité et Liberté »,
la gauche commence par nier l’augmentation de la délinquance
– la faute des media, du « sentiment d’insécurité
», disproportionnel à la « réalité
de l’insécurité », avant de reconnaître
qu’ « on peut discuter de l’ampleur du phénomène,
de la manière de présenter les statistiques et d’en
tirer argument. Pas du phénomène lui-même, même
si les causes paraissent multiples : le chômage, la désagrégation
du tissu social, la concentration urbaine, l’opulence des
uns et le dénuement des autres. » (Le Monde. 4 février
1981)
Croit-on que la France des quartiers et de la vie dure, déjà
hantée par la crainte de la déchéance, nourrisse
la moindre faiblesse pour la prédation, le vandalisme et
la violence ? Quand la contestation ne justifie pas la délinquance
(rébellion, reprise individuelle, nécessité),
elle n’y voit qu’un fait divers, c’est-à-dire
une diversion. Pourquoi s’en prendre à cette «
insécurité », plutôt qu’à
telle autre : chômage, précarité, risques industriels,
guerres, bref au « Système » ? Sempiternel cadavre
dans la bouche des activistes. Et en effet, puisque les normaux
croupissent dans la survie, pourquoi ne pas leur rendre celle-ci
invivable ? Le Monde, sur la foi d’un sondage, rapporte que
« Les Français voient dans le chômage des jeunes
la cause principale de la violence dont ils perçoivent et
redoutent la montée. » (20 mai 1980) Mais la conséquence,
immédiate, insupportable, relève en apparence de la
simple répression, quand la cause (le chômage), et
la cause de la cause (« La Crise »), paraissent si profondes
et mystérieusement économiques, qu’elles échappent
aux expédients. Le chômage en ce printemps 1980 frappe
déjà 1,5 million de personnes pour qui le droit à
la paresse compte bien moins que celui à la subsistance,
voire à la consommation et qui, dans l’ensemble, n’ont
ni désir, ni moyen de retourner à la glèbe,
vivre la vie simple et frugale des communautés rurales.
Ajoutons, pour éclairer le cynisme de cette opération
« Sécurité et Liberté », que Peyrefitte
ne croit ni à l’utilité de la peine pour le
coupable, ni à son exemplarité pour de possibles imitateurs.
« Sa vraie fonction, dit-il, citant Durkheim, est de maintenir
intacte la cohérence sociale en maintenant toute sa vitalité
à la conscience commune. » (Le Devoir de Montréal.
14 juin 1980) Autrement dit, d’offrir à la vindicte
d’une plèbe en crise des rites de sacrifice, de purgation,
de communion – le spectacle de la « Justice »
, à défaut d’emplois ou de subsides, afin qu’elle
« fasse son deuil » comme l’on dit maintenant.
C’est qu’en trois ans, une quarantaine de meurtres «
d’auto-défense » ont eu lieu (discours de Peyrefitte.
11/06/80) ; que les normaux ont la gâchette sensible ; et
qu’il convient de réserver à l’Etat le
monopole de la violence. La plèbe, de notoriété
publique, est plus féroce que la justice envers les délinquants,
et l’on fait, par exemple, un horrible sort aux voleurs sur
les marchés africains. Outre la jouissance sadique et exterminatrice
qui trouve ainsi une justification, il faut y voir une vengeance
des proies contre des prédateurs à leur taille. Du
reste, seuls des complaisants, pédants romanesques, naïfs
en mal d’expiation ou d’encanaillement, peuvent idéaliser
les petites brutes en réunion qui tourmentent leur voisinage
et le tout-venant, au point d’ignorer la couche supplémentaire
d’oppression qu’elles représentent.
Epilogue de cette charge de police législative. Un an après
l’adoption de la loi « Sécurité et Liberté
», Mitterrand arrive à la tête de l’Etat,
et Badinter, nouveau ministre de la justice abroge le texte de son
prédécesseur – sauf-, à l’exigence
de Deferre, ministre de l’intérieur, les dispositions
sur le contrôle d’identité. Ces mêmes dispositions
introduites par quatre députés disciplinaires, au
tollé de la gauche libérale, reconduites et élargies
par Vaillant en 2001, avec sa Loi sur la Sécurité
Quotidienne, et par Sarkozy en 2003, avec sa Loi sur la Sécurité
Intérieure, permettent aujourd’hui le harcèlement
des banlieues, et la chasse aux sans-papiers. La gauche libérale,
mais qui en doutait, s’est ralliée à la police.
Deux pas en avant, un pas en arrière. M. Vuillequez et les
normaux peuvent se rassurer, la continuité, ou plutôt
la progression de l’Etat, est garantie.
IV
Nous vivons aujourd’hui les conséquences d’un
complot qui remonte à plusieurs décennies, et développe
ses effets depuis autant. On sait que jamais dans son histoire,
la classe ouvrière n’eut autant de levier de marchandage
que durant ces trente années d’après-guerre,
dites « glorieuses ». Contre-mesure : tandis que les
entreprises de l’automobile envoient des recruteurs dans les
villages du Maghreb afin de reconstituer l’armée de
réserve du chômage, Pompidou, premier ministre, explique
à l’Assemblée Nationale que « l’immigration
est le moyen de créer une certaine détente sur le
marché du travail et résister à la pression
sociale en faveur des hausses de salaires. » (1963) Au même
moment, les constructeurs japonais choisissent, eux, d’automatiser
la production. Le bannissement des classes populaires du cœur
des villes vers de lointains « ensembles », de Belleville
à Sarcelles, achève la percée des boulevards
par Haussman, afin de faciliter les tirs d’artillerie et les
charges de cavalerie contre les barricades. Physiquement isolée
et éloignée des lieux du pouvoir, l’insurrection
voit démesurément s’accroître l’inégalité
du rapport des forces avec l’Etat militaro-industriel. Hors
la résistance à l’occupation étrangère,
d’efficacité d’ailleurs secondaire, soutenue,
dirigée parfois, par des puissances extérieures, et
simple bataille locale dans une guerre mondiale, il n’y a
pas eu de prise d’armes dans ce pays depuis l’écrasement
de la Commune. Et aucune insurrection victorieuse depuis février
1848. Le désir de violence et de révolution n’a
fait que décroître depuis un siècle et demi
dans un peuple assouvi par le pillage colonial et la providence
étatique. Quelques nuits d’émeutes et le retour
de l’essence dans les pompes, à la Pentecôte
68, suffirent à pacifier un mouvement communément
réformiste.
Tel quel, ce mouvement et ses séquelles les plus subversives
effrayèrent suffisamment le pouvoir pour qu’il souhaitât
ne jamais en voir le retour. Ce furent tout de même des nuits
au cours desquelles Jacques Chirac, alias « Walter »,
secrétaire d’Etat à l’emploi, se déplaçait
armé pour rencontrer secrètement Henri Krazuki, dirigeant
de la CGT. Bref, cette convulsion qui cherchait elle-même
ses raisons en verbeuses assemblées permanentes, accéléra
le renforcement de l’Etat, tout comme l’eût fait
une révolution ratée. A vrai dire, jusqu’ici,
les révolutions réussies ont encore mieux perfectionné
l’appareil d’Etat que les révolutions ratées,
tant, par quelque fatalité, tout semble lui profiter. Puis
on ne sait comment ces événements eussent tourné
si la police avait tiré, ou que des chars fussent entrés
dans Paris. Les députés du Tiers et les émeutiers
de la Bastille ne croyaient pas commencer une révolution
en juillet 1789, et le roi resta longtemps populaire jusque dans
les faubourgs.
Ces évènements de Mai, énigmatiques et sidérants,
souvent considérés comme une « répétition
générale », d’un bord à l’autre
de la scène politique, constituaient pour partie l’ultime
représentation de ce que Marx nommait déjà
« une farce » en 1848. Une parodie de la parodie. Ce
pourquoi tous les barbouilleurs qui ont rêvé de produire
« le roman de mai 68 » n’ont jamais été
capables de transcrire, ne serait-ce qu’une imitation pertinente
de « L’Education sentimentale » ou des «
Illusions perdues », en cela fidèles à leur
« génération ». Mais la meilleure et nouvelle
part de ce mouvement né d’une société
technifiée et disciplinaire, se convainquit assez vite qu’elle
ne voulait ni du pouvoir, ni de contraintes. D’où ces
fuites éperdues, retours à la nature, libérations
du corps, refus d’obéissance, qui, en quelques années,
vermoulèrent les appareils militants, déjà
rongés par la monstruosité du « socialisme réel
».
Après des décennies de déni, l’affaire
Soljénitsyne (1974), rend indissimulable ce que Victor Serge,
André Gide, Boris Souvarine, et bien d’autres ensuite,
dénonçaient dés les années vingt. Personne,
hors quelques secteurs fossiles, n’imagine que la Chine, Cuba,
le Vietnam, le Kampuchéa Démocratique, ou n’importe
que autre « modèle » échappe à
cette monstruosité ; ni que Trotsky, boucher de Cronstadt,
eut fait du « camp socialiste » autre chose qu’un
socialisme de camp. Cette compréhension, longtemps refoulée,
ravage les appareils communistes et gauchistes, surtout en milieu
universitaire, et supprime leurs possibilités de recrutement.
Qui veut lutter pour une société pénitentiaire,
voire exterminatrice ? La modernisation de quelques dictatures repoussoirs
(1974, Portugal. 1975, Espagne et Grèce), émousse
les urgences militantes et renforce un sentiment de trêve
historique, propice aux examens rétrospectifs. Il faut rendre
cette justice aux manifestants qui clamaient « Paix au Vietnam
» ou « FNL vaincra ! » depuis 1965, qu’ils
n’ont pas détourné leurs regards en 1976 des
centaines de milliers de boat-people, péris en Mer de Chine.
Quand, dix ans de sa vie, l’on a soutenu une « guerre
de libération », et qu’au lendemain de la victoire,
tous les libérés qui le peuvent se jettent à
l’eau plutôt que de jouir de leur délivrance,
le dégoût que l’on sent n’a d’égal
qu’une grande prudence vis-à-vis de nouvelles entreprises
de libération. Ici ou ailleurs. Et il faut boire jusqu’à
la lie le calice de l’humiliation, avec Sartre à l’Elysée
(juin 1979), venu mendier auprès de Giscard l’aide
de la marine française, pour secourir les naufragés
de l’indépendance. Privé de cause et de doctrine,
le bas clergé militant (enseignants, fonctionnaires), déserte
les quartiers, les banlieues, « le terrain », pour s’en
aller, lui aussi, vivre sa vie. Or ce sont ces « petits intellectuels
», ces « travailleurs sociaux », qui animent les
activités et organisations de quartier (jeunes, femmes, locataires),
et ravaudent sans cesse, à grand peine, le « tissu
social », entre la population de souche (techniciens, contremaîtres,
ouvriers qualifiés), de culture ouvrière traditionnelle,
et l’immigration maghrébine (ouvriers spécialisés,
manœuvres), d’origine rurale et sans tradition politique
; sans parler des antipathies de langues, de religions, de coutumes.
La concentration de populations toujours plus nombreuses, plus pauvres,
plus diverses, dans des habitats lugubres et délaissés,
le chômage de masse, la délinquance et la xénophobie,
submergent les militants. Leur départ pour la campagne ou
pour le centre-ville laisse la place au Front National, aux bandes
et aux dealers, dans le moment même où l’explosion
du chômage enflamme les ressentiments. Ayant créé
« la Jungle », l’Etat impose à une société
en crise son nouveau contrat de protection : le contrôle maximal
par tous les moyens de contention imaginables.
Avec la loi « Sécurité et Liberté »,
l’invisible effondrement de la gauche militante, en pleine
crise de conscience, et déjà battue en amont des vagues
successives, de la communication de masse (des années 1930
aux années 1960), de la consommation (années 1960),
du chômage (années 1970), devient soudain voyant. Prise
à revers par la rhétorique de Peyrefitte, elle n’a
plus le discours, l’énergie ni les effectifs pour s’y
opposer. L’élection de Mitterrand accélère
sa déliquescence. Elle croit ou veut croire que le gouvernement,
les pouvoirs publics, vont prendre en charge ce ravaudage social
qu’elle assumait jusqu’alors. Contresens. Mitterrand
n’arrive au pouvoir que parce qu’il n’est pas
de gauche, et sur le corps de cette gauche épuisée
et défaite, qui lui a fait sa soumission. Ultime fuite de
militants usés, désabusés. Deux ans plus tard,
alors que le chômage dépasse les deux millions de recensés
et qu’apparaissent les « nouveaux pauvres », le
gouvernement prend son « tournant de la rigueur » (25
mars 1983), le Front National atteint 17,6 % à Dreux, lors
d’une municipale partielle (4 septembre 1983), et 60 000 personnes
accueillent à Paris, la marche des beurs pour l’égalité
et contre le racisme (3 décembre 1983). Mais ceci est une
autre histoire qui commence dans les banlieues, non plus avec des
immigrés, mais avec des Français - leurs enfants -
et que seuls des irréductibles, comme Christian Delorme,
curé aux Minguettes, relient à l’ancienne gauche
militante.
V
On se souvient de la fameuse formule « responsable, mais
pas coupable », employée par Georgina Dufoix, ministre
des affaires sociales et de la solidarité nationale, pour,
d’une pierre deux coups, nier qu’il y ait eu complot
– projet secrètement concerté contre la vie
et la sûreté des hémophiles, victimes d’empoisonnement
par transfusions sanguines entre 1984 et fin 1985-, et donc toute
participation personnelle à ce complot inexistant. Pour mémoire,
puisque aussitôt le détail embrouillé à
dessein de cette infamie s’estompa des cerveaux, le Centre
National de la Transfusion Sanguine, en connaissance de cause, au
vu et su de ses ministères de tutelle, mais à l’insu
de ses patients hémophiles, diffusa pendant deux ans des
lots de sang infectés du sida. Le chauffage de ces lots de
sang qui aurait permis d’inactiver le virus, et l’examen
systématique des dons de sang, furent refusés, puis
retardés, pour des raisons budgétaires et commerciales.
Il s’agissait notamment d’attendre la mise au point
d’un test de l’Institut Pasteur pour faire pièce
à celui du laboratoire américain Abbot. Dans cette
affaire que seul le courage d’une journaliste permit de rendre
publique, six ans après les faits, on relève quelques
procédés du complot implicite : celui qui s’ignore
lui-même pour mieux se nier aux autres. D’abord le déni.
« On ne savait pas », « je ne savais pas ».
On ne savait pas que le Centre National de la Transfusion Sanguine
conservait, innoculait, du sang contaminé. La défausse.
« C’était l’affaire des conseillers ministériels
», ou « des fonctionnaires du ministère »,
ou « de la direction du Centre National de la Transfusion
Sanguine ». La défausse est inséparable d’un
autre procédé, le cloisonnement du travail et des
responsabilités tout au long de la chaîne de production
du crime parfait : l’assassinat sans assassin. La direction
d’intention. Jamais Michel Garretta ni Georgina Dufoix, pour
ne citer que ceux-là, n’ont voulu empoisonner les hémophiles.
Le premier n’a fait que gérer au mieux les stocks de
sang du CNTS, la seconde que ménager un budget qu’aurait
grevé le dépistage systématique des dons de
sang, et le chauffage des lots de sang contaminé. Où
? Quand ? Avec qui, se concerte secrètement le prétendu
dessein d’assassiner des hémophiles ? Montrez-nous
le procès-verbal de cette criminelle réunion ! Mais
quel besoin de réunion et de discussion, même dans
une langue toute d’obscurités et d’euphémismes
techniques, une langue faite pour taire plutôt que pour dire
? Entre décideurs compétents, rompus aux mêmes
modus operandi de la rationalité économique, on se
comprend sans paroles, presque sans y penser. L’important
étant de maximiser les possibilités de ce que les
communicants nomment « un déni plausible ». Et
ainsi la mort de 2000 hémophiles n’est plus un assassinat
prémédité par une quinzaine de technarques,
mais un « effet pervers », l’imprévisible
conséquence de bonnes intentions. Le père de Monsieur
Jourdain n’était point marchand, mais « donnait
de l’étoffe à ses amis pour de l’argent
». Laurent Fabius, Jacques Biot, Edmond Hervé, Georgina
Dufoix, Michel Garretta, et leurs pareils de la bureaucratie sanitaire,
ne sont pas des comploteurs, mais de grands commis de l’Etat,
dont les réunions en petit comité visent la défense
de l’industrie du sang et des laboratoires français
face à la concurrence américaine.
Voici tel négociant en vin, fournisseur des palais de la
République. Un défaut de mise en condition laisse
dans nombre de bouteilles un dépôt toxique qui, avant
la fin de leur mandat, aura provoqué un mal incurable et
fatal chez la plupart des représentants de la nation. Ce
négociant, ses adjoints, le député de sa circonscription
et même, les sommeliers des caves officielles connaissent
l’existence des bouteilles empoisonnées. Après
réunions, échanges de notes où il est surtout
question de la prochaine cuvée et de la concurrence des vins
californiens, ils s’abstiennent de retirer ces bouteilles
empoisonnées des tables de l’Elysée, Matignon,
de l’hôtel de Lassay etc. Question d’économie
viticole. Le vin est tiré, il coûterait trop cher de
rappeler ces bouteilles ou d’y injecter l’antidote existant,
de toute façon la maintenance aura bientôt réparé
le défaut de mise en condition, il ne faut pas nuire à
l’image des vins français, surtout ne pas laisser le
marché aux importations de Napa Valley. Avec un peu de chance,
toutes ces morts de personnages surmenés passeront pour naturelles
et sans lien entre elles. Le stress du pouvoir, comme l’ivresse
des profondeurs ou l’œdème de l’altitude.
L’élite de la nation périt mais ce n’est
pas des suites d’un complot, puisque l’intention de
leurs empoisonneurs était la défense de la filière
viticole française et non point l’extermination de
la représentation nationale. Sent-on bien la distinction
? Dans le premier cas on peut demander compte à des personnes,
de la décapitation de l’Etat, puisqu’elles l’ont
voulue et accomplie ; dans le second cas, elles n’ont fait
qu’obéir aux règles du système impersonnel,
et on ne peut donc les inculper d’une quelconque volonté,
ni de leurs actes, ni des conséquences de leurs actes, simples
dysfonctionnements collatéraux. Elles n’ont d’ailleurs
pas plus de liberté que de volonté ou de sens moral.
Le « Système » est fautif, ou la fatalité,
autant dire personne.
On voit l’avantage de cette dépersonnalisation pour
les criminels d’Etat et promoteurs des nécrotechnologies
: pourquoi reprocher, dira-t-on, les 2000 morts du sang contaminé
ou le développement des chimères génétiques
à tels ou tels individus ? Si ce n’était eux,
d’autres à leur place en feraient, en auraient fait
autant. A quoi bon s’en prendre aux rouages, c’est le
« Système » qu’il faut détruire.
Précisément. Et le « Système »
n’étant rien d’autre que l’auto-assemblage
d’individus qui, par conformisme ou intérêt,
ont choisi de s’engrener, il convient pour le détruire
d’en bloquer les rouages. Et la preuve du choix, c’est
l’existence de grains de sable, d’autres individus,
qui enrayent parfois l’engrenage : tels la journaliste Anne-Marie
Casteret, ou Edmond-Luc Henry, vice-président de l’Association
française des hémophiles.
« C’est voulu . »
On connaît l’antienne de tous ces aigris, paumés,
délirants adeptes de la théorie du complot, incapables
d’imaginer d’autres causes aux misères du monde
que les menées occultes des élites. Simplisme absurde.
Pompidou ne voulait pas, au moyen de l’immigration, créer
un volant de chômage, mais « résister à
la pression sociale en faveur des hausses de salaires. » Delouvrier,
successeur du préfet Haussman, ne voulait pas reléguer
la classe ouvrière à distance, dans des habitats concentrés,
mais « mettre de l’ordre dans ce bordel », comme
le lui avait demandé De Gaulle en survolant la région
parisienne. Aucun de nos gouvernements successifs n’a voulu
créer de toutes pièces, « la jungle »
où confiner des surpopulations de chômeurs de 40 nationalités
; pas plus que Giscard et Peyrefitte n’ont voulu initier une
société de contrôle. Tous n’ont fait que
se plier aux lois de l’économie (urbanisme industriel,
gains de productivité, baisse des coûts de main d’œuvre),
et défendre la sécurité, face à «
la montée de la violence ». Et ce n’est que par
un extrême effet pervers, si l’on approche après
quarante ans d’efforts constants, de la société
la plus féroce et disciplinaire que ce pays ait connue depuis
la fin du XIXe siècle.
Gouverner, c’est comploter.
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